11.
Le père abbé entra le dernier dans le vaste réfectoire, tandis que les moines attendaient respectueusement devant leurs tabourets impeccablement alignés. De sa voix flûtée il lança le rituel. Après le chant de l'Edent pauperes, quarante mains saisirent les tabourets, les firent glisser dans un geste identique sous leur robe de bure. Les doigts se croisèrent sur le rebord des tables de bois blanc, quarante têtes s'inclinèrent pour écouter en silence le début de la lecture.
Le repas de midi venait de commencer.
Face au prélat, à l'autre bout du réfectoire, toute une table était occupée par les étudiants du scolasticat. Des clergymen impeccables, quelques soutanes pour les plus intégristes, des visages tendus, des yeux cernés : l'élite du futur clergé français s'apprêtait à se saisir des soupières métalliques, qui débordaient de la salade ramassée le matin même par le frère Antoine. L'année scolaire avait débuté, il faudrait tenir jusqu'en juin.
Le père Nil aimait ce début d'automne, où les fruits du verger lui rappelaient qu'il vivait dans le jardin de la France. Mais depuis plusieurs jours il n'avait plus d'appétit. Son cours au scolasticat se déroulait dans une ambiance qui le mettait mal à l'aise.
– Il est donc évident que l'Évangile selon saint Jean, composite, est le fruit d'une longue élaboration littéraire. Qui est son auteur ? Ou plutôt, quels sont ses auteurs ? Les comparaisons que nous venons de faire entre différents passages de ce texte vénérable montrent un vocabulaire et même un contenu extrêmement différents. Le même homme n'a pu écrire à la fois les scènes vivantes, croquées sur le vif, dont il a manifestement été le témoin oculaire. Et en même temps, les longs discours en grec élégant où transparaît l'idéologie des gnostiques, ces philosophes orientaux.
Il avait autorisé ses étudiants à intervenir pendant ses exposés, pourvu que leurs questions soient brèves. Mais depuis qu'il était entré dans le vif du sujet, ce n'était plus en face de lui qu'une vingtaine de blocs figés.
« Je sais que nous sortons des sentiers battus, que ce n'est pas ce qu'on vous a appris au catéchisme. Mais le texte commande... Vous n'avez pas fini de vous étonner ! »
Son cours était le résultat d'années d'étude solitaire et de réflexion. À plusieurs reprises, il avait cherché en vain dans la bibliothèque de l'abbaye à laquelle il avait accès certains ouvrages, dont il avait appris la parution récente dans une revue spécialisée que le père Andrei recevait.
– Tiens, père Nil, voyez : on vient enfin de sortir de l'oubli un nouveau lot de manuscrits de la mer Morte ! Je n'y croyais plus... Il y a cinquante ans que les jarres ont été découvertes dans les grottes de Qumrân, et rien n'a été publié depuis la mort d'Ygaël Yadin : plus de la moitié de ces textes restent inconnus du public. C'est un incroyable scandale !
Nil sourit. Dans l'intimité de ce bureau, il avait découvert un père Andrei passionné, au courant de tout. Il aimait leurs longues conversations, porte close. Andrei l'écoutait raconter ses recherches, la tête légèrement penchée. Puis d'un mot, d'un silence parfois, approuvait ou bien orientait son disciple au milieu des hypothèses les plus hardies.
L'homme qu'il voyait là était si différent du bibliothécaire compassé, gardien rigoureux des trois clés, que connaissait depuis toujours l'abbaye du bord de Loire !
Le bâtiment avait été reconstruit après la guerre, sans que le cloître soit terminé : il formait un U, ouvert sur la plaine. Les bibliothèques occupaient le dernier étage des trois ailes, centrale, nord et sud, juste sous les toits.
Quatre ans plus tôt, le père Andrei avait vu affluer des sommes d'argent considérables, avec l'ordre de faire des achats précis dans les domaines du dogme et de l'histoire. Ravi, il avait mis sa compétence au service de ces capitaux miraculeux. Les rayonnages se couvrirent de livres rares, d'éditions introuvables ou épuisées, dans toutes les langues anciennes et modernes. L'ouverture du scolasticat spécial, suivie de très près par le Vatican, était évidemment responsable de la création de ce merveilleux outil de recherche.
Pourtant, il y avait une restriction inaccoutumée. Chacun des huit moines professeurs affectés au scolasticat ne possédait qu'une seule clé, la clé de la bibliothèque correspondant à la matière qu'il enseignait. Chargé du Nouveau Testament, Nil avait reçu la clé de l'aile centrale, dont la porte d'entrée était surmontée d'un panneau de bois gravé : Sciences bibliques. Les bibliothèques de l'aile nord, Sciences historiques, et de l'aile sud, Sciences théologiques, lui restaient obstinément fermées.
Seul Andrei et le père abbé possédaient les clés des trois bibliothèques, groupées dans un trousseau spécial dont ils ne se séparaient jamais.
Dès le début de ses recherches, Nil avait demandé à son ami la permission d'accéder à la bibliothèque historique.
– Je ne trouve pas dans l'aile centrale certains ouvrages dont j'ai besoin pour aller plus loin. Vous m'avez dit un jour qu'ils étaient classés dans l'aile nord : pourquoi ne puis-je plus y accéder ? C'est ridicule !
Pour la première fois, Nil vit le visage de son ami se fermer. L'air horriblement gêné, Andrei finit par lui dire, les larmes aux yeux :
– Père Nil... Si je vous ai dit cela, j'ai eu tort, oubliez-le. Je vous en prie, ne me demandez jamais la clé d'une des deux bibliothèques auxquelles vous n'avez plus accès. Comprenez, mon ami, je ne fais pas ce que je veux. Les ordres du père abbé sont formels, et ils viennent... de plus haut. Personne ne peut accéder à la fois aux trois ailes de notre bibliothèque. Je n'en dors plus : ce n'est pas ridicule, c'est tragique. Moi, j'ai accès aux trois ailes, et j'ai souvent pris le loisir de fouiller, et de lire. Pour la paix de votre âme, au nom de notre amitié, je vous en supplie : contentez-vous de ce que vous trouvez dans l'aile centrale.
Puis il s'était abîmé dans un lourd silence, qui lui était peu coutumier lorsqu'il se trouvait seul à seul avec Nil.
Désorienté, le professeur d'exégèse avait dû se satisfaire des trésors que lui ouvrait son unique clé.
– Son récit montre que l'auteur principal de l'Évangile selon saint Jean connaît bien Jérusalem, qu'il y a des relations : c'est un Judéen aisé, cultivé, alors que l'apôtre Jean vit en Galilée, et qu'il est pauvre et illettré... comment pourrait-il être l'auteur du texte qui porte son nom ?
Face à lui, les visages se renfrognaient à mesure qu'il parlait. Certains secouaient la tête d'un air désapprobateur – mais personne n'intervenait. Ce silence de son auditoire, plus que tout, inquiétait Nil. Ses élèves étaient issus des familles les plus traditionalistes du pays. Triés sur le volet, pour constituer demain le fer de lance de l'Église conservatrice. Pourquoi l'avait-on nommé à ce poste ? Il était si heureux quand il travaillait tranquillement, pour lui seul !
Nil savait qu'il ne pourrait pas leur livrer toutes ses conclusions. Jamais il n'aurait imaginé que l'enseignement de l'exégèse deviendrait un jour un exercice acrobatique et périlleux. Quand il était étudiant, à Rome, aux côtés d'un Rembert Leeland chaleureux et fraternel, tout semblait si facile...
Le premier coup de la messe se mit à sonner lentement.
– Je vous remercie : à la semaine prochaine.
Les étudiants se levèrent et rangèrent leurs notes. Au fond de la salle un séminariste en soutane, le crâne rasé de près, s'attarda un instant à écrire quelques lignes sur un petit carré de papier – de ceux que les moines utilisent pour communiquer entre eux sans rompre le silence.
Pendant qu'il pliait le papier en deux, en pinçant les lèvres, Nil remarqua distraitement qu'il se rongeait les ongles. Il se leva enfin, et passa devant son professeur sans lui adresser un regard.
Tandis que Nil revêtait les ornements sacerdotaux dans la sacristie qui fleurait bon la cire fraîche, une soutane se glissa dans la salle commune et s'approcha des casiers réservés aux pères. Après un coup d'œil circulaire, s'assurant qu'il n'y avait personne dans la pièce, une main aux ongles martyrisés glissa un carré de papier, plié en deux, dans le casier du révérend père abbé.