50.
Nil marchait d'un pas allègre : un soleil radieux se glissait entre les hauts murs bordant la via Salaria. Il avait passé toute la journée de la veille enfermé dans sa chambre, et partagé les repas des moines sans assister à leurs rares offices liturgiques, expédiés au plus vite. Il n'avait dû subir le bavardage intarissable du père Jean qu'au moment du café, pris dans le cloître.
– Tous, ici, nous avons connu les grandes heures de San Girolamo, quand on espérait offrir au monde une nouvelle version de la Bible en latin. Depuis que la modernité nous a condamnés, nous travaillons dans le vide, et la bibliothèque est laissée à l'abandon.
« Ce n'est pas seulement la modernité : la vérité, peut-être, vous condamne aussi » pensa Nil en ingurgitant un liquide qui insultait Rome, la ville où se déguste le meilleur café du monde.
Mais ce matin il se sentait léger, et oubliait presque l'ambiance oppressante dans laquelle il était plongé depuis son arrivée, cette méfiance de tous envers tous, et la confidence de Leeland : « Ma vie est finie, ils ont détruit ma vie. » Qu'était devenu le grand étudiant à la fois grave et enfantin, qui posait sur chaque chose et sur chaque être le regard inaltérable d'un optimisme aussi indestructible que sa foi en l'Amérique ?
Il s'était battu avec l'inscription de la dalle, l'avait retournée dans tous les sens. Sur le point d'abandonner, il avait eu l'idée de confronter le texte mystérieux au manuscrit copte : cela avait été un trait de lumière. L'une des deux phrases lui avait permis d'aboutir, au début de la nuit.
Andrei avait vu juste : il fallait tout mettre en perspective. Rapprocher des éléments épars, chacun écrit à une époque différente – Ier siècle pour l'Évangile, IIIe siècle pour le manuscrit, VIIIe siècle pour Germigny. Il commençait à entrevoir un fil conducteur.
Ne pas lâcher ce fil. « La vérité, Nil : c'est pour la vérité que vous êtes entré au monastère. » La vérité vengerait Andrei.
Quand il pénétra dans le studio de la via Aurelia, Leeland, toutes lumières allumées, jouait une Étude de Chopin et l'accueillit avec le sourire. Nil se prit à douter que le même homme, deux jours plus tôt, lui avait fait entrevoir un abîme de désespoir.
– Pendant mes années à Jérusalem, j'ai passé beaucoup de temps auprès d'Arthur Rubinstein, qui finissait ses jours là-bas : nous étions une dizaine d'étudiants, des Israéliens, des étrangers, à nous réunir chez lui. J'ai eu le privilège de le voir faire travailler cette Étude. Alors, as-tu réussi à comprendre le rébus ?
Nil fit signe à Leeland de s'asseoir à côté de lui.
– Tout s'est éclairci quand j'ai eu l'idée de numéroter une à une les lignes de l'inscription. Voilà ce que ça donne :
1αcredo in deum patrem om
2nipotentem creatorem cel
3i et terrae et in iesum c
4ristum filium ejus unicu
5m dominum nostrum qui co
6nceptus est de spiritu s
7ancto natus ex maria vir
8gine passus sub pontio p
9ilato crucifixus mortuus
10et sepultus descendit a
11d inferos tertia die res
12urrexit a mortuis ascend
13it in cœlos sedet ad dex
14teram dei patris omnipot
15entis inde venturus est
16iudicare vivos et mortuo
17s credo in spiritum sanc
18tum sanctam ecclesiam ca
19tholicam sanctorum commu
20nionem remissionem pecca
21torum carnis resurrectio
22nem vitam eternam amen.ω
– Vingt-deux lignes... murmura Leeland.
– Exactement vingt-deux. Alors je me suis reposé la première question : pourquoi a-t-on rajouté un alpha et un oméga au début et à la fin du texte ?
– Tu me l'as déjà dit : graver dans le marbre un nouvel ordre du monde, immuable, pour l'éternité.
– Oui, mais j'ai pu aller beaucoup plus loin. Chaque ligne n'a aucune signification, mais en comptant le nombre de signes – c'est-à-dire les lettres et les espaces – je me suis aperçu que chacune a la même longueur, exactement vingt-quatre signes. Première conclusion : ceci est un code numérique, c'est-à-dire basé sur la symbolique des nombres – une marotte très répandue dans l'Antiquité et au début du Moyen Âge.
– Un code numérique ? Qu'est-ce que c'est ?
– Sais-tu que 12 et 12 font 24 ?
Leeland siffla entre ses dents :
– Je m'incline devant ton génie : toute une journée pour aboutir à ce résultat !
– Ne te moque pas, accroche-toi. La base numérique de ce code, c'est le chiffre 12, qui symbolise dans la Bible la perfection du peuple élu : douze fils d'Abraham, douze tribus d'Israël, douze apôtres. Si douze représente la perfection, deux fois douze signifie l'absolu de cette perfection. Par exemple, dans l'Apocalypse, Dieu en majesté apparaît entouré par vingt-quatre vieillards, deux fois douze. Chaque ligne de l'inscription contient deux fois douze signes : chacune est donc absolument parfaite. Mais il manque deux lettres pour pouvoir obtenir des lignes régulières de vingt-quatre signes : afin d'arriver à ce résultat, on a ajouté au début la lettre alpha et à la fin la lettre oméga. On faisait ainsi coup double, puisqu'en même temps on introduisait une allusion transparente à l'Apocalypse de saint Jean : « Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. » Par son code, le texte instaure un monde nouveau, immuable. Tu me suis ?
– Jusque-là, oui.
– Si deux fois douze représente la perfection absolue, le carré de cette perfection, soit 24 fois 24, est la perfection éternelle : dans l'Apocalypse, le rempart de la Jérusalem céleste – la cité éternelle – mesure cent quarante-quatre coudées, qui est un carré de douze. Pour qu'il représente la perfection éternelle selon ce code particulier, il faudrait que le Credo soit disposé en vingt-quatre lignes de chacune vingt-quatre signes : un carré parfait. D'accord ?
– Mais il n'y a que vingt-deux lignes !
– Justement, il manque deux lignes pour former le carré parfait. Or il se trouve que le texte adopté au concile de Nicée contient douze professions de foi. Une légende très ancienne rapporte qu'au soir du dernier repas pris dans la salle haute, chacun des douze apôtres aurait consigné par écrit l'une de ces professions de foi. C'était garantir, de façon naïve, l'origine apostolique du Credo. Douze apôtres, douze professions de foi, en douze phrases réparties chacune sur deux lignes de vingt-quatre signes : dans le langage rigoureux d'un code numérique, on aurait dû obtenir un carré parfait, vingt-quatre lignes de vingt-quatre signes. Et comme tu le vois, il n'y a que vingt-deux lignes : le carré n'est pas parfait, il manque un apôtre !
– Où veux-tu en venir ?
– En arrivant dans la salle haute, au soir du dernier repas, ils sont douze avec Jésus – plus l'hôte prestigieux, le disciple bien-aimé : treize hommes pour témoigner. Au milieu du repas, Judas quitte les lieux pour aller préparer l'arrestation de son Maître : douze hommes restent sur place. Mais l'un de ces douze est celui qui sera ensuite férocement éliminé de tous les textes, et de la mémoire. Celui-là ne peut pas être compté au nombre des apôtres, de ceux qui vont fonder l'Église sur leur témoignage. Il faut l'écarter à tout prix, afin que jamais il ne puisse être considéré comme l'un des Douze. Répartir le texte sur vingt-quatre lignes eût été admettre que ce personnage, lui aussi, avait rédigé ce soir-là une des douze professions de foi du Credo. C'était donc authentifier son témoignage, à égalité avec celui des autres apôtres. La double ligne manquante, Rembert, c'est la place en creux de celui qui était allongé à côté de son Maître le jeudi 6 avril 30 au soir, mais qui a été rejeté du groupe des Douze lors de la fondation de l'Église. C'est l'aveu implicite qu'il y avait bien, aux côtés de Jésus, un treizième apôtre !
Nil ouvrit son dossier, et en tira la photocopie du manuscrit copte qu'il tendit à Leeland.
– Voici ma traduction de la première phrase, La règle de foi des douze apôtres contient le germe de sa destruction. C'est-à-dire que si le disciple bien-aimé avait ajouté son témoignage à celui des onze apôtres – s'il y avait eu vingt-quatre lignes au lieu de vingt-deux –, le Credo aurait été détruit, et anéantie l'Église qui se fonde sur lui. Cette inscription grave dans le marbre, au VIIIe siècle, l'élimination d'un homme : le treizième apôtre. Bien d'autres que lui, au cours des siècles, se sont opposés à la divinisation de Jésus, mais aucun n'a été poursuivi par une haine aussi durable. Il y a donc chez lui quelque chose de particulièrement dangereux, et je me demande si Andrei n'est pas mort parce qu'il avait découvert ce quelque chose.
Leeland se leva, et plaqua quelques accords sur le piano.
– Penses-tu que le texte du Credo ait été codé dès l'origine ?
– Évidemment non. Le concile de Nicée s'est tenu en 325, sous la surveillance de l'empereur Constantin qui exigeait que la divinité de Jésus soit définitivement imposée à toute l'Église. Il fallait vaincre l'arianisme, qui refusait cette divinisation et mettait en danger l'unité de l'Empire. Nous avons plusieurs comptes rendus des discussions : rien n'indique que l'élaboration du Symbole, qui reprend d'ailleurs un texte plus ancien, ait obéi à des considérations autres que purement politiques. Non, c'est beaucoup plus tard, au début d'un Moyen Âge entiché d'ésotérisme, qu'on a éprouvé le besoin de coder ce texte, et de le graver sur une dalle placée en évidence dans une église impériale. Parce qu'on voulait réaffirmer, longtemps après mais une fois de plus, l'élimination d'un témoignage jugé extrêmement dangereux.
– Et crois-tu vraiment que les paysans incultes du Val-de-Loire, quand ils pénétraient dans l'église de Germigny, pouvaient comprendre le sens de l'inscription qu'ils avaient sous les yeux ?
– Certainement pas, les codes numériques sont toujours très compliqués et ne peuvent être compris que par quelques rares initiés – qui savent déjà par ailleurs ce que contient le code. Ils ne sont pas faits, comme les chapiteaux de nos églises romanes, pour enseigner le peuple, mais pour une minorité qui jouit de la connaissance initiatique. Non, cette dalle a été gravée par le pouvoir impérial pour rappeler à l'élite qui partageait une part de ce pouvoir – notamment les évêques – quelle était sa mission : maintenir pour l'éternité, alpha et oméga, la croyance en la divinité de Jésus affirmée par le Credo, celle qui fonde l'Église, laquelle était le principal rempart de l'autorité impériale.
– C'est stupéfiant !
– Ce qui est stupéfiant, c'est qu'à partir de la fin du Ier siècle une espèce de conjuration semble se mettre en place pour cacher un secret lié au treizième apôtre. Elle réapparaît périodiquement. On en a un témoignage au IIIe siècle dans le manuscrit copte, un second au VIIIe siècle dans l'inscription de Germigny, peut-être d'autres encore : je n'ai pas fini mon travail. Un secret gardé par les classes dirigeantes religieuses, qui parcourt l'histoire de l'Occident, et sur lequel je suis en train de mettre le doigt après Andrei. Je ne sais qu'une chose, c'est que ce secret pourrait remettre en cause l'essentiel de la foi défendue par la hiérarchie de l'Église.
Leeland se tut brusquement, comme un animal qui rentre dans sa tanière. Lui, c'est sa vie que cette hiérarchie avait remise en cause. Il se leva et enfila son manteau.
– Allons au Vatican, nous sommes en retard... Que comptes-tu faire ?
– Dès demain, m'installer devant ton ordinateur et naviguer sur Internet. Je suis à la recherche de deux ouvrages des Pères de l'Église, identifiés seulement par leur cote Dewey, et qui se trouvent au fond d'une bibliothèque, quelque part dans le monde.
Au deuxième étage, Moktar avait écouté toute la conversation. La pancarte « À vendre » avait été retirée de la porte du studio et la veille, il avait eu le temps de s'installer. Sur une table de bois blanc, du matériel électronique était disposé, avec des fils un peu partout. L'un de ces fils traversait le plafond et aboutissait avec précision sous l'un des pieds du piano mi-queue. Un micro gros comme une lentille était dissimulé dans sa charnière. Pour l'apercevoir, il aurait fallu démonter complètement le piano.
Les magnétophones reliés à ce fil tournaient depuis l'arrivée de Nil, à l'étage au-dessus.
Écouteurs aux oreilles, il n'avait pas perdu un seul mot de la conversation, mais n'y avait pas compris grand-chose. Rien en tout cas qui touchât à sa véritable mission. Il retira la bande magnétique du second magnétophone : celle-là irait au Vatican, et il la ferait payer à Calfo. La première était pour l'université Al-Azhar du Caire.