17.
Nil referma doucement la porte de la bibliothèque. Pendant longtemps il était entré ici librement. Mais à la création du scolasticat on avait modifié les serrures : il n'avait pas mis les pieds dans cette partie de l'aile nord depuis quatre ans.
Il reconnut l'odeur familière, et à première vue il lui sembla que rien n'avait changé. Que de fois il était venu ici, attirer à lui un nouveau livre ! C'est-à-dire faire la connaissance d'un nouvel ami, entamer un nouveau dialogue. Les livres sont de sûrs compagnons : ils se donnent totalement, sans réserve, à celui qui sait les interroger avec tact mais aussi avec ténacité. Et Nil avait été extraordinairement tenace.
Plongé dès son enfance dans une ambiance matérialiste, où le seul dieu vénéré était la réussite sociale, il avait un jour entrevu une lumière. Comment ? Sa mémoire avait perdu cette trace. Mais ce jour-là il avait su que la réalité du monde ne se limite pas à ce que nous en percevons, aux seules apparences. En lui était alors née une évidence : connaître ce qu'il y a au-delà des apparences, là était l'entreprise la plus extraordinaire, celle qui justifiait qu'un homme mobilise toutes les forces d'une vie.
L'aventure intérieure lui sembla dès lors la seule à légitimer une vie d'homme libre. Et la recherche de l'au-delà des apparences, la seule qui ne soit assujettie à aucune pression extérieure.
Ce qu'il ignore au moment où il pénètre dans la bibliothèque de l'aile nord, c'est qu'il a tort. Puisqu'il a dû franchir cette porte par effraction, et que son unique ami à l'abbaye est mort – peut-être parce qu'il la franchissait trop souvent.
Devant lui, des dizaines d'épis alignaient le savoir historique du monde.
– Les livres ne donnent pas le savoir, lui avait dit Andrei. Ils sont une nourriture à l'état brut. C'est à vous de la digérer, c'est à dire de la déconstruire en lisant, puis de la reconstruire en vous. J'ai beaucoup étudié Nil, mais j'ai peu appris. N'oubliez pas ce que vous cherchez : le mystère même de Dieu, qui se trouve au-delà des mots. Les mots et les idées contenus dans les livres vous emmèneront dans des directions très différentes, selon que vous saurez les agencer. Tout est là, présent dans ces livres : mais la plupart n'y voient que des pierres posées en désordre sur les étagères. À vous d'en faire un édifice cohérent. Seulement, méfiez-vous : toutes les architectures ne sont pas acceptables, et toutes ne sont pas acceptées. Tant que vous resterez dans ce qui est idéologiquement correct, vous n'aurez aucun problème. Répétez ce qu'on a dit avant vous, refaites le même édifice qui a déjà reçu sa consécration du passé, et vous serez honoré. Mais si vous bâtissez, avec ces mêmes pierres, un édifice nouveau, alors prenez garde à vous...
Nil reconnut les premiers épis : XXe siècle. Le bibliothécaire de l'après-guerre – il reposait maintenant au cimetière – n'avait pas suivi rigoureusement la Classification universelle de Dewey, mais la plus commode pour l'usage des moines, chronologique. Les épis qui intéressaient Nil se trouvaient donc tout au bout. Il avança.
Et ses yeux s'écarquillèrent.
Il y a encore quatre ans, deux épis suffisaient à contenir les matériaux du Ier siècle, classés par origine géographique : Palestine, reste du Moyen-Orient, Occident latin, Occident grec... Or ce qu'il avait devant les yeux, c'est une demi-douzaine d'épis. Il se dirigea vers la zone Palestine : presque deux épis entiers ! Des textes qu'il avait cherchés en vain dans la seule partie de la bibliothèque à laquelle il avait accès, les Midrashim de l'époque pharisienne, les psaumes et textes de sagesse qui ne figurent ni dans l'Ancien ni dans le Nouveau Testament...
Faisant encore quelques pas, il arriva devant un épi qui portait pour seule étiquette : « Qumrân ». Il commençait à effleurer les livres, quand il s'arrêta brusquement. Là, classé entre les éditions des manuscrits de la mer Morte, son doigt venait de se poser sur un gros volume. Aucun nom d'auteur ou d'éditeur ne figurait sur la tranche, seulement trois lettres, tracées de la main du père Andrei : M M M.
Le cœur battant, Nil tira le livre à lui. M M M, c'étaient les trois lettres qu'Andrei avait écrites, juste avant de mourir !
Sous la lumière incertaine du plafonnier, il ouvrit l'ouvrage. Ce n'était pas un livre, mais une liasse de photocopies : Nil reconnut immédiatement la calligraphie caractéristique des manuscrits de la mer Morte. Ainsi, M M M signifiait tout simplement « Manuscrits de la mer Morte »... D'où provenaient ces textes ?
Au bas de la première page, il déchiffra un tampon à l'encre bleue délavée : « Huntington Library, San Marino, California ».
Les manuscrits des Américains !
Un jour, Andrei lui avait dit – en baissant la voix, bien que la porte de son bureau soit fermée :
– Les manuscrits de la mer Morte ont été découverts juste avant la création de l'État d'Israël, en 1947-1948. Dans la pagaille qui régnait alors, cela a été une foire d'empoigne où chacun a essayé d'acheter – ou de voler – le plus possible de ces rouleaux, dont on se doutait qu'ils allaient révolutionner le christianisme. Les Américains en ont raflé une quantité importante. Depuis, l'équipe internationale chargée de la publication de ces textes a fait l'impossible pour en retarder la parution. Voyant cela, la Huntington Library a décidé de publier tout ce qu'elle possédait, en photocopie et avec une diffusion confidentielle. J'espère qu'un jour – il avait eu un sourire malicieux – nous pourrons en posséder un exemplaire ici. Ce sont des samizdats : comme à la pire époque soviétique, on est obligé de faire circuler ces textes sous le manteau !
– Pourquoi, père Andrei ? Qui bloque l'édition de ces manuscrits ? Et pourquoi a-t-on peur qu'ils soient enfin dévoilés ?
Comme parfois lors de leurs conversations, Andrei s'était muré dans un silence gêné. Et il avait parlé d'autre chose.
Nil hésita un instant : normalement, il ne pouvait pas emprunter cet ouvrage. Chaque fois qu'un moine prend un livre sur les rayonnages, il doit déposer à sa place un « fantôme », une fiche portant sa signature avec la date d'emprunt. Ce système évite la perte des livres, mais il permet aussi de surveiller les travaux intellectuels des moines. Nil savait que, depuis quelque temps, cette surveillance était rigoureuse.
Sa décision fut vite prise : « Le remplaçant d'Andrei n'est pas encore nommé. Avec un peu de chance, personne ne s'apercevra de la disparition d'un livre sans fantôme, pendant une seule nuit. »
Comme un voleur, son butin serré contre sa poitrine, il se dirigea vers la sortie et se glissa hors de la bibliothèque : le couloir de l'aile nord était désert.
Il disposait d'une nuit : une longue nuit de travail clandestin.
Dans l'épi « Qumrân » de la bibliothèque historique, un trou béant sans son fantôme signalait qu'un moine, aujourd'hui, avait violé une des règles les plus strictes de l'abbaye Saint-Martin.