71.

Le vin léger des Castelli faisait légèrement tourner la tête de Nil. Avec surprise, il vit que le serveur posait devant lui une tasse de café : entièrement captivé par le récit de Lev, il avait avalé sans s'en rendre compte les penne arrabiate et l'escalope milanaise qui avait suivi. L'air préoccupé, Leeland tournait sa cuiller dans la tasse. Il se décida à poser à Lev la question à laquelle Nil l'avait confronté, dans la cour du Belvédère :

– Dis-moi, Lev... Pourquoi m'as-tu envoyé deux invitations à ton concert, en précisant sur un petit mot que cela pourrait intéresser mon ami ? Comment savais-tu qu'il était à Rome, et tout simplement comment connaissais-tu son existence ?

Lev leva les sourcils, l'air surpris.

– Mais... c'est toi-même qui me l'as fait savoir ! Le lendemain de mon arrivée, j'ai reçu à l'hôtel de la via Giulia une lettre, frappée aux armes du Vatican. À l'intérieur il y avait quelques lignes tapées à la machine – si je me souviens bien, du genre « Monseigneur Leeland et son ami le père Nil seraient heureux d'assister, etc... » J'ai pensé que tu avais confié à ta secrétaire le soin de me prévenir, et j'ai juste trouvé que c'était un peu expéditif – mais ce sont sans doute les mœurs du Vatican, qui auront déteint sur toi.

Leeland répondit doucement :

– Je n'ai pas de secrétaire, Lev, et je ne t'ai jamais envoyé de lettre. J'ignorais même à quel hôtel tu étais descendu pour ta série de concerts à Rome. Dis-moi... la lettre portait-elle ma signature ?

Lev fourragea dans son abondante crinière blonde.

– Je ne sais plus, moi ! Non, ce n'était pas ta signature, il y avait en bas une simple initiale. Un C majuscule, je crois, suivi d'un point. De toute façon, Rembert, j'avais bien l'intention de te voir à l'occasion de mon passage, et j'aurais nécessairement fait la connaissance du père Nil.

Le visage de Leeland s'était brusquement fermé : Catzinger ou Calfo ? La colère, à nouveau, montait en lui.

Tout à ses pensées, Nil avait suivi distraitement cet échange. Il était assailli par bien d'autres questions, et intervint brusquement :

– Le résultat seul compte, puisque grâce à cette lettre j'ai pu entendre ce soir une fabuleuse interprétation du concerto de Rachmaninov. Mais dites-moi, Lev... pourquoi nous faites-vous ces confidences ? Vous devinez ce que signifierait pour Rembert et pour moi la découverte d'une nouvelle lettre d'apôtre, miraculeusement tirée de l'oubli à la fin du XXe siècle et qui remettrait en cause notre foi. Pourquoi nous avoir dit tout cela ?

Lev répondit par son sourire le plus charmeur. Il ne pouvait pas dire à Nil la vérité : « parce que ce sont les instructions du Mossad ».

– Et qui donc plus que vous pourrait être intéressé ?

Il semblait n'attacher aucune importance à la question de Nil, et l'observait avec amitié.

– Père Nil... est-ce qu'un simple document ancien, qui contesterait la divinité de Jésus, changerait vraiment quelque chose pour vous ?

Les derniers clients venaient de quitter la trattoria, ils étaient seuls maintenant dans la salle que le patron commençait à ranger mollement. Nil réfléchit longuement avant de répondre, comme s'il oubliait à qui il s'adressait :

– Vous m'apprenez ce soir qu'une épître apostolique a été découverte à Qumrân en même temps que les manuscrits de la mer Morte : ce document, j'accumule depuis quelques semaines les preuves de son existence. Au IIIe siècle avec un manuscrit copte, à la charnière du IVe siècle avec un texte d'Origène. Au VIIe siècle avec les allusions du Coran, au VIIIe siècle avec un code introduit dans le Symbole de Nicée à Germigny, et enfin au XIVe siècle avec le procès des templiers. Tout cela après des années passées à décrypter le texte de la fin du Ier siècle d'où tout est parti : l'Évangile selon saint Jean. L'épître du treizième apôtre, j'ai pu la suivre à la trace, grâce à son ombre portée sur l'histoire de l'Occident.

Il regarda Lev bien en face.

– Maintenant, vous venez me dire que vous l'avez transportée dans votre cartable d'écolier, alors que vous cherchiez à accomplir sous les bombes une mission pour le chef de la Hagana. Puis vous m'apprenez qu'elle se trouverait quelque part au Vatican, cachée ou simplement ignorée. Vous avez entendu Ygaël Yadin vous dire qu'elle contenait un secret terrifiant. Même si je prenais connaissance de son contenu – qui doit être bien terrible, en effet, pour avoir donné lieu au cours des siècles à tant d'exclusions, de meurtres et de complots –, cela ne changerait rien à ma relation avec Jésus. Je l'ai rencontré personnellement, Lev, pouvez-vous comprendre cela ? Sa personne n'appartient à aucune Église, il n'a pas besoin d'elles pour exister.

Lev semblait impressionné. Il posa doucement sa main sur l'avant-bras de Nil.

– Je n'ai jamais été très pratiquant, père Nil, mais tout juif comprend ce que vous me dites là, parce que tout juif est issu de la lignée des prophètes, qu'il le veuille ou non. Sachez que vous m'êtes infiniment sympathique, et si j'ai beaucoup menti dans ma vie, en vous disant cela je suis totalement sincère.

Il se leva, le patron commençait à tourner autour de leur table.

– De toute mon âme, je souhaite que vous aboutissiez dans votre recherche. Ne croyez pas qu'elle ne concerne que vous, et je ne vous en dirai pas plus. Prenez garde : les prophètes et ceux qui leur ressemblent ont tous connu une mort violente. Cela aussi, un juif le sait d'instinct, et il l'accepte comme le juif Jésus l'a accepté, autrefois. Il est maintenant deux heures du matin : permettez que je vous offre le taxi pour revenir à San Girolamo.



Tassé au fond de la banquette, Nil regardait défiler le dôme du Vatican qui luisait doucement dans la froide nuit de décembre, quand une buée de larmes brouilla sa vue. Jusqu'ici cette lettre n'était qu'une hypothèse, elle n'avait de réalité que virtuelle. Il venait de serrer une main qui l'avait touchée, de croiser un regard qui avait vu ce document.

Brusquement, l'hypothèse devenait réalité. La lettre du treizième apôtre se trouvait sans doute quelque part derrière la haute muraille du Vatican.

Il irait jusqu'au bout. Lui aussi, il verrait cette lettre de ses propres yeux.

Et tâcherait de survivre, contrairement à tous ceux qui l'avaient précédé.

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