36.

– Je déclare cette séance solennelle ouverte.

Le recteur de la Société Saint-Pie V remarqua avec satisfaction que certains de ses frères ne s'appuyaient pas sur le dossier de leurs fauteuils : ceux-là avaient bien utilisé le long psaume Miserere pour mesurer l'application de la discipline métallique.

La pièce était toujours aussi vide, à deux exceptions près : face à lui, au pied du crucifix sanglant, une simple chaise était disposée. Et sur la table nue, un verre à liqueur contenait un liquide incolore, qui dégageait une légère odeur d'amandes amères.

– Mon frère, veuillez prendre place pour la procédure.

L'un des participants se leva, fit le tour de la table et alla s'asseoir sur la chaise. Le voile qui masquait son visage tremblait, comme s'il respirait avec effort.

– Pendant de longues années, vous avez servi de façon irréprochable au sein de notre Société. Mais dernièrement, vous avez commis une faute grave : vous avez fait des confidences concernant l'affaire en cours, capitale pour notre mission.

L'homme leva vers les assistants des mains suppliantes.

– La chair est faible, mes frères, je vous supplie de me pardonner !

– Il ne s'agit pas de cela – le ton du recteur était tranchant. Le péché de chair est remis par le sacrement de pénitence, tout comme Notre Seigneur a remis ses péchés à la femme adultère. Mais en parlant à cette fille de nos inquiétudes récentes...

– Elle n'est plus en mesure de nuire !

– En effet. Il a fallu faire en sorte qu'elle ne puisse plus nuire, ce qui est toujours regrettable et devrait rester exceptionnel.

– Alors... puisque vous avez eu la bonté de résoudre ce problème...

– Vous ne comprenez pas, frère.

Il s'adressa à l'assemblée.

– L'enjeu de cette mission est considérable. Jusqu'au milieu du XXe siècle, l'Église a gardé le contrôle de l'interprétation des Écritures. Depuis que le malheureux pape Paul VI a supprimé en 1967 la Congrégation de l'Index, nous ne contrôlons plus rien. N'importe qui peut publier n'importe quoi, et l'Index, qui reléguait les idées pernicieuses aux enfers des bibliothèques, est tombé comme un doigt atteint par la lèpre du modernisme. Un simple moine, du fond de son abbaye, peut aujourd'hui menacer gravement l'Église en apportant la preuve que le Christ n'était qu'un homme ordinaire.

Un frémissement parcourut l'assemblée.

– Depuis la création de notre Société par le saint pape Pie V, nous avons lutté pour préserver l'image publique de Notre Sauveur et Dieu fait homme. Et nous avons toujours réussi.

Les frères hochèrent la tête.

– Les temps changent, et exigent des moyens considérables. De l'argent, pour isoler le mal, créer des séminaires sains, contrôler les médias partout sur la planète, empêcher certaines publications. Beaucoup d'argent pour peser sur les gouvernements en matière de politique culturelle, d'éducation, pour empêcher que l'Occident chrétien soit envahi par l'islam ou par les sectes. La foi soulève les montagnes, mais son levier c'est l'argent. L'argent peut tout : utilisé par des mains pures il peut sauver l'Église, qui est aujourd'hui menacée dans ce qu'elle a de plus précieux – le dogme de l'Incarnation et celui de la Trinité.

Un murmure approbateur se fit entendre dans la salle. Le recteur fixa intensément le crucifix, sous lequel tremblait l'accusé.

– Or l'argent nous est misérablement compté. Vous vous souvenez de la fortune subite, immense, des Templiers ? Personne n'a jamais su d'où elle venait. Eh bien, la source inépuisable de cette fortune, elle est peut-être aujourd'hui à notre portée. Si nous la possédions, nous disposerions de moyens illimités pour accomplir notre mission. À condition...

Il abaissa son regard sur le malheureux frère, qui semblait se liquéfier sur sa chaise, violemment éclairée par les deux spots braqués sur le crucifix.

– À condition qu'aucune indiscrétion ne vienne compromettre l'entreprise. Cette indiscrétion, frère, vous l'avez commise : nous avons pu arracher l'épine plantée par vous dans la chair de Notre Seigneur, mais il s'en est fallu de peu. Nous n'avons plus confiance en vous, votre mission se termine donc aujourd'hui. Je demande aux dix apôtres présents de confirmer, par leur vote, ma décision souveraine.

Avec un ensemble parfait, dix mains se tendirent vers le crucifix.

– Frère, notre affection vous accompagne : vous connaissez la procédure.



Le condamné dégrafa son voile. Le recteur l'avait souvent rencontré à visage découvert, mais les autres n'avaient jamais aperçu que ses deux mains.

Le voile tomba, découvrant les traits d'un homme âgé. Ses yeux étaient profondément cernés, mais le regard n'implorait plus : ce dernier acte faisait partie de la mission qu'il avait acceptée en devenant membre de la Société. Sa dévotion envers le Christ-Dieu était totale, elle ne faiblirait pas aujourd'hui.



Le recteur se leva, imité par les dix apôtres. Ils étendirent lentement leurs bras, jusqu'à ce que leurs doigts se touchent.

Face au crucifix marqué de sang, les dix hommes, bras en croix, fixèrent leur frère qui se leva. Il ne tremblait plus : Jésus, en s'étendant sur le bois, n'avait pas tremblé.

Le recteur éleva la voix, sur un ton neutre :

– Frère, les trois personnes de la Trinité savent avec quel dévouement vous avez servi la cause de l'une d'entre elles. Elles vous accueillent en leur sein, dans cette lumière divine que vous n'avez cessé de chercher toute votre vie.

Lentement, il prit le verre à liqueur posé sur la table, l'éleva un instant comme un calice puis le présenta au vieil homme.

Avec un sourire ce dernier fit un pas en avant, et tendit sa main décharnée vers le verre.

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