63.

Le père Breczinsky les avait accueillis avec un sourire pâle, et conduits sans un mot à leur table de travail. Après un signe de tête il entra dans son bureau, dont il laissa la porte entrouverte.

Tout à sa récente découverte, Nil n'avait pas pris garde à son attitude réservée. « S.C.V., une cote du Vatican. C'est l'une des plus grandes bibliothèques du monde ! Y retrouver un livre : mission impossible. »

Il travailla machinalement pendant quelques minutes, puis respira un grand coup et se tourna vers Leeland.

– Rembert, voudrais-tu te passer de moi pendant quelques instants ? Breczinsky est le seul qui puisse m'aider à trouver à quoi correspond la cote S.C.V. laissée par Andrei dans son agenda. Je vais l'interroger.

Une ombre passa sur le visage de l'Américain, qui chuchota :

– Je t'en prie, rappelle-toi ce que je t'ai dit : ici, ne fais confiance à personne.

Nil ne répondit rien. « Je sais des choses que tu ignores. » Enleva ses gants, et frappa à la porte du bibliothécaire.



Immobile, Breckzinsky était assis devant l'écran éteint de son ordinateur, les mains posées à plat sur son bureau.

– Mon père, vous m'avez dit l'autre jour que vous étiez prêt à m'aider. Puis-je faire appel à vous ?

Le Polonais le regardait sans rien dire, le visage hagard. Puis il baissa les yeux sur ses mains, et parla d'une voix sourde, comme pour lui-même, comme si Nil n'était pas là :

– Mon père a été tué fin 1940, je ne l'ai pas connu. Ma mère m'a raconté : un matin, un officier supérieur de la Wehrmacht est venu chercher tous les hommes du village, soi-disant pour effectuer un travail en forêt. Mon père n'est jamais revenu, et ma mère est morte quand j'avais six ans. Un cousin de Cracovie m'a recueilli chez lui, j'étais un enfant perdu de la guerre et je ne pouvais plus parler. Le jeune curé de la paroisse voisine a eu pitié de cet enfant muet : il m'a pris auprès de lui, m'a redonné le goût de vivre. Puis, un jour, il a tracé le signe de la croix sur mon front, mes lèvres et mon cœur. Le lendemain, pour la première fois depuis des années, j'ai parlé. Il m'a ensuite permis d'entrer au séminaire diocésain de Cracovie, dont il était devenu évêque. Je lui dois tout, c'est le père de mon âme.

– Et il s'appelait ?

– Karol Wojtyla. C'est le pape actuel. Le pape que je sers de toutes mes forces.

Il leva enfin les yeux et les planta dans ceux de Nil.

– Vous êtes un vrai moine, père Nil, comme l'était le père Andrei : vous vivez dans un autre monde. Au Vatican, une toile est tissée autour du pape par des hommes qui ont intérêt à ce qu'il ne sache pas tout ce qu'ils font en son nom. Jamais, en Pologne, Karol Wojtyla n'a connu quoi que ce soit de semblable : là-bas, le clergé était totalement solidaire, uni contre l'ennemi soviétique commun. Chacun accordait à l'autre une confiance aveugle, l'Église polonaise n'aurait pas survécu à des manœuvres internes. C'est dans cet esprit que le pape s'est déchargé de ses responsabilités auprès d'hommes comme le cardinal Catzinger. Et moi, ici, je suis le témoin silencieux de bien des choses.

Il fit effort pour se lever.

– Je vous aiderai, comme j'ai aidé le père Andrei. Mais je prends un risque considérable : jurez-moi que vous ne cherchez pas à nuire au pape.

Nil lui répondit doucement :

– Je ne suis qu'un moine, mon père, rien d'autre ne m'intéresse que le visage et l'identité de Jésus. La politique et les mœurs du Vatican me sont étrangères, et je n'ai rien à voir avec le cardinal Catzinger qui ignore tout de mes travaux. Comme Andrei, je suis un homme de vérité.

– Je vous fais confiance : le pape, lui aussi, est un homme de vérité. Que puis-je pour vous ?

Nil lui tendit l'agenda d'Andrei.

– Le père Andrei a consulté, lors de son séjour à Rome, un livre dont il a noté ici la cote : est-ce qu'elle vous dit quelque chose ?

Brecksinsky examina attentivement la page de l'agenda, puis releva la tête.

– Bien sûr, c'est une cote de cette réserve. Elle indique tout le rayonnage où sont conservées les minutes des procès d'inquisition des templiers. Lors de son passage, le père Andrei m'a demandé de pouvoir les consulter, bien qu'il n'en ait pas l'autorisation. Suivez-moi.

Ils passèrent en silence devant la table où Leeland, penché sur un manuscrit, ne releva pas la tête. Arrivé à la troisième salle, Breczinscky fit un crochet vers la gauche et conduisit Nil devant un épi situé dans un renforcement.

– Vous avez ici – il lui montra les étagères qui tapissaient le mur – des actes d'Inquisition de l'affaire des Templiers, les actes originaux. Je peux vous dire que le père Andrei s'est attardé sur les minutes de l'interrogatoire du templier Esquieu de Floyran par Guillaume de Nogaret, et la correspondance de Philippe le Bel, c'est moi-même qui les ai remis en place après son départ. J'espère que vous travaillerez aussi vite que lui : je vous laisse deux heures. Et rappelez-vous : vous n'êtes jamais venu dans cette partie de la réserve.

Il s'esquiva comme une ombre. Dans ce recoin désert, on n'entendait plus que le ronronnement de la climatisation. Une dizaine de cartons étaient alignés, numérotés. Dans l'un d'eux, sur une page écrite par le notaire de l'Inquisition devant le prisonnier épuisé par la torture, se trouvait peut-être une trace du treizième apôtre, retrouvée par Andrei.

Résolument, il tira à lui le premier carton : Aveux du frère Esquieu de Floyran, templier de Béziers, recueillis en présence de Monseigneur Guillaume de Nogaret par moi, Guillaume de Paris, représentant du roi Philippe le Bel et Grand Inquisiteur de France.

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