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Pella, fin de l'an 66

– Père, j'ai cru ne jamais pouvoir arriver jusqu'ici !

Les deux hommes s'embrassèrent avec effusion. Les traits tirés de Iokhanân montraient son épuisement.

– La XIIe légion romaine a mis la côte à feu et à sang. Elle vient de battre en retraite devant Jérusalem, avec des pertes considérables. On dit que l'empereur Néron va faire venir de Syrie le général Vespasien, pour renforcer le dispositif avec la Ve et la Xe légion – la redoutable Fretensis. Des milliers de soldats aguerris convergent vers la Palestine : c'est le commencement de la fin !

– Et Jérusalem ?

– Sauvée temporairement. Là-bas, Jacques a lutté tant qu'il a pu contre la divinisation de son frère, puis il a fini par l'admettre publiquement : pour les autorités juives c'était un blasphème, le Sanhédrin l'a fait lapider. Les chrétiens sont inquiets.

« Jacques ! Avec lui disparaît le dernier frein aux ambitions des Églises. »

– A-t-on des nouvelles de Pierre ?

– Toujours à Rome, d'où parviennent des bruits de persécutions. Néron englobe dans une même haine les juifs et les chrétiens. L'Église de Pierre est elle-même menacée. Peut-être est-ce la fin, là-bas aussi.

Il montra sa sacoche, qui contenait quelques parchemins.

– Jacques, Pierre... Ils appartiennent au passé, abbou. Désormais, plusieurs Évangiles circulent, en même temps que d'autres épîtres de Paul...

– J'ai reçu tout cela, grâce à nos réfugiés – il étendit la main vers la table du péristyle, encombrée de documents. Matthieu a refait son texte. J'ai vu qu'il s'inspirait de Marc, qui a été le premier à composer une sorte d'histoire de Jésus, depuis la rencontre au bord du Jourdain jusqu'au tombeau vide. En fait, ce n'est pas Matthieu qui a écrit, puisque – tu vois – c'est du grec. Il a dû rédiger en araméen, et faire traduire.

– Exactement. Un troisième Évangile circule, en grec lui aussi. Les copies viennent d'Antioche où j'ai pu rencontrer l'auteur, Luc, un proche de Paul.

– J'ai lu ces trois Évangiles. De plus en plus, ils font dire à Jésus ce qu'il n'a jamais dit : qu'il se considérait comme Messie, ou même Dieu. C'était inévitable, Iokhanân. Et... et mon récit ?



Il avait fini par accepter d'écrire, non pas un Évangile construit comme Marc et les autres, mais un récit – que Iokhanân fit copier et circuler. Il y racontait d'abord ses propres souvenirs : la rencontre au bord du Jourdain, l'éblouissement des premiers jours. Mais lui n'avait pas quitté la Judée, tandis que Jésus était retourné vivre et enseigner plus au nord, en Galilée. Sur ce qui s'était passé là-bas, il ne disait presque rien. Son récit reprenait dès le retour des Douze et de leur Maître à Jérusalem, quelques semaines avant la crucifixion. Jusqu'au tombeau trouvé vide.

Bien évidemment, il n'y était pas question de ce qui avait suivi, l'enlèvement du cadavre par Adôn et Osias, les deux fils d'Eliézer Ben-Akkaï. Le rôle joué par les esséniens dans la disparition du corps supplicié devait rester un secret absolu.

Ainsi que l'emplacement du tombeau de Jésus.

Entre ces deux périodes, les débuts et la fin, il avait ajouté les souvenirs de ses amis de Jérusalem : Nicodème, Lazare, Simon le lépreux. Un récit écrit directement en grec, décrivant le Jésus qu'il avait connu : juif avant tout, mais fulgurant quand il se montrait habité par son Père, ce Dieu qu'il appelait abba. Jamais encore un juif n'avait osé ce terme familier pour désigner le Dieu de Moïse. Il répéta :

– Et mon récit, Iokhanân ?

Le visage du jeune homme se rembrunit.

– Il circule. Chez tes disciples, qui le savent par cœur, mais aussi dans les Églises de Paul, jusqu'en Bithynie1, paraît-il.

– Et là, il n'est pas accueilli de la même façon, n'est-ce pas ?

– Non. En Judée, les juifs te reprochent de décrire Jésus comme un prophète supérieur à Moïse. Et chez les grecs, on trouve ton Jésus trop humain. Personne n'ose détruire le témoignage du disciple bien-aimé, mais avant de le lire en public on le corrige, on le « complète », comme ils disent, et de plus en plus.

– Ils ne peuvent pas m'éventrer comme Judas, alors ils m'éliminent par la plume. Mon récit va devenir un quatrième Évangile, conforme à leurs ambitions.

Comme autrefois, Iokhanân s'agenouilla devant son abbou, et prit ses mains dans les siennes.

– Alors, père, écris une épître pour nous, tes disciples. J'irai la mettre en lieu sûr, tant que c'est encore possible : les juifs fanatisés de Jérusalem ne résisteront pas longtemps. Écris la vérité sur Jésus, et pour que personne ne puisse la travestir, dis ce que tu sais de son tombeau. Pas celui de Jérusalem, qui est vide : le véritable tombeau, celui du désert, celui où reposent ses restes.



Les réfugiés affluaient maintenant à Pella de partout. Assis sur le rebord du péristyle, le vieil homme contempla la vallée. Déjà, de l'autre côté du Jourdain, on voyait monter les panaches de fumée des fermes qui brûlaient.

Les pillards, qui accompagnent toutes les armées d'invasion. C'était la fin. Il fallait qu'il transmette aux générations futures.

Résolument, il s'assit à sa table, saisit une feuille de parchemin et commença à écrire : « Moi, le disciple bien-aimé de Jésus, le treizième apôtre, à toutes les Églises... »



Le lendemain, il s'approcha de Iokhanân qui sellait un mulet :

– Si tu parviens à passer, essaye de remettre cette épître aux nazôréens de Jérusalem et de Syrie.

– Et toi ?

– Je resterai à Pella jusqu'au dernier moment. Quand les Romains approcheront, j'emmènerai nos nazôréens vers le sud. Dès ton retour, va directement à Qumrân : ils te diront où me trouver. Prends garde à toi, mon fils.

La gorge nouée, en silence il tendit à Iokhanân un roseau creux, que le jeune homme glissa dans sa ceinture. À l'intérieur, il y avait une simple feuille de parchemin, roulée, maintenue fermée par un cordeau de lin.

L'épître du treizième apôtre à la postérité.

1 Nord-ouest de l'actuelle Turquie.

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