35.



Pella (Jordanie), an 58

– Comment vont tes jambes, abbou ?

Le disciple bien-aimé poussa un soupir. Ses cheveux avaient blanchi, ses traits s'étaient creusés. Il regarda l'homme dans la force de l'âge qui se tenait à ses côtés.

– Voilà vingt-huit ans que Jésus est mort, dix ans que j'ai quitté Jérusalem. Mes jambes m'ont porté jusqu'ici, Iokhanân, et elles devront peut-être me porter ailleurs, si ce que tu me dis est vrai...

Ils profitaient de l'ombre du péristyle, dont le sol était recouvert d'une splendide mosaïque représentant Dionysos. De là, on apercevait les dunes du désert tout proche.

Pella, fondée par des vétérans d'Alexandre le Grand sur la rive orientale du Jourdain, avait été presque entièrement détruite par un tremblement de terre. Il lui sembla, quand il dut fuir Jérusalem devant la menace des partisans de Pierre, que cette ville située hors de Palestine lui offrirait une sécurité suffisante. Il s'y installa avec la mère de Jésus, bientôt rejoint par un noyau de ses disciples. Iokhanân faisait le va-et-vient entre Pella et la Palestine voisine, ou même la Syrie : Paul avait établi son quartier général à Antioche, l'une des capitales d'Asie Mineure.

– Et Marie ?

L'affection que Iokhanân portait à la mère de Jésus était touchante. « Cet enfant a adopté la mère d'un crucifié, et m'a adopté pour remplacer son propre père crucifié. »

– Tu la verras plus tard. Donne-moi encore des nouvelles : ici je suis si loin de tout...

– Elles datent de quelques semaines : Jacques, le frère de Jésus, a fini par l'emporter. Il est devenu chef de la communauté de Jérusalem.

– Jacques ! Mais alors... et Pierre ?

– Pierre a résisté tant qu'il a pu. Il a même tenté d'aller détrôner Paul sur ses terres, à Antioche – mais il s'est fait renvoyer comme un malpropre ! Finalement, il vient de s'embarquer pour Rome.

Les deux hommes rirent. Vue d'ici, aux frontières du désert et de son immense dénuement, la lutte pour le pouvoir au nom de Jésus semblait dérisoire.

– Rome... J'en étais sûr. Si Pierre n'est plus le premier à Jérusalem, Rome est la seule destination de son ambition. C'est à Rome, Iokhanân, au centre de l'Empire, que l'Église dont il rêve deviendra puissante.

– Il y a autre chose : tes disciples restés en Judée sont de plus en plus marginalisés, parfois même inquiétés. Ils te demandent s'ils doivent s'enfuir comme toi, et venir te rejoindre ici.

Le vieil homme ferma les yeux. Cela aussi, il s'y attendait. Les nazôréens n'étaient ni judaïsants comme Jacques, ni prêts à diviniser Jésus comme Paul : pris entre les deux tendances qui s'opposaient violemment dans l'Église naissante, ne voulant être assimilés à aucune, ils risquaient d'être écrasés.

– Que ceux qui ne supportent plus ces pressions nous rejoignent à Pella. Nous y sommes en sécurité – pour l'instant.

Iokhanân s'assit familièrement à ses côtés, et désigna la liasse de parchemins éparpillés sur la table.

– As-tu lu, abbou ?

– Toute la nuit. Surtout ce recueil, dont tu dis qu'il circule jusqu'en Asie.

Il montra la trentaine de feuilles, reliées par un cordon de laine, qu'il tenait entre ses mains.

– Pendant toutes ces années, dit Iokhanân, les apôtres ont transmis oralement des paroles de Jésus. Pour ne pas que la mémoire se perde après leur mort, ils les ont consignées ici, en vrac.

– C'est bien son enseignement, tel que je l'ai entendu. Mais les apôtres sont habiles. Ils ne font pas dire à Jésus ce qu'il n'a jamais dit : ils se contentent de transformer un mot par-ci, d'ajouter une nuance par-là. Ils inventent des commentaires, ou ils s'attribuent à eux-mêmes des propos qu'ils n'ont jamais tenus. Par exemple, j'ai lu que Pierre un jour serait tombé à genoux devant Jésus, et aurait proclamé. « Vraiment, tu es le Messie, le Fils de Dieu ! »

Il jeta le livre sur la table.

– Pierre, dire une chose pareille ! Jamais Jésus ne l'aurait accepté, ni de lui, ni d'un autre. Comprends bien, Iokhanân : en m'exilant, les apôtres se sont attribué l'exclusivité du témoignage. L'Évangile, entre leurs mains, devient un enjeu de pouvoir. La transformation de Jésus va s'accentuer, c'est évident. Jusqu'où iront-ils ?

Iokhanân s'agenouilla à ses pieds, posa familièrement ses mains sur ses genoux.

– Tu ne peux pas laisser faire cela. Ils écrivent leurs souvenirs : écris aussi les tiens. Ce que tu enseignes ici à tes disciples, mets-le par écrit, et fais circuler ce texte comme ils font circuler le leur. Raconte, abbou : raconte la première rencontre au bord du Jourdain, la guérison de l'impotent à la piscine de Bethesda, les derniers jours de Jésus... Raconte Jésus comme tu me l'as raconté, afin qu'il ne meure pas une seconde fois !

Il gardait ses yeux rivés sur le visage de son père adoptif, qui prit une autre liasse sur la table.

– Quant à Paul, il est très adroit. Il sait que les gens ne peuvent supporter leurs vies misérables que grâce à la foi en la résurrection. Il leur explique : vous ressusciterez, puisque Jésus, le premier, est ressuscité. Et s'il est ressuscité... c'est qu'il est Dieu : seul un Dieu peut se ressusciter lui-même.

– Eh bien, père... Paul écrit des lettres à ses disciples ? Fais-en autant. En plus de ton récit, écris une lettre pour nous. Une épître pour rétablir la vérité, pour dire que Jésus n'était pas Dieu. Et la preuve... ce sera l'existence du tombeau.

Son visage se ferma, et Iokhanân prit ses mains entre les siennes.

– Je ne voulais pas te le dire : Eliézer Ben-Akkaï, le chef des esséniens de Jérusalem, est mort. Va-t-il emporter avec lui le secret du tombeau de Jésus ?

Les yeux du vieil homme se remplirent de larmes. La mort de l'essénien, c'était toute sa jeunesse effacée.

– Ce sont les propres fils d'Éliézer, Adôn et Osias, qui ont transporté le corps. Eux, ils savent : nous sommes donc trois, c'est suffisant. Tu as appris de moi comment rencontrer Jésus, au-delà de sa mort. Que gagnerais-tu à connaître le lieu de sa sépulture finale ? Son tombeau est respecté par le désert : il ne le serait pas par les hommes.

Vivement Iokhanân se releva, et s'absenta un instant. Quand il revint, il tenait d'une main une liasse de parchemins vierges, et de l'autre une plume en corne de buffle et un encrier de terre. Il les posa sur la table.

– Alors écris, abbou. Écris, pour que Jésus reste vivant.

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