Alfred Bester Les clowns de l’Eden

1

Je m’arrachai au Rivage des Bogues et rasai le Plateau Continental tandis que le pogo faisait des sauts de périscope pour essayer de garder ma trace. Plaines sans fin de salines évoquant les steppes de la Russie centrale (musique de Borodine) ; monticules de sel où la nouvelle race de prospecteurs prospecte à la recherche de terres rares ; colonnes de vapeurs empoisonnées au levant, là où les stations de pompage vident un peu d’Atlantique en extrayant du deutérium pour les transferts d’énergie. La plupart des combustibles fossiles ont disparu ; le niveau de la mer a baissé de soixante centimètres. Le progrès.

J’essayais de gagner le repaire de Herb Wells. Il a mis au point une technique pour le recyclage de l’or (dédaigné de nos jours au profit du plastique) et passe son temps à fourguer dans le passé des tonnes de lingots avec une machine à détraquer le temps démentielle, qui lui a valu dans le Groupe le surnom de H.G. Wells. Herb fait des dons d’or fin à des personnages comme Van Gogh ou Mozart, qu’il essaie de garder sains et sages afin qu’ils produisent d’autres inestimables chefs-d’œuvre pour la postérité. Jusqu’à présent, ça n’a jamais marché. Pas de Fils de Don Giovanni, ni même de Dracula contre Don Juan.

En suivant les signes de piste que Herb veut bien laisser pour le Groupe, je m’enfonçai sous un monticule et m’ouvris un passage à travers les sels, absorbant les NaCl, MgCl2, MgS04, calcium, potassium et autres bromures, sans compter probablement quelques traces de l’or de Herb pour lesquelles il me tiendrait rigueur s’il savait. J’émergeai devant l’entrée du bunker. Verrouillée, comme de bien entendu. Je tambourinai dessus tandis que le pogo vibrait en faisant du surplace au-dessus de moi. J’attendais que Herb m’entende. Il était six moins deux et ils allaient être sur moi, mais il finit par arriver.

— Quien dat ? Quien dat ? cria-t-il en spanglais noir.

— C’est moi, Guig, hurlai-je en anglais du XXe siècle. (C’est le jargon secret que le Groupe utilise.) Je suis dans la mélasse. Laisse-moi entrer.

Le panneau d’entrée bascula en avant et je fus projeté à l’intérieur.

— Referme ça, Herb. Les flics m’ont peut-être repéré.

Il fit claquer le panneau et gela le cordon.

— Qu’est-ce que tu as encore fichu, Guig ?

— Comme toujours. J’ai tué un type.

— Les flics t’embêtent à cause d’un meurtre ? Tu te fous de moi.

— C’était le gouverneur du Corridor.

— Ah ! Tu ne devrais pas tuer ceux qui sont importants, Guig. Les gens ne comprennent pas.

— Je sais, mais ce sont les seuls qui valent la peine d’être tués.

— Combien d’échecs, jusqu’à présent ?

— J’ai perdu le compte.

— Et pas une réussite. (Herb médita.) Peut-être qu’on ferait bien de s’asseoir pour causer. Première question : Est-ce un problème de perplexité ou de complexité ? À mon avis…

Le panneau d’entrée résonna sous des coups insistants.

— Voilà les pou-pous, fis-je, sans joie. Peux-tu m’envoyer quelque quand avec ta machine, Herb ?

— Mais tu as toujours refusé de faire le voyage, dit-il d’un air peiné. Je suis profondément vexé.

— Il faut que je disparaisse pendant quelques heures. S’ils ne me trouvent pas ici, ils te feront moins d’ennuis. Excuse-moi pour la machine, Herb, mais ce machin m’a toujours foutu la frousse. Comme au reste du Groupe, d’ailleurs.

— À moi aussi. Suis-moi.

Je me rendis avec lui dans sa Chambre des Horreurs. Je pris place à l’intérieur de sa machine à détraquer le temps qui ressemble vue de dehors à une mante religieuse en train de faire sa prière. Herb me tendit un lingot.

— J’avais justement besoin de donner ça à Thomas Chatterton. Tu le lui remettras de ma part.

— Chatterton ? L’enfant poète ?

— En personne. S’est suicidé en 1770. Très regretté. Arsenic. Était à court d’argent, à court d’espoir. Tu vas à Londres. Il vit quelque part dans une mansarde de Brook Street. Tu saisis ?

— Ni la pluie ni la neige ni le désespoir de…

— Je règle pour trois heures. Ça devrait te donner suffisamment de temps. Je t’expédie dans un endroit en vue, pour que tu puisses t’orienter facilement. Ne t’éloigne pas trop, sinon la machine ne pourra pas te récupérer.

Les coups à l’entrée redoublèrent d’ardeur et d’impériosité. Herb fit des tas de trucs avec des boutons et des potentiomètres. Il y eut un bruit de friture d’énergie (qu’il ne paye jamais) et je me retrouvai assis au milieu d’une flaque de boue tandis qu’un type qui ressemblait à George Washington monté sur un cheval bai m’évitait de justesse en m’invectivant parce que j’encombrais la voie publique.

Je me levai, m’écartai de la route à reculons et soudain reçus un coup de pied au cerveau. Je sursautai, fis volte-face. C’était un pendu aux yeux exorbités qui se balançait à une potence. Pour un endroit en vue, c’était un endroit en vue. Herb m’avait expédié en plein Tybum, qui plus tard devait devenir Marble Arch. Cela faisait des années que je n’étais pas retourné à Londres (pourri de retombées) et certainement pas en 1770, mais cela me permit de m’orienter. J’étais dans les faubourgs du Londres du XVIIIe siècle. Bayswater Road n’existait pas encore. Ni Hyde Park. Juste des champs, des arbres, des prairies, et la petite rivière Tybum qui faisait ses méandres. La Cité était sur ma gauche.

Je pris un chemin qui deviendrait plus tard Park Lane et obliquai à gauche vers la bordure de maisons. Elles étaient de plus en plus serrées lorsque j’arrivai au milieu d’un pré à Vaches qui s’appellerait plus tard Grosvenor Square. Le marché du samedi soir s’y tenait. Charrettes et étals par centaines, illuminés par des torches et des lampes à huile ; humbles chandelles ; cris des marchandes : « Huit pour un penny ! Les magnifiques poires ! Tout chauds les marrons ! Une poignée pour un penny ! Voyez mes beaux buccins ! Un penny le lot ! Les bonnes châtaignes ! » J’avais faim, mais je n’avais pas un penny. Rien d’autre qu’un kilo d’or fin.

Je me souvenais que Brook Street partait du nord de Grosvenor Square. Je pris cette direction en essayant de me renseigner sur un homme de lettres nommé Chatterton. Personne n’en avait entendu parler. Finalement, je tombai sur une Librairie Ambulante offrant des publications du genre : La vie secrète du bourreau, ou Les bas-fonds de Soho, ou bien La servante perfide. Le marchand déclara qu’il connaissait Chatterton. Il lui composait des poèmes-chansons à un shilling pièce. Il m’indiqua sa maison, qui semblait tenir debout par miracle.

Je gravis l’escalier délabré avec le sentiment que j’allais passer au travers de chaque marche et fis irruption dans la mansarde en criant : « De l’or ! De For ! Jaune et brillant, dur et froid ! » (Thomas Hood, 1799–1845.) Le gosse était en train de se tordre sur une paillasse dans les dernières affres de l’empoisonnement arsenical. « Aha ! me dis-je, il est en train de mourir. Il sait qu’il est mort. Si je peux le sauver, peut-être que le Groupe y gagnera un nouvel Homol. »

Je fis de mon mieux. Le premier truc, c’est de les faire vomir. Je pissai dans une timbale et le forçai à avaler. Pas de réaction. Trop tard. Je fonçai à l’étage en dessous et cognai à la porte comme un forcené. Quelqu’un vint ouvrir. La grand-mère de Betsy Ross, pas contente. Je l’écartai, vis un pot de lait, le pris en même temps qu’une poignée de charbon dans la cheminée éteinte. Elle ouvrit la bouche pour hurler. Je remontai. Charbon et lait. Néant. Il était parti, très regretté. Qu’allais-je faire avec vingt-quatre onces (système troy) d’or fin qui déformait la poche de ma salopette ?

De toute manière, il fallait bien tuer le temps en attendant que la Mante me happe. Je sortis faire un tour sous la pluie. Dans Fleet Street, je décidai d’entrer dans un endroit qui s’appelait Au chapeau de Cheshire pour voir si je pouvais convaincre le tenancier d’échanger mon lingot contre quelque chose à boire et peut-être une place pour me sécher au coin du feu, qui pour lors était occupé par un cachalot asthmatique et un poisson-chien au sourire douceâtre.

— Que feriez-vous, monsieur, si vous vous retrouviez enfermé dans un donjon avec un nouveau-né ? était en train de demander le poisson-chien.

Le cachalot souffla et grogna mais avant qu’il pût répondre à cette monumentale question, je fus happé par la machine dont j’éclaboussai tous les circuits, au grand désespoir de Herb.

— Exit Exit Exit ! glapit-il. Ils sont partis.

J’exitai.

— Pourquoi n’as-tu pas donné For à Thomas ?

— Trop tard. Déjà parti quand je suis arrivé.

— Flûte.

— Essaye encore. Un peu plus tôt.

— Imposs. Cette foutue machine refuse de voyager deux fois de suite dans la même décennie. Je vais te dire la vérité, Guig. C’est une vraie saloperie.

Peut-être que c’est pour ça que sa campagne d’Éducation et de Salubrité Publiques n’a jamais rien donné. Je remerciai Herb, toujours dans le jargon secret du Groupe, et je retournai en Spangle, Perle de l’Océan. Je sais que tout ça paraît un peu farfelu, mais rédiger ces notes me donne un mal de chien. Il me faut tout traduire à partir du spanglais noir – Benny Diaz, gemmum, ah gone esplain any pagunta you ax – qui est la langue officielle du pays. Ça donne quelque chose comme :

SPANGLAIS → ANGLAIS XX → LANG. MACHINE

C’est drôlement compliqué, particulièrement lorsqu’il faut trier des siècles de souvenirs. Aussi je vous prégonte de m’excuser quand je cafouille – ce que refuse de faire mon foutu journal. Combien de fois, tandis que je compilais des données pour lui, ne m’a-t-il pas répondu sèchement : « 090 - NN REÇU. » ce qui signifie en langage machine : « Je ne comprends pas la moindre foutue chose à ce que tu veux dire. »

Nous avons tous ce genre d’ennuis. Pas pour nous rappeler – nos souvenirs sont collants comme des graffiti au mur – mais pour replacer les événements dans l’ordre approprié. Si je suis obligé de compiler des notes, c’est parce que cette question me tracasse. Je suis le bébé du Groupe. J’essaye encore de m’entraîner à me constituer un système de classement organique. Je me suis souvent demandé comment Sam Pepys y arrive. C’est le chroniqueur-historien du Groupe. Pour lui, c’est très simple. Il m’explique la chose ainsi :

A 1/4 + (1/2 B)2 = Le petit déjeuner que j’ai pris le 16-9-1936. À la santé de Samuel.


Moi, je ne suis ici que depuis l’éruption du Krakatoa, en 1883. Tous les autres sont des vétérans, à côté de moi. Le Beau Brummell a survécu au tremblement de terre de Calcutta en 1737, qui a fait 300 000 morts. Il dit qu’à cette époque, personne ne voulait croire ces chiffres. Il est peiné parce que les whities se fichaient pas mal de savoir combien de nègres entre guillemets avaient péri. Je suis entièrement d’accord avec lui. Il a… laissez-moi vous donner une petite explanation sur nos noms.

Les patronymes célèbres que nous utilisons ne sont pas pour de vrai. Il nous faut changer de nom et de résidence si souvent – les Gringos deviennent vite curieux – que plus personne ne s’y reconnaîtrait. Alors, nous gardons nos surnoms au sein du Groupe, et nous les piquons à des personnages réels. Ils reflètent nos intérêts et nos petites manies. J’ai déjà cité H.G. Wells et sa machine à détraquer le temps. Il y a la Tosca, un personnage d’actrice ; le Beau Brummell, qui porte bien son nom ; Samuel Pepys, l’historien ; l’Armateur Grec, notre financier ; Bethsabée, la femme fatale ; und so weiter… Moi, c’est Grand Guignol ; Guig en abrégé. Je n’aime pas ce surnom. Je ne vois pas du tout ce qu’il y a de grand-guignolesque dans mes activités. J’essaie sincèrement de faire le bien. Il y a un côté horrible, oui c’est vrai, mais c’est un bien léger prix à payer en échange de ce que j’ai à offrir. Qui ne serait prêt à payer une heure de souffrances atroces en échange de la vie éternelle ?

L’âge que nous avons : Oliver Cromwell a été enseveli vivant dans un charnier à l’époque de la Grande Peste, et il préfère ne pas en parler encore maintenant. Il dit qu’une mort par suffocation, c’est quelque chose qu’il vaut mieux oublier à jamais. Parfum en Chanson échappa aux Mongols lors du sac de Tien-tsin où ils entassèrent en pyramides cent mille têtes coupées. Sa description fait ressembler Dachau à une scène de pique-nique. Le Juif Errant, c’est évidemment le Christ. La clé se trouve dans saint Luc 24, 3. Un écrivain – D.H. Lawrence, je crois – a soupçonné la vérité quand il a fait la connaissance de Jicé en 1900 et écrit une histoire fantastique pour démontrer qu’il aurait pu mener une vie normale si seulement il avait baisé avec n’importe qui. Il ne connaissait pas Jicé. On l’appelle comme ça parce que si on utilise son vrai nom, ça sonne comme un juron.

Il y en a encore beaucoup d’autres, que vous connaîtrez au fur et à mesure. Le plus âgé, de loin, est Hic-Hæc-Hoc. On l’a surnommé comme ça parce que c’est à peu près tout ce qu’il sait dire. Il n’a jamais réussi à apprendre une seule langue, mais il pige à peu près les signes les plus simples. Nous pensons qu’il vient du Pléistocène tardif, ou du début de l’Holocène, et qu’il a été traité par un cataclysme assez gigantesque pour frapper un Neandertalien. Qui sait ? Peut-être a-t-il reçu un météore sur le coin de la figure, ou peut-être a-t-il été piétiné par un Mastodonte Poilu. Les voies du destin sont impénétrables.

On ne voit pas beaucoup Hic-Hæc-Hoc ces jours-ci. La foule lui fait peur. Il est continuellement en train de se retirer à la limite de la civilisation. Nous nous demandions comment il allait faire pour s’adapter à l’explosion démographique, mais l’explosion spatiale a résolu le problème. Il est probablement en train de se terrer au fond d’un cratère sur Mars, Mère des Hommes. Un Homol peut vivre de n’importe quoi, excepté de rien. Sam Pepys, qui tient notre chronique à tous, prétend que c’est parce qu’on l’a aperçu une ou deux fois en train d’errer près des sommets himalayens qu’est née la légende de l’Abominable Homme des Neiges.

J’ai utilisé tout à l’heure le terme « traité » pour parler de notre immortalité. Aujourd’hui, on appellerait ça plus facilement « irradiation nerveuse ». D’après mes recherches, nous avons tous été soumis à des traumas du même genre qui ont détruit ou annulé les sécrétions mortelles qui conditionnent la vieillesse et la mort. Si vos cellules accumulent les sécrétions mortelles, vous n’êtes pas de ce monde à perpétuité. Jusqu’à présent, toutes les créatures ont reçu à la naissance ce métabolisme suicidaire. C’est sans doute pour la nature une manière de passer l’éponge et de recommencer en espérant faire mieux. Je suis anthropomorphiste à l’extrême, et je conçois fort bien la nature devenant écœurée et baissant le rideau en cours de route.

Notre Groupe a prouvé que la mort n’est pas une calamité inévitable. Naturellement, nous avons appris à la dure. Chacun de nous savait qu’il allait mourir et a reçu un choc psychogalvanique qui a annihilé les sécrétions mortelles de ses cellules pour le transformer en Homme Moléculaire. Homol en abrégé. Je donnerai d’autres explications plus tard. C’est une espèce de perfectionnement de la théorie des « cataclysmes » de Cuvier sur l’évolution. Pour le cas où vous auriez oublié, il explique que des cataclysmes périodiques viennent détruire toute vie sur la terre et que le Créateur recommence chaque fois à un niveau plus élevé. Naturellement, il avait tort en ce qui concerne le « Créateur », mais ce qui est vrai, c’est que les cataclysmes modifient les créatures.

Dans chacun des cas tels que les décrivent les intéressés (à l’exception d’Hic-Hæc-Hoc, incapable de décrire quoi que ce soit), les circonstances ont été pratiquement identiques. Nous avons été pris au piège d’un cataclysme naturel ou produit par la main de l’homme et qui ne nous laissait aucune chance de nous en sortir. Nous le savions très bien. Une décharge psychogalvanique nous a parcourus au bord de l’extinction. Puis un miracle s’est produit au moment où la mort allait nous emporter, et nous nous sommes retrouvés faisant partie du Groupe à jamais. Les chances pour qu’une conjoncture pareille se réalise sont infiniment petites, mais l’Armateur Grec affirme que même la plus petite probabilité doit sortir tôt ou tard. Il sait ce qu’il dit, le Grec. C’est un joueur professionnel depuis l’époque où Aristote l’a fichu à coups de pied dans le cul hors de l’institut Péripatéticien d’Athènes.

Jicé nous a souvent décrit le désarroi mortel qui a été le sien sur la croix quand il a finalement réalisé qu’il n’allait pas être secouru in extremis par les U.S. Marines. Il se demande pourquoi il n’est pas arrivé la même chose aux deux forbans épinglés en même temps que lui sur le Golgotha. Je ne fais que lui dire : « C’est parce qu’ils n’étaient pas épileptiques, Jicé. », et il ne fait que me répondre : « Oh ! tais-toi. Tu es obsédé par cette idée d’épilepsie, Guig. J’aimerais bien que tu passes une vie à apprendre à respecter les mystères divins. »

Il a peut-être raison. Je suis obsédé, c’est vrai, par l’idée que ceux du Groupe sont prédisposés à l’épilepsie et qu’il existe une relation historique entre l’épileptique et l’unique. Moi-même, j’en souffre. Quand l’aura me touche, je sens que je peux embrasser l’univers. C’est pourquoi nous crions en spasmant. C’est trop magnifique pour que le microcosme le supporte. J’ai appris à reconnaître le type épileptique et chaque fois que j’en trouve un (ou une) je m’efforce de le recruter pour le Groupe en le tuant d’une horrible façon. C’est pour cela qu’on m’appelle Grand Guignol. Bethsabée m’envoie toujours une carte de Noël représentant la Vierge de Fer.

Ce n’est pas gentil. Si je tue et si je torture, c’est uniquement pour le bon motif. Peut-être que si je vous décris ma propre expérience de la mort vous comprendrez. En 1883, j’étais agent d’exportation à Krakatoa, une des îles volcaniques du détroit de la Sonde.

Krakatoa était officiellement considérée comme inhabitée, et c’est là l’embrouille. J’avais été établi là secrètement par une firme de San Francisco qui essayait de court-circuiter le monopole hollandais du commerce. Est-ce qu’on disait « court-circuiter » en ce temps-là ? Attendez une minute. Je vais demander à mon foutu journal.


TERMINAL. PRÊT ?

PRÊT. INDIQUER NUMÉRO PROGRAMME.

001

PROGRAMME LOCUTIONS CHARGÉ.

POSITION + NOM. COMMENCER COMPTAGE

2000 N.P.

PROGRAMME LOCUTIONS TERMINÉ.

MCS, IMPRIMÉ. W.H. FIN

NON.


Eh bien, voilà. On ne disait pas « court-circuiter » à l’époque, et bonne fête à I.B.M.

Seul un idiot pouvait accepter une place comme ça, mais j’étais un gosse de vingt ans intoxiqué par la Mystique de la Découverte et fou de me faire un nom par moi-même. Grand titre : NED CURZON DECOUVRE LE POLE NORD !!! Comme s’il avait été perdu. Ou bien : NED CURZON, L’EXPLORATEUR DE L’AFRIQUE. « Le Dr Livingstone, je présume ? » Seul M’bantou prétend que Stanley n’a jamais dit ça, et je crois M’bantou sur parole. Il était là avec un ballet sur la tête. Ballet ? Ballot ? McBee était là avec une caisse pleine d’articles de pacotaille sur la tête.

J’étais tout seul dans l’île avec mon entrepôt en bambou et un fox-terrier pour seule compagnie, mais les gens du coin venaient à la voile faire du commerce. Ils demandaient les choses les plus biscornues et offraient les choses les plus biscornues en échange, y compris leurs femmes qui sautaient au pieu à pieds joints pour une roquille de whisky frelaté. Ah ! Ces fabuleuses beautés tropicales immortalisées par Stanley ! Pas Sir Henry Morton Stanley l’Africain ; Darryl F. Stanley d’Hollywood. Leur peau était crocodilée de cicatrices rituelles et elles caquetaient quand elles se faisaient tringler en exhibant des dents noircies par le bétel. Parlez-moi de Dorothy Lamour.

Les indigènes savaient que la montagne Rakata de Krakatoa était un volcan en activité, mais il était si petit, comparé aux gros trucs de Java et de Sumatra, que cela ne les empêchait pas de venir en visite. De temps à autre, Rakata se mettait en rogne et crachait un peu de pierre ponce, mais on s’y faisait vite. Il y avait aussi des rumeurs sismiques, si faibles que je les distinguais à peine du bruit de l’océan. Même mon imbécile de chien n’eut pas le bon goût de s’alarmer. Vous savez, le fidèle compagnon prévenant son maître de la menace-invisible.

La grande explosion survint le 26 août. Ce n’est pas que je n’avais pas été averti. La veille de ce jour fatal, le vieux Markoloua était arrivé avec ses jeunes hommes et ses jeunes femmes, et une cargaison de bêches-de-mer, dont j’ai horreur, mais que les Incrustables adorent. Ils font la cuisine avec. Ils étaient tous en train de discuter avec animation à propos de poissons. Lorsque j’ai demandé à Markoloua ce qu’il y avait, il m’a répondu que le diable était un vrai poison dans l’eau. Ils avaient abordé à Krakatoa pourchassés par de grands bancs de poissons. Cela me fit rire, mais il m’emmena jusqu’au rivage pour me montrer. Il disait vrai ! La plage était jonchée de poissons morts, et chaque rouleau en apportait des centaines d’autres qui bondissaient hors de l’eau comme s’ils étaient poursuivis par Satan en personne.

Plusieurs années après, je racontai ce phénomène à un volcanologue de la station d’observation du mont Etna. Il m’expliqua que la chaleur produite au pied du Rakata avait dû se propager au fond de l’océan en élevant tellement la température que les poissons en essayant de s’échapper finissaient par se retrouver sur la côte. Mais à l’époque, j’avais cru à une espèce de pollution.

Markoloua partit après avoir troqué ses bêches-de-mer contre dix (10) miroirs en fer-blanc. Le lendemain matin, les premières éruptions eurent lieu, quatre coup sur coup, et ce fut la fin du monde. Je n’entendis même pas le bruit. Il était bien trop fort. Je le ressentis comme un bombardement acoustique qui me fit hurler. Toute la partie nord de l’île se souleva en un énorme champignon de lave. Le cône principal du Rakata se fendit jusqu’en son milieu, découvrant le conduit central. La mer s’engouffra à l’intérieur, fut instantanément transformée en vapeur et provoqua une autre série d’explosions qui finirent de faire éclater le cône.

J’étais martelé par le bruit, aveuglé par la fumée, suffoqué par les vapeurs livides, endolori dans tous mes sens. Quand arriva sur moi le grand fleuve de lave comme un torrent bouillant de chenilles chauffées au rouge, je ne sentis rien d’autre que l’horrible incrédulité de la mort qui se propageait à travers mon corps. Je savais. Je savais ce que personne ne veut croire qu’au dernier moment. Je savais que j’étais mort. Et c’est ainsi que je mourus.

En fait, ce furent les vibrations des explosions qui produisirent le miracle. Elles firent éclater les lanières qui maintenaient les bambous de mon entrepôt et tordirent les tiges qui m’emprisonnèrent dans une cage que les secousses sismiques durent rejeter dans l’océan. Je ne me rendis compte de rien. Je ne repris conscience qu’après ma renaissance. Je flottais dans un cocon de bambou sur une mer remplie de débris.

Krakatoa avait disparu. Il ne restait plus rien que quelques récifs noirs qui émergeaient sous des nuages de poussière volcanique. Je restai dans un état de choc pendant cinq jours, qui me parurent durer cinq éternités, jusqu’à ce qu’un cargo hollandais me recueille. Ils étaient furieux de la catastrophe qui les avait retardés. On eût dit que c’était de ma faute, que j’avais joué avec des allumettes ou quelque chose comme ça. Voilà. C’est l’histoire de ma mort et du miracle qui m’a sauvé. C’est ainsi que je suis devenu un Homme Moléculaire.

Le problème, c’est que ce n’est pas commode d’organiser une éruption, ou une épidémie de peste, ou un Mastodonte Poilu chaque fois qu’on veut recruter un immortel. C’est encore plus difficile d’essayer de sauver miraculeusement quelqu’un de la catastrophe. Je ne m’y entends pas trop mal pour jouer au criminel sadique, mais quand il s’agit d’en venir au sauvetage, alors là, j’échoue tout le temps, quel que soit le soin que j’apporte à la préparation de l’opération. Il est vrai que j’ai réussi avec Séquoia, mais je dois reconnaître honnêtement que le miracle était accidentel.

Jicé est toujours peiné quand j’appelle ça un miracle. Il a passé quelques mois avec moi en Mexifornie et lorsque je lui répétais mes théories sur le Groupe (l’ennui, avec la longévité, c’est qu’on devient facilement redondant) il répondait :

— Pas d’accord. Les miracles sont les éléments constitutifs de la révélation divine. Ce sont des actes qui exposent le caractère et les propos de Dieu.

— Oui, oui, je sais, Jicé. Mais quel est le propos de Dieu en faisant vivre des types comme moi ad æternam ? D’accord, je suis le produit du rationalisme du XIXe siècle. Qu’est-ce que tu dirais d’une rare rencontre entre l’improbable et la biochimie ?

— On croirait entendre parler Spinoza, Guig.

— Voilà un drôle de compliment. Tu le connais, Jicé ?

— Je lui ai acheté une paire de lunettes à Amsterdam.

— Quel genre de type c’était ?

— Extraordinaire. Il a été le premier à refuser d’adorer des dieux façonnés par l’homme à leur propre image pour être les serviteurs des intérêts humains. Il fallait du courage, en 1600 et quelque.

À ce moment entra ma propre servante avec un plateau chargé : cognac pour moi et Romanée-Conti pour Jicé, qui se soûle la gueule depuis Jérusalem. La coquine portait un costume classique de soubrette à la française. Dieu sait dans quel vieux film des archives elle avait dû dénicher ça. Elle eut l’affront de faire un clin d’œil à Jicé en lui disant :

— Hello, je suis ton petit Bunny.

Elle s’éclipsa. Jicé me regarda d’une drôle de façon.

— Elle est tout le temps en train de me faire des surprises, dis-je. Elle essaie de me faire perdre mon sang-froid.

— Elle parle XXe.

— C’est moi qui le lui ai appris.

— Elle est au courant, pour le Groupe ?

— Pas encore.

— Qu’est-ce que c’est qu’un Bunny ?

— Une ancienne servante.

— Mais qui est cette gosse ?

— Elle m’a adopté. Je n’arrive pas à m’en débarrasser.

— Écoute, Guig…

— Tu veux savoir toute l’histoire ?

— Naturellement.

— J’éditais à l’époque Dek Magazine, des cassettes gratis bourrées de pubs et de bédés. Tu me croiras ou pas, mais un jour j’ai reçu une lettre. Une lettre, à cette époque. J’étais absolument sidéré. J’ai répondu quand même. Attends. Je vais demander le dossier à mon journal intime. Il y a toute une correspondance.


TERMINAL. PRÊT ?

PRÊT. INDIQUER NUMÉRO PROGRAMME.

147

FICHE FÉE CHARGÉE

POSITION + NOM. COMMENCER COMPTAGE.

FICHE FÉE TERMINÉE.

MCS, IMPRIMÉ. W.H. FIN.


La machine crépita comme une mitrailleuse pendant quelques secondes. Je tendis à Jicé le feuillet imprimé, en XXe bien entendu. Je n’ai pas envie que n’importe qui puisse lire mon journal intime. La correspondance s’était faite en spanglais, mais je l’avais traduite.


Mons rhédac-chef de KK. Je suette écrite arctic sur hist. minorités hetnic p. ex. Indiens & Sibér. qui découvrir Amérique en 1492 en trav. D 3 de Gœring en pirog. Krist. Coulomb, a menti. Mllrs stmts.

Fée-7 Chinois Grauman

Mexifom, E-U d’A.


Cher M. Chinois,

Nous vous remercions de votre intéressante proposition. Malheureusement, nous estimons que votre sujet n’est pas adapté aux exigences de Dek, qui se consacre exclusivement à la bédé, aux pubs, au sexe et au sadisme.

Bien cordialement,

La Rédaction.


Oh rhédac-chef DeKKK. Vtr rpse inaccptble. Indiens & Eskms grpes minortres hetnics frstrés dep. 1492 aux E-U d’A. Vs les avait priv. de leur virlté pend. 320 ans. Vs en avait fait des cityns de 2 zièm catgrie. Bien fé pr le gén. Custer.

Fée-7 Chinois

Mexifom


Cher M. Chinois,

2080 moins 1492, cela nous donne 588 ans. Que faites-vous des 268 autres années ? L’explication fait-elle partie de l’article envisagé ?

Bien cordialement,

La Rédaction.


Rédaction de DK. Vtre chifr inaccptble. Vs ne vouié rien f. pr répré injustce envrs Indiens qui ont fé la grrde trre d’A. preuv que vs refusé d’engagé dialg constrctf avec ntr mvmt les MSS vs jugemt.

Fée-7 Chinois


Cher M. Chinois,

Que signifie MSS ? Si c’est l’abréviation de « manuscrits », nous vous avertissons que Dek ne renvoie pas les manuscrits non sollicités qui ne sont pas accompagnés d’un timbre-poste.

Bien cordialement,

La Rédaction.


Rhédac pourri valets de la brgsie. MSS = militts pr une socté + sociale. Ns occps vo locos. Ns vs séqustms. Ns apprtns ds sdwch et ds coke & ns couchns p terre.

Fée-7 (en Kolèr)


Cher M. Fée.

Pourriez-vous nous dire quand vos militants comptent occuper nos locaux ? Nous aimerions avoir le temps de les évacuer à l’avance. Voyez-vous, nous sommes au vingtième étage et nous ne pouvons pas sortir par la fenêtre comme n’importe quel doyen de faculté.

Bien cordialement,

La Rédaction.


Vs cryez que les MSS vt vs avrtr pr que les fles ai l’occsn de commtre des akt de brtlité fasciste ? Ns sers là qd MSS décide et si dialog pas postf vs srtz pr la fntr mme si 268 étges.

Fée-7 (Prés. MSS)


Cher Président Fée,

C’est là que sont passés les 268 manquants ?

Bien cordialement.

La Rédaction.


Bon. Vs rejetz le pressus démokratic. Vs freé les MSS a ajir pr l’édifetn d’une société 100 % Indne, Eskmo & minor. hetnic.

Prené gard.


C’était tout. Jicé leva les yeux vers moi avec une telle expression de perplexité que j’éclatai de rire malgré moi.

— Oh ! elle est venue, poursuivis-je. Une petite bonne femme de dix ans, militante en diable. On l’a bourrée de sandwiches et de cokes jusqu’à ce qu’elle en soit malade et il a fallu que je la raccompagne chez elle. Maintenant, je ne sais pas comment faire pour m’en débarrasser. Elle m’a adopté.

— Depuis combien de temps se trouve-t-elle ici ?

— Trois ans.

— Elle n’a pas de famille ?

— Ils sont bien contents de ne plus l’avoir sur les bras. Cette gosse est un phénomène de la nature, un monstre, un cas. Elle a appris toute seule à lire et à écrire. Il n’y a pratiquement pas de limite à ses potentialités.

— Que fait-elle ici ?

— Elle se rend utile.

— Guig !

— Mais non, mais non. Elle est formée, mais elle n’a que treize ans. Trop jeune pour moi. Ce n’est pas ce que tu crois, Jicé. Voyons.

— Je ne te ferai pas d’excuses. Je connais trop ta réputation. Tu ne vis que pour une forme mécanique de plaisir.

Vous vous rendez compte. Me dire ça à moi, qui ai fichu toutes les femmes de la maison dehors à l’occasion de la Visitation. C’est ça l’ennui, avec ces réformateurs qui se prennent au sérieux. Ce sont des types formidables, mais ils n’ont aucun sens de l’humour. Parfum en Chanson me disait l’autre jour que Confucius était exactement comme Jicé, et je suppose que Bethsabée dirait la même chose de Mohammed. On supporte ce genre de sagesse pendant une heure, mais ensuite il faut bien aller pouffer dehors. Personne d’entre nous n’a rencontré Moïse. Cela m’étonnerait qu’il fasse exception à la règle.

Voici comment Jicé a eu tous ses ennuis. Je ne me plains pas, parce que cela a été pour moi l’occasion d’avoir ma première recrue. Les mecs de l’Union Carbide, notre université locale, organisaient leur manif rituelle. C’était l’émeute traditionnelle, avec incendies, hurlements et tueries. La seule chose qui changeait était la cause. Les groupes de pression devaient signer des mois à l’avance pour être représentés. Jicé déclara qu’il descendait sur le campus pour voir s’il pouvait arrêter tout ça. Il était d’accord avec les idées des jeunes, mais il réprouvait leurs méthodes.

— Tu ne comprends pas, lui disais-je. Ils sont attachés à leurs traditions de mort et de destruction. Ils ne demandent même pas à quoi ça sert. On leur distribue des affiches et un texte, et ils attrapent un orgasme. Ceux qui font dans la pulsion suicidaire sont bien contents.

— La destruction de l’œuvre de Dieu quelle qu’elle soit est une tentative de destruction de Dieu, dit-il d’un air sentencieux.

— Peut-être. Voyons un peu ce qu’ils détruisent aujourd’hui. Oho, Fée !

Fée-7 entra en faisant le vampire cette fois-ci.

— Embrasse-moi, idiot, fit-elle en me frappant les lèvres d’une rose en plastique.

— Arrête. Quel est le sujet de la manif d’aujourd’hui ?

Elle pencha la tête et écouta attentivement.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Jicé.

— Écoute, mon vieux. Ce n’est pas possible. Tu vis avec le Groupe et tu ne sais pas ce qui se passe dans cette civilisation de dingues au-dehors. C’est un monde de drogués et de plombés. Quatre-vingt-dix pour cent des mecs ont un plombage implanté dans le crâne dès leur naissance à la maternité. Ils sont continuellement surveillés. L’air est saturé de millions d’émissions de ces petits appareils. Ce qui rend Fée unique, c’est qu’elle est capable de les capter et de les décoder sans récepteur. Ne me demande pas comment elle fait. Cette gosse est un génie. C’est tout.

— MLW, dit Fée-7.

— Tu vois bien, repris-je. Tu ne crois pas qu’il faut être dingue pour brûler une bibliothèque à cause d’une poignée de Whities ? Il ne reste pas plus d’un million de Blancs purs dans le monde entier, et la plupart sont des dégénérés ou ont un chromosome en trop.

— Viens ici, mon enfant ! dit Jicé.

Fée lui lança les bras autour du cou et l’embrassa passionnément. Il prit le vampire sur ses genoux, et instantanément la scène fut transformée en la « Pietà » de Michel-Ange. C’est ça, la magie de Jicé.

— Est-ce que tu utilises des drogues, ma chérie ?

— Non. (Elle me fustigea du regard.) Il ne me laisse pas.

— Tu aimerais bien ?

— Non. C’est pas bon. Tout le monde en prend.

— Alors, qu’est-ce que tu reproches à Guig ?

— Il me fait faire tout ce qu’il veut. Je n’ai pas d’identité.

— Pourquoi ne le quittes-tu pas ?

— Parce que… (Elle était bloquée. Elle se laissa aller en arrière et se ressaisit.) Parce que j’attends le jour où c’est moi qui lui ferai faire ce que je veux.

— Es-tu plombée, ma chérie ?

— Non, répondis-je à sa place. Elle est née dans le caniveau. Elle n’est jamais allée dans un établissement hospitalier.

— Je suis née au septième rang d’orchestre du Chinois Grauman, s’insurgea Fée avec énormément de dignité.

— Dieu du ciel ! Comment ça ?

— Ma famille habite là, dit Fée.

Jicé me regarda sidéré.

— Elle est snob parce que sa famille a réussi à descendre du balcon à l’orchestre, expliquai-je.

Il renonça, embrassa Fée et la reposa par terre. En fait, elle resta un moment accrochée à son cou avant de le lâcher. Ce que c’est que le charisme. Il lui demanda si la manif avait commencé et elle répondit oui. Les flics captaient les émissions des plombages et ne semblaient pas satisfaits. Ils trouvaient ça monotone. Ils envisageaient l’envoi de provocateurs pour relancer les choses.

Jicé sortit. Je m’inquiétais un peu pour lui. Avec ses cheveux longs et sa barbe, il ne risquait pas grand-chose du côté des manifestants, mais j’avais peur que les flics ne se servent de lui pour revigorer la manif. Il en était capable. Souvenez-vous du cirque qu’il a soulevé dans ce temple à Jérusalem.

Le campus était la scène de bordel habituelle : missiles, lasers, bombes incendiaires, explosions. Tout le monde était heureux. Il y avait des chants et des slogans rythmés. On criait : « Un, deux trois, quatre », et puis quelque chose qui rimait avec quatre. « Cinq, six, sept, huit », et quelque chose qui rimait avec huit. Ça n’allait pas beaucoup plus loin, parce que l’arithmétique n’est plus une matière obligatoire. Les agents de l’ordre maintenaient un barrage rituel et rivalisaient entre eux pour être les premiers à arrêter et violer les plus belles filles. Ce fou de Jicé marcha droit sur le lieu de la cérémonie.

« Merde, me dis-je. Il va refaire son Sermon sur la Montagne, et je n’ai pas apporté mon magnéto. »

Il n’eut pas le temps de les adjurer. Une vingtaine de militants se précipitèrent sur un innocent hélico parqué non loin de là et qui n’avait fait de mal à personne. Ils le secouèrent et le basculèrent sur le côté. Ils lui arrachèrent les pales et les patins d’atterrissage et essayèrent de détacher la cabine du châssis. Ils le firent basculer encore, pour essayer de le retourner complètement, mais ils durent y aller trop fort et dans la mauvaise direction, car l’appareil se dressa verticalement, juste au-dessus de l’endroit où était Jicé.

Je courus. Il y eut une dizaine d’explosions sourdes, puis du gaz partout (mélangé de nos jours à du LSD). Les manifestants cessèrent de courir et prirent de profondes inspirations. J’avais respiré du gaz moi aussi, mais j’atteignis quand même l’hélico et essayai de le soulever. Impossible. Trois fics surgirent et m’agrippèrent.

— Aidez-moi à soulever ça, haletai-je. Il y a quelqu’un dessous.

Nous forçâmes tous ensemble. Aucun résultat. C’est alors qu’un énorme gaillard, osseux, les yeux enfoncés et le teint cuivré, apparut, saisit le bord du châssis et le retourna. Le Christ monta avec la carcasse, crucifié. C’est ainsi que je fis la connaissance de mon premier candidat heureux à l’éternité.

Загрузка...