13

— J’ai rassemblé tous ceux que je pouvais, dit Hillel. C’est difficile de faire mieux en un temps si court. Nous avons rendez-vous à Berkjavik. Le réseau ne peut pas nous atteindre en Islande.

— Crois-tu que l’Extro vous ait repérés ?

— Il y a peu de chances. Je n’ai utilisé que des espèces. Les tiennes, d’ailleurs. Pas de carte de crédit.

— Les miennes ?

— Celles de Capo Rip. Ta femme me les a remises.

— Combien ?

— Un million et demi. J’ai mis le reste en sécurité pour toi.

— Qui as-tu contacté dans le Groupe ?

— M’bantou, la Tosca, Domino, Ampersand, Queenie, Herb Wells et Sans-Nom.

— Seigneur ! Pas cette nonentité !

— Il y aura toi, bien sûr, et puis moi, et notre hôte, Éric le Rouge.

— Uu. Éric possède la plus grande partie de l’Islande et du Groenland. L’énergie des geysers est entre ses mains, ainsi probablement que celle des sources chaudes. Et Poulos ?

— Le Grec ne viendra pas.

— Il est trop occupé ?

— Nn.

— Tu n’as pas pu le contacter ?

— Nn.

— Ça m’étonne de toi, Hilly.

— Personne ne le contactera jamais plus.

— Hein ?

— Il est mort.

— Comment ? Pas… Pas le Grec…

— Un criss malais planté dans le cœur.

Je restais interdit. Finalement, je bégayai :

— Je… Non, ce n’est pas possible. Pas lui. Pas l’Armateur. Il était bien trop rusé… prudent… sur ses gardes…

— Pas suffisamment pour le Rajah.

— Où est-ce que…

— Calcutta. La semaine dernière.

— Laisse-moi le temps, Hilly…

— Tout le temps que tu voudras.

Quand je redescendis du pont, je me rinçai la bouche et le visage, et je repris le contrôle de moi-même.

— Un criss malais, dis-tu. Comment le sais-tu ?

— Il est resté planté.

— D’accord, mais pourquoi malais ?

— Un tueur à gages. Ces tordus s’attachent la quéquette jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus de douleur, et ensuite ils partent accomplir leur mission sacrée. La polizei locale dit qu’ils ont préparé ça comme un véritable commando, avec soutien à l’arrière-flanc-garde et ligne de retraite. Dieu sait combien de malfrats de première classe le Rajah entretient. Le Grec avait dû trouver sa trace, et il n’avait pas une seule chance.

— Si le Rajah est capable de liquider le Grec…

— Nous sommes tous déjà morts. Je sais. Comment te sens-tu maintenant ? Pas besoin de te demander, ça m’a fait exactement la même chose à Calcutta. Est-ce que tu as la force de me dire ce qu’il y a de nouveau de ton côté ?

— Je vais essayer, dis-je avec effort.

— C’est bien, ça. Je t’écoute. Le gescheft est le gescheft mais les affaires sont les affaires. De plus, c’est notre seule planche de salut.

— Tu avais Rr, comme toujours. Il n’y avait plus rien à régler avec Nato. Elle est d’accord pour qu’on stoppe son frère et qu’on le sauve en même temps. Elle ne voulait pas qu’il soit liquidé, c’est tout. Je l’emmène avec moi à Berkjavik.

Ça faisait mal, de parler.

— Très bien. Ensuite ?

— Longue Lance a rejoint le grand canoë avant-hier. Rien de particulier à signaler. Séquoia s’occupe toujours de l’éducation de ses bébés.

— Parfait. Nous pouvons utiliser les moyens de transport en toute sécurité tant qu’il est séparé de l’Extro. L’ennui, c’est que nous ne saurons pas quand il remontera à la surface. Il faut donc agir vite. Où sont les guerriers ?

Hillel était rapide et efficace. Cela aidait à oublier.

— Nato les a renvoyés à la réserve.

— Bong. En route pour l’Islande.

— Et le grand canoë ?

— Gottenu ! Qu’est-ce que ça peut faire ? On l’abandonne. Peut-être qu’il donnera naissance à une autre mer des Sargasses sur le lac Mitchigan. Berkjavik, nous voilà.

La demeure d’Éric en Islande était une serre chaude géante couverte de plantes tropicales exotiques. Ceux du Groupe étaient déjà là. Tous des caractères, et du caractère aussi. Quelques touches par-ci, par-là : Une petite bonne femme sur laquelle le regard n’a pas envie de se poser deux fois : c’est la Tosca, cette étonnante comédienne qui bouleverse les média depuis des générations avec ses interprétations électrisantes. La diva flamboyante au costume accrocheur, c’est notre Queenie en travesti. Nous n’avons jamais pu le persuader de se faire faire une transsexe. Il dit qu’il préfère rester pédé. Éric, lui, n’est pas du tout rouge. Il n’est même pas scandi. On dirait un Karl Marx de la famille des Marx Brothers.

Il y eut de nombreuses effusions, bien sûr, et le galant M’b offrit son bras à Natoma et lui fit faire le tour de l’assistance pour la présenter à tout le monde. Il était particulièrement fier des progrès étonnants qu’elle avait faits en XXe. Je commençais à me demander s’il ne fallait pas transférer mes appréhensions du Grec au Zoulou. Tous deux, c’était certain, me surpassaient en classe. Mais à bien voir, tout le monde dans le Groupe me surpassait en classe à l’exception de l’inexistant Sans-Nom, qui paraissait en ce moment sur le point de basculer dans la gueule d’un népenthès.

— C’est Guig qui vous a réunis ici aujourd’hui, commença Hilly sur le ton de la conversation, mais je voudrais d’abord vous brosser le tableau. Vous vous souvenez tous que lorsque je vous ai contactés, je vous ai passé un billet où je vous demandais de vous rendre chez Éric d’urgence, sans en parler à qui que ce soit et en payant les moyens de transport en espèces afin de n’être pas repérés. Je n’ai utilisé ni perles auriculaires ni cassettes pour la même raison. La planète entière est truffée du réseau d’écoute électronique le plus vicieux qu’on puisse imaginer. C’est là le résultat du recrutement par Guig de notre membre le plus jeune et le plus brillant. Il fera plus tard l’orgueil et la joie du Groupe, mais pour l’instant il est à l’origine d’une crise dont vous connaissez tous plus ou moins l’existence. Voici donc le topo complet.

Hilly leur exposa, vite fait, bien fait, la situation. Puis il me passa la parole. Voici ce que ça a donné. Les noms ne figurent pas dans le débat pour la sécurité du Groupe.

— Tout d’abord, je dois insister sur ce que le Juif vous a déjà dit. Le renégat est un ennemi féroce et dangereux. Le meurtre de Poulos le démontre. Nous ne savons pas qui sera sa prochaine victime si nous ne l’arrêtons pas.

— Tu parles du Rajah ?

— Non. Je ne suis pas aussi sûr qu’Hillel. Le Rajah ne cadre pas bien avec une vendetta de ce genre. Pourquoi ? Je ne trouve pas de raison. Je pense que ce pourrait être n’importe qui, y compris moi-même. Ne faites confiance à personne. Restez constamment sur vos gardes.

— Crois-tu que ce pourrait être Devine ?

— Peu vraisemblable. Ce n’est que l’intermédiaire humain qui rend l’opération possible. Le problème, c’est : comment éliminer l’intermédiaire ? Tais-toi, Nato. Tu vas voir où je veux en venir.

— Le poison est hors de question. Un simple amuse-gueule.

— Même chose pour le gaz.

— Il faut que ce soit un assassinat externe.

— Un poignard dans le cœur. Comme pour Poulos.

— Ou brûlé.

— Une explosion, comme pour Guig.

— Il faut lui trancher la tête.

— Ugh !

— Oui, nous le savons. Tu as failli accompagner Danton dans le tombereau.

— Qu’est devenu le Dr Guillotin, à propos ?

— Il est mort dans son lit. Personne ne l’a regretté.

— Si c’est une mort bien propre que vous voulez, vous n’avez qu’à envoyer le Dr Devine dans l’espace.

— Comment ça ?

— Les radiations. L’exposition au vide et la malnutrition. Sans compter qu’il exploserait à cause de la pression interne.

— Sois réaliste. Comment fais-tu pour envoyer un homme tout nu dans l’espace ? Tu l’attaches au nez d’une fusée ?

— Alors, mettons-le dans une capsule et envoyons-le dans le soleil.

» Ça fera tout péter comme un bouchon de champagne.

— Et comment ferons-nous pour récupérer les morceaux ?

— Hein ?

— Nous ne pouvons pas nous permettre de le perdre.

— Alors, pourquoi parler de le tuer ?

— Pour nous faire affronter le problème. Comment éliminer l’intermédiaire sans éliminer Devine ? C’est là que je voulais en venir, Nato.

— Excuse-moi, Guig.

— C’est une énigme.

— Presque un paradoxe. Comment tuer un homme sans l’éliminer ?

— Et pourquoi pas un voyage dans le temps six mois en arrière pour que je puisse faire avorter cette foutue crise avant qu’elle commence ?

— Ça ne marcherait pas.

— Pourquoi pas, Herb ?

— Tu serais un fantôme.

— Ça n’existe pas.

— J’ai déjà essayé. Je ne peux pas envoyer un homme en arrière dans sa propre existence. Le cosmos ne tolère pas deux identités identiques. L’une d’elles est nécessairement un fantasme.

— Laquelle ?

— La seconde.

— Bong. Possession vaut espace-temps, et nous nous retrouvons à notre point de départ. Comment liquider le catalyseur-contact sans faire de mal à Devine ?

— Tu n’y es pas tout à fait, Guig.

— Nn ? Pp ?

— Il ne s’agit pas de tuer le central, mais de tuer l’ordinateur.

— Évidemment ! C’est si simple que ça ne m’est pas venu à l’esprit.

— Tu es trop au cœur de tout ça. C’est pour cela que tu as fait appel à nous.

— J’émettrai quelques réserves. La symbiose Extro-Devine est exceptionnelle. Il serait souhaitable de l’étudier.

— Trop dangereux. Nous ne pouvons pas attendre. La situation est critique. Gottenu ! Je sens le souffle du Rajah sur ma nuque.

— Si nous détruisons cette symbiose, elle peut ne plus jamais se reproduire.

— Nous devons faire ce sacrifice si nous voulons survivre.

— Si nous éliminons l’Extro, avons-nous la garantie que cela arrêtera le renégat ?

— Cela l’arrêtera. Pas entièrement, mais dans une très large mesure.

— Comment arrives-tu à cette conclusion ?

— Il a attendu pour nous déclarer la guerre que la liaison Extro-Devine soit établie. Une fois qu’elle sera détruite, il se retrouvera impuissant. Toujours dangereux, mais pas invincible.

— Le Groupe a toujours refusé de tuer.

— Pas de tuer les renégats. C’est un chien enragé qu’il nous faut abattre.

— Uu. J’aimerais seulement savoir pourquoi. Le problème serait peut-être plus facile à résoudre. Voyons maintenant la question suivante : Comment est-ce que j’arrive jusqu’à l’Extro ?

— C’est toi qui t’en occupes ?

— Forcément. J’en fais une affaire personnelle. Comment tuer l’Extro ?

— Incendie. Explosion. Fusion. Coupure d’énergie. Etc.

— Sans qu’il sache qu’il est attaqué ?

— Es-tu certain qu’il le saura ?

— Ce foutu machin avec son fichu réseau est au courant du moindre de nos mouvements.

— À condition que Devine soit là pour faire la liaison.

— Quelle garantie avons-nous qu’il restera terré dans les carrières de sel ?

— Aucune. Nous pourrions essayer de l’enlever.

— Impossible, sans que l’Extro en soit averti. Dès que nous le remonterons à la surface, le réseau sera activé. On ne peut pas le droguer, c’est impossible avec un Homol.

— Tu veux aller trop vite, Guig. Laissons les choses se décanter un peu.

— Imposs. Quand je pense à Fée-7, à Poulos et au massacre des Gringos, je ne peux pas… mais tu as raison. Reprenons calmement. L’Extro sait tout ce que nous faisons, et peut-être même tout ce que nous pensons. Comment faire pour le prendre à revers ?

— Hic-Hæc-Hoc, prononça Sans-Nom.

Mes mâchoires béèrent. Même lui s’en mettait ? Monsieur Néant ? J’étais surclassé même par lui ?

— Il est incapable de penser. Il est incapable de parler. C’est le vide absolu.

— Mais il obéit aux signes. Merci, Sans-Nom. Merci vous tous. Si quelqu’un réussit à localiser Sam Pepys et s’il peut me dire où se trouve Hic, j’irai avec lui et nous essaierons.

J’essayai quand même d’abord le saut dans le temps. H.G. Wells avait raison. Je n’étais qu’un fantôme, invisible et inaudible. Pire, je ressemblais à une projection visophonique à deux dimensions, je me coulais dans les murs et dans les plafonds, je suintais à travers les gens. J’éprouvais de la pitié pour les ectoplasmes. Herb et moi, nous avions choisi avec précision le lieu et le moment où je serais lancé. Je me dématérialisai au JPL et me coulai jusqu’au labo d’astrochimie au moment précis où la foule d’actionnaires affligés se ruait en toussant à travers moi. Véritablement fantastique.

Quand je me laissai filtrer à l’intérieur de la salle, Edison était en train de s’écrier hystériquement :

— Cette idiote t’a apporté de l’acide nitrique fumant. Fumant, tu comprends ? Et les vapeurs ont transformé cette salle en un grand bain d’acide nitrique. Tout est en train d’être rongé.

— Tu l’as vue faire ? Tu as vu l’étiquette ? Pourquoi ne l’as-tu pas arrêtée ?

Le Grand Chef paraissait furieux.

— Mais non, mais non. Simple déduction. Résultante, non pas émergence.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! J’ai tout raté avec les actionnaires !

Soudain, un déclic se fit et il-moi poussa un hurlement. Je n’aimais pas la tête qu’il avait, mais je suppose que personne n’aime sa propre tête.

— Qu’est-ce qu’il y a, Guig ? me demandèrent ceux du Groupe. Tu as mal ?

— Non, bougres d’imbéciles, c’est bien pour ça que je crie ! C’est le triomphe de Grand Guignol. Vous ne voyez pas ? Vous ne saisissez pas ? Pourquoi n’a-t-il pas vu que c’était de l’acide nitrique fumant ? Pourquoi les vapeurs ne l’ont-elles pas étouffé ? Pourquoi n’est-il pas rongé maintenant ? Pourquoi n’a-t-il pas été obligé de s’enfuir avec Fée et les autres ? Réfléchissez bien pendant que je savoure mon triomphe.

Au bout d’un long moment, l’Armateur Grec déclara :

— Je n’avais jamais pris tes tentatives au sérieux, Guig. Je te demande de m’excuser. Il y avait une chance sur un million, aussi j’espère que tu me pardonnes.

— Je te pardonne. Je vous pardonne à tous. Nous avons un nouvel Homme Moléculaire parmi nous. Nous avons un magnifique Homol tout neuf. Tu entends, Pocahontas ?

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.

— Prends une bonne bouffée d’acide nitrique. Paye-t’en une goulée. Tu peux faire ce que tu veux pour célébrer l’occasion. Bienvenue dans le Groupe, Grand Chef.

Et tandis que nous quittions tous le labo pour rejoindre les actionnaires secoués par la toux, il disparut. Cette fois-ci, cependant, le pseudo-moi le suivit pas une porte-iris dérobée et une rampe inclinée qui menait à l’extérieur. Je hurlais, et le spectre disait d’une voix caverneuse :


Chef, c’est moi, Guig. Tu m’entends ? Écoute-moi. Attention. Danger.


Il ne m’entendait pas. Il ne me voyait pas, il ne me sentait pas. Il continua comme si de rien n’était sa fugue de face de poker. Ce fut l’une des expériences les plus frustrantes et les plus exaspérantes de toute mon existence. Je me sentis vraiment soulagé quand la mante religieuse de Herbie Wells me happa pour me ramener. Herb comprit tout de suite en voyant mon expression et haussa les épaules en disant :

— Je t’avais dit que ça foirerait.

Natoma et moi, nous nous mîmes donc en attente pour la fusée en partance pour Saturne VI, qu’on appelait aussi la lune Titan. En attente, parce qu’il s’agissait essentiellement de voyager à la combine. Nous nous soumîmes de bonne grâce à la fouille contre les matériaux inflammables. Titan possède une atmosphère de méthane qui est toxique et explosive quand elle est piquée de fluor. Le méthane est aussi connu sous le nom de gaz des marais, et il est produit par la décomposition de matières organiques.

Les gens qui ne voyagent pas croient que tous les satellites se ressemblent : rocheux, sablonneux, volcaniques. Titan est au contraire une masse de matières organiques solidifiées, qui n’a pas encore fini de faire parler les cosmologistes. Le soleil était-il plus chaud ? Titan était-il une planète intérieure (il est plus gros que la Lune terrestre) arrachée par Jupiter et livrée port payé à Saturne ? A-t-il été ensemencé par des cosmonautes venus de l’espace il y a des temps immémoriaux pour ensuite abandonner écœurés le système solaire ?

J’emmenais Natoma avec moi non pas parce que j’avais besoin d’elle pour Hic-Hæc-Hoc, mais parce qu’on n’atteint pas Saturne en une semaine, disons plutôt un mois, et il y a une limite à tout. L’attente ne fut pas trop ennuyeuse. Nous avions pour nous distraire l’émission de Glace-O-Rama, le sitcom pingouin. Zitzcom vient de s’apercevoir que sa fille, Ritzcom, a accepté l’invitation de Witzcom de passer la nuit avec lui sur un iceberg. Des complications hilarantes surgissent. La nuit antarctique dure trois mois et Zitzcom ignore que c’est la sœur jumelle de Ritzcom, Titzcom, qui a accepté l’invitation sur un coup de tête parce que son galant, Fitzcom, ne l’a pas invitée au slide-in pingouin. Cascades de rires.

J’avais averti Nato que Titan était une lune minière. La couche organique est exploitée, puis expédiée en gros blocs congelés. Mais elle ne pouvait pas comprendre vraiment ce que cela signifiait jusqu’au moment où nous sommes montés à bord du cargo et où on nous a indiqué notre cabine privée. C’était cela, ta combine. Pas de passagers. Pas d’équipage. Seulement des officiers de pont. Il fallait bien que deux d’entre eux aient accepté d’aller pieuter autre part en échange d’une compensation substantielle. Le cargo puait. Le compost qu’il transportait dans l’autre sens lui laissait de manière permanente son arôme de tombe.

J’avais été assez avisé pour prendre mes précautions : un énorme panier d’osier avec assez de bouffe pour durer des mois, du linge de rechange et des couvertures. Un cargo pour Saturne n’est pas une fusée de luxe et, bien qu’il y ait un commandant à bord, il n’y a ni table du commandant, ni steward, ni repas organisés. C’est à la bonne franquette, chacun se sert dans le congélateur quand il en éprouve l’envie. On se maintient et on survit avec le minimum, et c’est une des raisons qui font que Titan reste et demeurera toujours une lune minière.

Nous ne quittions presque jamais notre minuscule cabine. Nous parlions, parlions, parlions. Il y avait tant à rattraper. Nous évoquions ensemble tristement le souvenir de Poulos. Elle voulut que je lui explique en détail ce que c’étaient que les clowns de l’éden. Je lui dis tout ce que je savais sur les clones de l’ADN. Ce n’était pas grand-chose, mais à vrai dire la technique est encore dans l’enfance. Puis elle insista pour savoir pourquoi j’étais sujet à de profondes dépressions et ce que c’était que le C.L. Je fus obligé de lui parler du canlèpre.

— Je ne veux plus que tu prennes de risque physique, déclara-t-elle, sévère.

— Pas même pour tes beaux yeux ?

— Surtout pas pour mes beaux yeux. Tu n’auras pas le C.L., cette fois-ci. Je le sais. J’ai un don de seconde vue. Toutes les femmes de la lignée des Devine le possèdent. Mais si tu prends un autre risque, je te ferai rôtir à petit feu, et tu regretteras de ne pas avoir eu le C.L.

— Oui, m’dame, fis-je d’un air soumis. Mais si le linéaire a explosé, ce n’était pas ma faute, m’dame.

Elle prononça un mot cherokee qui eût sans doute fait rougir notre frère Séquoia.

Nato avait bûché ferme ces derniers temps. Elle s’entraînait à lire en XXe.

— Titan est le plus grand des satellites de Saturne, m’annonça-t-elle. Il gravite à une distance de un million deux cent quatorze mille kilomètres de sa planète mère. Sa période sidérale est de… de… Qu’est-ce que ça veut dire, Guig ?

— Le temps qu’il met pour faire un tour complet.

— Est de quinze virgule neuf cent quarante-cinq jours. L’inclinaison de son orbite par rapport au plan de l’anneau – J’ai cherché ces deux mots dans le dictionnaire, Guig – est de vingt apostrophe. Son…

— Mais non, ma chérie. C’est un symbole qui signifie minute. On mesure les angles en degrés, minutes et secondes. Un degré est un petit « o » ; une minute est une apostrophe, et une seconde un guillemet.

— Merci. Son diamètre est de cinq mille six cent quatre-vingts kilomètres et il a été découvert par… par… je ne sais pas prononcer ce nom. Il n’est pas dans le dictionnaire.

— Laisse-moi voir. Ah ! oui. Huyghenz. Haï-geunz. Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent le prononcer en XXe. C’était un très grand savant hollandais, qui a vécu il y a très longtemps. Merci beaucoup, ma chérie. Maintenant, je sais tout ce qu’il y a à savoir sur Titan.

Elle voulait me poser des questions, mais je lui promis de l’emmener visiter ce qui autrefois s’appelait la Hollande et de lui montrer l’endroit où avait vécu Haï-geunz, s’il existait toujours. Saturne grossissait de plus en plus et formait un spectacle impressionnant. Natoma grâce à son charme avait réussi à se faire accepter sur la passerelle de commandement. Elle y passait des heures à contempler le disque froid, rayé, tacheté, entouré d’anneaux inclinés de dix petits « o ».

Hélas ! il ne restait plus que deux anneaux. Malgré les violentes protestations des écologistes et des cosmologistes, la Better Building Conglomerate avait eu l’autorisation de moissonner le troisième anneau pour fabriquer avec une espèce d’aggloméré permettant de construire de meilleures habitations. Il y avait la crise du logement, et la B.B.C. payait des royalties énormes. Un astronome en colère avait même été euthanasié parce qu’il avait grillé le président du conseil d’administration.

Si vous avez cru que la fouille était sévère à l’embarquement, vous auriez dû voir ce que nous avons subi à l’arrivée. Tandis que nous descendions le long tunnel qui conduisait à Mine City, on nous fouilla et on nous refouilla sous toutes les coutures à la recherche de tout ce qui pouvait être combustible ou quasi combustible : métaux ferreux, n’importe quoi capable de produire une flamme ou une étincelle. Titan vivait perpétuellement au bord de la catastrophe. Une seule étincelle, et l’atmosphère de méthane transformait la lune en nova.

La cité était fantasmagorique ; voici comment elle était née : les prospecteurs avaient commencé par exploiter le compost jusqu’à une profondeur de quinze mètres. Lorsqu’il avait atteint une superficie de trois kilomètres carrés, le cratère avait été surmonté d’une couverture de plastique par l’ORGASME (the Organic Systems and Manure Company, Ltd). Des rues étroites avaient été tracées selon un dessin rectiligne, des maisons avaient été construites et la ville minière s’était édifiée sur la lune explosive. Il faisait sombre ; le soleil n’était rien de plus qu’une brillante lampe à arc, mais il y avait un rayonnement thermique agréable en provenance de maman Saturne. Il faisait humide, ce qui éliminait les risques d’étincelles électrostatiques, et cela puait les halogènes, le méthane et le compost.

Pas d’hôtel, évidemment, mais il y avait quand même une résidence pour les visiteurs de marque. J’y allai carrément au bluff : « Je suis Edward Curzon de l’I.G. Farben. Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas reçu mon message de Cérès. Veuillez contacter le directeur Poulos Poulos pour vous le faire confirmer. » Je distribuai des pourboires royaux, et mis en pratique ce que j’avais appris des années durant. Je fis tranquillement comme si je ne doutais pas que mes ordres seraient exécutés, et ils le furent.

Je découvris Hic sans trop de mal le quatrième jour. J’avais emporté avec moi un chercheur à influx nerveux, et tout ce que j’avais à faire c’était dépasser les mineurs dans chaque secteur – j’étais censé m’intéresser aux techniques de production, vous comprenez – et effectuer une lecture. Le quatrième jour, l’aiguille fit un bond et je suivis la direction qu’elle indiquait au pas de charge sur une quinzaine de kilomètres jusqu’au moment où j’arrivai en vue d’une hutte de compost qui ressemblait assez aux cabanes en pisé que les anciens pionniers se construisaient en Amérique au XIXe siècle. Elle était toute brillante de cristaux d’ammoniac, présents partout sur Titan. Il y avait des fissures et des cratères de météorites spectaculaires sur la couche de glace, et le magma d’origine volcanique bouillonnait (au sens relatif du terme ; la température moyenne sur Titan est de moins cent trente petits « o » Celsius) en formant des mares de méthane liquide. Saturne se levait théâtralement derrière la cabane. À l’intérieur était Hic-Hæc-Hoc, tapi comme un prédateur sur le point de bondir sur sa proie.

Je connais la réaction populaire. Dites « Neandertal » à n’importe qui, et immédiatement surgit dans son esprit l’image d’un homme des cavernes armé d’une massue et traînant une personne du sexe opposé par les cheveux. En réalité, le Neandertalien n’était pas capable de porter ou de traîner grand-chose. Ses pouces n’étaient pas bien opposables. Il était incapable de parler parce que la musculature de sa bouche et de son gosier était inadéquate. Les anthropologistes discutent encore pour savoir si ce ne sont pas la parole et le pouce qui ont produit l’homo sapiens. Il est certain que le Neandertalien avait une capacité crânienne équivalente. Seulement, elle est restée une capacité inexploitée. Si vous savez lire le XXe, cherchez l’article Neandertal dans une encyclopédie, et vous aurez une idée approximative de ce à quoi ressemblait Hic-Hæc-Hoc : un catcheur titubant complètement paumé. Mais costaud. Et vivant, comme les animaux, une existence de terreur perpétuelle.

J’avais retiré mon masque, mais je ne sais pas s’il me reconnaissait ou s’il se souvenait de moi. Comme dit Sans-Nom, il est incapable de penser. Mais il comprenait mes signes et mes grognements. J’avais eu l’esprit assez prévoyant pour remplir une de mes poches de sucreries. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, je lui lançais un bonbon dedans, ce qui l’emplissait de ravissement. C’est ainsi que les Russes récompensaient jadis leurs ours savants.

Ce fut une conversation mémorable. Je pourrais vous faire un dessin des signes, mais vous ne les comprendriez pas. Je pourrais vous transcrire les grognements et les onomatopées en symboles phonétiques, mais je ne crois pas que cela vous serait d’une grande utilité. Hic comprenait parfaitement. C’est vrai qu’il est incapable de penser, mais uniquement en termes de mémoire et de séquence rationnelle. Il peut absorber et comprendre une idée à la fois. Combien de temps elle demeure en lui, cela dépend du moment où elle est détrônée par la terreur existentielle. Pour cela, les sucreries m’étaient une aide précieuse.

Après m’être imposé à force de signaux, bonbons, grognements, caramels, menaces et chocolats, il me fallut encore le faire entrer dans la combinaison thermique supplémentaire que j’avais apportée. Il n’allait quand même pas se balader à poil au milieu du méthane. Les gens poseraient des questions. Je réussis enfin à l’envelopper comme il faut, et nous retournâmes de notre démarche la plus gracieuse à Méthane City, Colosse du Compost, la Ville sur un Volcan, avec derrière nous Saturne et ses deux anneaux. Satané Séquoia. Il avait raison, avec son humanité pourrie. Comment combattre un mec avec qui vous êtes foncièrement d’accord ?

Après une inspection du bout des doigts, Natoma décréta :

— Il faut le raser du haut jusqu’en bas. Nous le ferons passer pour rentrer pour un frère simple d’esprit. (Puis elle me regarda avec perplexité.) Guig, comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ?

— Comme passager clandestin, sans doute. N’oublie pas que c’est un Homol. Il peut supporter n’importe quelle température, et se nourrir de tout ce qui lui tombe sous la main des mois durant.

Entre deux signes et deux bonbons, nous réussîmes à baigner et à raser entièrement Hic-Hæc-Hoc. Natoma le décora de graffiti pour le banaliser. Hic aimait Natoma. Il était à l’aise avec elle. Je pense qu’il n’a peut-être jamais eu de mère. D’un autre côté, il aimait aussi son bain. Je pense qu’il n’avait jamais connu ça non plus.

Pendant le voyage de retour, il dormit sur le sol de notre cabine. Il y avait un seul ennui : il n’aimait pas les provisions de notre panier d’osier. Par contre, l’odeur de compost le rendait fou de faim. Mais impossible d’en avoir une miette : tout était bouclé dans les soutes frigorifiques. Il se mit à dévorer alors les choses les plus impossibles : notre linge de rechange, un extincteur, des livres, nos bagages, des cartes à jouer. Nous étions obligés de faire montre (il a mangé la mienne aussi, à propos) d’une attention constante. Si nous l’avions laissé faire, je crois bien qu’il aurait grignoté la coque, mettant ainsi notre vie en danger.

Il était habitué à l’atmosphère de méthane de Titan. Il ne se plaisait pas dans l’air de la fusée. Natoma avec lui faisait preuve de génie. Elle résolut le problème en lui soufflant de temps en temps de l’insecticide dans les narines. Je ne sais pas comment elle faisait, mais elle savait vraiment s’y prendre avec lui. Sans doute son expérience des guerriers du lac Erié. Le fait est qu’il ne posait pas plus de problèmes qu’un enfant un peu difficile, mais il était doté d’une telle force brutale qu’il fallait quand même faire très attention à lui.

Lorsque nous commençâmes notre approche de la Terre, Natoma donna un cocktail d’adieu en l’honneur des officiers de pont. Elle finit à cette occasion les provisions de notre panier, et se paya même le luxe d’en réchauffer quelques-unes. Vous pensez si c’était un luxe, sur un bâtiment où le moindre allume-gaz était proscrit. Comment fit-elle ? Elle alluma le feu à la manière de ses ancêtres, en faisant tourner une baguette avec une cordelette fixée à un archet jusqu’à ce qu’une étincelle se produise. Des copeaux de plastique servaient d’étoupe, et le carburant était constitué par de gros morceaux de plastique. Le tout contenu dans un récipient en aluminium. Pas bête, la Nato.

Les officiers furent enchantés. Ils avaient tellement apprécié l’attention que deux d’entre eux proposèrent, et tous approuvèrent, de nous aider à sortir du spatioport sans problème par rapport au passeport que mon frère « demeuré » avait bêtement égaré sur Titan. (Et surtout, sans donner l’éveil à l’Extro et à son réseau dont, naturellement, ils n’avaient jamais entendu parler.) Ainsi, nous pourrions rentrer chez nous librement.

Mais quand nous nous posâmes, nous découvrîmes que nous avions un astro-stoppeur avec nous.

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