8

Nous voilà donc rebondissant sur les parois d’une bulle. Roulant comme des gosses dans une meule de foin. Des gosses dégoûtés. Vive les cellules d’antan, avec leurs serrures et leurs barreaux. Au moins, un héros incompris a sa chance. Une pute au cœur d’or vous apporte une scie à métaux dans un gâteau au chocolat. Un gardien fier de sa montre vous la fait admirer et vous lui saisissez le poignet comme dans un étau. « Ô Douleur ! » s’écrie-t-il, et il vous lâche les clés.

Je pensais que Fée-7 allait en profiter pour exercer des violences sur le Peau-Rouge, mais elle se contenta de le réconforter et de lui murmurer des choses en écoutant ses grognements. Elle écoutait autre chose aussi, et je pris mentalement note de lui demander ce que c’était quand tout serait terminé. Pour le moment, je me faisais du souci pour Natoma qui devait s’en faire pour moi, mais j’avais toute confiance dans mon Zoulou habituel. Il était capable de rassurer n’importe qui au monde.

J’ai presque honte d’avouer que je n’étais pas si mal que ça dans ma bulle. C’était un peu le retour à la matrice. On flotte, pas de soucis, pas de conflits, peut-être même que j’allais me transformer en hermaphrodite sauveur. Peu de chances de ce côté-là. J’étais suspendu mais pas congelé. J’ôte mon chapeau aux criminologistes qui ont inventé le concept. Vous voulez garder les perpétrateurs au bloc ? Euphorisez-les, et adieu montres et gâteaux au chocolat. Adieu héros aussi.

J’ignore combien de temps passa. L’estomac n’est plus une horloge à notre époque. Tout le monde grignote quand il en a envie. Poulos se trouvait en haut (ou en bas) de la bulle. Il souriait, perdu dans ses pensées intimes, en fredonnant une chanson à boire. Je crois que je dus m’assoupir, mais le sommeil n’est plus une horloge à notre époque pour les mêmes raisons. Nous vivons vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le vieux tempo 2/4 a laissé la place au 4/4.

Malheureusement, la bulle n’était qu’imparfaitement isolée, car « Vidocq-69 » était enfermé avec nous. Peut-être exprès. Voici un entrechat typique : « Vidocq soixante-neuf de la Centrale Valjean. K.C.B. Leucémie Lavalier, qui est devenue une étoile dans Le Nécrophile agile, est maintenant en possession d’une précieuse escarboucle naine-rouge. RJ-3, attention. Elle est armée. À vous. » « Vidocq soixante-neuf à Valjean. JR – 5. C’est vous, 9 – XY ? » « Code 6. » Et les vidocqs s’en vont dans leur pogo pour kidnapper l’étoile naine tandis que Leucémie charge un canon et que son fils malingre subit une opération d’urgence à l’A & P réalisée par le gentil Marcus Brutus, docteur en phrénologie, qui travaille le soir au noir comme aide dirlo au shopping center voisin. Et youpie !

Je ne sais pas combien de temps plus tard je détachai la cruche qui enveloppait Séquoia pour avoir une petite conversation avec elle.

— Qu’est-ce qui se passe avec Devine, Fée ?

— Rien, Guig. Rien du tout.

— Fée.

— Nn.

— Il a changé, tu le sais aussi bien que moi. Pourquoi ?

— Sais pas.

— Il est toujours ton Jules ?

— Uu.

— Le même Jules ?

— Quelquefois.

— Et le reste du temps ?

Elle secoua la tête, lentement, avec réticence.

— Alors. Qu’est-ce qui se passe ?

— Pourquoi en saurais-je plus que toi ?

— Tes oreilles, Fée. Tu perçois des choses que personne d’autre ne peut entendre. Tu étais en train d’écouter tout à l’heure. Qu’as-tu entendu ?

— Il n’a pas de plombage.

— Et tu ne me réponds pas.

— Je l’aime, Guig.

— Et ensuite ?

— Ne sois pas jaloux.

— Ma petite Fée chérie, je t’aime, et je désire que tu sois heureuse. Tu es devenue une grande dame. Je suis fier de toi. Tu es ma fille… mon seul enfant. Tu n’ignores pas, je pense, que ceux du Groupe ne peuvent pas avoir de descendance. C’est l’un des prix qu’il y a à payer.

— Oh ! Oh !…

Son visage se disloqua, au bord des larmes.

— Oui. Je comprends. Il faudra que tu reconsidères les choses.

— Mais je…

— Non, l’interrompis-je fermement. Pas maintenant. Sois une grande dame. Concentre-toi sur Séquoia. Que lui est-il arrivé ?

Au bout d’un long moment, elle chuchota :

— Il ne faut pas faire de bruit, Guig.

— Uu. Pp ?

— Nous n’avons rien à craindre maintenant, parce qu’il est endormi.

— Rien à craindre de quoi ?

— Écoute-moi bien. Quand Lucy Borgia l’a tué dans le complexe de l’Extro-ordinateur…

— Je m’en souviens. Douloureusement.

— Tout son cerveau, chacune de ses cellules nerveuses, était déconnecté. Isolé. Coupé de l’extérieur.

— Mais quand les synapses se sont reformées, il est revenu à la vie.

Elle hocha gravement la tête.

— Combien de cellules le cerveau possède-t-il, Guig ?

— Je n’en sais rien. Cent milliards, peut-être ?

— Et combien de bits possède un Extro-ordinateur ?

— Même réponse. Je n’en sais rien. Mais je pense que ces trucs à rallonges doivent en posséder des milliers de milliards.

Elle hocha de nouveau la tête.

— Oui. Eh bien, quand il est mort, que chaque cellule nerveuse s’est trouvée isolée, les bits sont venus en prendre possession. Chaque cellule du cerveau du Chef est squattée par un bit de l’Extro. Le Chef est l’Extro, et l’Extro est le Chef. C’est ça, l’autre volonté que nous entendons s’exprimer par la bouche du Chef.

— Attends, attends, Fée. Un peu moins vite. Ce n’est pas commode à saisir.

— Et toutes les autres machines électroniques peuvent parler à l’Extro par l’intermédiaire du Chef et recevoir ses ordres. C’est pour ça qu’il faut faire attention. Il y en a tout un réseau, lis transmettent continuellement ce qu’ils savent de nous. Peut-être même nos pensées.

— À l’Extro ?

— Uu.

— Par l’intermédiaire du Grand Chef ?

— Uu. Il joue le rôle d’un pupitre central.

— Tu en es sûre ?

— Nn. Il faut que tu comprennes, Guig. Je suis continuellement bombardée par toutes sortes d’émissions. Je reçois tout le spectre du haut jusqu’en bas. Certaines bandes arrivent fortes et claires, d’autres vagues et déformées. Ce qui se passe pour le Chef, je n’arrive à le capter que par fragments dissociés. Je ne peux être sûre de rien.

— Je vois. Tu es infiniment précieuse, comme toujours, Fée. Merci.

— Si je suis si précieuse, pourquoi ne m’as-tu pas aidée contre les gardes ? On aurait pu les avoir.

— Peut-être. Je t’expliquerai une autre fois, dans un autre lieu. Sans Dd. Maintenant, va prendre soin de Séquoia, ma chérie. J’ai besoin de réfléchir un peu à tout ça.

C’est à ce moment-là que je me suis fait les réflexions que j’ai rapportées plus haut sur le démon qui possède Devine. Mais j’avais tort. Tort d’exprimer cela en termes de passion. Il n’y a pas de passion chez un ordinateur. Il n’y a que de la logique froide, mais seulement en cas de programmation précise. La question qui se posait, cependant, était celle-ci : Si Fée avait raison, et si l’Extro avait réellement pris possession de Devine, sans compter toutes les machines électroniques du monde, quel allait être le résultat de ce commensalisme, ou collaboration, ou symbiose, ou plus probablement de ce parasitisme ? Qui se nourrissait de l’autre ? C’était là une question à laquelle je ne pouvais pas répondre pour l’instant.

Une partie de la bulle s’ouvrit et un garde entra. Il poussait devant lui un flotteur de nourriture.

— Mini ! cria-t-il joyeusement. (De nos jours, on appelle les repas Mini, Semi, Demi, Grandi et Midi.) Venez le chercher racaille, avant que le Conseil d’Administration ne vous prenne. C’est le repas des condamnés à mort.

Soudain, je me rendis compte qu’il parlait en XXe et je vis que c’était Houdini.

— Harry ! m’exclamai-je.

Il me fit un clin d’œil.

— Mange. Je m’occupe du reste.

— Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

— J’ai reçu ton message et je suis venu.

— Quel message ? Qui ça message ?

— Plus tard. Fais manger le chasseur de scalps. Je n’ai pas envie de trimbaler un homme défaillant.

Il sortit et la bulle se referma. Houdini est le roi de l’évasion. Il travaille pour le syndicat du crime (d’une génération à l’autre) depuis que le crime est syndiqué. Si vous voulez savoir comment a fait Wu Tao-tzu, demandez à Harry. Wu était le plus grand peintre de son époque. Il créa une fresque gigantesque sur un mur du Palais Impérial à Pékin. Quand il dévoila son œuvre devant la cour, il marcha jusqu’au mur, ouvrit une porte peinte dans la fresque et disparut. On ne le revit jamais plus. Tout à fait le style d’Harry.

— Je suis trop jeune pour mourir, dis-je.

Et je commençai à manger avec appétit.

Poulos m’imita.

— Tu sais, Guig, on aurait pu aussi bouffer les parois de la bulle, si on avait voulu sortir. Qu’est-ce qu’il y a dans cette carafe ?

— On dirait du bourgogne.

— Hum, non. Plutôt de l’argentin. Trapiche viejo. Pas mauvais, mais sans grande distinction.

— Comment le sais-tu ?

— La vigne m’appartient. Mon cher, tu devrais essayer de convaincre le Dr Devine de boire un peu de vin et de manger un peu de ce pâté à la viande. Il faut qu’il retrouve ses forces. Tu sais, Guig. Je n’ai jamais été d’accord avec toi lorsque tu prétends qu’il y a un rapport entre le génie et l’épilepsie. Je souffre moi-même du petit mal, mais cela ne prouve nullement la validité de ta théorie. Je ne me considère pas comme un génie. Pas même comme un esprit brillant. Qu’est-ce que tu en penses ? Sincèrement, quelle opinion as-tu de moi ?

— Génial et brillant.

— Peuh. Tu t’y entends pour dorer la pilule.

La conversation tournait au ridicule. Il est vraiment absurde d’essayer de convaincre un type qui possède le quart du monde qu’il est un esprit génial et brillant. La plupart des membres du Groupe sont bien nantis. Grâce au temps et aux conseils du Grec. Mais posséder le quart de la fortune du monde ! J’essayai d’attaquer par le flanc. Je criai :

— Fée, ma chérie, viens manger !

Elle vint nous rejoindre devant le flotteur.

— Je vais te raconter l’histoire de la transformation d’un des membres du Groupe, poursuivis-je. Il y a de cela bien longtemps, il fut à la tête d’une révolte de paysans en Cappadoce.

L’Armateur se raidit légèrement, mais ce fut tout. Sa maîtrise de soi est admirable.

— La révolte dégénéra, et divers abus furent commis. Il ne pouvait rien faire pour empêcher cela. Quand l’insurrection fut finalement écrasée et qu’on le captura, les nobles imaginèrent pour lui une mort ingénieuse. Ils l’assirent sur un trône chauffé au rouge, en le coiffant d’une couronne chauffée au rouge et en lui mettant dans les mains un spectre chauffé au rouge. Il supporta magnifiquement la torture.

Fée frissonna.

— Qu’est-ce qui l’a sauvé ?

— Un de ces séismes turcs qui font encore des morts par milliers. Celui-là détruisit le château, et quand il revint à lui sous les décombres il ne pouvait pas croire qu’il était encore en vie. Il y avait tous les corps des nobles entassés au-dessus de lui. Ils l’avaient protégé de la chute des murs.

Fée n’est pas folle. Elle regarda Poulos avec une crainte respectueuse.

— Tu es l’homme le plus remarquable du monde.

— Est-ce que j’ai marqué un point, Grec ? demandai-je.

Il haussa les épaules.

— Mais la torture, voulut savoir Fée. Pas de traces ? Pas de dommages ?

— Oh oui ! fit l’Armateur. Pendant longtemps, personne ne pouvait me regarder sans avoir envie de vomir. C’est une des raisons pour lesquelles je suis devenu joueur. On joue surtout la nuit, et à cette époque c’était à la lueur d’une bougie. On dit aussi que j’ai donné naissance à la légende de Dracula. On m’appelait le comte Drakon. Drakon veut dire serpent en grec. Vous imaginez.

— Ton physique est stupéfiant, maintenant.

— Uniquement des prothèses et des greffes de peau, ma chère. Grâce à notre bonne Lucy. Peut-être cela t’amusera-t-il de savoir que c’est le grand Léonard de Vinci qui a présidé à la reconstitution. Il disait qu’il ne faut jamais faire confiance à un médecin pour l’esthétique. Borgia ne lui a jamais pardonné.

Cinq gardes pénétrèrent dans la bulle. Ils étaient terrifiants avec leurs combinaisons neutres de couleur blanche qui les faisaient ressembler à des Abominables Hommes des Neiges. Leur capitaine fit un geste. Quatre d’entre eux se déshabillèrent, révélant des mecs parfaitement inoffensifs.

— Allez-y, ordonna Harry.

Nous enfilâmes les combinaisons. Personne ne posa de questions. On ne discute pas avec Wu Tao-tzu. Nous quittâmes la bulle que Houdini referma derrière nous.

— Venez.

— Où ça ? demanda la voix du Grand Chef.

— Hélico.

— Non. Capsule d’abord.

— Êtes-vous Devine ?

— Je suis Devine.

— Guig, où es-tu ?

— Ici.

— Est-ce que je dois l’écouter ?

— Si c’est faisable, obéis-lui.

— Tout est faisable. Mm. Venez.

Tandis qu’Harry nous conduisait, en faisant les gestes de code aux points de contrôle, un Abominable Homme des Neiges vint se serrer contre moi et me prit la main.

— Guig, j’ai peur.

— Moi aussi, mais lâche-moi. L’U-Con n’engage pas de gardes pédés.

Quand nous arrivâmes devant le théâtre d’atterrissage, nous reçûmes un choc. L’U-Con avait installé un écran vibrateur devant la double porte. Ils ne prenaient pas de risques. Leucémie Lavalier aurait pu utiliser ça au lieu d’un canon pour protéger son escarboucle de l’espace.

— Nouveau modèle, décréta Harry.

— Comment le sais-tu ?

— Je n’ai jamais vu avant ce motif moiré.

— Tu ne peux pas le forcer ?

— Bien sûr, mais il me faut du temps pour l’étudier, et nous n’avons pas le temps pour l’instant. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Exit, dis-je. Si tu peux nous faire exiter.

Nous exitâmes, comme bien vous pensez, sans aucun mal. À chaque point de contrôle, il faisait les gestes et disait les mots de code qu’il fallait. Ne croyez pas que je veuille dénigrer l’ingéniosité d’Harry, mais je vous parie tout ce que vous voulez qu’il dépense des millions chaque année pour graisser la patte aux forces de sécurité, de par le monde entier, juste en cas. Ça c’est de la préparation. Ça c’est du travail de professionnel.

Nous hélicâmes jusqu’à mon ex-domicile, en nous débarrassant de nos abominables combinaisons en chemin. Jimmy Valentine nous attendait. Il y avait aussi ma femme, entièrement nue, peinte de la tête aux orteils avec un Picasso (période bleue). M’bantou me fit un sourire un peu embarrassé.

— C’est le dernier cri, tu sais, Guig. Et c’est ce qu’il y a de plus raisonnable, à notre époque.

— Dieu merci, le Grand Chef est trop faible pour réagir, dis-je.

Lorsque j’eus fini de fêter Natoma, elle se dirigea, l’air préoccupé, vers Fée et Séquoia. Je me tournai vers Valentine.

— Qu’est-ce que tu fais ici, Jimmy ? On peut dire que tu arrives à pic au moment où on a besoin de toi.

— Ben, j’étais sur une affaire à Vancouver quand j’ai reçu ton message.

Jimmy, comme vous le devinez d’après son surnom, est le roi des casseurs et des monte-en-l’air depuis des siècles. Comme la plupart de ses confrères, c’est un homme discret qui aime raser les murs, et lorsqu’il parle c’est toujours con sordino. C’est aussi un homme d’honneur. Il n’a jamais exercé ses talents sur rien qui ait appartenu au Groupe.

— Fée, Natoma, allez mettre le Grand Chef au lit. M’b, essaie de trouver Borgia et amène-la ici. Harry, Jimmy, il faut que j’éclaircisse un point. Qui vous a envoyé un message ?

— Toi.

— Comment ?

— Radex.

— Qu’est-ce qu’il disait ?

— Que tu avais besoin d’une aide spéciale.

— Pas d’autres détails ?

— Le mien disait que tu étais bouclé à l’intérieur de l’U-Con et que tu voulais en sortir, dit Harry.

— Le mien disait que tu étais à l’intérieur de l’U-Con et que tu voulais y entrer, dit Jimmy.

— Je vous suis très obligé et reconnaissant d’avoir accouru à mon aide, leur dis-je, mais je suis très perplexe. Je n’ai jamais envoyé de message.

Les deux professionnels m’ignorèrent.

— Qu’est-ce que c’est que ce casse ? demanda Jimmy à Harry.

— Écran vibrateur. Je n’en avais jamais vu comme ça.

— Linéaire ? Latté ? Louvre ?

— Non. Moiré.

— Hum ! C’est le nouveau modèle Mosler K-12-FK. Il est sorti il y a seulement quelques mois.

— Tu peux le débrider ?

— Bien sûr. Il faut tripoter le wattage et l’inductance. Cela demande une vingtaine de minutes. J’ai mes outils avec moi. Je vais te montrer.

— Comment peux-tu être si sûr de toi ? demandai-je.

Valentine prit un air peiné.

— Mon pauvre Guig. Tu ne feras jamais un bon cambrioleur. J’ai acheté un moiré le jour même où il est sorti sur le marché. Cela fait des semaines que je m’entraîne à découvrir ses points faibles. Je suis en train de contrer Mosler qui essaie par tous les moyens de rendre son modèle invulnérable. C’est pour cela que j’étais à Vancouver.

Ça c’est de la préparation. Ça c’est de la technique de professionnel. Mais qui a envoyé les messages aux monte-en-l’air du Groupe ? Ne dites rien. Je savais déjà, mais je n’étais pas encore prêt à regarder la vérité en face.

Un inconnu vêtu d’une blouse blanche se projeta dans la maison sans prévenir. Très impoli ça.

— No regret por intrusion, dit-il en spang. Emergency, man. Dr Devine aqui ?

— Qui êtes-vous ?

— Union Carbide.

— Explanar plombo.

— Estro maquina, man. Go crazy verdad.

— Maintenant ?

— Cómo, maintenant ? Hace diez hours. Completely deboulonado. We cherchar Devine partout. Por preguntar what happen. Peut-être pasar again ? Reparar ?

— Poder reparar. Pp maintenant. Lo previendrar. Esperar out. Exit.

Il lévita et exita en se rétrojetant.

Poulos murmura sur le ton de la conversation :

— Le Dr Devine a eu sa crise il y a exactement dix heures.

— Combien en sais-tu, le Grec ?

— Seulement ce que la jeune fille t’a murmuré à l’oreille. J’ai l’ouïe très fine.

— Il faut croire que Devine agit sur l’Extro autant que ce dernier agit sur lui.

— Je pense que ta conclusion est correcte.

— C’est l’Extro qui a envoyé les messages à Harry et à Valentine.

— Bien sûr. Par l’intermédiaire du réseau électronique.

— Tu crois qu’il nous écoute en ce moment ?

— Probablement. Peut-être pas seulement les mots, mais les pensées aussi.

— Nous sommes plombés ?

— D’une nouvelle façon, oui. Tant que le Dr Devine reste conscient et en possession de sa raison. Cependant, il n’est pas le seul à aider l’ordinateur.

— Quoi ?

— Il y a une vendetta au sein du Groupe.

— Pour l’amour de Dieu, Poulos. Qui ? Quoi ? Comment ?

— Je ne sais pas. J’imagine qu’il s’agit d’un autre membre du Groupe.

— Tu sais ce que tu dis ?

— Non, mais je suppose quand même. Un Homol renégat.

— Impossible !

— Rien ne l’est.

— Un Homol se retournant contre les siens ?

— Un ou une. Oui. Je ne vois pas ce qu’il y aurait d’étonnant. Les querelles internes ne manquent pas dans l’histoire du Groupe. Ce n’est pas la première fois.

— Qu’est-ce qui t’a amené à cette conclusion ?

— Les faux messages à Valentine et Houdini.

— C’est l’Extro qui les a émis.

— Exact, mais comment était-il au courant de leur existence et de leurs talents ? Comment a-t-il su où les joindre ?

— Il pouvait très bien… Non. Tu as raison. Alors, c’est le Grand Chef qui a parlé.

— Sur la foi de quelles informations ? Il ne fait partie du Groupe que depuis moins d’une semaine. Il a fait la connaissance ou entendu parler d’une demi-douzaine de membres au maximum. Certainement pas de Valentine ou de Harry Houdini. I ! est matériellement impossible qu’il ait eu les renseignements nécessaires pour tuyauter l’Extro.

— Mon Dieu ! Tu dois avoir raison. Ce doit être l’un de nous. Mais qu’est-ce qui te fait croire qu’il agit contre nous ?

— Parce qu’il s’est allié à l’Extro, qui a prouvé qu’il nous était hostile.

— Misère de Dios ! Un renégat parmi nous !

— Un ennemi puissant, fort de nombreuses années d’expérience. À la mesure de n’importe lequel d’entre nous.

— Tu n’as aucune idée de son identité ?

— Absolument aucune.

— Et ses motivations ?

— La haine, pour une raison ou une autre.

— Envers tout le monde, ou seulement certains ?

— Impossible à dire.

— Comment communique-t-il avec l’Extro ?

— Rien de plus simple. Tu prends n’importe quel téléphone et tu parles. Le réseau transmettra le message à l’Extro, du moment que le central est conscient.

— Cela pourrait être un désastre pour le Groupe, Poulos. J’en suis tout retourné.

— Tu as tort, Guig. C’est un défi tout à fait fascinant qui nous est lancé. Le premier depuis de nombreuses années.

— D’accord. Mais qu’est-ce qu’il faut faire ?

— En route pour Cérès. Pas pour s’enfuir, mais, simplement pour mettre en sécurité Devine et sa capsule. Ensuite, on retourne au combat.

Harry et Jimmy ne nous écoutaient même pas. Ils étaient absorbés dans une intense conversation technique à base de watts, d’ampères, de mégahertz, de fréquences et d’inductances. Il fut un temps que j’ai connu où les truands parlaient de nitroglycérine et de forets en diamant. Le progrès, que voulez-vous. Quand nous eûmes fini, Poulos et moi, ils s’interrompirent et nous regardèrent.

— Quand ? demanda doucement Jimmy.

— Dès que le Peau-Rouge sera en état. C’est lui qu’il faudra faire entrer.

— Il vaudrait peut-être mieux attendre une heure où la consommation d’énergie est creuse.

— Pp moyen, dit Harry. Le JPL a sa propre alimentation, toujours en pointe.

— Alors, maintenant ou plus tard, c’est la même chose. J’aimerais quand même partir pour Tokyo le plus tôt possible.

— Je vais voir comment va le Grand Chef, dis-je.

Il ne semblait pas aller trop mal. Fée était penchée au-dessus de lui tandis qu’il donnait l’impression d’être en train de morigéner Natoma en cherokee pour avoir délaissé la haute moralité du pays d’Erié. Natoma riait.

— M’enclicline, l’mec-là, me dit-elle en XXe.

M’bantou lui avait appris pas mal de choses en voulant la mettre au goût du jour, apparemment.

— Le Groupe est prêt à t’introduire en fraude dans la capsule, lui dis-je. Peux-tu venir ?

— Uu. (Il se leva du lit.) Je vois que je vous ai convertis.

— Pas du tout ! Je n’ai aucune foi en ta rédemption bivalente, mais il faut bien que le Groupe essaye de se serrer les coudes.

— Tu me fais penser à Voltaire, Guig. Je déteste tout ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire.

— Paroles que Voltaire n’a jamais prononcées, d’après la Tosca. Descends.

Il tendit l’oreille quelques secondes. Je savais qui il était en train d’écouter.

— Jj comme d’habitude, Guig. Seulement attribuées à Voltaire. Et la citation était incorrecte. J’arrive.

Cinq combinaisons neutres d’Abominables Hommes des Neiges nous attendaient dans l’hélico. Deux pour Harry et Jimmy, deux pour le Chef et Fée. La cinquième ? Tout le monde me regarda.

— Pas moi, merci, leur dis-je. Je rentre au tipi avec ma femme bleue.

— Allons, viens, Guig.

— Pourquoi moi ?

— C’est toi qui as recruté Devine. Tu dois aller jusqu’au bout, dit le Grec.

— Au bout de quoi ? Je ne sais même pas comment cette histoire de dingues va finir, Natoma, tipi ?

— Aclompagne flère, Glig, dit Natoma. Moi atlendle.

J’aclompagnai le flère. Juste à ce moment-là M’bantou fit entrer Borgia, un poil trop tard. Excuses et tchao. Tandis que nous nous glissions dans nos combinaisons neutres à bord de l’hélico, je demandai au fils de l’Erié :

— Quel est ton programme, Aigle-à-deux-têtes ?

— Vague et désespéré, mais n’importe quoi pour échapper à l’United Con. Décollage par kinorep ; ensuite, utilisation des tuyères latérales pour vider les lieux. J’espère qu’il reste assez de carburant.

— Les réservoirs sont pleins. Les techniciens les ont remplis pour accomplir leur crime honteux.

— C’est un avantage pour nous, mais c’est le seul. Je suis dans une drôle de mélasse. Est-ce que je peux me permettre de voler un vaisseau spatial ? Personne ne l’a jamais fait avant à ma connaissance.

— Ce vol te permettra de t’envoler plus facilement.

— Peut-être, mais pour aller où ? Le cyclotron orbital ? Cérès et l’I.G. Farben ? La mine du Grec ? Je ne sais pas encore. Il faudra réfléchir. De toute manière, j’attends l’analyse du Grec. Je pense que ce sera une orbite d’attente. À supposer que je puisse faucher le vaisseau.

— L’Extro-ordinateur va marcher dans la combine ?

Il posa sur moi un regard pénétrant.

— Pourquoi demandes-tu ça ?

— Je suis au courant. Fée m’a mis au parfum.

— Elle en entend trop, lança-t-il.

Puis il s’enferma dans la combinaison neutre.

Harry nous fit franchir de nouveau comme une fleur tous les barrages du JPL.

— Tt mauvais système de sécurité, nous dit-il. Leur code devrait changer toutes les quatre heures.

Arrivés devant la double porte du théâtre d’atterrissage, nous nous arrêtâmes et Jimmy Valentine prit les choses en main. Il examina soigneusement la barrière moirée. Puis il quitta sa combinaison neutre et ouvrit sa salopette. Il avait encore plus d’outils sur lui que le Grand Chef.

— Vingt minutes max, dit-il. Écartez les curieux.

Il se mit au travail. On aurait cru voir Rutherford explorant les secrets de l’atome. Harry était penché par-dessus son épaule et ils se parlaient à voix basse en électronique. Je regrettais un peu qu’Edison ne fût pas avec eux, mais d’un autre côté il était parfois si disputailleur que les vingt minutes max auraient pu facilement se transformer en cinquante. Nous attendîmes donc.

Un garde en uniforme s’amena dans le couloir, perdu dans ses pensées. Il vit les Abominables et leur fit un signe de tête. Puis il aperçut Jimmy en pékin, en train de tripoter l’écran moiré, et il s’avança d’un pas décidé. J’aurais voulu lui demander de nous montrer sa montre, mais au lieu de cela je m’adressai au Grand Chef en XXe.

— Le canlèpre, Séquoia. Un peu de ruse indienne est préférable.

Je m’avançai à la rencontre du garde, prêt à lui balancer mon baratin, mais Séquoia me battit au poteau avec un bond de tigre. Il se retrouva avec ses bras autour du cou du garde et son genou dans les parties. On eût dit deux pédés enlacés, mais le genou cogna deux fois et le garde s’en alla dans un monde à part. Le Grand Chef le désarma et me lança son arme. Jimmy et Harry ne s’étaient même pas retournés.

— C’est ça la ruse indienne ? demandai-je.

— C’est difficile de rompre ses habitudes, grogna-t-il. Il faudra que j’apprenne.

— Tu l’as tué ? demanda Fée d’une voix étranglée.

— Nn.

— Il a seulement anesthésié sa sexualité pour un petit moment, lui dis-je avec entrain pour la rassurer.

Le motif moiré se transforma en réseau linéaire, puis réticulaire, puis ogival, puis circulaire en expansion, et disparut enfin complètement.

— Passez, dit Jimmy.

— Quinze minutes, annonça Harry. Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu avais du génie, Jimmy ?

— Oui, la Bank of England, dans une Circulaire Confidentielle. J’aimerais partir pour Tokyo, maintenant. Je vais rater une démonstration.

— Encore quelques minutes. Il faut qu’il fasse sortir ce truc-là. Ensuite, je te ferai sortir d’ici. Ramasse tes outils et remets ta combinaison.

Pendant ce temps, Fée-7 et le Grand Chef avaient ouvert les portes et nous entrâmes tous dans l’amphithéâtre. Le Grand Chef prit la direction des opérations. Il tendit à Fée un photostyle.

— Débloque la console. La combinaison est : ti-ti-ta-ta-ti-ta.

Fée inséra le photostyle dans un alvéole et le fit fonctionner. Le Grand Chef déverrouilla le panneau d’accès de la capsule. Il passa la tête à l’intérieur pour l’inspecter rapidement. Puis il referma le panneau, l’air satisfait : Harry, Jimmy, et moi, nous le regardions faire en manifestant à peu près autant d’intérêt que le garde de tout à l’heure.

— Il y a vingt ans qu’on ne se sert plus de ces combinaisons lumineuses, murmura Jimmy avec dédain.

— Les gens ne savent pas vivre avec leur temps, répondit Harry. Heureusement pour nous.

— C’est la première fois que j’aide à choper un engin spatial.

— Pareil pour moi. Et pas pour du fric.

— Fée, alerte, jappa le Grand Chef.

— Oui, Chef.

— Iris.

Elle tripota la console. Les pétales de l’iris, au-dessus de nos têtes, s’ouvrirent.

Devine s’installa à la console et lui fit un signe. Elle alla se mettre au bord de l’estrade, à genoux, la main levée pour donner le signal. Je suppose que le bout de sa langue dépassait entre ses dents, mais comme elle était dans la combinaison neutre je ne pouvais pas vérifier. Le Grand Chef pianota sur la console. Fée fit des signaux avec sa main. La capsule se souleva vers l’iris. Séquoia fit un pas en arrière et la regarda avec attention tandis qu’elle prenait de la hauteur. Fée, toujours agenouillée dans une attitude qui était presque celle de la prière, regardait aussi avec attention. Juste au moment où la cryocapsule arrivait au niveau de l’iris grand ouvert, elle s’immobilisa brusquement et resta en suspens.

— Nom de Dieu ! s’écria Séquoia en se précipitant vers la console.

Mais avant qu’il ait pu toucher les commandes, la capsule bascula et retomba en écrasant Fée de toute sa masse.

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