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Nous fûmes agressés par quelques citoyens du 3e âge en nous rendant de l’hélico au portail, mais il n’en résulta pas grand mal. Ils utilisaient des revolvers de papa. Il y eut quand même un incident comique. Nous les avions mis en fuite lorsque je regardai autour de moi et vis Nemo à califourchon sur un de ces malheureux, prostré. Il était en train de gifler le gringo à la volée avec son propre pistolet tout en psalmodiant : « Ce n’est pas… la voie… de la survivance… il faut… transplanter… transplanter… »

Nous l’arrachâmes du pauvre vieux gringo et nous allâmes rejoindre Fée au portail. Elle paraissait très impressionnée par le numéro de Nemo. Elle avait déjà assisté à des agressions de ce genre, mais c’était la première fois qu’elle en voyait une servir de prétexte à une leçon de morale. Elle nous conduisit jusqu’au site de l’atterrissage, et ce fut à mon tour d’être impressionné.

C’était un énorme théâtre-en-rond, avec des gradins pour un millier de personnes. Ils étaient peuplés d’huiles de l’U-Con et de politiciens locaux qui faisaient plaisir au JPL pour qu’il soit heureux et continue de payer ses taxes dans l’État. Fée nous plaça dans la section réservée et descendit rejoindre Devine au milieu de l’arène. Il était à côté d’une grosse console de contrôle qui jouxtait le podium. Je remarquai que Fée se comportait avec un calme et une assurance étonnants. Ou bien le Grand Chef avait tenu sa promesse, ou bien elle avait trouvé sa propre identité. De toute manière, j’étais obligé de lui tirer mon chapeau.

Devine monta sur le podium, regarda tout autour de lui et se mit à parler.

— Senoras, gemmum, soul hermanos, ah gone esplanar brief, you comprender the significación of the esperiment, O.K. ? You got any preguntas, just ax da man.

Il fit un signe à Fée. Elle fit quelque chose avec la console. Des projecteurs s’illuminèrent. Trois mecs apparurent sur la scène à côté de Devine. Ils souriaient et saluèrent plusieurs fois le public. Ils étaient plutôt de petite taille, mais paraissaient coriaces.

— Voici les trois courageux volontaires, commença Devine (je traduis) qui ont accompli le premier vol cryogénique de l’histoire. Il s’agit d’un entraînement pour la mission Pluton, et éventuellement plus tard les étoiles. Les deux contraintes principales sont le temps et la charge utile. Il faudra à la mission de nombreuses années pour atteindre Pluton, même à l’accélération maximale. Il faudrait des siècles pour arriver aux étoiles. Même en supposant qu’ils puissent vivre assez longtemps, il serait pratiquement impossible de les munir de suffisamment de vivres et d’équipement pour tout le voyage. La seule solution, c’est la cryonique.

J1 fit un autre signe à Fée. Les projecteurs clignèrent. On vit les trois mêmes cryonautes, nus, grimpant avec l’aide de techniciens dans des sarcophages transparents. Séquence-montage où on les voit recevant diverses injections, puis reliés à un réseau de capillaires vrillés, et aspergés d’une sorte de liquide stérilisant. Les couvercles des sarcophages sont verrouillés.

— Nous avons abaissé la température des cryosarcophages d’un degré Celsius par heure et augmenté la pression d’une atmosphère par heure jusqu’à ce que nous ayons obtenu de la glace III qui est plus dense que l’eau et qui se forme au-dessus du point de congélation. La technique cryogénique du milieu du vingtième siècle était déficiente en ce qu’elle ignorait que l’animation suspendue ne pouvait être obtenue à l’aide de la seule congélation. Il est indispensable de réunir une basse température et une haute pression. Les détails se trouvent dans les cassettes qu’on vous a remises à l’entrée.

Gros plans d’un sarcophage délicatement chargé dans une capsule. Montage de l’intérieur de la capsule. Techniciens procédant au raccordement complexe des sarcophages à la plomberie interne.

— Nous les avons placés sur une orbite de quatre-vingt-dix jours, représentant une ellipse très allongée.

Plan d’ensemble du lancement. D’abord au ralenti puis à une certaine altitude, flammes jaillissant du vaisseau porteur, et accélération à perte de vue. Rien que de très banal. Edison était en train de bâiller.

— Et maintenant, ils sont en train de redescendre. Nous allons récupérer la cabine dans un cône projeté de kinorep, la centrer à l’aide de ses tuyères latérales et laisser les effets conjugués du kinorep et de la gravité l’amener doucement à terre. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas des techniciens, je rappelle que kinotrac signifie attraction cinétique électromagnétique, et kinorep répulsion cinétique électromagnétique. C’est ce qui permet au vaisseau porteur de décoller et d’atterrir sans trop secouer ses passagers.

» Les cryonautes vont arriver dans une dizaine de minutes. Ils seront ramenés peu à peu à un métabolisme normal. Malheureusement, le processus est lent et il vous faudra attendre plusieurs jours avant de pouvoir les interviewer. D’ailleurs, ils n’auraient pas grand-chose à vous répondre. Pour eux, le temps qui s’est écoulé est nul. Mais si vous avez des questions, vous pouvez me les poser maintenant.

Il y eut quelques questions subtiles posées par des pékins : Où se trouvait l’orbite de la capsule ? (Dans le plan de l’orbite terrestre. Voir la cassette qu’on vous a remise à l’entrée.) Pourquoi pas une orbite de comète autour du soleil ? (Les nécessités de la réfrigération, plus le fait qu’elle risquait de se transformer en parabole sans retour. Voir la cassette qu’on vous a remise.) Quels sont les noms et qualifications des cryonautes ? (Voir cassette.) Comment vous sentez-vous personnellement après cette dangereuse expérience ? (Responsable.) Il regarda autour de lui.

— Il reste trois minutes. Avez-vous encore des questions ?

— Oui, criai-je. Qu’est-ce qu’un Horrible Pavot ?

Il me lança un regard qui me fit mettre dans la peau de George Armstrong Custer (West Point, 1961) et retourna à sa console.

— Ouvrez l’iris, commanda-t-il.

Fée toucha quelque chose et le dôme au-dessus de la scène s’ouvrit comme une fleur.

— Kinopiège en place.

Elle hocha la tête, en se concentrant si fort sur ce qu’elle faisait qu’on voyait émerger le bout de sa langue entre ses dents serrées.

Nous attendîmes, dîmes, dîmes. La console laissa soudain entendre un blip-blip sonore.

— Contact, murmura Devine. (Il prit les commandes.) Chaque fois que le vaisseau entre en contact avec la paroi du kinorep, nous l’éloignons avec ses tuyères latérales pour essayer de le placer exactement au centre du cône.

Il croyait qu’il pensait à haute voix. Dans le silence anxieux de l’amphithéâtre, cela résonnait comme un cri. Ses mains parcoururent agilement le clavier de la console. Les blip-blip se transformèrent en un son continu et discordant.

— Vaisseau centré, descente commencée.

Il était évident que sa face de poker était soumise à des tensions considérables, bien qu’elle n’en laissât rien voir. Il commença à compter d’une voix monotone :

— Diez. Nueve. Ocho. Siete. Seis. Five. Four. Three. Two. One. Minuto.

Son regard se portait sans cesse de l’iris grand ouvert à l’écran de radar de la console. Il continua à compter. On eût dit une messe en latin. Drôle de responsabilité.

Puis le derrière de la capsule apparut silencieusement au milieu de l’iris et descendit à la vitesse d’un escargot de l’espace. L’effet de répulsion exercé par le kinorep n’était pas visible, mais il souleva une mini-tempête de poussière et de morceaux de papier sur le podium. Les spectateurs applaudirent. Devine ne leur prêta pas attention. Il était entièrement absorbé par ce qu’il faisait.

Il fit un signe de tête à Fée qui courut jusqu’au bord du podium, s’agenouilla et commença à indiquer avec la main combien de centimètres il manquait pour que la capsule touche. Nous sûmes qu’elle s’était posée quand le podium ploya légèrement. Devine éteignit la console, poussa un profond soupir convulsif et nous électrisa soudain d’un sonore youpie comanche. L’assistance se dégela et applaudit en trépignant sur les gradins. Même Edison, qui brûlait de jalousie professionnelle. Trois techniciens, en vrai cette fois-ci, apparurent et déverrouillèrent la capsule. Devine mit un pied à l’intérieur du panneau d’accès.

— Rappelez-vous, nous dit-il en se retournant. Pour eux, le temps est resté figé. Comme je vous l’ai dit, vous ne pourrez pas leur parler, mais vous allez au moins les voir. (Il passa la tête par l’ouverture. Sa voix nous parvint, étouffée.) Ils sont restés quatre-vingt-dix jours congelés en orbite. Il y a…

Il s’interrompit brusquement. Nous attendîmes. Plus rien. Il était immobile. Un technicien lui toucha le dos. Pas de réaction. Les deux autres techniciens s’avancèrent, parlant à voix basse, et commencèrent à le tirer doucement en arrière. Il recula comme un somnambule. Quand ils le lâchèrent, il resta immobile, comme il était. Les techniciens passèrent la tête à l’intérieur de la capsule. Quand ils la ressortirent, ils étaient blancs comme des linges et muets de stupeur.

Il fallait que je voie ce qui s’était passé. Je me frayai un chemin à travers la foule jusqu’à la capsule. Quand finalement je pus jeter un coup d’œil à l’intérieur, je vis les trois sarcophages. Il n’y avait pas de cryonautes dedans. Il n’y avait rien à l’intérieur des sarcophages à part trois rats pelés. La foule me tirait en arrière. Malgré le vacarme, j’entendis les cris perçants de Fée-7 :

— Guig ! Par ici, Guig ! Viens vite !

Elle était près de la console. Je jouai des coudes pour parvenir jusqu’à elle. Elle était penchée sur Devine, allongé par terre derrière la console en proie à une crise d’épilepsie classique.

— Ça va bien. Fée. Je m’en occupe.

Je fis ce qu’il y avait à faire. La langue d’abord. L’écume. Desserrer les vêtements. Libérer les bras et les jambes. Elle était épouvantée. Une crise, c’est toujours quelque chose d’effroyable à voir. Puis je me redressai en criant :

— À moi, le Groupe !

Les quatre se matérialisèrent devant moi.

— Garde d’honneur, leur dis-je. Personne ne doit le voir. Es-tu en état, Fée ?

— Non.

— Désolé. Il faudra que tu le sois. Est-ce que le Chef a un bureau ? Un sanctuaire particulier ?

Elle hocha la tête, incapable de parler.

— Bong ; instructions : Mes amis vont le transporter. Montre-leur où c’est. Ensuite, reviens vite. Immédiatement, compris ? Il faudra que tu remplaces Devine, quand la foule va se ressaisir et se mettre à poser des questions. Je serai là. Mes amis resteront avec le Grand Chef. Exécution !

Elle fut de retour cinq minutes après, tout essoufflée. Elle portait une blouse blanche sous le bras.

— Enfile ça, Guig. Tu seras un des assistants.

— Non. Il faut que tu te débrouilles toute seule.

— Mais tu as dit que tu serais là ?

— Je suis ici.

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Qu’est-ce qu’il faut que je dise ? Je ne saurai jamais m’en sortir.

— Mais oui, tu verras. Ce n’est pas pour rien que je t’éduque depuis trois ans. Allons. Avec beaucoup de classe et d’assurance. Tu es prête ?

— Pas encore. Dis-moi ce qui a fait flancher le Chef.

— Les cryonautes ne sont pas dans leurs sarcos. Ils ont disparu. À leur place, il y a quelque chose qui ressemble à un rat tondu.

Elle se mit à trembler.

— Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

J’attendis. Je n’avais pas le temps de la câliner. Il fallait qu’elle se ressaisisse toute seule. Ce qu’elle fit.

— Ça y est, Guig. Je suis prête. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

— Demande le silence. Classe et assurance. Je te soufflerai.

Elle eut la classe de grimper sur la console et de prendre la pose de Cortez contemplant le Pacifique pour la première fois (tandis que ses hommes se contemplaient ébaubis).

— Mesdames et messieurs ! cria-t-elle en spang. Mesdames et messieurs, je vous demande un instant d’attention s’il vous plaît. (Et maintenant, Guig ? en XXe.)

— Présente-toi.

— Je suis Fée-7 Chinois-Grauman, l’assistante particulière du Dr Devine. Je pense que vous m’avez tous vue à la console de contrôle. (Après, Guig ?)

— Élégant. Stylé. Ce n’est pas un désastre, c’est un défi.

— Mesdames et messieurs, quelque chose d’inhabituel s’est produit pendant notre expérience cryogénique, et vous avez eu le privilège d’en être les témoins. Permettez-moi de vous féliciter pour cela. Comme dit souvent le Dr Devine, l’essence même de la découverte est de trouver ce que l’on n’avait pas prévu. (Elle tendit l’oreille :) Ah ! certains d’entre vous parlent des leçons de l’imprévu. Oui, la science est faite de ces leçons ! (Guig !)

— Le Grand Chef est en train d’analyser cette surprise dans son labo avec toute son équipe. Très technique, maintenant.

— Le Dr Devine est maintenant en train de procéder avec ses collaborateurs à l’analyse modale du phénomène auquel vous avez assisté. (Elle inclina gracieusement la tête.) Je sais que vous êtes en train de vous demander si la procédure habituelle va être suivie en ce qui concerne les cryosarcophages. Je puis vous dire que le Dr Devine est actuellement occupé à résoudre cette question ; c’est une des raisons pour lesquelles il ne doit absolument pas être dérangé. Vous vous demandez ce qui est arrivé aux cryonautes. C’est une question que nous nous posons également. (Guig !)

— C’est tout.

— Je vous remercie beaucoup de m’avoir écoutée. À présent, il faut que je retourne à la salle de conférences. Le Dr Devine publiera un communiqué détaillé dès que possible. Merci.

Je l’aidai à descendre. Elle tremblait comme une feuille.

— J’ai encore besoin de toi, Fée. Va dire aux techniciens de refermer la capsule en la laissant telle qu’elle est. Qu’ils maintiennent tous les systèmes en activité comme si elle était en orbite.

Elle hocha la tête et traversa la foule en direction des techniciens qui paraissaient encore groggy. Elle leur parla avec animation, puis revint jusqu’à moi.

— C’est fait. Et maintenant ?

— Tout d’abord, je suis fier de toi.

— Mm.

— Conduis-moi jusqu’à Sitting Bull. Il faut que…

— Ne l’appelle pas comme ça ! hurla-t-elle. Arrête de lui donner ces noms. C’est un grand homme. C’est un… c’est un…

— … je le mette au courant de la situation. Je pense que son attaque a dû passer.

— Je crois que je l’aime, dit-elle piteusement.

— Et ça fait mal.

— C’est horrible.

— La première fois, c’est toujours comme ça. Allons-y.

— Ça ne fait que douze heures, Guig. Et j’ai l’impression d’avoir vieilli de douze ans.

— On voit ça. Tu as fait un saut quantique. On y va ?

Le sanctuaire de Séquoia était une vaste salle de conférences avec une grande table ovale et des fauteuils massifs. Elle était encombrée de livres, de registres, cassettes et matériel d’ordinateurs. Les murs étaient couverts de diagrammes orbitaux géants. Le Groupe avait pris place à un bout de la table et tout le monde dévisageait Devine avec un intérêt inquiet. Je refermai la porte sur les secrétaires curieuses de l’antichambre.

— Comment va-t-il ? demandai-je.

— Il a un ressort de coincé, fit M’bantou.

— Bof, c’est une petite crise, McBee.

— Regarde un peu, fit Parfum en Chanson.

Elle prit la main de Séquoia et la souleva le plus haut possible. Quand elle la lâcha, elle resta levée comme elle était. Elle prit Devine par les épaules et le fit doucement se lever du fauteuil. Le Grand Chef se mit debout docilement. La princesse lui fit faire le tour de la salle de conférences. Il la suivit comme un somnambule mais dès qu’elle le lâcha, Séquoia s’arrêta net au milieu d’une foulée. Son bras était toujours dressé vers le plafond.

— C’est ce que tu appelles une petite crise ? demanda M’b.

— Remettez-le dans son fauteuil, leur dis-je.

Fée était en train de gémir. Je n’étais pas exactement radieux moi-même.

— Il est complètement parti, dit Nemo. On ne pourra jamais aller jusqu’à lui.

— Aidez-le ! supplia Fée.

— Nous ferons de notre mieux, ma chérie.

— Que lui est-il arrivé ?

— Je n’en sais rien.

— Combien de temps ça va durer ?

— Aucune idée.

— Ça risque d’être permanent, Guig ?

— C’est difficile à dire. Il nous faudrait un expert. Princesse, j’aimerais que tu fasses venir Sam Pepys. Borgia aussi, le plus vite possible.

— O.K.

— Pourquoi vous casser la tête ? voulut savoir Nemo. Il a perdu les pédales. Vous n’avez qu’à l’oublier.

— Pas question. Premièrement, à cause de Fée. Deuxièmement, c’est toujours mon candidat ; il faut qu’il retrouve le guidon. Troisièmement, par humanité pure et simple. C’est un type brillant. Il faut lui conserver son prestige.

— Sauvez-le, supplia Fée.

— Nous allons essayer, ma chérie. Problème numéro un, comment le faire sortir d’ici pour le transporter chez moi ? J’entends les actionnaires d’U-Con qui s’impatientent dans le couloir. Comment faire pour les éviter ?

— Le déplacer n’est pas un problème, dit M’b. Il se laisse conduire comme un bébé. On peut le faire aller n’importe où.

— Oui, mais il faudrait le rendre invisible.

Je réfléchis de toutes mes forces. Je dois avouer, à ma grande honte, que je m’amusais comme un fou. J’aime bien les situations de crise.

— Ed, poursuivis-je au bout d’un moment, quelle est ton identité actuelle ?

Edison pointa le menton en direction de Fée.

— Ne t’inquiète pas pour elle, dis-je. Au point où nous en sommes, ça n’a plus tellement d’importance.

— Je sais tout ce qui concerne le Groupe, dit Fée. Pas par fanfaronnade, juste pour gagner du temps.

— On discutera de ça plus tard, dis-je. Qui es-tu en ce moment, Ed ?

— Directeur de la Division du Plasma chez R.C.A.

— Tu as tes papiers sur toi ?

— Naturellement.

— Bong. Tu vas y aller. Tu es un distingué collègue du Dr Devine, qui t’a invité à assister à l’événement. Tu es prêt à discuter avec les actionnaires de tout et de n’importe quoi. Remplis bien ton rôle, et n’arrête pas de le remplir jusqu’à ce que nous ayons sorti le corps d’ici.

Edison s’en – après avoir lancé un bref regard à chacun de nous et un qui en disait long à Devine – alla. Je l’entendis commencer son bla bla bla dans le couloir. Quelque chose comme : « Uh (x + b) – uh (x) = 2 x + 1. » Réjouissant comme tout. Je me concentrai de nouveau.

— Fée et Princesse. Vous allez décrocher le plus gros diagramme du mur et le tenir aussi haut que possible.

Elles obéirent sans poser de questions. Je leur donnai mentalement un bon point pour cela.

— Bien tendu. (Le bas du diagramme arrivait juste au niveau du sol.) M’b, c’est toi qui es le plus fort. Tu prends Devine sur tes épaules.

— Ce serait à voir, grommela Nemo.

— Physiquement seulement, capitaine, dit M’bantou d’une voix conciliante. Pas intellectuellement. Personne ne saurait rivaliser avec toi dans ce domaine-là.

Je leur expliquai le scénario. Je leur ouvris la porte de l’antichambre. Les deux femmes sortirent en tenant le diagramme le plus haut possible. « Désolée d’avoir à vous faire attendre », dit Fée à l’assemblée. Le diagramme navigua jusqu’au couloir. Derrière l’écran ainsi formé, M’bantou portait Séquoia.

Quand nous arrivâmes chez moi, nous trouvâmes Borgia qui nous attendait (je vous jure qu’à aucun moment je n’ai vu Parfum en Chanson composer l’appel). Elle ressemblait à une Florence Nightingale sicilienne. Ce qu’elle est, en réalité. Sicilienne, pas infirmière. C’est le meilleur docteur que je connaisse. Depuis 1600, elle a fait ses études à Bologne, Heidelberg, Édimbourg, la Salpêtrière, Comell et la Standard Oil. Elle est de ceux qui disent qu’il faut vivre avec son temps.

Il y avait une équipe de malabars au travail dans la maison.

— Je les ai trouvés en train de commencer à piller, m’annonça-t-elle. Ta porte ferme mal. Alors, je les ai mis au boulot.

Et c’était vrai. Sabu était en train de commencer de se régaler d’une balle de foin. Laura pourchassait des poissons rouges dans le petit salon et s’en mettait jusque-là. La maison était propre et immaculée. Une femme remarquable.

— Rassemblement, ordonna-t-elle.

L’équipe de voyous se mit en rang timidement devant elle.

— Maintenant, écoutez-moi bien. Vous deux, vous avez une amorce d’embolie. Vous trois, vous avez l’œstre, qui peut avoir des effets mortels. Tous vous êtes des tapettes et vous avez besoin d’une proctale. Je veux vous voir demain après-midi pour une visite complète. Compris ?

— Yassuh, medico.

— Mm. Exit.

Ils exitèrent. Une femme remarquable, vous dis-je.

— Soir, Guig, fit-elle en XXe. Soir, tout le monde. Qu’est-ce que c’est que cette chose ? Elle ne fait pas partie du Groupe. Faites-la sortir.

Fée fit face.

— Je m’appelle Fée-7 Chinois-Grauman. Votre malade est mon Jules. Vous n’avez pas d’autres questions ?

— Elle parle XXe.

— Et elle sait tout sur le Groupe. C’est pas n’importe qui.

— C’est le sang maori, interjeta M’bantou. Un peuple magnifique.

Borgia fit un sourire d’un kilomètre de large, alla à Fée et lui serra la poigne comme si c’était un manchon de pompe.

— J’aime les filles comme ça de nos jours. Nous avons pollué l’espèce. Voyons voir, ce patient. Tu n’as pas un endroit un peu plus intime, Guig ? Ici, on dirait un zoo avec un python qui ne cesse d’éructer.

Nous guidâmes le Grand Chef jusque dans mon bureau. Fée l’installa dans un fauteuil. Les autres s’excusèrent et allèrent s’occuper de leur ménagerie. Edison alla réparer la porte qu’il avait détraquée.

— Raconte, Guig, me dit Borgia.

Je la mis au courant des événements précédents tandis qu’elle tournait autour du Grand Chef pour l’examiner.

— Uhu, fit-elle. Il a tous les symptômes de base du délire postépileptique : mutisme, négativisme passif, stupeur catatonique. Ça va, Fée. J’abandonne le jargon médical. Tu as probablement le sentiment que je suis en train de dépersonnaliser ton Jules. Ne crois pas ça. Bon, est-ce qu’il y a urgence ? Combien de temps avons-nous ?

— Nous nous sommes débarrassés des huiles de l’U-Con pour un petit moment, mais ils vont revenir demain en bramant pour avoir leur communiqué et parler à Devine. L’expérience a coûté soixante-dix millions et…

— Quatre-vingt-cinq, fit Fée. Et ils sont déjà en train de bramer. C’est la panique. Ils veulent le Chef. Ou ses explications ou son scalp.

— Ils ont des soupçons sur ce qui lui est arrivé ? demanda Borgia à Fée.

— Pas encore. La plupart sont en train de murmurer qu’il a filé la queue entre les jambes.

— P.E.S. ? demanda Borgia en se tournant vers moi, très intéressée.

— Non. Captage de plombages. Tu vois tout ce qui est en jeu. Si on ne le tire pas de là en vitesse, il est foutu.

— Ce qui est en jeu pour toi. Comme si je ne savais pas.

— Pas maintenant, Lucy. Pas devant sa nana.

— Je ne suis pas sa nana, dit Fée. Il est mon Jules.

Lucrèce ne voulut pas approfondir la nuance sémantique. Elle se remit à tourner autour de Séquoia Devine, comme si elle le palpait avec des antennes invisibles.

— Intéressant. C’est très intéressant. Cette ressemblance avec Lincoln. Tu ne vois pas, Guig ? Est-ce un signe pathogénique ? Je me le demande souvent. Tu n’ignores pas, je suppose, que le jeune Lincoln a fait une crise cataleptique à la mort d’Ann Rutledge. Il ne s’en est jamais remis. Il est demeuré maniaco-dépressif pendant toute sa vie. Nous allons tenter un raccourci. Tu as de quoi écrire ? Équipement manuel de préférence.

Fée sortit un bloc-notes et un style de dessous le bureau.

— Il est droitier, Fée.

— Oui.

— Nous allons tenter un truc que m’a montré Charcot à la Salpêtrière. (Elle mit le style dans la main droite du Grand Chef et plaça le bloc en dessous.) Parfois, ils voudraient bien communiquer avec nous, mais ils n’en ont pas les moyens.

Elle se pencha au-dessus de Devine et se mit à articuler en spanglais. Je l’arrêtai tout de suite :

— Il s’exprime mieux en XXe, Lucy.

— Ah ! il a de l’éducation ? C’est encourageant. (Elle parla lentement au Grand Chef.) Bonjour, Dr Devine. Je suis médecin. J’aimerais discuter avec vous du JPL.

L’expression de Séquoia ne se modifia pas. Il continuait à regarder placidement dans le vague. Mais au bout d’un moment, il traça d’une écriture tremblante :


bonjour


Fée laissa entendre un glapissement de joie. Lucrèce lui intima de la main silence.

— Dr Devine, poursuivit-elle, vos amis sont ici. Ils sont très inquiets à votre sujet. Voulez-vous leur dire quelque chose ?

La main traça :


docteur devine vos amis sont ici ils sont très inquiets à votre sujet voulez-vous leur dire quelque chose


— Hum. (Borgia plissa la lèvre inférieure.) C’est comme ça, hein ? Veux-tu essayer, Fée-7 ? Quelque chose de personnel.

— Chef, c’est Fé-Fée. Tu n’as pas encore tenu ta promesse, rappelle-toi.


chef c’est fé fée tu n’as pas encore tenu ta promesse rappelle toi


Borgia déchira la feuille de papier.

— Guig ? Peut-être quelque chose sur ce qui vient de se passer.

— Hé ! Pocahontas ! L’U-Con a essayé de me vendre ces rats pelés. Ils disent que c’est ton âme.


hé pocahontas l’ucon a essayé de me vendre ces rats pelés ils disent que c’est ton âme


Borgia secoua la tête :

— J’espérais que ça nous mènerait quelque part, mais il fait juste de l’échopathie.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Cela fait partie quelquefois des syndromes catatoniques, Guig. Le patient répète les paroles de quelqu’un d’autre, sous une forme quelconque.

— Comme un perroquet ?

— Si tu veux. Mais on n’est pas encore battus. Je vais vous montrer un autre truc à Charcot. La psyché humaine peut être incroyablement retorse. (Elle fit passer le style dans la main gauche du Chef et plaça le bloc-notes en dessous.) Bonjour, Dr Devine. Je suis médecin. J’aimerais discuter avec vous. Êtes-vous arrivé à des conclusions en ce qui concerne le sort de vos cryonautes ?

Le visage placide continuait à regarder dans le vague. La main gauche tressaillit, puis commença à écrire en miroir, de gauche à droite :



— Miroir, Fée, demandai-je.

— Ne vous cassez pas la tête, nous dit Borgia. Je déchiffre dextro et lévo. Il a écrit : L’ontogenèse résume la phylogenèse, mais…

— Mais quoi ?

— Ça s’arrête là. L’ontogenèse résume la phylogenèse mais. Mais quoi. Dr Devine ? Mais quoi ?

Pas de réaction.

— C’est un nouvel échec ?

— Certainement pas, stupide. Nous avons fait une découverte capitale. Ça fonctionne très bien à l’intérieur. Très profondément. Il se rend compte de tout ce qui se passe autour de lui. Tout ce que nous avons à faire, c’est décortiquer le matelas anti-choc qui s’est formé autour de lui.

— Tu sais comment ?

— Par un contre-choc. Mais s’il y a urgence, ce sera aléatoire.

— Il y a urgence. Pourquoi sera-ce aléatoire ?

— On vient de découvrir un nouveau tranquillisant. C’est un polypeptide dérivé de la noradrénaline.

— Je n’ai rien compris.

— Tu sais comment fonctionnent les tranquillisants ? Ils épaississent les connexions entre les noyaux du cerveau, les cellules gliales et les neurones. Ralentis la transmission d’influx nerveux de cellule à cellule, et tu ralentis l’organisme tout entier. Tu suis ?

— Je suis.

— Ce dérivé de la noradrénaline bloque complètement le processus. C’est comme un gaz innervant. Tout devient mort. C’est bien cela l’ennui. Le risque, c’est qu’on peut le tuer.

— Pourquoi ? Les tranquillisants n’entraînent pas la mort.

— Essaie d’accepter ce concept, Guig. Chaque cellule nerveuse sera isolée des autres. Comme une île. Si la synapse peut se faire de nouveau, il retrouvera son état normal et sera tout étonné de s’être retiré ainsi. Nous aurons créé un contre-choc. Mais si elle ne se fait pas, il est mort.

— Quelles sont nos chances ?

— Expérimentalement parlant, jusqu’à présent, cinquante pour cent.

— D’après l’Armateur Grec, c’est un bon pourcentage. Essayons.

— Non ! s’écria Fée. Guig ! Non !

— Mais il est déjà hors de ce monde, Fée. Tu n’as rien à perdre.

— Avec le temps, il guérira. Ce n’est pas vrai, docteur ?

— C’est possible, fit Borgia. Dans cinq ans, peut-être, sans ce traitement de choc. Ton Jules est dans l’état le plus catatonique que j’aie jamais rencontré de toute ma carrière. S’il a une autre crise d’épilepsie pendant que nous atermoyons, il s’enfoncera encore plus profondément.

— Mais…

— Et puisque c’est ton Jules, je dois te prévenir que s’il en sort par ses propres moyens, il souffrira probablement d’une amnésie totale en ce qui concerne tout son passé. Dans ce genre de cas, il y a de fortes probabilités.

— Tout son passé ?

— Tout.

— Son travail ?

— Oui.

— Moi ?

— Toi.

Fée hésita. Nous attendîmes. À la fin, elle fit :

— Uu.

— Alors, grouillons-nous. (Borgia avait le complet contrôle de la situation.) Il faut qu’il sorte de son contre-choc dans un environnement qui lui soit familier. Il habite quelque part ?

— On ne peut pas entrer. C’est gardé par des loups.

— Le JPL est hors de question. Où ça, alors ?

— Il enseigne à l’Union Carbide, dit Fée.

— Bureau ?

— Oui, mais il passe la plus grande partie de son temps là-bas à se servir de leur Extro-ordinateur.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Fée se tourna vers moi, implorant de l’aide.

— L’Union C. a construit un complexe d’ordinateurs pratiquement illimité, expliquai-je. Ils ont d’abord appelé ça des ordinateurs « extensibles », mais maintenant on les nomme Extro-ordinateurs. Leur truc est bourré de toutes les informations qui ont existé depuis le commencement des temps. Et il y a encore de la place pour en stocker d’autres.

— Bong. On va le flanquer dans le complexe d’ordinateurs. (Elle sortit un carnet de sa boîte à outils et écrivit quelque chose.) M’bantou ! appela-t-elle. Arrive ici. Porte cette prescription à Upjohn et amène l’ampoule au centre d’informatique de l’Union Carbide. Ne te laisse pas attaquer en route, surtout. Ça coûte une fortune.

— Je la transporterai dans une canne truquée.

Elle lui fit une bise.

— Mon gentil petit nègre. Tu diras à Upjohn de marquer ça sur mon compte.

— Puis-je te demander à quel nom, Lucrèce ?

— Ah, zut ! Qui suis-je en ce moment ? Ah, oui ! Cipolla. Le Dr Renata Cipolla. Vas-y, mon petit.

— Renata oignonl m’exclamai-je, incrédule.

— Eh bien, oui ! Pourquoi pas ? Tu ne serais pas un peu antisémite sur les bords, des fois ? Oh ! Edison ! Tu as fini de réparer la porte ? Laisse un peu tomber ça. J’ai besoin que tu me bricoles un stérilisateur. Et aussi un masque à oxygène. Tu vas venir avec moi. Apporte ta boîte à outils.

— Un stérilisateur ? s’étonna Fée. Et de l’oxygène ?

— Il est possible que je sois obligée d’inciser et d’effectuer un massage cardiaque. Nemo ! (Pas de réponse.) Nemoo !

Elle alla jusqu’au petit salon-piscine. Il était bien là, en train de s’amuser avec Laura. Il ne restait plus un seul poisson rouge. Je me demande s’il n’en avait pas mangé quelques-uns lui-même, histoire de se montrer sociable, vous comprenez. Lucrèce tambourina à la paroi de perspex jusqu’à ce que la tête de Nemo émerge de l’eau.

— On s’en va, dit-elle. Tu gardes la maison. La porte est complètement fichue. Tais-toi, Ed. Utilise la force pour résister à la force, mais ne tue personne. Maintiens-les à distance. Souviens-toi qu’ils ont sans doute besoin d’être soignés. Mm. Allons-y, les enfants.

Edison et elle ramassèrent leurs boîtes à outils. Tandis que Fée et moi nous guidions Cochise hors de la maison, je jetai un coup d’œil dans la cave. Parfum en Chanson dormait paisiblement sur le dos de Sabu. J’aurais bien voulu lui demander de vider les lieux.

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