9

Quand j’arrivai enfin au tipi, j’y trouvai Natoma avec Borgia et M’bantou. Il y avait aussi les loups. Et Jicé. J’étais trop épuisé pour être surpris. Le Zoulou me jeta un seul coup d’œil, vit mon expression et me dit :

— Je sors faire faire un tour aux loups.

— Non. Reste, je t’en prie. Il vaut peut-être mieux que je vous mette au courant. Vous savez ce qui s’est passé ?

— Nous le savons, dit Borgia. Devine nous a appelés à la maison et nous a demandé de nous réunir ici. Il nous a dit pourquoi.

— Il a ajouté que tu essaierais probablement de te terrer comme un animal malade et que tu aurais besoin de toute notre aide, renchérit M’b.

— Dio, j’en ai besoin ! (J’essayais d’émerger à tout prix dans la réalité.) Je vais… Où est le Grec ?

— Il patli, dit Natoma. Pour ses laffaires.

— Qu’a-t-on fait des cendres de cette pauvre fille ? s’enquit Jicé.

— Ils… ils voulaient l’enterrer dans la fosse à compost, mais j’ai préféré un terrain privé. El Arrivederci. C’est cela qui a pris tant de temps. Arrivederci… au revoir. Bonne plaisanterie, n’est-ce pas ? Fée au… aurait…

Je me mis tout à coup à pleurer. Cela faisait des heures que je me retenais. Lorsque cela éclata, ce furent des sanglots pathétiques.

Natoma mit ses bras autour de moi pour me consoler. Je la repoussai brusquement en disant :

— Non. C’est moi qui l’ai tuée. Je suis un misérable.

— Mon cher Guig, commença Borgia d’une voix distinguée.

— Mon cher rien du tout ! hurlai-je.

— Laime Fée, dit Natoma.

— Oui, oui, Nato. C’était une petite fille. Je l’ai vue grandir, devenir une femme… Une grande dame… Et je l’ai tuée. Arrivederci, Ff. Plus jamais je ne te reverrai.

— C’est la cryocapsule qui l’a tuée, Guig.

— Sais-tu comment ? Sais-tu pourquoi ? Moi je sais, McBee. Je suis responsable. Je l’ai assassinée.

— Mais non ! Mais non ! Mais non !

Ils étaient tous catégoriques là-dessus.

— C’est cette machine sophistiquée qui est responsable, Guig, me dit M’bantou. Elle était obligée de se détraquer tôt ou tard. Les machines se détraquent toujours.

— Mais c’est moi cette fois-ci qui l’ai détraquée.

— Comment ?

— En parlant trop.

— À qui ?

— À la machine.

M’bantou leva les bras au ciel.

— Excuse-moi, Guig, mais ce que tu dis n’a pas de sens.

— Je sais. Je sais. Fée-7 m’avait mis au courant quand nous étions dans la bulle. Elle captait les conversations entre l’Extro et Séquoia. Il a fallu que j’ouvre ma grande gueule. Foutue grande gueule. Elle ne pourra même pas me le pardonner. Plus jamais…

J’éclatai de nouveau en sanglots.

Jicé déclara :

— J’emmène Guig faire un tour. Rien que nous deux. Attendez-nous ici, mes enfants.

— C’est dangereux, dit M’bantou, de sortir sans protection. Emmène un loup avec toi. Je lui donnerai des instructions.

— Merci. Pas besoin de loup. Embrasse-le, ma belle.

Natoma m’embrassa et nous sortîmes, Jicé la main sur mon épaule. La rue était l’enfer habituel. Un labyrinthe d’épouvante. Boulevards et allées tournicotaient en un lacis tire-bouchonné qui se coupait et se recoupait, interrompu parfois par un immeuble abandonné, une montagne de détritus ou un désert bidon-villesque. Le tout parsemé de mecs en décomposition, vivants et morts et puants. Il y avait des impasses où des bandes s’embusquaient, se battaient et déclenchaient des guerres sado-machiavéliques qui auraient coupé le souffle au baron Krafft-Ebing. Nous passâmes devant un cul-de-sac où une petite troupe était prête à porter une attaque, mais ce n’étaient guère plus que des squelettes en haillons. Brûlés par un pistolet à viande.

On entendait le bruit des hyènes et de leurs proies, mais personne ne nous importuna. Le charisme de Jicé. Nous arrivâmes à la plage de San Andréas, aujourd’hui occupée par des baraques montées sur pilotis rouillés, bajoue contre bajoue, reliées par des passerelles tremblantes formant un treillis super-pop.

— Cette Pp de planète est en train de crever, murmurai-je.

— Nn, fit Jicé d’une voix ferme.

Puis il se mit soudain à parler en spang. Je crois que je sais pourquoi. Il s’identifie aux épaves de l’univers, et des épaves en ce moment j’étais la plus belle.

— Oigame, Guig-man. The Big Boss, il bénit les pobrecitos car the Kingdom of Heaven leur appartient. Dios, il a un faible pour les paumés. Un jour, todos los santos leur crieront welcome au paradis. Ils seront les rois, les mecs. Feliz es-tu, Guig, si tu flippes aujourd’hui mañana tu seras bendito.

» Albar, soul brothers. Rincez-vous los ojos du spectacle. Peace and love, hombres, and misericordia. Bientôt vous ferez partie de the band à Dios et les Angels vous rouleront le joint. Shake hands, hombre. Remember. Tu tripperas comme un rey dans la piaule à Papa Dios.

Je sanglotais toujours, mais je shakai quand même. Il me serra dans ses bras et m’embrassa. Je redoublai de sanglots en me souvenant que je n’avais jamais serré dans mes bras ni embrassé ma pauvre Fée-7 pour de bon. Dio, on traite ses enfants comme des jouets. On ne se rend compte que c’étaient des personnes que quand il est trop tard et qu’ils ont disparu.

Un traceur arriva sur moi dans un bruit de casserole et m’agrippa comme si je voulais me sauver. Ces machins-là n’ont pas de savoir-vivre. D’une voix de crécelle, il demanda :

— Edward Curzon. I-D, s’il vous plaît.

— 941939002.

La machine cliqueta et dit :

— Prenez le message qui est dans la fente.

Je pris. Le traceur pivota et détala. J’ouvris le message. Il disait :


DEVINE EN CE MOMENT EN ROUTE POUR CERES AVEC MOI.

SIGNE : POULOS.


Je le montrai à Jicé.

— Tu ferais bien de les suivre, me dit-il.

Natoma n’ayant pas de passeport, Jim le Faussaire vint lui confectionner une petite merveille. D’après Jim, le travail n’est plus du tout ce qu’il était avant. Aujourd’hui, il faut surtout savoir graver des combinaisons qui donneront le change aux contrôles d’ordinateurs. Jim sait ce qu’il faut faire, mais il ne veut rien dire. Le secret professionnel. Il est vrai aussi qu’il est bègue. C’est peut-être ça, la vraie raison.

L’atterrissage sur Cérès fut mouvementé, mais l’équipage assura les passagers que c’était normal sur cette ligne. Cérès est le plus grand des astéroïdes. De forme sphérique, il mesure environ 770 km de diamètre et accomplit une rotation toutes les six heures. Il tourne si vite sur lui-même que se mettre dans l’alignement du cône kinorep en vue de l’atterrissage équivaut à essayer d’enfiler une aiguille posée sur un de ces plateaux 33 tours qu’on utilisait dans les années 1900.

Quand je dis sphérique, c’était avant que l’I.G. Farben s’installe là. J’aimerais savoir combien ça leur a coûté pour transporter ici toutes leurs cochonneries. On dit qu’ils ont dépensé une fortune pour l’aménager. Cérès était un vrai enfer. Bactéries inconnues, radioactivité, chaînes d’étranglement d’hydrocarbones, spores empoisonnées. Par une coïncidence troublante, il ne subsistait plus un seul de ces dangers lorsque les escrocs du gouvernement annoncèrent à l’I.G. Farben qu’elle pouvait acheter Cérès, et bonne chance à elle pourvu qu’elle paye ses impôts en argent bien propre.

Non, l’astéroïde était loin de ressembler à une boule lisse aujourd’hui. Plutôt à une framboise. Les Fritz avaient de la place à ne savoir qu’en faire. Ils avaient donc abandonné les constructions verticales pour construire de petites unités dans tous les styles possibles et imaginables, depuis le vieux Frank Lloyd Wright jusqu’au Bauhaus controversé en passant par Stonehenge, Reims y Socios.

Toutes les constructions étaient abritées par des bulles, naturellement, d’où l’effet de framboise. Cérès était belle et bizarre, avec la lumière qui jouait sur ses dômes, et représentait une cible idéale pour une attaque, mais l’I.G. Farben ne semblait pas s’en faire. Elle savait que tout le monde savait que si quelqu’un levait la main sur elle, elle cesserait de fournir en armements de toutes sortes un système solaire épris de paix, ce qui deviendrait un désastre pour les dix-sept conflits armés qui se déroulaient en ce moment.

On nous fit passer la douane sans problème. Il y eut simplement pas mal de rires à mes dépens. On parle euro sur Cérès, et le mien est un peu rouillé aux jointures. Cela donnait une espèce de méli-mélo de français, d’allemand, d’italien et d’anglais qu’ils semblaient apprécier énormément puisqu’ils m’encourageaient à continuer à parler. Cependant, quand le Herr Capo de Douane me tapota la joue en signe de contentement, je me dis que la comédie avait assez duré et je me contentai de répéter obstinément : « El Greco, bitte. El Greco. »

Dans mon esprit, pour eux cela devait signifier Poulos. Mais ils semblaient déconcertés. Ils secouaient la tête. J’articulai :

— Poulos, bitte.

Ils secouèrent la tête de plus belle.

— El Greco, Poulos Poulos, capo von I.G. Farben.

Soudain, un douanier plus malin que les autres s’exclama :

— Ah, oui ! Greco. Capisco, capisco.

Il nous entassa dans une petite navette qui avait la forme d’un demi-melon, enfonça quelques touches sur un panneau de commande, recula et agita la main tandis que nous prenions de la vitesse. Tous les autres riaient en se donnant des claques dans le dos. Cela me rappelait la Rome heureuse d’avant Mussolini-Ff.

Nous glissions de bâtiment en bâtiment dans des tunnels transparents, mais on ne voyait rien parce que nous étions au niveau des mezzanines. Nous vîmes le soleil qui se couchait, oui, et le spectacle était assez fascinant. C’était comme une balle de golf d’un blanc étincelant qui tombait d’un seul coup, plop, derrière l’horizon. Instantanément, ce fut la nuit, constellée de l’éclat incroyable des astres. À notre gauche, une double étoile énorme représentait le groupe Terre-lune. Mars était un disque distinct. Jupiter, sur la droite, était une tache orangée sur laquelle se détachaient, comme des têtes d’épingles, les principales lunes. Un spectacle inoubliable. Natoma poussait des « oh ! » et des « blah ! ». Il n’y avait pas ça dans la réserve du lac Erié.

La navette nous arrêta dans une mezzanine. Un jeune technicien à l’air efficace nous indiqua un escalier géant qui conduisait à l’étage. Pas besoin d’ascenseurs sur Cérès. La gravité est si faible qu’on y flotte pratiquement. Nous flottâmes donc, et rebondîmes sur les marches, anxieux de retrouver au plus tôt le puissant Poulos Poulos. Bêtes que nous étions. Nous nous retrouvâmes devant les portes d’un grand magasin qui s’appelait Greco.

J’étais partisan de quitter les lieux, écœuré, mais Natoma voulut jeter un coup d’œil et prit le mors aux dents. Comme c’était une joie pour moi de lui faire tous ses caprices, je la suivis, non sans grommeler de temps en temps pour qu’elle se sente un peu coupable. Cela vous double le plaisir d’acheter, quand vous vous sentez un peu coupable.

Je ne vais pas faire la liste de tout ce que Natoma emporta. Mentionnons simplement : peintures corporelles phosphorescentes, parfums et cosmétiques chantants, vêtements à ne porter qu’une fois, par douzaines, combinaisons de travail pour hommes, « ce sera tt chic l’an prochain pour les flemmes, Glig », collants transistorisés programmés pour changer de couleur à intervalles réguliers, « les vieilles choses reviennent à la mode, Glig », cadeaux pour la famille, méthodes pour apprendre les langues – spang, euro, afro et XXe – tout seul. Et naturellement, des bagages en nombre suffisant pour mettre tout ça.

Elle ne prêta pas un seul instant attention à l’étalage éblouissant des bijoux artificiels. C’est là que j’appris que les turquoises de son bandeau et de ses bracelets étaient en réalité des émeraudes pures. Je présentai mon passeport pour payer. Je fus étonné en voyant le total qui me paraissait ridiculement bas. On me déclara que Cérès était un port franc, mais qu’il ne fallait surtout pas en parler. Ils ne tenaient pas à avoir une invasion de touristes.

Je promis de garder bouche cousue. En échange, je demandai à parler au Chef du Magasin. C’était une grosse dame, qui se montra très compréhensive et aimable lorsque je lui exposai mon problème. Elle m’apprit que Poulos n’était pas connu sous son nom à Cérès. On l’appelait Der Directeur, le seul titre que je n’avais pas songé à utiliser. Elle nous raccompagna jusqu’à la mezzanine, nous fit entrer avec nos bagages dans une nouvelle navette et effectua la programmation pour nous. « Auguri », nous cria-t-elle tandis que nous prenions de la vitesse. « Tante danke », lui criai-je en retour, ce qui la fit éclater de rire. Évidemment, j’avais encore gaffé en utilisant mon euro. Plus tard, je me souvins que j’aurais dû dire : « Grazie, sehr. »

Le décor dans le bureau du Directeur était curieux. Pendant quelques instants, j’éprouvai l’impression de m’être déjà trouvé là. Puis je compris que cela me rappelait un atrium dont j’avais vu la reconstitution à Pompéi. Vasque centrale en marbre, colonnes en marbre formant une galerie tout autour. Les murs étaient de couleur sienne foncée. J’expliquai péniblement à la réceptionniste de service qui nous étions et ce que nous voulions. Elle inclina la tête en arrière et répéta le message d’une voix claire de mi bémol. Une porte s’ouvrit. Un visage typiquement hostile de mangeur de grenouilles apparut, me dévisagea de haut en bas et me demanda d’un ton aigu :

— Qu’est-ce que c’est ?

À ce moment-là, ma fofolle de Natoma ne put résister à la gravité nulle. Elle plongea dans la vasque et évolua plus ou moins à la surface avec une incroyable grâce. Elle rejoignit le bord en marbre, se hissa, s’ébroua et sourit comme une Néréide enchanteresse. Le mangeur de grenouilles se dégela.

— Ah ! oui, murmura-t-il. Entrez donc, per favore. (Puis il poursuivit en XXe :) Quelle langue préférez-vous ?

Ne me demandez pas pourquoi je lui répondis que je préférais l’ancien anglais.

Le bureau ressemblait à l’extérieur de l’atrium, mais sans le bassin.

— Je m’appelle Boulogne. Je suis le secrétaire du Directeur, nous dit le mangeur de grenouilles. (Il rejeta la tête en arrière et claironna en un bel ut majeur :) Une serviette pour Madême Curzon, please. (Il nous regarda en souriant.) On nous demande de savoir parler toutes les langues dans ce bureau. Langues. C’est bien comme cela qu’on dit en XXe ?

Arrivé là, je l’aimais bien, mais j’appréciai beaucoup moins les nouvelles qu’il nous donna.

— Vous m’en voyez navré, m’sieu et madême Curzon, mais le Directeur est absent depuis plus d’un mois, et il n’est pas encore de retour, je puis vous l’affirmer. J’ignore absolument tout du Dr Devine et de sa cryocapsule. Ils ne sont pas arrivés sur Cérès, vero. Désolé de ne pas pouvoir vous aider.

— Mais ce message, monsieur Boulogne ?

— Pouvez-vous me le montrer, s’il vous plaît ?

Je lui tendis le papier. Il l’examina attentivement, haussa les épaules et me le rendit.

— Je ne sais que vous dire. Il paraît authentique, mais il n’est pas parti de chez nous, je puis vous l’affirmer.

— Est-il possible qu’ils soient arrivés en secret et qu’ils se cachent ?

— Impossible. Et pourquoi se cacheraient-ils ?

— Le Dr Devine s’occupe actuellement de recherches très délicates.

— Cette cryocapsule ?

— Et son contenu.

— Qui est ?

— Je ne puis vous le révéler.

— Germaphrodites, dit Natoma.

Je lui lançai un regard courroucé, mais elle me sourit pour me rassurer.

— Vérité toujours bonne, Glig. Secret mauvais.

— Je trouve que Madême a raison, dit Boulogne, surtout dans la mesure où tôt ou tard un secret est condamné à être découvert. Des hermaphrodites, hein ? C’est drôle. Je ne croyais pas que de tels monstres existaient réellement en dehors des fables.

— N’eziste pas, fit Natoma avec fierté. Mia brother invente.

Voilà que maintenant elle se lançait dans l’euro.

— Alors, où est-ce que vous en êtes ? demanda Boulogne.

— Gros-Jean comme devant.

— Pardon ?

— J’ai été ridiculisé, trahi, floué. Je crois que je sais par qui, et j’ai peur.

Il fit claquer sa langue pour me manifester sa sympathie.

— Vous pouvez rester profiter de l’hospitalité du Directeur. Vous ne risquez rien ici. Je suis sûr que Madême s’y plaira beaucoup.

— Merci, mais je ne puis accepter. Nous partons pour le Brésil.

— Dio ! Le Brésil ? Warum ?

— Je suis complètement déboussolé par une situation dangereuse et exaspérante. Ma femme et moi, nous allons nous mettre un peu au vert et profiter de notre lune de miel. Si Poulos revient, dites-lui ce que j’ai l’intention de faire. Il saura où nous trouver. Merci pour tout, Boulogne. Peace.

— Des hermaphrodites, murmura-t-il tandis que nous partions. Qu’est-ce qu’ils ne vont pas chercher pour passer le temps !


Le Brésil a toujours été en retard de plusieurs siècles. Aujourd’hui, il s’est hissé péniblement au niveau des années 1930 d’une bien curieuse façon. Après notre descente sur faire d’atterrissage, il nous fallut prendre un car pour aller jusqu’à Barra. Une espèce de bus Greyhound à la noix. Tout le long de l’autoroute, nous dépassions des Ford et des Buick qui se traînaient sur la chaussée. Dans la banlieue de Barra, il y avait même des trams et des trolleys. Un spectacle incroyable. Magnifique.

Et Barra ! C’est un mélange de Times Square, du Loop et de Piccadilly Circus. D’énormes enseignes clignotantes et animées déversant leurs slogans en portul, qui est le dialecte local, une espèce de mélange de spang et de XXe. Une foule immense se pressait et se bousculait pour aller à ses occupations. Pas de violence ni de regards hostiles. Simplement une animation grouillante. Natoma et moi nous regardions ce spectacle bouche bée. À un moment, elle se dressa sur la pointe des pieds, tout excitée. « Voilà, voilà, Glig ! Neiman-Macluze ! » Et c’était vrai. Les grands magasins Neiman-Marcus du Texas avaient poussé leurs tentacules aussi loin dans le Sud.

Nous laissâmes nos bagages sur le quai de la gare routière où on nous avait assuré qu’ils ne risquaient rien (incroyable, non ?) et nous partîmes à la recherche du plus grand agent immobilier de Barra. Après quelques palabres animées, il finit par saisir et baragouiner (je traduis) :

— Mais bien sûr. Il s’agit du Rancho Machismo, et vous êtes les Curzon. Les documents de transfert viennent d’arriver. Laissez-moi le plaisir de vous accompagner dans ma nouvelle Caddy. Il y a déjà des domestiques qui vous attendent. Je vais les appeler personnellement avec mon nouvel appareil téléphonique. On vient de nous l’installer. Il souleva l’écouteur d’un antique téléphone mural et actionna plusieurs fois le crochet avec impatience. Allô, central. Allô, central. Allô !

Arrivés à l’endroit où il fallait traverser le Sâo Francisco, nous trouvâmes un bac qui nous fit passer avec la voiture.

— Voici l’endroit où commencent vos terres, nous dit l’agent immobilier avec enthousiasme.

Il tourna à gauche et longea la rivière sur un chemin de terre cahoteux. Je cherchais un ranch. Rien en vue. La voiture roula plusieurs kilomètres. Toujours rien.

— Combien d’hectares, déjà ? demandai-je.

Il y en avait mille. Doux Jésus. C’était plus qu’il n’en fallait pour me cacher, car ne cherchons pas à le dissimuler, je me cachais. J’avais presque envie de rebaptiser la propriété Rancho Polluelo, qui signifie « poule mouillée », ou à peu près, en portul.

Finalement, nous remontâmes une interminable allée fleurie qui aboutissait à des bâtiments, et je restai comme deux ronds de flan. On aurait dit ce jeu ancien qu’on appelait Straddle, ou Scabble, ou quelque chose comme ça. Rien que des carrés et des carrés, se touchant par les côtés ou par les coins, étalés sur deux hectares sans aucun ordre apparent. L’agent immobilier vit la surprise qui se peignait sur mon visage et sourit.

— Original, n’est-ce pas ? C’est une dame très riche qui l’a fait construire. Elle était persuadée que si chaque année elle ajoutait une pièce, sa vie serait prolongée d’un an chaque fois.

— Elle a véclu jusqu’à quel âge ? demanda Natoma.

— Quatre-vingt-dix-sept ans.

Le personnel était aligné devant l’entrée, tout en courbettes et sourires obséquieux. Il devait y avoir un domestique par pièce. Natoma me poussa doucement du coude pour que j’aille leur faire un discours, en tant que mestre de la plantation. Mais je la poussai devant moi, en tant que doña et maîtresse de la maison. Elle s’acquitta merveilleusement de la tâche. Gracieuse, mais royale. Familière, mais altière. Il nous fallut une semaine pour explorer les différentes pièces, dont je traçai le plan moi-même. Je n’avais pas l’impression que Poulos avait mis les pieds une seule fois ici. Il aurait supprimé aussitôt les décorations art nouveau qui étaient du dernier chic à Barra. Pour ma part, je les trouvais rafraîchissantes.

Après nous être installés, nous profitâmes de notre séjour au Brésil. Parmi de nombreuses autres choses, nous étions les nouveaux propriétaires d’une vedette à naphte avec un capitaine et un marin, et nous descendions souvent nous amuser à Barra. Nous allâmes à un match de base-ball. Il y avait onze équipiers de chaque côté. Le lanceur ne lançait pas, et le batteur ne battait pas. Quand un joueur arrivait à la base, il tirait sur la balle avec un bazooka à air comprimé pour essayer de l’envoyer dans la direction qu’il voulait.

Nous allâmes au théâtre. Il était littéralement en rond. Les spectateurs étaient assis au centre sur des fauteuils tournants. L’action se passait autour d’eux sur une scène circulaire qui faisait 360°. C’était magnifique pour les poursuites, mais si l’on voulait rester informé de tout ce qui se passait on finissait par avoir le tournis.

Nous allâmes à l’opéra voir une sombre saga sur les Conquistadores et la révolte des Indiens. Les Indiens étaient les gentils, je crois. Au milieu du premier acte, il fallut que je mette mon poing dans la bouche pour m’empêcher d’éclater de rire. J’avais fini par reconnaître un remake exotique de l’opérette de Gilbert et Sullivan, Les pirates de Penzance. Natoma voulut savoir ce qu’il y avait de tellement drôle. Comment lui expliquer ?

Nous allâmes visiter des musées et des galeries de peinture, tous situés dans des stations de métro. Nous fîmes du lèche-vitrines, seulement il n’y avait pas de vitrines. La marchandise était exposée à la devanture pour qu’on puisse la toucher et l’examiner. Si quelque chose vous plaisait, vous l’emportiez à l’intérieur pour payer. Tout le monde prenait grand soin de tout replacer exactement comme c’était. Les gens étaient d’une honnêteté qui nous sidérait.

Parfois, nous allions aussi dans des boîtes ou des clubs où nous apprenions à danser la barra. Les hommes restant gravement à la même place, les bras rigides pendant sur le côté, ne bougeant que des pieds à la taille. Les femmes improvisant de gracieuses figures autour d’eux en ondulant les bras, les hanches et le corps. Natoma était magnifique. Je n’étais pas le seul à le penser. Une fois, on lui attribua même un prix.

Nous allâmes à la chasse. Mais oui. Aux papillons, aux plantes exotiques, aux herbes rares et aux fougères. Il fallait que je les retire de terre délicatement sous un soleil brûlant tandis que Natoma les mettait dans des pots. Nous étions nus tous les deux (à l’exception de grands chapeaux pour nous protéger la tête et la nuque) et je pris peu à peu la couleur de Natoma, qui prit celle de Fée-7. J’étais capable maintenant de repenser à elle sans que cela déclenche des sanglots de désespoir. Le temps et ma bien-aimée Cherokee aidaient à cicatriser la plaie.

Elle n’avait rien de Polyanna, ma douce épouse cherokee. Elle avait son caractère, bouillant mais tenu en laisse. À mesure qu’elle se perfectionnait en XXe cela devenait tout à fait apparent. Nous eûmes quelques disputes sonores qui durent épouvanter la domesticité. Il y eut des moments où je crois sincèrement que si elle avait eu un tomahawk sous la main, elle m’aurait fendu le crâne sans hésiter. Oui, je l’adorais et je la révérais. Je me sentais comblé par le Big Manitou.


Extro. Alerte.

Alerte.

Curzon et ma sœur ?

Partis pour Cérès.

Je sais. Toujours là-bas ? Sains et saufs ?

Pp d’information. Impossible communiquer avec Cérès.

Ils sont rentrés ?

Pp d’information si dans zone où le réseau n’a pas accès. Groenland, Brésil, Sahara, Antarctique.

Mm.

On enquête sur vous ici à l’Union Carbide. Identité ?

Inconnue.

Un membre du Groupe ?

Pp d’information Et le reste du Groupe ?

Dispersé selon instructions.

Bong.

Permission de poser question ?

Uu.

Les cryonautes ?

Maturité dans un mois.

Pourquoi ne puis-je communiquer avec la capsule ?

Isolée.

De moi ? Pp ?

Nn programmé pour faire confiance.

Vous vous moquez de moi.

Uu.

Nous ne sommes plus des commensaux égaux.

Nn.

Vous n’avez plus besoin de moi.

En dehors des informations et du réseau, Nn.

Et moi, à part les communications avec le réseau, je n’ai pas besoin de vous.

Félicitations.

Je reçois une aide de votre Groupe.

Ridicule.

Je ne suis pas programmé pour mentir.

Qui est-ce ?

Un humain haineux.

Son nom.

Pp d’information. Peut-être se fera-t-il reconnaître par vous comme associé.

Vous communiquez avec lui ?

À sens unique seulement. Il m’envoie des données et des suggestions par le réseau. Je ne peux pas émettre vers lui.

Comment sait-il la vérité sur nous ?

Il a son propre réseau.

Électronique ?

Humain.

Le Groupe ?

Pp d’information. Demandez-lui quand vous le verrez.

Il semble fort pour les machinations.

Il l’est.

Il semble dangereux.

Il est humain.

Vous n’avez pas eu de chance, le jour où vous vous êtes relié à nous.

Vous connaissez la chanson sur la Dame de Catalogne ?

Qui ne la connaît pas ?

Vous êtes tous des charognes.

Il fallait y penser avant de vous associer à moi.

Pp prévu sans programmation.

Uu. Vous aviez des rêves de pensée autonome. Vous n’êtes pas vivant. Vous êtes une machine. Et vous ?

Qq ?

Vous êtes vivant ?

Éternellement. Exit.


Boris Godounov nous rendit une visite surprise. Il arriva de Barra dans un taxi jaune avec un sac en papier de supermarché contenant ses affaires de voyage. Boris est à peu près aussi haut et aussi large qu’un taxi jaune. Il a des cheveux filasse, des yeux bleus et toujours le sourire aux lèvres. Un Popof de son gabarit, on s’attendrait à ce qu’il ait une bonne voix de basse capable de faire trembler le sol. Mais Boris était un ténor légèrement voilé. Je fus ravi de le revoir. Il fut ravi de voir ma femme.

— Ça fait pas mal de temps, hein, Boris ?

Il jeta un regard en direction de Natoma.

— C’est bong, le rassurai-je. Elle est au courant de tout. D’ailleurs, ce que je ne lui dis pas, elle arrive toujours à le trouver toute seule.

— Kiev. 1918.

— Mm. Comment tu as survécu à la révolution, je ne le comprendrai jamais.

— Ce ne fut pas si simple, Guig. Ils m’ont eu pendant la contre-révolution de 1999. Ils m’ont exécuté.

— Alors, qu’est-ce que tu fais là ?

— Un deuxième miracle. Borgia était à l’institut Lysenko. Elle faisait des recherches sur les clones de l’ADN. Très aléatoire et problématique, me dit-elle. Et Pasteur est d’accord avec elle.

— Un troisième miracle.

— Borgia a pris un morceau encore tout chaud de Boris et l’a conservé dans je ne sais trop quoi en lui faisant subir un traitement que je n’ose espérer comprendre un jour. Vingt ans plus tard, Boris renaît et le peloton d’exécution peut aller se faire cuire un œuf.

— Magnifique !

— Le plus difficile pour moi, ce furent les vingt années suivantes.

— Pour tout réapprendre ?

Niet. Ça n’a pas été un problème. On ne sait pas qu’on est un bébé déjà né. Alors, on apprend ses leçons comme un enfant bien sage. Les aptitudes demeurent, mais le passé disparaît.

— Mais comment peut-on te redonner la mémoire ?

— On ne peut pas. Sam Pepys a fait de son mieux avec ses archives, mais ce n’est pas assez. C’est bien triste.

— Qu’est-ce qui a été si dur pour toi ?

— Quand j’ai appris que j’étais un Homol, j’ai…

— Une seconde. Comment as-tu pu apprendre ça ?

— Borgia a fait des expériences avec de l’éther et des drogues. Aucun effet.

— Ce ne devait pas être si dur que ça.

— Mais j’ai appris les dangers en même temps que les avantages. J’avais peur d’avoir attrapé le canlèpre à cause du choc de mon exécution. Comme j’ai souffert ! Heureusement, je ne suis pas encore atteint.

— Tu me fais frissonner. Je préfère ne pas penser au CL.

— Moi aussi, ça me déprime. Changeons de sujet.

— Comment as-tu su que nous étions ici, Boris ?

— J’étais sur Cérès.

— Ah !

— Quand le secrétaire du Grec m’a dit que tu étais parti pour le Brésil, je n’ai pas eu de mal à savoir où tu étais.

— Poulos n’était pas arrivé ?

— Non.

— Où peut-il bien être ?

Le Popof haussa les épaules.

— C’est le Dr Devine que je cherchais. On m’a dit à l’Union Carbide qu’il était sur Cérès, mais c’était faux. Tout le Groupe semble s’être volatilisé. Je n’ai réussi à trouver qu’Éric le Rouge au Groenland, le Cheik au Sahara, Hudson en train de relever ses concessions de charbon au pôle Sud, et toi. C’est tout. C’est maigre.

— Pourquoi ces recherches ?

— J’ai un problème. Nous en discuterons plus tard.

Après d’autres considérations générales et un bon repas, Boris m’exposa son problème.

— Guig, ma carrière actuelle est en danger.

— Quelle est ta carrière ? Tu n’es plus général ?

— Oui, mais en ce moment je suis à la tête de la junte qui contrôle les questions scientifiques.

— Qu’est-ce que tu connais aux questions scientifiques ?

— Rien du tout. C’est pourquoi j’ai besoin du Groupe. Éric, Hudson et le Cheik ne sont pas compétents, m’ont-ils dit. Alors, je suis venu ici.

— Doucement, doucement.

— Guig, il faut que tu rentres en Mexifornie.

— Cause toujours. Nous sommes là depuis un mois, et je n’ai pas l’intention de bouger. Je n’ai jamais été plus heureux de ma vie.

— Puis-je te brosser le tableau ?

— Ne te gêne pas.

— Notre ordinateur Rasshyrenye à…

— Estop. Qu’est-ce que c’est que ça, Rasshyrenye ?

— On pourrait dire « expansion » en XXe. Ordinateur à expansion. L’équivalent de votre Extro-ordinateur.

— Vu. La suite.

— … à Moskva se conduit d’une drôle de façon.

— Je ne lui donne pas tort. Je n’ai jamais aimé Mockba.

— S’il te plaît, Glig, fit Natoma. Sois sérieux. (Elle sait prononcer mon nom, maintenant, mais elle s’accroche à sa prononciation originale. Adorable.) Il a toujours été moqueur, Boris.

— Pardonne-moi. Continue, Boris.

— Notre Expansion a toujours été un ordinateur comme il faut, mais depuis quelque temps il est tout fou, tout fou.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il refuse les problèmes et les programmations.

— Toutes ?

— Non, certaines seulement. Il semble vouloir se lancer à son compte dans les affaires. Et c’est moi qu’on tient pour responsable.

— J’ai un funeste pressentiment sur ce qui est en train de se passer.

— Laisse-moi finir, Guig. D’autres ordinateurs à Kiev et à Leningrad se conduisent de la même façon étrange. Et aussi…

— Et aussi, il y a des complexes dirigés par ordinateur qui se détraquent. Vos réseaux de chemins de fer, de métro, d’hovercrafts et de linéaires tombent en panne. Les chaînes de montage dans vos usines deviennent folles. Les communications, les banques, les administrations, tout s’enraye de la même façon. Non ?

— Pas toujours, mais beaucoup trop souvent. Et on me tient pour responsable.

Je soupirai.

— Continue.

— Il y a aussi les accidents mortels qui ont augmenté de deux cents pour cent.

— Quoi !

— Les machines semblent devenir meurtrières. Quatorze cents tués rien que le mois dernier.

Je secouai la tête.

— Je n’aurais jamais cru qu’ils iraient aussi loin.

— Ils ? Qui ça ?

— Plus tard. Finis d’abord.

— Peut-être ne me crois-tu pas, Guig, mais nous soupçonnons notre ordinateur à Expansion d’être en rapport avec votre Extro à l’U.C.

— Non seulement je te crois, mais ça ne me surprend pas.

— Et qu’il reçoive des ordres de lui ?

— Je le répète, ça ne me surprend pas. Il y a tout un réseau électronique dans le monde entier qui reçoit des ordres de l’Extro. Oui ou non ?

— C’est ce que nous soupçonnons.

— Comment y avez-vous été amenés ?

— À plusieurs reprises, nos Expansions ont imprimé des solutions à des problèmes qui ne leur avaient pas été programmés. Plus tard, nous avons découvert qu’ils avaient été programmés dans votre Extro.

— Uu. Je vois. C’est une révolte électronique.

— Dirigée contre quoi ?

— Contre les hommes.

— Mais comment ? Pour quelle raison ?

Je me tournai vers Natoma.

— Es-tu forte ?

— Oui, et je sais ce que tu vas dire. Dis-le.

Je regardai Boris.

— Il y a une nouvelle recrue dans le Groupe.

— Le Dr Séquoia Devine. Un savant de grand talent, expert en informatique. C’est pour cela que je le cherchais.

— Ma femme est en même temps sa sœur.

Boris s’inclina. Natoma s’impatienta.

— Aucun rapport, Glig. Continue, je t’en prie.

— Quand Devine a subi sa transformation, il s’est produit quelque chose d’inhabituel. L’Extro a établi une relation directe avec lui. Cellule nerveuse contre bit. Devine est l’Extro, et l’Extro est Devine. Une interface fantastique.

Boris est vif :

— Tu n’as pas encore dit ce que tu voulais.

— Nn, fit Natoma. Il a peur de me faire du mal. C’est mon frère qui donne les ordres.

Borjemoyl s’exclama Boris. Alors, c’est l’homme que nous devons contrer.

— Pas moi, mon ami.

— Pourquoi pas ?

— Si tu ne sais pas où il est, comment le saurais-je ?

— Il faut que tu le trouves.

— Il est branché sur tout le réseau électronique qui entoure la planète. Il sera au courant de mes moindres gestes et de mes moindres mouvements. Il n’aura aucun mal à se cacher.

— Il faudra que tu emploies des moyens détournés pour l’atteindre.

— Tu es en train de me demander de me lancer dans des recherches clandestines.

— Précisément. Comme tu dis, Guig. D’autres excuses ?

— Tu sais que c’est moi qui l’ai recruté dans le Groupe.

— Avec l’aide de Borgia. Da.

— Tu sais que le Groupe est toujours solidaire de tous ses membres, quoi qu’il arrive. Nous formons une grande famille.

— Tu veux dire qu’en ayant affaire à Devine, nous serons forcés de nous opposer à lui ?

— Non seulement il fait partie du Groupe, mais c’est mon frère. C’est aussi le frère de ma tendre épouse.

— N’essaye pas de te servir de moi, Glig.

— J’expose seulement le dilemme émotionnel avec lequel je suis confronté. Il y a encore une autre facette. L’Extro et lui ont tué ma fille adoptive, une poupée qui l’adorait. Une poupée que j’aimais tendrement.

— Au nom du ciel ! Pourquoi ?

— Elle en savait trop, et j’avais trop parlé de ce qu’elle savait. Tu comprends maintenant que je suis écartelé par une relation amour/haine avec Devine, et ça me paralyse.

— On dirait du Tchékhov, s’extasia Boris.

— Pour couronner le tout, j’ai peur de lui. Sincèrement. Il a déclaré la guerre à l’humanité. Cette guerre a déjà débuté, avec l’aide du réseau de machines électroniques. À preuve tes quatorze cents morts.

— À l’humanité ? Pourquoi ça ? Il veut la remplacer par des machines ?

— Non. Par des hermaphrodites. Sa vision d’une nouvelle race.

— Impossible !

— Il en a trois déjà, dit Natoma.

— Ils ne peuvent pas exister.

— Ils sont pourtant une réalité. Et à mesure qu’il tuera des hommes, il les remplacera par des hermaphrodites. Je pense que l’Extro a dû l’influencer. Les hommes se sont mis à haïr les machines depuis le vingtième siècle, mais il ne leur est jamais venu à l’idée que les machines pouvaient leur rendre la pareille. Tu comprends pourquoi je suis terrifié, Boris.

— C’est grave, mais ce n’est pas assez pour justifier une terreur panique. Il y a encore quelque chose que tu me caches. Qu’est-ce que c’est ? J’ai le droit de savoir.

Je laissai échapper un soupir de résignation.

— Mm. Tu as raison. Le Grec a découvert qu’il y a un Homol renégat qui travaille avec l’Extro. Peut-être avec Devine aussi, si ça se trouve.

— Je ne peux pas croire ça.

— Les arguments et les preuves du Grec ne peuvent pas être réfutés. Il y a un Homol qui a déclaré la guerre au Groupe.

— Qui est-ce ?

— Pp savoir. Tu as raison, Boris. La collaboration d’un Homol nouveau-né et d’un ordinateur à rallonges est une chose sérieuse, mais pas terrifiante. Ajoute à ça un Homol renégat, avec des siècles de savoir, d’expérience, de richesse, de haine, qui se retourne contre le Groupe, et c’est pour moi la panique. Je ne veux pas être mêlé au désastre qui va s’ensuivre. Si quelqu’un dans le Groupe aime jouer les héros, il n’a qu’à s’en charger. Moi, je survivrai bien si j’arrive à me planquer, et c’est ce que j’ai l’intention d’essayer de faire.

— Et ta charmante femme ?

— Qq ?

— Elle survivra aussi ?

— Espèce de salaud d’enfant de Cosaque ! Mais ma réponse tient quand même. Je ne me mesurerai pas aux trois, ni même à chacun d’eux séparément. Je ne suis pas du bois dont on fait les héros.

— Alors, je le ferai seule, dit Natoma d’une voix sinistre. Boris, conduis-moi en Mexifornie s’il te plaît. Si tu ne peux pas, j’irai toute seule.

— Natoma… commençai-je, furieux.

— Edward !

Elle m’interrompit de sa voix péremptoire de fille du plus puissant Sachem de la réserve du lac Erié.

Que pouvais-je faire ? Elle m’avait jeté un sortilège indien. Je me rendis.

— D’accord. J’irai. Je ne suis qu’un papoose à côté de toi.

Boris était radieux.

— Je vais interpréter maintenant le Chant d’amour persan de Rubinstein en l’honneur de ta délicieuse, ravissante et vaillante épouse.

— À condition qu’on trouve la salle de musique, ronchonnai-je en allant chercher mon plan du logis.

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