Aucun problème pour arriver jusqu’au Centre. Oui, docteur, non, docteur, certainement, docteur. Notre somnambule était une façade parfaite. Il y avait foule à l’intérieur. Quelques grosses têtes qui jouaient aux cartes contre l’Extro (et perdaient), mais surtout aussi le feuilleton le plus populaire de toute la Spangle, Les Ravageuses. Nous chassâmes les gens, mais, nous ne pouvions pas chasser le feuilleton. Résumé des épisodes précédents Dick Beau Brin, Tom le Rigolo et Samuel Cœur de Laitue sont devenus Cadets de l’air à l’Académie militaire du Pentagone (après leur opération trans-sexe au Danemark). Ils descendent au drugstore du coin acheter du kif, du khat, du hasch, du Pop et de l’Horrible P. pour célébrer par une gigantesque orgie l’érection par voie de vote de Dick Beau Brin au grade d’Officier Pourvoyeur Porno de sa Compagnie.
— Je ne comprends pas pourquoi cet endroit n’est pas isolé comme chez toi, se lamenta Borgia.
— Il l’est, mais l’émission s’infiltre quand même par les lignes à haute tension, expliquai-je. Ne fais pas attention. Que fait-on du Grand Chef ?
— Étendez-le par terre, sur le dos. Ed, tu peux commencer à assembler le stérilisateur et le masque à oxygène. Il faut attendre que M’bantou revienne. Regarde ce que tu peux trouver comme matériel sur place. Improvise. Cours.
Naturellement, le Centre était en activité, comme d’ailleurs l’université tout entière. D’abord, un ordinateur ne s’arrête jamais. Ensuite, de nos jours, tout fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comment voulez-vous fournir du travail à un jillion de cas sociaux dignes de considération si vous ne faites pas douze rotations de deux heures par vingt-quatre heures ?
Vous savez à quoi ressemble un complexe d’ordinateurs, avec son hardware qui évoque une réunion d’horloges de grand-maman et les ordinateurs satellites groupés autour. L’unique différence, avec l’Extro, c’est que les satellites ont besoin d’autres satellites pour les nourrir. Il faut franchir toute une série de barrages avant de parvenir jusqu’au big boss, dont l’abord est plutôt abrupt. Son travail est de réceptionner une petite question à laquelle personne ne sait répondre, de la passer de bit en bit et de se fendre d’une réponse sèche.
Les Ravageuses étaient dans la panade. Leur père a disparu depuis un an. Mrs. Stanhope, veuve et mère du petit ami de Dick Beau Brin, qui s’appelle Bruce, est sournoisement séduite par Josiah Crabtree, professeur au Pentagone, qui a des vues sur la richissime usine d’acide de la veuve. Il a aussi un faible pour un autre cadet du Pentagone, le matamore Dan Baxter, qui déteste les Ravageuses. L’horrible Crabtree et Dan Baxter sont, évidemment, des whities.
Edison et M’bantou (sans sa canne creuse) arrivèrent en même temps. Ed était aidé par deux types qui poussaient un chariot chargé de matériel. Bonbonne d’oxygène, stérilisateur, accessoires de plomberie. Ne me demandez pas comment il avait réussi à convaincre les deux types de l’aider ou comment il s’était procuré le matériel. Tous les membres du Groupe savent faire ça. C’est malgré nous, nous intimidons les Gringos. Le fait de la jeunesse est la beauté ; le fait de la longévité est l’autorité.
— Oo. (Borgia reprenait les commandes.) Debout, là-dedans. Paré, Ed ? (Elle ouvrit sa boîte à outils, qui ressemblait étrangement à celle d’Edison.) M’b, ampoule. Efficacité, rapidité. Fée-7, tu réponds à quelques questions et puis exit. Sa taille ?
— Un quatre-vingts.
— Poids ?
— Quatre-vingt-dix.
— Âge ?
— Vingt-quatre.
— Condition ?
J’intervins.
— Je l’ai vu en position dessus. Vite et dur.
— Bong. (Elle s’appliqua d’un geste professionnel à remplir une seringue avec l’ampoule de M’bantou.) Paré, Ed ?
— Paré.
— Exit, Fée.
— Je n’exiterai pas.
— Exit.
— Une raison pour ça.
C’était la Bataille des Géantes. Borgia se radoucit.
— Ce ne sera pas beau à voir, ma petite chatte. Surtout parce que c’est ton Jules.
— Je ne suis plus une gamine.
Borgia haussa les épaules.
— Tu le seras encore moins quand ce sera fini. (Elle se pencha sur le Grand Chef et lui fit une longue et délicate intraveineuse.) Chronomètre, Guig.
— À partir de quand ?
— Je te dirai.
Nous attendîmes, incertains. À la fin, le Grand Chef poussa un gémissement à fendre l’âme.
— Maintenant, Guig.
Le gémissement se modula en râle. Le corps du Grand Chef fut agité de soubresauts énormes. Tous ses orifices se vidèrent : boyaux, urine, sperme, salive, sinus, glandes sudoripares. Fée était à côté de moi. Elle chancelait, haletante. Moi-même, j’avais du mal à respirer.
— Les connexions de ses synapses qui se brisent, fit Borgia d’une voix professionnelle. Après ça il aura besoin d’un bon bain et de vêtements propres. Combien de temps ?
— Dix secondes.
— S’il survit, naturellement. (Subitement, Séquoia ne bougea plus.) Combien de temps, Guig ?
— Vingt.
Borgia sortit un stéthoscope de sa trousse et examina le Grand Chef.
— Et maintenant ?
— Une minute.
Elle hocha la tête.
— Jusqu’à présent, ça va. Il est mort.
— Mort ! s’écria Fée. Il est mort ?
— Mm. Plus rien ne fonctionne. Tais-toi. Je t’ai dit d’exiter. Nous avons quatre minutes avant que des dommages irréversibles surviennent.
— Il faut que tu fasses quelque chose. Il faut…
— Je t’ai dit de te taire. Son système nerveux fera le nécessaire de lui-même, ou bien il ne le fera pas. Combien de temps ?
— Une minute trente.
— Ed, trouve des vêtements, du savon et de l’eau. Il ne sent pas la rose. M’b, reste à la porte. Personne ici. Exécution. (Elle examina de nouveau le Grand Chef.) Il est bien mort. Combien de temps ?
— Une minute quarante-cinq.
— Tu peux te remuer, Fée ?
— Ou… oui.
— Donne-moi la température du stérilisateur. Le cadran sur la droite.
— Cent cinquante.
— Arrête-le. Le bouton de gauche. Combien de temps ?
— Deux minutes dix.
Nouvel examen. Edison arriva en soufflant avec une salopette, suivi de ses fidèles esclaves qui remorquaient une baignoire mobile d’eau fumante.
— Déshabillez-le et nettoyez-le. Ne le bougez pas plus que nécessaire. Combien ?
— Deux minutes et demie.
— Si ça ne marche pas, au moins nous aurons un beau cadavre bien propre.
Le calme apparent de Borgia ne me trompait pas. Elle était aussi tendue que le reste d’entre nous. Après avoir lavé le Grand Chef, nous commençâmes à l’habiller mais elle nous arrêta.
— Il est possible que je sois obligée d’ouvrir. Vous autres, les mecs, merci. Déguerpissez d’ici avec ces cochonneries. Fée, l’alcool dans ma boîte. Asperge-lui la poitrine jusqu’au nombril. Active. Combien de temps ?
— Trois minutes quinze.
— Le masque est prêt, Ed ?
— Prêt.
— Ça va être juste. (Une heure plus tard, elle demanda :) Combien ?
— Trois minutes trente.
L’iris de la porte s’ouvrit et Jicé fit irruption à côté de M’bantou qui n’osait pas l’arrêter.
— Guig ! Qu’est-ce que tu es en train de faire à ce pauvre homme ! Tu n’as pas honte !
— Fiche le camp, d’ici, Jess. Comment es-tu au courant ?
— Toute l’université sait qu’on torture un homme dans cette salle. Tu dois cesser immédiatement.
— Retourne dans ton lit, Jicé, ordonna Borgia. On voit tes stigmates. Asperge aussi mes mains, Fée. Jusqu’aux coudes. Ensuite, éloigne-toi. Éloignez-vous tous. Économise tes sermons, Jicé. On en aura peut-être besoin plus tard. (Elle regarda Séquoia en lançant des éclairs.) Réveille-toi, fils de plusieurs garces ! Reconnecte ! (Elle se tourna, furieuse.) Où sont passées les Ravageuses ? J’avais dit qu’il fallait un environnement familier. Juste au moment où on en a besoin… Combien de temps ?
— Trois minutes cinquante.
Nous attendîmes, dîmes. Fée-7 commença à gémir tout doucement. Borgia me lança un regard noir de désespoir, alla jusqu’au stérilisateur et commença à sortir ses outils. Elle se mit à genoux devant Séquoia et brandit son scalpel pour entamer une incision primaire. Soudain, la poitrine du Chef se souleva à la rencontre du bistouri. C’est la plus belle, la plus profonde inspiration que j’aie jamais vu effectuer de ma vie. Nous nous mîmes à bulbuller.
— La ferme, ordonna Borgia. Laissez-lui un peu de temps. Pas de bruit. Éloignez-vous. Tout doit être familier quand il se réveillera. Il sera faible. Ne le fatiguez pas inutilement.
La respiration devint régulière, mais accompagnée de tics et de contractions musculaires.
— Les connexions se remettent en place, murmura Lucrèce sans s’adresser à personne en particulier.
Les yeux du Grand Chef papillotèrent et son regard embrassa la scène.
— … mais la cryologie recycle l’ontogenèse, termina-t-il.
Il voulut se mettre debout. Lucrèce fit un signe à Fée, qui courut le soutenir pendant qu’il vacillait. Il se regarda, regarda tout le monde autour de lui et sourit. Ce devait être sa première prise de conscience, très douloureuse, mais c’était un beau sourire. Fée se mit à pleurer.
— Tous ces bons vieux visages familiers, dit-il. (Il s’avança vers moi en chancelant et me frappa la paume de la main.) Merci, pied-tendre. Tu es un as. Fée, plus que jamais, tu es ma nana. Lucy Borgia, pose tes outils.
Elle les posa et il tapa sa main contre la sienne.
— Edison ! M’bantou ! Bong. Jicé, tu as entendu ce qu’a dit la dame. Retourne dans ton lit. Où est ma combinaison ? Ah, oui. Les Ravageuses se reposent toutes les deux heures pour faire de la place pour la nouvelle équipe, Lucy. On ferait bien de s’en aller d’ici avant qu’elles reviennent.
Je regardai Lucrèce. Elle me sourit.
— Je t’avais bien dit qu’il se rendait compte de tout.
— Guig, la chose la plus géniale que tu aies jamais faite, ça a été de t’occuper de la cryocapsule. Fée, fais un saut d’hélico jusqu’au JPL et annonce une réunion d’actionnaires dans une heure exactement.
J’interrogeai de nouveau Borgia du regard.
— Absolument tout.
— Ça va être extraordinaire, dit Séquoia. Ces rats pelés ont ôté le couvercle d’une boîte de Pandore qui… Il faut que je mange un morceau. Où ça ?
— Chez moi, dis-je. Mais attention de ne pas entrer dans le four, la porte ne fonctionne pas bien.
Edison fit mine de protester avec véhémence. Séquoia l’apaisa.
— Laisse tomber, Ed. J’ai été très impressionné par ton écran de fumée, au JPL. Tu es un type brillant. Tout le Groupe est brillant.
— Il en sait trop, murmurai-je à Borgia. J’avoue que ça me fait peur.
— Combien de fois faut-il que je te le dise ? Il est au courant de tout ce qui s’est passé.
— Uu, mais j’ai l’impression qu’il sait des trucs qui ne se sont pas passés devant lui. J’ai le sentiment de tenir un tigre par la queue.
— Lâche-le.
— Je ne peux pas. C’est trop tard. J’espère seulement qu’on ne reviendra pas de la balade avec moi à l’intérieur et le sourire sur la gueule du tigre.
Les Ravageuses revinrent en force et nous nous dépêchâmes de décamper tandis que le corrompu Dan Baxter vendait les signaux secrets à Annapolis. Nous envoyâmes Jicé dans son lit, et nous rentrâmes à la maison où Parfum en Chanson et M’bantou nous avaient concocté une espèce de dîner afro-chinois. Ce n’était pas mauvais. Cela rappela ses loups au Sachem. Il avoua qu’il espérait qu’un apache quelconque avait eu la bonne idée de mettre sa maison à sac et qu’ils avaient eu ainsi quelque chose à se mettre sous la dent. Tandis que nous étions assis en tailleur sur le tapis, Fée-7 fit irruption dans la salle à manger.
— Tout est prêt pour 4 heures, Chef. Qu’est-ce que tu vas leur dire ?
— Je n’en sais rien encore, grogna Grand Chef. C’est un peu gros pour être simplifié, et la plupart des actionnaires ne sont pas très futés.
— Quel est le problème exactement, docteur ? demanda M’b.
— C’est un problème de changement de vitesse, M’bantou. Il fallait que j’enclenche comme un éclair quand j’ai mis le nez dans la capsule. Je suis un imbécile de m’être laissé avoir comme ça. Heureusement que vous m’avez sauvé. Mon Dieu… on aurait dit une embuscade tendue par des visages pâles.
— Quand tu as vu les rats pelés ? demandai-je.
— Ce ne sont pas des rats.
— Des extra-terrestres, alors, venus prendre possession de notre planète ?
— Ne fais pas ta Ravageuse, Guig. Tu trouveras la réponse en temps utile. Il faut d’abord que je remette tout ça en place dans ma tête. Ce serait bien si tu pouvais me transplanter un cerveau de plus, Nemo.
— Tu n’en as pas besoin, fiston.
— Merci. À présent, laissez-moi réfléchir une minute.
Nous continuâmes de manger en silence en attendant. Même Fée se taisait. C’était un véritable saut quantique qu’elle faisait.
— Voilà quels sont les problèmes, déclara finalement Séquoia. Expliquer ce qui s’est passé en réalité, et les formidables horizons qui viennent de s’ouvrir, aux actionnaires de l’United Conglomerate. Il faut que j’arrive à leur donner une idée des implications de l’exploitation de cette découverte. Ils doivent comprendre que la mission Pluton est oubliée.
— Oubliée ! Après tout ce battage publicitaire ?
— Je sais que ça va faire mal, Guig, mais les résultats de l’expérience cryogénique ont balayé la mission Pluton pour le moment, peut-être même à tout jamais. D’un autre côté, il s’est produit quelque chose de si bouleversant et inattendu qu’il faut absolument que j’arrive à les persuader de transférer les crédits affectés à Pluton sur un nouveau projet. L’ennui, c’est que je ne suis pas très fortiche quand il s’agit de vendre quelque chose.
— Il nous faudrait les conseils de l’Armateur Grec, murmurai-je à la princesse.
Elle hocha la tête et sortit discrètement.
— La raison pour laquelle je m’ouvre ainsi à vous, poursuivit Séquoia, c’est que j’ai appris à respecter le Groupe et à lui faire confiance.
— Tu sais beaucoup de choses sur le Groupe, Grand Chef ? lui demandai-je.
— Quelques-unes.
— C’est Fée qui t’a mis au parfum ?
— Je n’ai rien dit ! fit Fée, indignée.
— Tu as lu mon journal, hein. Fée ?
— Un peu.
— Comment as-tu fait pour décoder mon clavier terminal privé ?
— J’ai appris toute seule.
Je levai les bras au ciel. Voilà ce que c’est que de vivre avec un petit génie.
— Quelles informations as-tu transmises à ton Jules ?
— Aucune, fit Séquoia, la bouche pleine. Le peu que je sais, je l’ai appris par induction, déduction, intuition et tutti quanti. Je suis un savant, ne l’oublie pas. Et je vais te dire une chose. Je ne me contente pas de parler le XXe, je comprends aussi le langage des sourds-muets. Alors, pourquoi ne pas laisser tomber ? J’ai une assemblée difficile qui m’attend, et je compte sur l’aide du Groupe. O.K.
— Pourquoi t’aiderions-nous ?
— Je pourrais dire ce que je sais sur vous.
— Uu.
— Bong. (Il sourit de nouveau, d’une manière très convaincante.) Disons que nous éprouvons une sympathie mutuelle, et que nous voulons bien nous venir en aide.
— Petit malin d’Indien des Plaines. O.K.
— J’aurai besoin d’Edison et de toi. De Fée aussi, bien sûr. Je vous mettrai au courant dans l’hélico afin que vous puissiez poser les questions qu’il faut à l’assemblée. Hélicons-nous d’ici.
Quand nous arrivâmes au JPL, j’étais si ébloui par l’énormité de la découverte de Séquoia et des frontières qu’elle ouvrait que je ne me rendais plus compte de rien de ce qui se passait autour de moi. Tout ce que je sais, c’est que je repris contact avec la réalité à l’intérieur d’un grand laboratoire d’astrochimie, assis sur un kinobanc en compagnie de quelque cinquante actionnaires majoritaires de l’United Conglomerate. Nous étions face à Hiawatha, qui était adossé à un long comptoir encombré d’appareillages de chimie. Il paraissait frais et dispos, satisfait de lui-même comme s’il allait déballer devant l’United Con une boîte à surprise. Ce qu’il allait faire, d’ailleurs. La question qui se posait était de savoir s’ils allaient acheter ce qu’il avait à vendre. L’exposé était fait en spanglais, évidemment, mais je traduis pour le bénéfice de mon foutu journal et de Fée-Fouine Chinois-Grauman.
— Mesdames et messieurs, bonjour. Vous attendiez si anxieusement notre communiqué que je ne me suis pas fait scrupule de vous faire venir à 4 heures du matin avec un si court préavis. Vous savez tous qui je suis. Je suis le Dr Devine, attaché de recherche à la mission Pluton. J’ai de remarquables nouvelles à vous communiquer. Certains d’entre vous attendent un constat d’échec, mais…
— Épargnez-nous votre baratin, hurlai-je. (Nous nous étions mis d’accord pour que je joue le rôle du Vilain.) Dites-nous seulement la cause de votre échec et de la perte de nos quatre-vingt-dix millions.
Un certain nombre d’actionnaires me lancèrent un regard mauvais, ce qui était le but de l’opération : détourner sur moi l’hostilité générale.
— La question est bien posée, monsieur, mais vous vous trompez. Nous n’avons pas échoué. Nous avons au contraire réussi au delà de toute espérance.
— En causant la mort de trois cryonautes ?
— Ils ne sont pas morts.
— En les faisant disparaître, alors ?
— Ils n’ont pas disparu.
— Ah ! non ? Je ne les ai pas vus. Personne ne les a vus.
— Vous avez dû les apercevoir, monsieur. Dans les cryosarcophages.
— Il n’y avait rien d’autre que des rats pelés.
— Ce sont les cryonautes.
J’éclatai d’un rire sardonique. Il y eut divers mouvements d’intérêt parmi les actionnaires. L’un d’eux cria :
— Taisez-vous ! Laissez-le parler.
Je me calmai, et Edison prit le relais.
— Dr Devine, ce que vous venez de dire est surprenant, et même inouï dans les annales de la science. Pourriez-vous nous donner une explication ?
Edison était le Gentil.
— Aha ! Mon vieil ami de la Division du Plasma de chez R.C.A. Cela vous intéressera tout particulièrement, Crookes, parce que les décharges électroniques que nous appelons le plasma ont probablement leur rôle à jouer dans cette histoire. (Il se tourna vers l’assemblée.) Le Pr Crookes est l’un des experts que j’ai invités à venir assister à l’arrivée de la capsule.
— Assez perdu de temps ! criai-je. Venez-en au fait.
— J’y viens, j’y viens, mon bon monsieur. Certains d’entre vous se rappellent sûrement une théorie historique conçue il y a des siècles en embryologie. Elle s’énonçait de la façon suivante : “L’ontogenèse résume la phylogenèse.” En d’autres termes, le développement de l’embryon à l’intérieur de l’utérus retrace les différents stades perdus de l’évolution des espèces. Vous n’avez sûrement pas oublié vos classiques.
— S’ils les ont oubliés, Dr Devine, je pense qu’à présent leur mémoire est suffisamment rafraîchie, fit Edison d’un ton enjoué.
Je me dis que l’instant était venu de lancer une autre pique.
— Et pouvons-nous savoir combien vous payez votre ami pour son soutien loyal ? Quel pourcentage de nos cent millions touche-t-il ?
Les murmures de mécontentement redoublèrent à mon adresse. Heureusement que Fée avait été présente lors de la mise au point du scénario, car je crois bien qu’elle m’aurait déchiré le visage avec ses ongles autrement. Séquoia fit mine d’ignorer le perturbateur du troisième rang. Il poursuivit :
— L’ontogenèse résume la phylogenèse, mais… (Il marqua un instant d’arrêt.) … mais je crois que nous venons de découvrir que la cryologie recycle l’ontogenèse.
— Grand Dieu ! s’exclama Edison. Voilà un instant historique pour le JPL ! Êtes-vous sûr de ce que vous dites, Dr Devine ?
— Aussi sûr qu’un expérimentateur peut l’être, professeur. Les rats pelés entre guillemets sont des embryons. Les embryons de nos trois cryonautes. Après quatre-vingt-dix jours passés dans l’espace, ils ont régressé à un stade précoce du développement fœtal.
— Vous avez une théorie sur les causes ?
La question émanait d’un actionnaire futé.
— Pour être honnête, pas encore. Nous n’avions jamais soupçonné une possibilité si fantastique au cours de nos préparatifs. Toutes nos expériences ont été faites sur terre, sous la protection de notre épaisse couche atmosphérique. Nous avions bien placé quelques animaux sur orbite, mais seulement pour des temps très courts. Les trois cryonautes ont été les premiers à être exposés au rayonnement spatial pendant une période de temps relativement longue. Quant à savoir quels sont les facteurs qui ont produit le phénomène…
— Le plasma ? intervint Edison.
— Oui, certes. Les protons et les électrons des ceintures de Van Allen ; les vents solaires ; les neutrons ; les quasars ; les émissions d’ions d’hydrogène ; tout le spectre électromagnétique – il y a des centaines de possibilités. Toutes doivent être explorées.
Edison, enthousiaste :
— Je serais honoré d’avoir la permission de vous assister dans cette extraordinaire recherche, Dr Devine. (Il ajouta, en XXe :) Et c’est pas de la blague.
— Je serais heureux de bénéficier de votre collaboration, professeur Crookes.
Un actionnaire demanda d’une voix larmoyante :
— Mais personne ne pense à ces pauvres petits cryonautes. Et leur famille ? Et…
— C’est notre problème le plus pressant. S’agit-il d’un simple renversement de l’ontogenèse, ou bien d’un recyclage complet ? Vont-ils régresser jusqu’au stade de l’œuf et puis mourir ? Ont-ils déjà dépassé ce stade pour se développer de nouveau dans le bon sens ? En quoi se transforment-ils ? En bébés ? En hommes adultes ? Comment résoudre tous ces problèmes ? Comment continuer le processus ?
Confusion générale. C’était le moment pour que j’intervienne à nouveau. Pas trop méchamment, cette fois.
— J’admets que vous puissiez dire la vérité, Devine.
— Merci, monsieur.
— Et j’admets qu’il puisse s’agir là d’une fantastique découverte. Mais êtes-vous en train de demander à l’United Conglomerate de financer ce qui me paraît être de la recherche pure ?
— Eh bien, voyez-vous, étant donné que la mission Pluton doit être reportée…
Cris d’angoisse des porteurs d’actions méritants.
— Mesdames et messieurs, s’il vous plaît ! La mission Pluton reposait sur la conviction que nous avions de pouvoir envoyer des cryonautes dans l’espace. Nous venons de nous apercevoir que c’est pour l’instant impossible. Tout doit être provisoirement interrompu jusqu’à ce que nous sachions avec certitude ce qui arrive aux cryonautes. Naturellement, il serait logique d’affecter les crédits du J.P.L. initialement prévus pour la mission Pluton à cette recherche pure mais essentielle. C’est le meilleur moyen de protéger votre investissement.
Glapissements des actionnaires. Une voix puissante se fait alors entendre du fond de la salle à travers la confusion générale.
— Dans le cas contraire, nous nous ferons un plaisir de vous financer.
Devine eut une expression de surprise non feinte.
— Puis-je savoir qui vous êtes, monsieur ?
L’Armateur Grec se leva. Trapu, cheveux épais, fine moustache, portant élégamment monocle.
— Je m’appelle Poulos Poulos. Je suis directeur des investissements de l’État souverain et indépendant d’I.G. Farben Gesellschaft. Ma parole et mon honneur ne font qu’un, et je vous donne ma parole que l’I.G. Farben est prête à soutenir vos recherches jusqu’à la limite. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais atteint notre limite.
Séquoia me regarda.
— Groupe, criai-je en XXe.
Le Grand Chef sourit.
— Merci, Mr Poulos. Je serai heureux d’accepter votre offre si…
Cris de colère.
— Non ! Non ! C’est à nous ! Nous avons payé jusqu’à maintenant. Vous êtes lié par un contrat. En béton armé. Les résultats des recherches nous appartiennent. Nous n’avons pas dit non encore. Nous voudrions être plus informés. Nous déciderons ensuite. Vous ne pouvez pas nous bousculer comme ça. Un délai de douze heures. Vingt-quatre. Nous ne savons pas encore où nous sommes.
— Vous devriez le savoir, fit l’Armateur Grec avec mépris. Nous le savons bien, nous. Vous illustrez très bien une ancienne maxime : Il ne faut jamais montrer quelque chose d’à moitié fini à un enfant ou à un simple d’esprit. Nous autres, à l’I.G. Farben, nous ne sommes ni des enfants ni des simples d’esprits. Venez à nous, Dr Devine. Si ces idiots se lancent dans une action légale, nous saurons comment y faire face.
Fée-7, qui jusque-là était restée sagement debout derrière le comptoir avec une oreille dressée, prit la parole :
— Les actionnaires ne savent que penser parce que vous ne leur avez pas encore dit quels résultats vous attendez de vos recherches, Dr Devine. C’est surtout cela qu’ils désirent savoir.
— Mais je ne peux pas le leur dire. Il s’agit d’un projet émergent.
— Aha ! (Edison s’enflammait authentiquement.) Très juste. Très juste. Vous feriez mieux d’expliquer ça, Dr Devine. Vous permettez ? (Il se leva.) Mesdames et messieurs, veuillez je vous prie écouter votre attaché de recherche. Il va répondre à la question cruciale que vous vous posez.
Tout le monde se tut. Ce que c’est que l’autorité.
— L’un des concepts fondamentaux de la recherche, commença prudemment le Grand Chef, est la question qui se pose de savoir si les parties constituantes de l’expérimentation produiront des découvertes résultantes ou émergentes. Essentiellement, on peut comparer cela au rapprochement de deux êtres qui ne se connaissent pas. Deviendront-ils amis, amants, ennemis ? Comment faire pour le prédire ? Tout le monde sait que c’est impossible.
Une actionnaire sanglota.
— Dans un projet de recherche résultant, l’issue peut être déduite de la nature même de ses constituants. Aucune propriété nouvelle et imprévisible ne naîtra du rapprochement des différents éléments.
Edison (le Pr Crookes) hochait la tête, rayonnant. J’avais du mal à suivre l’exposé et j’avais l’impression que pas mal de gros bonnets de l’United Con étaient dans le même cas que moi, mais ils semblaient impressionnés quand même.
— La nature d’une émergence ne peut être déduite de la nature de ses composants tels qu’ils étaient avant de se trouver combinés. La nature d’une émergence ne peut être percée que par l’observation et l’expérimentation. Elle jaillit le moment venu, vierge et inattendue, à la surprise de tous ceux qui sont là.
— Exemple ! lui cria Edison.
— Je vais vous donner un exemple. Nous connaissons les parties constituantes de l’animal humain. À partir de ces constituants, est-il possible de déduire le phénomène de la pensée abstraite ? L’abstraction est-elle une résultante ou une émergence ?
— Trop compliqué, criai-je en XXe. Un exemple simple, imaginé, à la portée de n’importe quel zozo.
Sitting Bull réfléchit quelques instants. Puis il se tourna vers Fée.
— Acide nitrique. Acide chlorhydrique. Trois éprouvettes. Trois paillettes d’or.
Tandis qu’elle allait chercher tout cela dans les armoires à matériel, il se tourna vers l’assistance avec un grand sourire en disant :
— Je vais effectuer devant vous une expérience extrêmement simple. Je vais vous montrer que ni l’acide nitrique ni l’acide chlorhydrique n’attaquent les métaux nobles. Cependant, lorsqu’on les combine, ils forment une émergence que l’on appelle eau régale et qui dissout les métaux nobles. Les anciens chimistes n’avaient aucun moyen de prédire cela. Aujourd’hui, avec les connaissances que nous avons sur les transferts d’ions, nous comprenons le processus et nous pouvons le prévoir, particulièrement lorsque nous sommes aidés par une analyse d’ordinateur. C’est ce que je veux dire quand je déclare que la recherche cryogénique avancée est une recherche émergente. Rien ne peut être dit d’avance. Les ordinateurs ne peuvent pas nous aider, car un ordinateur ne vaut pas mieux que les informations qu’il a emmagasinées, et dans ce domaine nous ne possédons aucune information pour l’instant. Merci, Fée.
Il disposa les trois éprouvettes devant lui, fit tomber une paillette d’or dans chacune et déboucha les flacons d’acide.
— Regardez attentivement, je vous prie. Il y a de l’or dans chaque éprouvette. Dans la première, je verse de l’acide chlorhydrique. Dans la seconde, de l’acide nitrique. L’eau régale dans la…
Il fut interrompu par une explosion de toux et de suffoquements. On eût dit que cinquante personnes étaient en train de se noyer. En quelques secondes de panique, la salle se vida. Il ne restait plus que l’Armateur Grec, Edison et moi-même devant le Grand Chef étonné.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en XXe.
Tout ce qui était en verre se mit à tomber par terre tandis que les supports de métal cédaient. Volets de fenêtres, diagrammes de spectres et de valences, supports d’ampoules électriques. Bientôt, nous fumes dans l’obscurité.
— Que s’est-il passé ? répéta Devine.
— Ce qui s’est passé ? Je vais te le dire, s’écria hystériquement Edison. Cette idiote t’a apporté de l’acide nitrique fumant. Fumant, tu comprends ? Et les vapeurs ont transformé cette salle en un grand bain d’acide nitrique. Tout est en train d’être rongé.
— Tu l’as vue faire ? Tu as vu l’étiquette ? Pourquoi ne l’as-tu pas arrêtée ?
Le Grand Chef paraissait furieux.
— Mais non, mais non. Simple déduction. Résultante, non pas émergence.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! J’ai tout raté avec les actionnaires !
Il désespérait.
Soudain, un déclic se fit et je poussai un hurlement.
— Qu’est-ce qu’il y a, Guig ? me demandèrent ceux du Groupe. Tu as mal ?
— Non, bougres d’imbéciles, c’est bien pour ça que je crie ! C’est le triomphe de Grand Guignol. Vous ne voyez pas ? Vous ne saisissez pas ? Pourquoi n’a-t-il pas vu que c’était de l’acide nitrique fumant ? Pourquoi les vapeurs ne l’ont-elles pas étouffé ? Pourquoi n’est-il pas rongé maintenant ? Pourquoi n’a-t-il pas été obligé de s’enfuir avec Fée et les autres ? Réfléchissez bien pendant que je savoure mon triomphe.
Au bout d’un long moment, l’Armateur Grec déclara :
— Je n’avais jamais pris tes tentatives au sérieux, Guig. Je te demande de m’excuser. Il y avait une chance sur un million, aussi j’espère que tu me pardonnes.
— Je te pardonne. Je vous pardonne à tous. Nous avons un nouvel Homme Moléculaire parmi nous.
Nous avons un magnifique Homol tout neuf. Tu entends, Pocahontas ?
— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.
— Prends une bonne bouffée d’acide nitrique. Paye-t’en une goulée. Tu peux faire ce que tu veux pour célébrer l’occasion, parce que rien, mais alors rien, de ce que tu pourras avaler, respirer, absorber comme tu voudras, ne pourra plus te tuer. Bienvenue dans le Groupe, Grand Chef.