Et il disparut. Comment ça s’est passé : Il fallait que nous nous débarrassions de ce bain d’acide avant que tout ce qui pouvait l’être ne fût rongé sur nous : bagues, montres, bridges, plombages dentaires, ainsi que le labo miniature que Géronimo portait dans sa combinaison. Il y avait toute une foule de porteurs d’actions hébétés qui stationnaient autour de la salle d’expérimentation et qui faisaient autant de bruit que les victimes d’une épidémie de coryza. Nous fûmes séparés. Quand finalement nous nous retrouvâmes ensemble, groupés autour de Fée-7, le Grand Chef avait disparu dans la foule et il n’y avait rien à faire pour le repérer. Nous l’appelâmes en XXe. Résultat Nn. Fée commença à paniquer.
Je lui jetai un regard. Là non plus, pas le temps de la cajoler.
— Il y a un endroit où nous pouvons parler en privé ? Super-privé ?
Elle réduisit les gaz et redescendit sur terre.
— La chambre à vide poussé.
— Uu. Allons-y.
Elle nous conduisit par un chemin dédalatoire jusqu’à une sphère géante, ouvrit une succession de sas sous-marins et nous nous retrouvâmes à l’intérieur de la sphère en compagnie de la moitié d’une capsule spatiale.
— Contrôle des circuits sous vide poussé, fit-elle.
— Endroit rêvé pour violences et voies de fait, lui fis-je remarquer.
Elle me lança un regard qui était l’égal du mien et je compris tout d’un coup que je ferais mieux de faire attention à ce que je disais, avec ce phénix nouvellement surgi. Je me tournai vers l’Armateur Grec :
— Pas trop mal, ton petit numéro. Merci beaucoup.
— Ah, oui. Pour faire en sorte que quelqu’un désire quelque chose, il suffit de lui montrer que quelqu’un d’autre le désire encore plus. Élémentaire, voyons.
— Est-ce que par hasard il y aurait une part de vrai dans ce que tu as dit ?
— Cent pour cent de vrai.
— Tu représentes l’État souverain et indépendant de l’I.G. Farben ?
— J’en suis propriétaire à cinquante et un pour cent.
— Quelle proportion de la planète possèdes-tu, le Grec ?
— Quatorze virgule neuf cent sept pour cent, mais je ne tiens pas toujours le compte.
— Mon Dieu, comme tu es riche. Et moi ?
— Tu possèdes onze millions six cent mille et des poussières. À côté de moi, tu es pauvre.
Fée-7 poussa un petit gémissement, et je revins à ce qui nous occupait.
— Mm. Le problème est simple. Le pauvre vieux a eu trop de chocs dans une seule journée. Il s’est éparpillé dans la nature. Nous n’avons qu’à le retrouver et le calmer. Voyons. Il est peut-être quelque part à l’intérieur du JPL ou de l’université. À toi de le chercher. Fée.
— S’il est quelque part, je le trouverai.
— Uu. Espérons seulement qu’il est quelque part. Il est peut-être aussi rentré au tipi, mais il y a le problème des loups. Nous allons charger M’bantou de cela. D’un autre côté, il a peut-être émigré dans un centre de recherche sur les Particules Bio pour essayer d’avoir des conseils techniques. Ta branche, Ed.
— Je m’en charge.
— Ou il a peut-être filé faire breveter sa découverte.
— Je m’en occupe, dit le Grec.
— Il est peut-être en train de faire la fête pour libérer la tension. Je vais mettre Parfum en Chanson sur la piste.
Edison s’étrangla de rire :
— Je la vois très bien charger toutes les boîtes du coin sur son éléphant.
— Uu. J’irais bien avec elle. I ! y a aussi une possibilité éloignée pour qu’il soit retourné en catalepsie. On demandera à Borgia.
— Et toi, Guig ? demanda Edison.
— Je retourne chez moi. Nemo et moi, nous assurerons les liaisons. Bong ?
— Uu.
Fée était en train de respirer profondément. Pour maîtriser la panique, pensais-je. Mais les mouvements de sa poitrine s’accentuèrent, et son visage prit une teinte plutôt bleue.
— Alors, quoi ? lui lançai-je.
— Ce n’est pas sa faute, dit calmement Edison. Quelqu’un est en train de nous pomper l’air. Elle s’étouffe.
— Ils n’en ratent pas une, au JPL, grommelai-je. Exit, en vitesse.
Nous exitâmes en transportant Fée-Cyanose Chinois-Grauman. Quelques techniciens au-dehors voulurent savoir ce que nous faisions là à polluer leurs circuits. On ne peut pas contenter tout le monde.
Chacun partit de son côté en quête de Séquoia, et je filai dare-dare à la maison. Vous pariez si je savais où le Grand Chef avait trouvé refuge (je n’avais pas passé cinq jours à l’intérieur d’une tige de bambou pour rien). Je pris le linéaire suivant à destination de la réserve du lac Erié. J’eus quand même la politesse d’appeler Nemo avant pour le mettre au courant de la mission de chacun.
C’était là qu’il y avait eu naguère une immense flaque de boue, de la taille d’un cratère lunaire : 380 km de long, 100 de large, 60 mètres de profondeur, noir, repoussant, suintant, parcouru dans tous les sens de courants chargés des résidus toxiques libérés par une industrie meilleure pour un monde meilleur. Tel était le don généreux que la nation amérindienne devait posséder et habiter à jamais ou bien jusqu’à ce qu’un Congrès progressiste décide de déplacer à nouveau ces dépossédés. Vingt-deux mille kilomètres carrés d’enfer.
À présent, c’étaient vingt-deux mille kilomètres carrés de paradis. Cela évoquait pour moi des images fantastiques. Un arc-en-ciel éclaté de champs de pavots aux formes multiples, brillant dans toute la gamme rouge orangé jaune vert bleu indigo violet. Les canaux avaient été surmontés de toitures de tuiles. La surface du lac était parsemée de wigwams, huttes traditionnelles indiennes jadis fabriquées avec de la terre et des branchages. Mais ceux d’aujourd’hui étaient en marbre, en stuc, en granit ou en travertin. Des routes dallées menaient un peu partout, en formant un réseau apparemment désordonné. Tout autour du lac, il y avait une barrière pneumatique qui vous repoussait gentiment si vous approchiez de trop près. Si vous persistiez dans votre tentative, elle vous rejetait en arrière avec la force d’un piston.
L’entrée était gardée par des Apaches, sérieux comme des papes, qui ne parlaient qu’apache. Impossible de palabrer avec eux. Je me contentai de répéter « Séquoia » d’une voix ferme et décidée. Ils hugh-hughèrent pendant quelques instants, puis le boss de l’entrée m’accorda un guide dans un hovercraft. Le pilote prit une série de routes et d’allées enchevêtrées, puis s’arrêta devant un luxueux wigwam en marmolite et pointa l’index. Le Grand Chef était là, vêtu d’un pagne, allongé sur une dalle de marbre, en train de profiter du soleil du matin.
Je m’assis à côté de lui sans prononcer un mot. Mon instinct me disait qu’il fallait m’adapter à son nouveau tempo. Il était silencieux, hermétique, immobile. Moi aussi. C’était un peu dingue. Il ne flancha pas. Moi non plus. À un moment, il fit quelque chose qui me montra à quel point il avait retrouvé le passé de son peuple. Il se tourna paresseusement et pissa de côté. Puis il se remit sur le dos. Je ne l’imitai pas. Il y a des limites. Il y a aussi des habitudes en matière de propreté.
Après quelques heures de silence, il se redressa lymphatiquement. Je ne bougeai pas jusqu’au moment où il me tendit une main pour m’aider. Je le suivis à sa vitesse à l’intérieur du wigwam. Celui-ci était aussi merveilleusement décoré que son tipi en ville, et aussi vaste. Tout était carrelé ou recouvert de peaux. Carpettes hopi, argenterie et porcelaine fabuleuses. Séquoia ne m’avait pas bluffé. Ces Peaux-Rouges étaient immensément riches.
Il cria quelque chose dans une langue que j’imaginai être du cherokee. La famille apparut, de toutes les directions à la fois. Papa, majestueux et cordial, ressemblant encore plus à Lincoln. (Je soupçonne l’Honnête Abraham d’avoir eu une trace de sang rouge dans les veines.) Mama, si plantureuse qu’on avait envie de venir s’enfouir dans ses replis quand on avait des ennuis. Une sœur, dix-sept à dix-huit ans, si timide qu’il était impossible de voir à quoi ressemblait son visage. Elle gardait toujours la tête baissée. Deux petits frères, qui me chargèrent tête baissée eux aussi pour me toucher et me pincer la peau en gloussant. Évidemment, ils n’avaient jamais vu de visage pâle avant.
Je me conduisis comme il faut. Courbette respectueuse à papa, baisemain à mama, baisemain à sœurette (sur quoi elle déguerpit comme une folle). Je cognai l’une contre l’autre les têtes des frangins et leur donnai tous les souvenirs et objets hétéroclites que j’avais dans les poches. Tout cela, vous le comprenez, sans prononcer une parole. Je voyais à la tête du Chef qu’il était satisfait, et cela se sentait dans sa voix pendant qu’apparemment il m’expliquait à sa famille.
On nous servit un repas. Les Cherokees étant originaires de la Caroline, il y avait beaucoup de fruits de mer. Soupe aux moules, crevettes au gombo, bouillie de maïs, gâteau de maïs aux fruits et thé au jalap. Tout cela n’était pas servi dans du plastique, attention. Coupes en corne, plats et assiettes en argent. Quand je me proposai pour aider à faire la vaisselle, mama me chassa de ta cuisine en riant tandis que la sœur rougissait dans ses boozalums. Séquoia chassa de plusieurs taloches les petits frères qui grimpaient sur moi, et nous sortîmes du wigwam. J’avais peur qu’il ne lui reprenne l’envie de se dorer au soleil, mais il commença à s’engager dans le dédale des routes et des allées comme s’il était le propriétaire de toute la réserve. Il y avait une légère brise. Le spectre entier de pavots ployait les genoux. Finalement, le Grand Chef parla :
— Logique, Guig ?
— Pas du tout.
— Alors, comment ?
— Oh ! il y avait une douzaine de possibilités rationnelles qui s’offraient à nous. Le Groupe est en train de les explorer. Mais j’ai fait la liaison.
— Je vois. Le bercail.
J’émis un grognement.
— Quand as-tu eu pour la dernière fois une maison et une famille, Guig ?
— Deux siècles, environ.
— Pauvre orphelin.
— C’est la raison pour laquelle ceux du Groupe s’efforcent de se serrer les coudes. Nous sommes la seule famille que nous possédions.
— Et c’est ce qui va m’arriver maintenant ?
Je grognai.
— Tu en es bien sûr ? Tu ne m’as pas jeté dans une oubliette ?
— Tu le sais très bien. On ne peut plus revenir en arrière.
— C’est comme une mort très lente, Guig.
— C’est une longue vie.
— Je me demande si tu m’as vraiment rendu service.
— Je peux t’assurer que je n’ai rien à voir là-dedans. Ce fut un heureux accident.
— Heureux !
Nous grognâmes ensemble.
Au bout de quelques minutes, il me demanda :
— Qu’est-ce que ça veut dire « s’efforcent de se serrer les coudes » ?
— Sous certains aspects, nous représentons une famille typique. Nous avons nos sympathies et nos antipathies, nos haines et nos jalousies, nos conflits déclarés aussi. Lucrèce Borgia et Léonard de Vinci sont à couteaux tirés depuis bien avant ma transformation. Nous n’osons même pas prononcer le nom de l’un en présence de l’autre.
— Ils sont quand même venus pour t’aider.
— Seulement ceux qui m’aiment. Si j’avais demandé au Rajah de me donner un coup de main, il n’aurait même pas pris la peine de me répondre. Il me déteste. Si j’avais appelé Queenie, cela aurait été un désastre. Edison et lui ne peuvent pas se voir. C’est comme ça. Tout n’est pas douceur et clarté au sein du Groupe. Tu verras bien, à mesure que tu apprendras à nous connaître.
Nous continuâmes à marcher sans parler. Chaque fois que nous passions devant un des luxueux wigwams, j’apercevais quelque forme d’artisanat en action. Tissage, poterie, orfèvrerie, forgerons, travail du cuir, sculpteurs, peintres. Même un type en train de tailler des pointes de flèches.
— Souvenirs pour les visages pâles, m’expliqua Séquoia. Nous les persuadons que nous utilisons encore des arcs et des lances.
— Vous ne paraissez pas manquer d’argent.
— Oh ! ce n’est pas pour de l’argent. Simplement pour soigner nos relations publiques. Nous ne faisons jamais payer ces souvenirs aux touristes. Il n’y a même pas de droit d’entrée pour visiter la réserve.
Dieu sait si le lac Erié semblait plongé jusqu’au cou dans les relations publiques. Partout, il n’y avait que silence et sourires. Un calme de rêve ! Apparemment, la barrière pneumatique stoppait les émissions en même temps que les visiteurs indésirables.
— Quand ils ont chassé les tribus de nos dernières réserves, poursuivit Séquoia, ils nous ont généralement donné le lit du lac Erié pour notre usage personnel. Toute l’eau douce qui alimentait le lac avait été pompée dans l’industrie. Il ne restait plus qu’un lit empoisonné, un déversoir d’usines, quand notre peuple a été transféré ici.
— Pourquoi pas le pôle Sud ? C’est un endroit plus hospitalier.
— Il y a du charbon, là-bas ; ils espèrent bien un jour mettre la main dessus. Le premier job que j’ai eu en tant qu’ingénieur à la recherche, ça a été de mettre au point pour Antarctic Anthracite un procédé permettant de fissurer la calotte.
— Ils voient loin.
— Nous avons creusé des canaux pour drainer la pollution. Nous avons planté nos tentes et essayé de survivre au milieu de la pourriture et de la puanteur. Des milliers d’entre nous sont morts, affamés, suffoqués, suicidés. Des tribus entières ont disparu.
— Et comment cela s’est-il transformé en éden ?
— Un Indien de génie a fait une découverte. Rien d’autre ne voulait pousser dans ces terres empoisonnées que le pavot. L’Horrible Pavot.
— Qui est l’auteur de cette découverte ?
— Il s’appelait Devine. Isaac Indus Devine.
— Mm. Je commence à comprendre. Ton père ?
— Mon arrière-grand-père.
— Je vois. Le génie est dans la famille. Mais pourquoi les appelez-vous Horribles Pavots ? Ils sont magnifiques.
— C’est vrai. Mais ils produisent un opium vénéneux, dont on extrait d’horribles drogues. Des trucs nouveaux, dont on n’a jamais entendu parler, aux effets fantastiques. On n’a pas encore fini d’explorer tous les dérivés possibles. Du jour au lendemain, dans une société de drogués, la réserve est devenue fabuleusement riche.
— Cette histoire est un véritable conte de fées.
Il releva la tête, surpris.
— Pourquoi dis-tu ça, Guig ?
— Parce qu’un gouvernement bienveillant vous aurait enlevé le lac Erié pour votre propre bien.
Il éclata de rire.
— Tu as absolument raison, Guig.
» Sauf sur un point. Il y a un procédé secret qui permet d’obtenir la drogue, et personne ne le connaît à part nous. C’est ainsi que nous avons remporté notre dernière bataille avec les visages pâles. Nous leur avons laissé le choix : le lac Erié, ou le pavot empoisonné. Pas les deux. Ils nous ont proposé toutes sortes de traités, marchés, promesses, mais nous avons tenu bon. L’expérience nous a appris à ne faire confiance à personne.
— Ça me paraît quand même bien fragile, Chef. Et les pots-de-vin ? Pressions, menaces, chantages, trahisons ?
— Je sais. Ils ont tout essayé. Ils essayent encore. Nous nous en occupons.
— De quelle manière ?
— Allons, allons, Guig.
Il avait dit cela sur un ton d’amusement tellement cynique qu’un frisson me parcourut l’épine dorsale.
— En fait, c’est une Maffia peau-rouge que vous avez montée là.
— Si tu veux, plus ou moins. La Maffia internationale nous a fait des propositions, mais nous avons refusé de nous joindre à eux. Nous ne faisons confiance à personne. Ils ont essayé la manière forte. Nous leur avons envoyé nos Comanches, qui sont encore des types coriaces. Trop coriaces, à mon goût, mais je n’étais pas mécontent de cette petite guerre. Au moins, elle a servi d’exutoire à l’ardeur des Comanches, qui sont plus faciles à vivre maintenant. La Maffia internationale aussi. Je ne crois pas qu’ils recommenceront de sitôt à vouloir exercer leurs pressions. Nous leur avons donné une leçon de barbarie ancestrale qu’ils ne sont pas près d’oublier. Voici notre université. (Il me montrait du doigt une vingtaine d’hectares de bâtiments bas, tout blancs, à bardeaux.) Nous avons construit dans le style colonial pour bien montrer qu’il ne subsistait pas d’animosité envers les anciens pionniers qui ont déclenché la grande spoliation. Distillation de l’eau-de-feu. Horrible synthèse. Enseignement général. C’est la meilleure université du monde. Nous avons une liste d’attente d’un kilomètre.
— Pour les étudiants ?
— Non. Pour les professeurs. Chercheurs du monde entier. Nous ne prenons pas d’étudiants venus de l’extérieur. C’est réservé à nos jeunes.
— Vous avez des jeunes qui se droguent ?
Il secoua la tête.
— Pas à notre connaissance. Notre société n’est pas une société permissive. Pas de drogues. Pas de plombages.
— De l’eau-de-feu ?
— De temps à autre. Mais c’est tellement dégueulasse qu’ils abandonnent vite.
— C’est un secret de fabrication également ?
— Oh ! non. Alcool ; strychnine ; savon ; tabac ; poivre rouge et colorant brun.
Je frissonnai.
— N’importe qui peut se procurer la recette, car nous avons fait breveter le nom. Les gogos veulent de l’Eau-de-feu du lac Erié, et pas un substitut.
— Et vous ne voulez pas les en priver.
Il sourit :
— Hiram Walker nous a mené la vie dure, avec son Eau-de-feu canadienne. Ils ont dû dépenser des millions de dollars pour promouvoir leur produit. Mais ils ont perdu parce qu’ils ont commis une erreur monumentale dans leur publicité. Ils ne se sont pas rendu compte que les gogos ignorent la plupart du temps qu’il y a des Indiens au Canada. Ils croient que tous les Indiens du Canada sont des Eskimos, et de l’eau-de-feu eskimo, ça ne fait vraiment pas sérieux.
— Tu as confiance en moi. Chef ?
— Oui.
— Quel est le secret de l’Horrible Pavot ?
— L’huile d’armoise.
— Tu veux dire, le truc qui rendait fou les buveurs d’absinthe au dix-neuvième siècle ?
Il hocha positivement la tête.
— Que nous distillons à partir des feuilles d’Artemisia absinthium. Mais c’est un procédé long et compliqué. Il faut des années pour devenir expert, si tu as l’intention d’apprendre. On peut faire une exception pour toi et t’admettre comme étudiant.
— Non, merci. Le génie n’a pas cours dans ma famille.
Nous étions arrivés pendant ce temps devant un énorme bassin en marbre de la taille d’un petit lac, empli d’une eau cristalline.
— C’est pour nos gosses, dit le Grand Chef. Il faut bien qu’ils apprennent à nager et à se servir d’un canoë. La tradition, que veux-tu. (Nous nous assîmes sur un banc.) Bong, fit-il. Je t’ai à peu près tout dit. À toi, maintenant. Dans quoi est-ce que je me suis fourré ?
Ce n’était pas le moment de faire du boniment. Je lui parlai simplement.
— Il faut que ceci reste secret, Séquoia. Le Groupe n’en a jamais parlé à personne de l’extérieur. Je ne te demande pas de prêter serment, ni de me donner ta parole ou des Cc comme ça. Tu sais que nous pouvons nous faire confiance.
Il hocha la tête.
— Nous avons découvert que la mort n’est pas un processus métabolique inévitable. Nous semblons immortels, mais nous n’avons aucun moyen de savoir si c’est permanent ou pas. Certains d’entre nous sont là depuis pas mal de temps. Est-ce que ça durera l’éternité ? Nous l’ignorons.
— Il y a l’entropie, murmura-t-il.
— Oui, je sais. Tôt ou tard, l’univers tout entier, nous y compris, finira par disparaître.
— Qu’est-ce qui opère la transformation, Guig ?
Je décrivis nos différentes expériences.
— Toutes psychogéniques. Mm. Et c’est ce qui m’est arrivé ? Mais tu dis que je resterai éternellement à l’âge de vingt-quatre ans. Comment est-ce possible ?
— Nous sommes tous demeurés à l’âge où nous avons été transformés.
— Que fais-tu de la détérioration naturelle, de l’usure des organes ?
— C’est un des nombreux mystères. Les organismes jeunes sont capables de se réparer et de se régénérer. Pourquoi cette faculté disparaît-elle avec l’âge ? Ce n’est pas le cas chez nous.
— Qu’est-ce qui permet la régénération du Groupe ?
— Nous l’ignorons. Tu es le premier chercheur scientifique à te joindre à nous. Nous espérons que tu découvriras quelque chose. Tycho a une théorie, mais c’est un astronome.
— J’aimerais la connaître quand même.
— C’est un peu embrouillé.
— Ça ne fait rien. Dis quand même.
— Eh bien… d’après Tycho, il doit y avoir des sécrétions mortelles qui s’accumulent dans les cellules de l’organisme et qui sont les sous-produits des réactions cellulaires normales. Les cellules sont incapables de les éliminer. Elles s’accumulent au fil des années, et finissent par empêcher le fonctionnement normal de la cellule. L’organisme vieillit et meurt.
— Jusqu’à présent, il est sur du terrain solide.
— Tycho prétend que l’influx nerveux produit par un choc au moment de la mort peut détruire ces sécrétions, en permettant ainsi à l’organisme de prendre un nouveau départ. Et le renouvellement des cellules se trouve tellement accéléré que l’organisme se met à prendre sans cesse de nouveaux départs. Il dit qu’il s’agit d’un effet psychogénique produit par un effet psychogalvanique.
— Un astronome, dis-tu ? On dirait plutôt un physiologiste.
— Moitié, moitié. C’est un exobiologiste. Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, il ne fait aucun doute que le phénomène fait partie du syndrome de l’Homol.
— Je t’attendais à ce tournant. Qu’est-ce au juste qu’un Homme Moléculaire ?
— Un organisme capable de transformer n’importe quelle molécule en assemblage anabolique.
— Consciemment ?
— Non. Ça se fait tout seul. L’Homol peut respirer n’importe quel gaz, absorber l’oxygène de l’eau, avaler du poison, s’exposer à n’importe quel environnement, de toute manière ces substances sont absorbées et stockées par son métabolisme.
— Que se passe-t-il en cas de dommage physique ?
— S’il est mineur, cela se régénère. S’il est majeur, kaput. Coupe une tête, fais sauter un cœur, et tu as un immortel mort. Nous ne sommes pas invulnérables. Inutile de te prendre pour Superman.
— Qui ça ?
— Laisse tomber. J’ai encore quelque chose à te dire au sujet de notre invulnérabilité. Nous n’osons pas prendre de risque.
— Quelle sorte de risque ?
— Notre immortalité est fondée sur le renouvellement constant, à un rythme accéléré, des cellules. Peux-tu me citer un cas classique de développement cellulaire accéléré ?
— Le cancer. Tu veux dire que le Groupe… que nous…
— Oui. Nous sommes à un poil du processus dément, incontrôlé, du cancer.
— Mais nous avons guéri le cancer avec l’acide Folicophage. Il exerce une action antibiotique sur les acides nucléiques sauvages.
— Hélas ! nous sommes prédisposés au cancer, mais nous ne l’attrapons pas. Les carcinogènes ne font qu’ouvrir la porte à quelque chose de bien pire, une mutation de la lèpre que nous appelons le canlèpre.
— Dio !
— Comme tu dis. Le canlèpre est une enfant de salope de distorsion génétique du Bacillus lepræ. Il produit différentes variations et combinaisons de la lèpre nodulaire et de la lèpre anesthésique. C’est un phénomène particulier au Groupe. Il n’existe aucun traitement à notre connaissance. On met un demi-siècle à mourir dans d’atroces douleurs.
— Qu’est-ce que le risque a à voir là-dedans ?
— Nous savons que les carcinogènes sont le résultat d’irritations ou de chocs provenant du milieu extérieur. Nous devons les éviter. Il est impossible de dire à quel moment une lésion nous fera franchir le seuil du cancer et ouvrira la porte au canlèpre. Tu devras apprendre à être prudent. Si tu es obligé de prendre un risque, sache au moins quel prix tu auras à payer peut-être. C’est la raison pour laquelle nous évitons le plus possible de manger, boire ou respirer des substances inhabituelles. Nous fuyons la violence.
— Est-ce que le canlèpre est obligatoirement le résultat d’une lésion ?
— Non, mais évite-les.
— Comment savoir qu’on est atteint ?
— Symptômes primaires : plaques rouges sur la peau, qui se pigmentent ; sentiment d’exaltation hyper-esthésique ; mal à la gorge et au larynx.
— Tout d’un coup, je les ressens tous.
Il sourit. J’étais content qu’il choisisse de plaisanter sur mes avertissements sinistres.
— Tu as passé de durs moments, Chef, lui dis-je. Mais tu ne crois pas qu’il serait temps de te remettre au boulot ? Il y a tant de choses à faire. Je resterais bien flâner pendant un an dans cette agréable réserve, mais ce serait plus raisonnable de réintégrer l’asile d’aliénés. Qu’est-ce que tu en dis ?
Il se leva.
— D’accord. Uu. Après tout, qu’est-ce qui peut encore m’arriver ?
Nous regagnâmes tranquillement le wigwam. Séquoia disait vrai. Après les événements de ces deux derniers jours, nous ne pouvions guère avoir d’autres surprises, ce qui vous montre à quel point je suis futé. Une fois à l’intérieur du machin en marbre, j’appelai le capitaine Nemo pour lui dire d’arrêter les frais. L’enfant prodigue était retrouvé et rentrait au bercail. Il fallut que je rappelle à Locomotive Sacrée de s’habiller. Je sais bien que la moitié de la popul se promène à poil de nos jours, mais après tout c’est un savant distingué et il a un certain standing à maintenir. Signes extérieurs de consommation. Le Grand Chef appelait ça signes extérieurs de consolation.
La famille s’assembla et commença à blablater en cherokee qui, à franchement parler, n’est pas une langue très, très attirante. Elle est à mi-chemin des deux pires du monde, le gaélique et l’hébreu. Rien que des gutturales et des jzic-ic-sha. Quand le Grand Chef eut fini ses explications, je me levai pour faire le clown à mon tour. Pas de jzic-ic-sha. Courbette profonde à papa. Baisemain à mama. C’est à ce moment-là que Dieu (qui possède un de Ses relais de commande en Jicé) me fit faire une des plus magnifiques bêtises de mon existence.
Quand je me tournai vers la sœur pour les salamalecs, je lui glissai deux doigts sous le menton et lui relevai le visage pour voir un peu à quoi il ressemblait. C’était un visage ovale, monté sur un long cou fait pour la guillotine. Ce n’était pas une beauté. On ne pouvait même pas l’appeler jolie. Elle était seulement charmante. Charmante et d’une grâce exquise. Une ossature délicate. Des yeux limpides. Une peau de velours. Tout était dans son expression. Lorsque je posai les yeux sur ce visage, je plongeai dans un monde nouveau dont je n’avais jamais rêvé l’existence. C’est alors que je fis la bêtise. Je l’embrassai pour lui dire au revoir.
Tout le monde se figea. Silence de mort. La sœur m’examina pendant le temps qu’il faut à peu près pour réciter un sonnet. Puis elle s’agenouilla devant moi et me passa plusieurs fois les mains sur les pieds d’avant en arrière. Ce fut le signal d’une mêlée terrible. Mama éclata en sanglots et engloutit sa fille dans ses replis. Les marmots se mirent à hurler et à pousser des clameurs de joie. Majestueux, papa s’approcha de moi, me plaqua la paume de sa main sur le cœur, saisit la paume de ma main et la plaqua sur son cœur. Je lançai un coup d’œil affolé au Grand Chef.
— Tu viens d’épouser ma sœur, dit-il sur le ton de la conversation.
J’entrai dans un état de choc.
Il sourit.
— C’est la tradition. Un baiser équivaut à une demande en mariage. Elle a accepté. Une centaine de braves du lac Erié vont te détester pour cela. Ne t’en fais pas, Guig. Je trouverai le moyen de te sortir de là.
Je dégageai la sœur des replis et l’embrassai, pour lui dire bonjour cette fois-ci. Elle voulut se remettre à genoux, mais je la maintins de force en position verticale pour pouvoir replonger dans ce monde tout neuf.
— Nn, dis-je.
— Tu ne veux pas te sortir ?
— Nn.
— Tu es sûr ? Compte jusqu’à cent en binaire.
— Uu.
Il vint jusqu’à moi et me fit craquer les côtes dans une colossale accolade.
— J’ai toujours eu envie d’avoir un frère comme toi, Guig. Maintenant, assieds-toi tranquille pendant qu’on met les cérémonies en orbite.
— Quelles cérémonies ? Je croyais qu’on devait…
— Pied-tendre, tu viens d’épouser la fille du chef le plus puissant de la réserve. Ça me fait de la peine de te le dire, mais tu te maries bien au-dessus de ton rang. Il faut suivre le rituel. Laisse-moi m’occuper de tout ça. Surtout, ne t’inquiète pas.
Une heure plus tard voici le spectacle devant mes yeux éblouis : Cinquante personnes équipées pour voyager s’étaient assemblées devant le wigwam, avec assez d’hovercrafts pour les transporter où elles allaient.
— Il n’y a pas toute la tribu, m’expliqua Séquoia. Juste les proches parents.
Il s’était couvert le visage de terrifiantes peintures de guerre et on ne le reconnaissait pas. De l’autre côté du wigwam, un chœur de braves du lac Erié, les laissés-pour-compte, chantait des hymnes tristes et mécontents. Quatre colosses étaient en train de descendre du grenier une énorme malle en cuir de Cordoue que la sœur semblait les supplier de manipuler tendrement.
— Sa dot, dit le Grand Chef.
— Sa dot ? J’ai onze millions et des poussières. Je n’ai pas…
— C’est la tradition. Elle ne veut pas venir les mains vides. Tu préfères l’encaisser en chevaux et en bétail ?
Je me résignai à l’idée de vivre entouré d’objets d’artisanat cherokee.
Il devait y avoir un garde-manger inépuisable quelque part. Mama empiffrait la famille d’une quantité de victuailles suffisante pour nourrir l’I.G. Farben si elle ne trouvait pas les moyens de subsister pour son compte. La sœur disparut pendant un long moment, puis reparut vêtue d’un costume de squaw traditionnel. Mais pas en peau de daim. En soie de Chine extra. Elle avait un bandeau au front, un collier et des bracelets que je crus d’abord en turquoise. Ce n’est que bien plus tard que je découvris que c’était des émeraudes pures.
— Bong, dit Séquoia. On peut foutre le camp.
— Puis-je te demander où on va ?
— Dans ta nouvelle maison. Tradition oblige.
— Je n’ai pas de nouvelle maison.
— Si. Mon tipi. Cadeau de mariage. Autres questions ?
— Une seule, frère. Ça m’ennuie de t’embêter pendant que tu es occupé, mais pourrais-tu me dire le nom de ma femme ?
Cela parut l’ébranler sérieusement. Finalement, il réussit à dire dans un soupir :
— Natoma. Natoma Devine.
— C’est joli.
— Quel est le tien, au fait ? Celui que tu avais pour commencer.
— Edward Curzon.
— Curzon. Natoma Curzon. Ça sonne bien. Mm. Allons endurer les cérémonies.
Davantage encore de tradition, à l’occasion de notre sortie du territoire de l’Erié. Natoma et moi assis sagement l’un à côté de l’autre tandis que papa et mama nous surveillent comme des gardiens de vertu. Les routes et les allées peuplées de monde. Les gamins crient des choses que l’on reconnaît comme vulgaires rien qu’au ton dans n’importe quelle langue. Lorsque je fis mine de passer mon bras autour de Natoma, mama fit un bruit de langue qui indubitablement voulait dire non. Papa gloussa. La mariée avait la tête baissée, mais je voyais qu’elle était rougissante.
Quand nous arrivâmes enfin au tipi. Séquoia fit une revue éclair et s’exprima emphatiquement dans le Langage des Signes. Les parents proches restèrent figés où ils étaient.
— Où sont passés mes loups ? demanda-t-il en XXe.
— Ils sont à l’intérieur avec moi, Dr Devine, cria M’bantou. Nous t’attendions avec impatience.
Le Grand Chef et moi nous nous précipitâmes à l’intérieur du tipi. M’bantou était assis par terre les jambes croisées, avec les loups étalés tout autour de lui, l’air on ne peut plus satisfait.
— Il a un truc ? me dit Devine. Ce sont de vrais mangeurs d’hommes.
— Ne me demande pas comment il fait. Il a l’habitude.
— Il n’y a rien de plus simple, Dr Devine, fit M’bantou. Il suffit de parler leur langage, et un rapport d’amitié s’établit tout de suite.
— Tu parles le langage des animaux ?
— Pas tous.
Nous expliquâmes ce qui s’était passé à M’bantou. Il se déclara ravi.
— J’espère que tu me feras l’honneur de me laisser être ton témoin, Guig.
Il sortit rejoindre la famille qui avait fait le cercle autour du tipi. Ils avaient mis à chauffer des marmites électriques et chantaient quelque chose qui ressemblait à un calypso endiablé, avec double battement des mains et trépignements rythmés. La mélodie était toujours la même, et sa monotonie engendrait une extraordinaire tension.
— Viens, me dit le Grand Chef. Rite suivant. N’aie pas peur. Je te soufflerai. Bong ?
— Uu.
— Tu peux encore te défiler.
— Nn.
— Sûr ?
— Uuuu.
Nous allâmes jusqu’à un endroit où Natoma me fut remise. Elle me prit par le bras. Le Grand Chef se plaça derrière elle, et M’bantou derrière moi. Je ne sais où ni comment M’b avait péché les matériaux, mais il s’était blanchi cérémoniellement la face et avait passé ses cheveux à l’ocre rouge. Il ne lui manquait que la lance et le bouclier. Je ne prétends pas me rappeler tous les détails du rituel. Tout ce que je sais, c’est que Séquoia me soufflait au fur et à mesure les instructions en XXe et que M’bantou improvisait un commentaire anthropologique qui sans nul doute aurait amélioré mon cerveau si je l’avais écouté.
Finalement, papa et maman nous escortèrent jusqu’à l’intérieur du tipi. Natoma avait l’air préoccupé, jusqu’au moment où les quatre braves amenèrent sa dot et la déposèrent délicatement par terre. Elle tenait la tête baissée. Elle garda ses distances jusqu’au moment où on nous laissa seuls et où je refermai les rabats du tipi à double nœud. C’est alors que la foudre frappa. Méfiez-vous des timides. Elles se transforment facilement en démons.
Sa tête se redressa, royale et souriante. Elle se déshabilla en trois secondes. C’était une Indienne, il n’y avait pas un poil sur sa peau diaphane. Elle se jeta sur moi comme un chat sauvage – ou plutôt, comme la fille du plus grand Sachem de la réserve du lac Erié – décidée à rattraper en dix secondes dix ans de temps perdu. Elle déchira mes vêtements, me bascula sur le dos, se coucha sur moi et commença à murmurer des choses en cherokee. Elle me massa le visage avec ses seins couleur de crème renversée tandis que ses mains m’exploraient l’entrejambe. « Je suis en train de me faire violer », pensai-je. Elle s’arc-bouta et commença à frotter son Prado contre moi. C’était une vierge serrée, et ce fut difficile pour tous les deux. Quand finalement la jonction fut opérée, la douleur y mit fin en quelques secondes. Elle rit et me lécha le visage. Puis elle sortit un linge et nous essuya.
Je m’imaginais que nous allions rester tranquillement allongés à nous caresser, mais il y avait la tradition, les coutumes, le rituel. Elle se leva, défit les rabats du tipi et sortit, fière et nue, en brandissant le linge sanglant comme une bannière. Elle décrivit un cercle complet. Le calypso devint encore plus frénétique. Puis elle donna le linge à Mama, qui le plia avec dévotion, et revint enfin me rejoindre.
Cette fois-ci, ce ne fut plus aussi précipité, non. Tendre, serein, partagé. Ce n’était pas de l’amour. Comment cela aurait-il pu en être, entre deux étrangers qui ne parlaient même pas la même langue ? Mais nous étions des étrangers qui par magie avaient été amenés à s’engager l’un à l’autre, et c’était quelque chose qui ne m’était pas arrivé depuis deux siècles. Uu, je m’étais engagé. Je comprenais soudain que c’était de l’amour pour de vrai. Exit : Scènes d’amour passionnel. Welcome : engagement passionné.
C’était l’aura de bout en bout. J’ignore combien de temps cela dura, mais dans ces moments-là des pensées de toutes les couleurs vous fulgurent, sans y être invitées, à travers la tête. Je me souvenais d’un mec qui avait l’habitude de se chronométrer. Un champion. Je faisais le rapprochement entre l’aura passionnelle et l’aura épileptique. Est-ce une façon de faire l’amour avec l’univers ? Alors, nous avons de la chance. Je pensai, pensai, pensai, jusqu’à ce que je me retrouve au delà de toute pensée.
Foutues vierges. Elle voulait tout recommencer depuis le début. Comment expliquer, quand on ne parle pas le cherokee, que les batteries ont besoin d’être rechargées ? Nous commençâmes alors une conversation par signes, entrecoupée de rires et de plaisanteries. Au début, j’avais pris Natoma pour une fille sérieuse et déterminée, sans beaucoup de sens de l’humour. Je m’apercevais maintenant que la vie traditionnelle de la réserve l’avait compartimentalisée. Elle n’avait pas l’habitude de laisser voir toutes ses facettes à la fois. Mais elle apprenait vite. On ne se frotte pas à Curzon le fou sans qu’une partie de sa loufoquerie déteigne sur vous.
Soudain Natoma porta un doigt à ses lèvres pour m’intimer le silence et – la prudence. Je silence et prudence. Elle va sur la pointe des pieds jusqu’aux rabats du tipi et les écarte brusquement comme pour surprendre un espion. Mais ce n’était qu’un loup gris, posté là sans doute par M’bantou pour être le gardien de notre intimité. Elle revint vers moi, bulbullant et riant, et alla ouvrir la malle en cuir de Cordoue qui contenait sa dot. Quand elle souleva le couvercle, on eût dit qu’elle s’attendait à ce que tout explose. Elle me fit signe de venir voir. Je vis. C’était exactement ce à quoi je m’étais attendu. Bazar et compagnie tissé à la main. Elle ôta le bazar et je faillis m’étrangler. Dans une série d’écrins en velours était niché un service de table du XVIIIe siècle au complet en porcelaine royale de Sèvres pour douze personnes. Rien de comparable n’avait existé depuis des siècles et quatorze virgule neuf cent sept pour cent de la fortune du monde ne suffiraient pas à l’acheter aujourd’hui. Il y avait soixante-douze pièces. Comment un tel service était tombé entre les mains de la famille Devine, c’était un mystère qui devrait attendre une autre fois pour être éclairci. Natoma vit la tête que je faisais, éclata de rire, prit une assiette entre ses mains, la lança en l’air et la rattrapa. Je manquai de m’évanouir. Séquoia n’avait pas tort. Je m’étais marié au-dessus de ma classe.
Il fallait que je lui explique qu’elle était pour moi un trésor plus précieux que sa somptueuse dot. Je refermai le couvercle de la malle, l’assis dessus au bord, mis ses jambes et ses bras autour de moi et le lui expliquai si gentiment qu’elle se mit à pleurer et à sourire en même temps que chaque petit halètement tandis que ses mains agrippaient mon dos. Moi aussi je pleurais et je riais. Nos visages mouillés étaient pressés l’un contre l’autre. Jicé avait raison. Pendant deux cents ans, je n’avais vécu que pour un plaisir mécanique. Aujourd’hui, j’étais amoureux pour la première fois, semblait-il, et cela me faisait aimer et comprendre ce foutu monde de cinglés où je vivais.