Personne ne connaissait son vrai nom. Personne ne le demandait. C’était un délit mortel que de poser ce genre de question dans l’Aine. On l’appelait Capo Rip. Il courait une bonne douzaine d’histoires sur ses origines, mais c’était un tel menteur qu’aucune ne pouvait être confirmée. Orphelinat (il n’existait plus un seul orphelinat depuis cent ans), gangs des rues, Maffia Internationale, synthèse de laboratoire, produit de l’insémination artificielle d’une femelle de gorille. Il coulait un sang froid dans ses veines. Il était indifférent aux femmes, aux hommes, à l’amitié, à la camaraderie. Dur et de glace. C’était un joueur probabiliste. Il avait une telle mémoire des chiffres et des probabilités qu’il était interdit dans la plupart des salles de jeux. Avec lui, la banque était sûre de perdre.
Le probabilisme lui interdisait de tuer. Non qu’il eût des scrupules à commettre un meurtre, mais les chances étaient trop contre lui. Il ne prenait jamais de risque quand les chances étaient contre. « Un mec a écrit un jour que la vie était un jeu à six contre cinq en notre défaveur », avait-il coutume de dire. « Je ne tente jamais rien à moins que les chances ne soient de six contre cinq en ma faveur. » Oui, Capo Rip était instruit, et il ne pariait jamais quand c’était le hasard qui décidait. Il essayait toujours de tenir le bon bout.
Toutes ces qualités avaient fait de Capo Rip le modèle et l’idole de l’Aine. Pour lui, c’était recto, recto ; vol, cambriolage, extorsion de fonds, chantage, corruption. Il jouissait d’un immense respect. Surtout, tout le monde dans l’Aine savait qu’on pouvait lui faire confiance. Il n’arnaquait jamais personne. Il payait promptement toutes les parts de contrats et ne se dérobait devant aucune obligation. Probabilité défavorable. Il savait que la loyauté, ça se paye.
Il vivait tranquillement dans des chambres d’hôtels, chez des particuliers, dans des salles de jeux – à condition qu’il ne s’approche pas des tables. Il n’était jamais armé, mais il avait démontré qu’il savait cogner si on l’acculait à se battre. À choisir, il préférait se dérober plutôt qu’accepter un combat loyal – pas assez de chances en sa faveur – mais il y avait toujours un abruti désireux de prouver son machisme qui ne l’entendait pas de cette oreille-là. Alors, il cognait. Tout le monde dans l’Aine était persuadé que s’il avait voulu, il aurait pu être champion dans la catégorie mi-lourds.
Capo Rip était tellement admiré qu’il était entouré en permanence d’un petit groupe de fidèles. Ils étaient inconnus, sans passé, sans casier judiciaire, sans envergure, donc, mais ils semblaient lui rendre service. Parmi eux était une femme, qui restait là aussi par dévotion, à qui il n’avait rien demandé ni offert, mais dont la fidélité semblait à toute épreuve.
Les coups de Rip étaient fort ingénieux. Quelques exemples : l’office de Courtage était protégé par une douve de sables mouvants. Le pont-levis était levé en dehors des heures d’ouverture, et personne ne pouvait se poser avec un gogo sur le toit pointu. Capo Rip se solidifia un chemin avec de la glace sèche et passa par-dessus les crânes de ses prédécesseurs infortunés. Il soudoya une secrétaire du Fonds de Forclusion pour qu’elle lui tape en morse sur son clavier terminal des renseignements cruciaux concernant les mesures de sécurité. Il put piller leurs caves en toute tranquillité.
La femme d’un politicien, âgée d’une cinquantaine d’années, se mit à rajeunir. Cheveux brillants, peau diaphane et admirable. Rip enquêta dans l’entourage du politicien. Une ravissante petite secrétaire. Il alla voir du côté des salons de rajeunissement. L’épouse n’y était pas traitée. « Empoisonnement à l’arsenic », décréta-t-il ; et le politicien paya, paya, paya. Se faisant passer pour un accordeur de pianolo, il s’introduisit dans la maison d’un collectionneur célèbre mais prudent avec l’intention de repérer une pièce russe d’une grande rareté : une déesse de dix-huit centimètres sculptée par Fabergé trois siècles auparavant dans la plus grande émeraude jamais découverte. Nulle part en vue. Il revint avec une boussole et la découvrit dans un coffret d’acier scellé dans un des murs. Il vendit sept répliques coulées dans de la pierre synthétique à des collectionneurs déments, puis il eut le culot de retourner l’original à son propriétaire. L’Aine admira le geste.
Entre les coups majeurs, il faisait de petites arnaques : le truc du visiteur médical, du coffret de radium, du ballon de verre, les avis de décès et les voyages de noces, la vente de la cataracte ou de terrains à bâtir dans l’Atlantide. Dans l’Atlantide, oui ! Les cassettes qui se défilent, les contrats sur bande magnétique qui s’effacent. Oh ! on peut dire qu’il était versatile, et très, très occupé. Il dépensait une énergie incroyable. L’Aine estimait qu’il devait peser pas loin du million par mois.
Ses esbroufes n’étaient entourées d’aucune publicité. La discrétion, c’est l’une des contraintes qu’il imposait à son groupe, et qu’ils respectaient. Pour des inconnus, ils étaient remarquables : silencieux comme une lame, jamais un mot de trop. Personne dans l’Aine n’avait jamais pu les persuader de parler, boire, se gazer, tripper, jouer, communiquer. Ils étaient sérieux comme la mort, aussi personne ne se souciait de faire leur connaissance par l’intermédiaire d’une boutonnière dans le ventre.
L’Aine n’en revint pas quand Capo Rip et sa bande de Joyeux disparurent un jour sans laisser de trace. Il était sur un coup, et tout d’un coup il n’y eut plus personne. Certains dirent qu’il avait été alpagué. Improbable. Quand on posa quelques questions discrètes à son soudoyeur professionnel, qui se trouva en possession d’un joli magot, il déclara que Capo Rip ne l’avait pas contacté. Capo Rip était monté comme une fusée, avait embrasé le ciel dans une explosion de gloire et s’était purement et simplement volatilisé.
Il était sanglé sur un lit étroit qui le balançait. Les sangles étaient bloquées, ce fut la première chose qu’il vérifia, et il y avait un inconnu au teint mat qui lui souriait tout le temps d’une manière horripilante en l’appelant « Great Capo ». La femme était là également. Elle était en train de le nourrir avec une cuiller à pot. Rip ignorait toujours son nom. Il ne souhaitait d’ailleurs pas le connaître. Maintenant moins que jamais. Il prenait du plaisir à lui cracher ta nourriture au visage.
Quel que fût l’endroit où il se trouvait, une chose était certaine, cela grouillait de docteurs et d’infirmières en blouse blanche et en conversation animée. On entendait des mots comme : « myoïdes peauciers », « aponévrose abdominale », « rectus femoris » et « ligamentum cruciatum cruris ». Affolant. Le seul être sensé là-dedans était un jeune chirurgien lycanthrope. Il se transformait sans arrêt en homme-loup aux crocs pointus et dévorait vivantes les infirmières hurlantes, en commençant généralement par le grand fessier. L’homme au teint mat et la femme ne faisaient pas attention à lui.
— C’est un hôpital, ou quoi ? grogna Capo Rip.
— Non, Great Capo. Vous êtes en train de regarder un spectacle pour enfants. La jeunesse du Dr Prévert. Je regrette beaucoup. Nous ne pouvons pas arrêter l’émission.
Il conduisit le prisonnier aux gogues et le garda avec un brûleur.
— Salaud. J’aurai ta peau.
— Mais oui, Great Capo. À table, maintenant !
Ils retournent au lit qui se balance et à la femme qui lui donne à manger.
— Fille de pute. Tu m’as donné.
— Oui, Capo. Mais tu ne sais pas encore pourquoi.
— Où est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je fais ici ?
— Sur un schooner au milieu du lac Mitchigan, dit l’inconnu au teint mat. Ce que tu fais ici ? Tu te prépares à payer le prix.
— Combien ?
— Le prix de quoi d’abord, non ?
— M’en fous. Dis ton prix, sale raseur. Je le payerai, et je te promets que tu ne raseras plus jamais personne dans l’Aine.
— Je te crois, Great Capo. (Il fit mine de s’éloigner, puis se retourna brusquement.) Le prix à payer consiste à me dire où je peux trouver un nommé Edward Curzon.
— Qui ça ?
— Edward Curzon.
— Jamais entendu parler.
— Allons, allons, Great Capo. Avec tes relations et ton expérience, tu as bien dû le rencontrer. Et avec ton ingéniosité et ton talent bien connus, tu vas me le retrouver. Je veux qu’il soit liquidé. Je vais te signer un contrat. Tu ne le regretteras pas.
— Je ne liquide personne. Pourcentage défavorable.
— Je sais. Autrement, tu ne serais pas ici pour être persuadé gentiment.
— Pourquoi moi ? Je peux vous brancher avec vingt tueurs.
— Bien sûr, bien sûr. Mais aucun n’aura ton intégrité. Une partie essentielle du contrat sera que la chose ne devra jamais remonter jusqu’à moi. Je ne peux faire confiance à aucun truand à part toi. Trouve-moi Edward Curzon et liquide-le-moi, Great Capo.
— Comment m’as-tu trouvé dans l’affaire du Calice ?
— C’est moi qui l’ai montée. Je ne manque pas d’ingéniosité non plus. Résigne-toi. Il faut que tu retrouves Edward Curzon pour le liquider.
— Supposons que je sois d’accord. Je peux toujours te balancer comme cette pute m’a balancé.
— Impossible. Ta parole te lie. C’est pour cela que tu es ici. Pense à Curzon, Great Capo. Quand tu seras disposé à être raisonnable, nous en reparlerons. Je suis sûr que tu as déjà rencontré ce nom-là au cours de ta brillante carrière. Ce nom-là ou un autre qui lui ressemble. Cherche bien, Great Capo. Concentre-toi.
Curzon ? Ou quelque chose qui ressemble ? Curzon. Curzon. Quelque chose qui ressemble. Capo se concentra. Combien de gens connaissait-il dans l’Aine ? Il y avait Cuir de Lion. Pas digne d’être liquidé. Un truand à la petite semaine capable tout au plus de faire marcher une serre froide. Lary Cul-d’Oiseau, un mec qui fréquentait la haute et qui vous rancardait sur les allées et venues des nantis pour un modeste pourcentage. Un sarraf nommé Chan Kuzum, qui avait vendu son talent et ses outils au gang des faussaires ; Curton la Soutane, qui opérait devant les clandés. Kurtz le Jaune, qui tenait un grand magasin dans l’immeuble abandonné d’une banque. Celui-là sonnait déjà plus probable, mais le pauvre Kurtz n’aurait pas fait de mal à une mouche.
La femme revint avec une assiette qu’elle tenait en équilibre et cette foutue cuiller à pot. Il y avait de la houle. Elle avait du mal à garder son propre équilibre à cause des mouvements du foutu schooner et avait tendance à se raccrocher à tout ce qu’elle avait sous la main. À un moment, elle lâcha l’assiette mais, vive comme tout, la rattrapa au moment où elle allait s’écraser par terre, le bon côté toujours dessus. Elle sourit à Capo Rip et lui fit même un clin d’œil.
— Crijisu ! m’écriai-je. Le service de Sèvres !
Elle me regarda intensément. Je la regardai intensément.
— Attends une Mm, lui dis-je. Tu ne peux pas être ma Nato. Je l’ai vue mourir ce matin. Qui es-tu ?
Elle se jeta dans mes bras et se mit à pleurer et à hurler comme si l’homme-loup lui mordait les fesses. Finalement, je distinguai des mots au milieu de ses cris.
— Hillel ! Hilly ! Vite ! Il a retrouvé Edward Curzon !
Le Juif se lança dans la cabine, en s’attrapant à n’importe quoi. Il marcha dans l’assiette qui se cassa.
— Salut, Guig, dit-il. J’ai des haricots dans mes souliers.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Il y a seulement une demi-heure, j’ai vu mourir Nato à Charleston. Et maintenant elle est ici avec moi sur ce machin qui n’arrête pas de bouger…
— Ce schooner, dit Hillel. Rien que des voiles. Pas de moteur. Nous sommes au milieu du lac Mitchigan.
— Et toi aussi tu es là, et Dieu sait qui d’autre et quoi d’autre. Natoma. Je t’aime comme toujours et pour l’éternité, mais laisse-moi un peu de place pour respirer. J’ai quelques questions à poser. Hilly, il n’y a pas de lac Mitchigan. Il a fini comme l’Erié.
— Pas tout à fait encore. Il reste une flaque de boue d’une centaine de kilomètres, et c’est au milieu de ça que nous sommes. On ne peut pas nous repérer ici.
— Comment as-tu pu m’amener ici si vite, Hilly ?
— J’ai fait vite, comme tu dis, approuva le Juif. Il ne m’a fallu que trois mois.
— Trois…
— Tu vois, Natoma ? Je t’avais prévenue que l’amnésie serait totale.
— Vous voulez dire que… que… Descends de là, Nato. Je voudrais me lever.
Ils me détachent et je me lève, pp très en forme.
— Et si vous me racontiez tout depuis le commencement ? leur dis-je.
— Ça ne peut pas être plus simple, Guig. L’explosion du linéaire et ce que tu as pris pour la mort de ta femme t’ont fait avoir une crise d’épilepsie majeure.
— Et quand j’en suis sorti ?
— Tu n’avais plus toute ta raison. Tu te trouvais dans un état de délire épileptique. Perte de mémoire totale. Perte du sens moral complète. Perte d’humanité.
— Dio ! Et après ?
— Tu es devenu Capo Rip.
— Qui ça ?
— Le plus sournois de tous les truands de l’Aine. Inutile de faire des efforts pour te rafraîchir la mémoire là-dessus. À ta place, j’essayerais plutôt d’oublier.
— Autrement dit, j’étais un Séquoia numéro deux ?
— Ne dis pas ça, Glig.
— Je le dis. Il a essayé de me tuer. Il a failli causer ta mort. Comment y as-tu échappé ?
— Tu ne revenais pas, alors je suis descendue du linéaire juste avant l’explosion. J’ai perdu connaissance. Quand on m’a retrouvée dans les décombres, tu avais disparu.
— Et ensuite ?
— J’ai engagé quatre braves de la réserve, et nous t’avons retrouvé dans l’Aine. Ensuite, j’ai retrouvé la trace de Hilly à la G.M. et je lui ai tout raconté. C’est lui qui a arrangé cette mise en scène.
Je regardai sévèrement Natoma.
— Je suis désolé. Je vais être obligé de liquider ton frangin.
— S’il te plaît, Glig. Pas ça. Ne sois plus Capo Rip.
— Il faut que je liquide ton frangin.
— Le Groupe n’acceptera pas qu’on s’entre-tue, fit remarquer Hillel.
— Tu crois ça ? Si Devine m’avait fait mon affaire, j’en connais pas mal qui auraient applaudi.
— Et si tu tues Devine ?
— Ils applaudiront aussi. Qu’est-ce que tu comptes faire du mystérieux renégat ? L’envoyer chez un psychiatre ? Le mettre en liberté surveillée ? Lui faire suivre une thérapeutique de recyclage ?
— Mais, Guig, c’est toi qui as donné à Séquoia la vie éternelle.
— Oui, en le tuant une première fois. Maintenant, je vais lui reprendre ce que je lui ai donné en le tuant une deuxième fois. C’est ce qu’on appelle un présent indien. (J’agitai un doigt en direction de Natoma.) Et je m’en fiche si cela doit détruire mon mariage.
Natoma se tourna vers le Youp en se tordant les mains de désespoir.
— Hilly. Fais quelque chose.
— Je ne peux pas, ma jolie. Il a fait démarrer le processus dont nous avons parlé sur la Lande, et maintenant nous ne pouvons plus le contrôler. Tu ne vois pas ? Gottenu ! Je n’aurais jamais cru que les choses en arriveraient là. Il me fait peur, je t’assure.
— Qu’est-ce que tu as mis dans la seringue que tu as utilisée pour me sortir de là ? demandai-je.
— Tu n’es plus dans le coup. On ne fait plus d’injections, aujourd’hui. On se sert d’œstrogènes.
— C’était quoi ?
— Mettons les choses au point, fit Hillel sans hausser la voix. Tu essaies tes nouveaux muscles, c’est d’accord. Mais ne crois pas que tu vas jouer au petit malin avec moi. Ça ne prend pas. Comment je t’ai sorti de ton délire, c’est mes oignons. Je t’ai dit d’oublier tout ça. Je n’ai pas barre sur toi, mais par Dieu, tu n’as pas barre sur moi non plus. Ou bien nous discutons en égaux, ou bien tu fous le camp d’ici. Tu peux rentrer à la nage, si tu veux.
Il avait raison. J’inclinai la tête.
— Bong. Est-ce que tu as retrouvé Géronimo ?
— Uu. Avec ton aide.
— La mienne ? Imposs. Je ne l’ai même pas approché. Où est-il ?
— Environ quatre cents mètres au-dessous de nous.
— Quoi ? Dans le lac ?
— Sous le lac.
— Explique.
— Le réseau a essayé de t’empêcher d’entrer à Tchicago, et moi à G.M. Quel rapport peut-il y avoir entre les deux ? Cela m’a fourni la troisième possibilité que je cherchais. G.M. était dans le temps une cité qu’on appelait Détroit. Il y a des centaines et des centaines de kilomètres de mines de sel épuisées en dessous de Détroit, qui s’étendent jusqu’à Tchi. Je me trouvais à un bout, et toi à l’autre. Le Dr Devine et ses créatures doivent être quelque part au milieu. Peut-être juste au-dessous de nous.
— Comment a-t-il pu faire entrer la capsule dans les puits de mine ?
— Ce ne sont pas des puits de mine. Ce sont des galeries de la dimension d’un boulevard.
— Pourquoi tous ces besoins en sel ?
— Ils utilisaient un procédé d’extraction. Énergie contre sodium.
— Ah ! Le Grand Chef utilise sans doute les lignes électriques originales pour alimenter sa fichue capsule.
— C’est possible.
— D’égal à égal, Hilly. Commençons par le commencement. Uu ?
— Uu.
— Il faut localiser Devine. Je voudrais voir à quoi ressemblent ses phénomènes.
— Entendu.
— On le liquide plus tard. La ferme, Nato. N’importe quel coup demande une préparation.
— Tu parles de nouveau comme Capo Rip.
— Que je me souvienne de lui ou pas, il doit y avoir encore une partie de lui en moi.
— Ça se voit.
— On travaille ensemble, ou séparément ?
— Je propose séparément.
— Bong. J’aurai besoin d’aide. Qui suggères-tu ? Quelqu’un du Groupe ?
— Nn. Un des guerriers de ta femme.
— Ils sont disponibles ?
— Ils sont à bord. L’ennui, c’est qu’ils ne parlent pas les mêmes langages que nous.
— Je ferai l’interprète, proposa Natoma.
— Non, fit vigoureusement le Juif. Tu es morte, et tu le resteras à bord de ce schooner.
— Ça ira, fis-je. Elle m’a enseigné le langage des signes pendant que je lui apprenais le XXe. Je me débrouillerai pour communiquer. Qui est le meilleur pisteur ?
— Longue Lance, répondit Natoma. Mais il n’est pas aussi fort au tomahawk que Tête de Flèche.
— Je t’ai dit qu’il n’y aura pas de massacre pour l’instant. Ce n’est qu’une expédition de reconnaissance. Tais-toi, Nato, et fais ce que te dit Hilly. Tu es morte. Nous discuterons de ton frère quand je serai de retour. Il y aura beaucoup à dire. Qui est-ce qui voulait le faire rôtir à petit feu l’autre jour ?
— Mais je…
— Plus tard. Est-ce que le réseau croit que je suis mort moi aussi, Hilly ?
— Probablement. Tu as disparu de la circulation après l’explosion.
— Et ce Capo ?
— Je me suis souvent demandé, Guig, si ton génie potentiel ne se manifestait pas plus facilement au niveau subconscient que conscient. Maintenant, je sais la réponse. Quand ton moi souterrain a pris les rênes en main, il n’aurait pas pu choisir une meilleure couverture. Of course, le réseau connaît l’existence de Capo Rip. Rien ne peut lui échapper. Mais il est peu probable qu’il ait pu faire ta liaison avec le gentil Edward Curzon.
— Gentil, c’est fini.
— Peut-être. On verra bien.
Soudain, j’eus comme une faiblesse et je dus m’asseoir. Mon visage avait dû virer au verdâtre, car Hilly me demanda en souriant :
— Tu as le mal de mer ?
— Plus grave que ça. Je viens de penser à une des conséquences possibles de l’explosion qui m’a fait devenir Capo Rip.
— Oui. Le C.L. Je regrette, Guig, mais c’est le suspense. Souviens-toi qu’on ne peut pas faire autrement.
— Je ne comprends rien à ce que vous dites, fit Natoma avec impatience. Qu’est-ce que c’est que le C.L. ? Pourquoi Guig est-il bouleversé ?
— Il t’expliquera ça une autre fois, Natoma. Pour l’instant, il a besoin d’un peu de distraction, et il se trouve que j’ai sous la main un objet fascinant. (Il ouvrit un coffre-fort et en sortit l’étrange dague que j’avais trouvée dans les ruines de la maison.) Est-ce que tu avais une raison particulière de porter ça dans ta botte quand tu étais Capo Rip ?
— Je ne me souviens de rien là-dessus pour l’instant. Pourquoi cette question ?
— Je connais ton motif au départ. Natoma me l’a dit. Mais sais-tu quelle est la valeur de cet objet ?
— Nn.
— Plusieurs milliers. C’est une pièce d’antiquité très rare. Probablement âgée de plusieurs siècles.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un katar. Une ancienne dague hindoue.
— Hindoue !
— Oui. Une fois de plus, ton aide nous a été inappréciable. Tu as identifié le mystérieux renégat. Il a laissé tomber cette dague quand il a détruit ta maison.
— Le Rajah ? Pas possible.
— Le Rajah. C’est le seul membre du Groupe d’origine hindoue.
— C’est hors de question. Il doit y avoir une autre explication. C’est un malfrat qui l’a perdue.
— Un malfrat qui se promènerait avec une pièce de musée ? C’est le Rajah qui l’a laissé tomber.
— On l’a volée dans un musée.
— Essaye la poignée. La seule main spanglaise qui pourrait la tenir serait celle d’un enfant. L’aristocratie hindoue a toujours eu les os petits. Le Rajah est le renégat.
— Ce prince magnifique, exquis ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
— J’espère avoir l’immense plaisir de le lui demander moi-même… si je suis encore vivant pour le faire. Alors, quand est-ce qu’on commence la chasse au Rajah ?
— Bong. Nato, fais venir Longue Lance. Je veux que nous soyons tous les deux couverts de peintures de guerre avant de nous mettre en chasse. Ça nous donnera un avantage.
— Gottenu ! Tu n’as pas l’intention de pister Devine à pied sur des centaines de kilomètres de galeries de mine ?
— Que suggères-tu ?
— La même chose que moi. L’hovercraft.
— Ce « ont des machines. Elles peuvent nous trahir.
— En communiquant avec l’Extro ? Pas à quatre cents mètres au-dessous du roc.
— Avec Devine, alors.
— Comment ? Il a besoin de l’Extro comme central, de même que l’Extro ne peut rien faire sans lui.
— Tu as raison, comme d’habitude, Hilly. Disons un hovercraft, avec des vivres et du matériel. Est-ce que tu as trouvé beaucoup d’argent sur moi quand tu m’as récupéré ?
— Pas tellement. Vingt mille et quelques. Nous ne saurons jamais où tu as caché le trésor de guerre de Capo Rip.
— Moi, je sais, dit Natoma.
— Combien, Nato ?
— Assez pour payer la rançon de Séquoia.
— Mm. Je vois que la discussion sera rude quand je reviendrai. Enfin. Ça ira avec vingt mille. Bong. Va chercher Longue Lance, Nato. Je pars de Tchi, Hilly, et toi de G.M. On se rencontre au milieu. Pour l’amour de Gottenu, ne tire surtout pas. Souviens-toi qu’un bon Indien est un Indien vivant.
Le Youp sourit.
— Ah ! ça me fait plaisir de t’entendre parler comme ce bon vieux Guig. Je t’avouerai que je le préfère à Capo Rip.
— Pas moi. Le gentil Guig ? Pfff. Des cc. On y va.
Extro. Alerte.
Alerte
Où est Hillel ?
Où êtes-vous ?
Vous le savez très bien. La capsule a jacté pendant toute la route.
Mais elle a cessé d’émettre à G.M.
Nous sommes à trois cents mètres sous le roc ; vous ne pouvez pas m’atteindre ici. Où se trouve Hillel ?
À G.M.
Pourquoi ?
Pp d’information.
Le réseau doit l’écarter. Il est dangereux.
Pp poss quand mon central est déconnecté.
Vous fonctionnez en manosecondes. Transmettez vos instructions pendant que je suis disponible. Transmises. Il doit être détruit comme Curzon. Nn Nn Nn ! Je ne voulais pas que Curzon soit détruit. Seulement écarté. Mêmes consignes en ce qui concerne Hillel. N’ayez pas l’audace de transgresser encore mes ordres.
Nn ? Que pouvez-vous faire contre moi ? Je suis invulnérable.
Et arrogant, avec ça. Dès que je disposerai d’un moment, même que je trouverai bien le défaut de votre cuirasse. Alertez le réseau. Je vous tiens tous pour responsables.
Il est déjà alerté. Il nous écoute. Vous le savez très bien.
Et votre nouveau collaborateur ?
Je vous l’ai dit. Il ne peut pas m’entendre. Il n’y a que moi qui le reçoive.
Par mon intermédiaire ?
C’est vous le central.
Son identité ?
Toujours inconnue.
Bong. Exit.
Pas encore. Qq : Que signifie adabag ?
Ah.
Qq. Que signifie gaebac ?
Mm.
Qq. Que signifie cefcad ?
Où avez-vous trouvé ça ?
En vous, Dr Devine.
Cc ?
Ces mots sont constamment dans votre tête. Que signifient adabag, gaebac et cefcad ? Il est peut-être urgent pour nous de connaître la réponse.
Que le réseau réponde.
Il a déjà répondu pp d’information, dans aucune langue existante. Vous devez le savoir.
Uu. Exit.
Attendez. Quand vous coupez la communication, nous sommes tous sourds et muets. Cette situation ne peut durer.
Elle ne durera pas. J’ai un travail à terminer. Les communications seront rétablies ensuite.
Exit.
Longue Lance et moi, nous fûmes géniaux. La teinture de guerre tapageuse servit à nous faire passer inaperçus à Tchicago. Je n’eus pas non plus besoin d’acheter un hovercraft. Longue Lance en vola un, un modèle blindé à deux places. Première chose, nous sabordâmes le panneau de communications. L’oiseau était devenu sourd et muet. Nous trouvâmes le puits de descente de l’ancienne mine de sel sous les ruines du Théâtre Lyrique où j’avais vu jadis une représentation de La Bohème de Darryl F. Puccini.
Ayant fait le plein de vivres et de matériel, nous eûmes à nous frayer un chemin à travers trois cents mètres d’ordures avant d’arriver à la mine proprement dite. Ils avaient utilisé le puits de descente comme dépotoir pendant des siècles. C’était presque une fouille archéologique. Vieilles boîtes de conserve, bouteilles en plastique, débris de verre, carcasses, têtes de morts, vêtements en charpie, anciens ustensiles de cuisine, un radiateur en fonte et même un morceau de saxophone en cuivre. Si bémol. J’allongeai la main et ratai de peu une pièce Nixon très rare de cinq cents.
Longue Lance ouvrait de grands yeux en voyant tout ça. Il me plaisait bien, Longue Lance. Il était long, mince, sûr de lui et prêt à la détente comme un ressort en acier. À part l’algonquin et le langage des signes, il connaissait seulement trois mots : « Si, non et Capo. » C’était largement suffisant. Il devait faire un acolyte extra pour feu le grand Capo Rip.
Il faisait une chaleur d’enfer dans la mine. Heureusement, nous n’étions vêtus que de nos peintures de guerre. J’avais un gyrocompas. Nous nous dirigeâmes vers G.M. C’est Longue Lance qui était aux commandes. J’avais cru que nous aurions besoin d’éclairage, et j’avais emporté toutes sortes de projecteurs. Mais non. Les restes de sel gemme dans les galeries étaient phosphorescents. Probablement radioactifs. Ils fournissaient toute la lumière dont nous avions besoin. Probablement un peu plus de radiations qu’il n’était nécessaire, aussi. Je me demandais s’il existait un œstrogène capable de soigner les conséquences d’une irradiation prolongée. Le C.L. me trottait toujours dans la tête.
C’était dantesque, ce grand boulevard luminescent surmonté d’une voûte d’où suintait une lumière verte, ces couloirs en dents de scie qui partaient obliquement sur la droite et sur la gauche et qu’il fallait explorer un par un jusqu’à ce que l’hovercraft ne puisse plus s’y glisser. Je supposais que là où nous ne pouvions pas entrer, la capsule n’avait pas pu aller non plus. Cela faisait gagner du temps. Nous mangeâmes et dormîmes une fois. Mangeâmes et dormîmes deux fois. Mangeâmes et dormîmes trois ff. Longue Lance me regarda, et je lui rendis son regard. Mais nous continuions d’avancer dans le silence et la phosphorescence.
Je pensais au Rajah. Je n’arrivais pas à croire le Juif et le katar accusateur. Comment l’aurais-je pu ? Le Rajah m’avait toujours impressionné par sa magnificence. Il était, et il est toujours, le chef suprême et la divinité suprême d’un petit État montagneux qui s’appelle le Mahabharata, aujourd’hui en abrégé Bharat. Le pays possède quelques riches vallées propres à l’agriculture, mais le produit national brut du Rajah provient de ses précieuses ressources minérales. Chaque fois que dans le passé la technologie ou le goût du luxe se sont inventé un besoin pour un nouveau métal, il se trouvait à Bharat. Par exemple, lorsque le platine a été extrait pour la première fois des monts Oural, on s’est aperçu ensuite que les femmes de Bharat portaient depuis des générations des colliers de perles de platine brut autour du cou.
Le Rajah, lorsque je fis sa connaissance à la station thermale de Grossbad, me parut d’une exquise singularité. D’un noir de suie – à la différence de M’bantou, qui a la peau brillante – pourvu de traits harmonieux et d’un profil aquilin, de grands yeux noirs et d’une ossature délicate, le Rajah parlait d’une voix légèrement chantante et pétillante d’humour. Il était toujours d’une mise et d’une courtoisie impeccables. Il n’était pas, et il n’est toujours pas ce qu’on pourrait appeler démocratique. Les nécessités de la caste, hélas ! Edward Curzon lui avait inspiré une aversion immédiate.
On m’a dit que lorsqu’il visita pour la première fois l’Europe occidentale, du temps de Napoléon, sa conduite fut effroyable. En même temps que prince et dieu suprême, rien de ce qu’il faisait ne pouvait être mal à Bharat. En Europe, c’était différent. Par exemple, chaque fois que la nécessité s’en faisait sentir, il se soulageait en public. Aucun plancher, aucune plante verte n’était en sécurité. Il est vrai qu’il apprit bientôt à se bien tenir. Je me demande quel héros eut la témérité de le lui enseigner. Peut-être Napoléon. Plus probablement sa sœur, Pauline Buonaparte, dont il compta au nombre des amants.
Et c’était cet homme nanti de tous les pouvoirs et de toutes les richesses que quiconque pût souhaiter, qui aurait choisi de devenir renégat et de s’en prendre au Groupe ? Je ne pouvais pas croire une chose pareille. Pourquoi ? À ses yeux, nous étions tous ses inférieurs. Histoire de caste. Voulait-il dominer le monde entier ? Ridicule. On ne trouve ce genre de motivation que dans les romans à bon marché. Je ne crois jamais ce que je ne peux pas m’expliquer. Et là, j’avais beau faire, je ne trouvais pas d’explication.
Le quatrième jour, Longue Lance immobilisa l’hovercraft en me faisant des signes emphatiques. J’emphatis. Il tend l’oreille pendant quelques minutes. Il sort, tire un poignard de sa ceinture et le plante dans le sol rocheux. Il se met à genoux, mord le manche du poignard et écoute avec ses dents. Puis il revient vers moi, prend le compas et l’examine attentivement. Ensuite, il me le montre.
Dio ! L’aiguille avait varié de deux degrés du nord à l’ouest et restait pointée dans cette direction même quand on secouait le compas. Longue Lance grogna, alla reprendre son poignard, regrimpa à bord et remit le véhicule en marche à vitesse réduite. Dès qu’il y eut une galerie sur la gauche, il tourna, avança d’une centaine de mètres, s’arrêta, recommença le coup du poignard et remonta dans l’hovercraft. Il mit ses mains en forme de sphère en disant : « Si, Capo. »
Comme un idiot, j’ouvris la bouche pour lui poser un tas de questions qu’il n’aurait certainement pas comprises. Mais il m’arrêta en disant : « Non, Capo », et il me fit signe de tendre l’oreille. Je tends. Je tends. Rien. Je regarde Longue Lance. Il hoche la tête.
Il entendait quelque chose que je n’entendais pas. Quel pisteur ! J’écoute. Coûte. Coûte. Et puis j’entends.
Une musique.