22

LE ciel s’était de nouveau assombri. Sous les nuages, le Grand Pic de Belledonne s’élevait, comme une vague noire et monstrueuse, pétrifiée dans ses flancs de pierre. Ses versants, hérissés d’arbres minuscules, semblaient se dématérialiser dans les hauteurs en une blancheur troublée de brumes. Les câbles des téléphériques s’étiraient à la verticale, tels des filins minuscules, tendus sur la neige.

— Je pense que le tueur est monté là-haut, avec Rémy Caillois, alors qu’il était encore vivant. (Niémans sourit.) Je pense qu’ils ont pris l’un de ces téléphériques. Un alpiniste expérimenté peut facilement mettre en route le système, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

— Pourquoi êtes-vous si sûr qu’ils sont allés là-haut ?

Fanny Ferreira, la jeune professeur de géologie, était magnifique : dans le col de sa capuche-tempête, son visage vibrait d’une fraîcheur, d’une jeunesse stridentes. Comme un cri de temps. Ses cheveux virevoltaient autour de ses tempes, ses yeux brillaient dans la pénombre de sa peau. Niémans éprouvait une furieuse envie de mordre cette chair tissée de vie pure. Il répondit :

— Nous avons la preuve que le corps a voyagé dans les glaciers d’une de ces montagnes. Mon instinct me dit que cette montagne est le Grand Pic et que le glacier est celui du cirque de Vallernes. Parce que c’est ce sommet qui surplombe la faculté et la ville. Parce que c’est de ce glacier que coule la rivière qui rejoint le campus. Je pense que le tueur est ensuite descendu dans la vallée par le torrent, dans un Zodiac ou un truc de ce genre, avec le corps de sa victime à bord. Alors seulement il l’a encastré dans la roche, pour l’exposer aux reflets de la rivière...

Fanny lançait des regards crispés autour d’elle. Des gendarmes allaient et venaient autour des cabines des téléphériques. Il y avait des armes, des uniformes, de la tension. Elle déclara, d’un air obtus :

— Ça ne m’explique toujours pas ce que je fous là.

Le commissaire sourit. Les nuages voyageaient lentement dans le ciel, comme un convoi funéraire parti enterrer le soleil. Le policier était vêtu lui aussi d’une veste de goretex, d’un surpantalon étanche de kevlar-tec, bouclé aux chevilles sur des chaussures d’alpinisme.

— C’est tout simple : je compte monter là-haut, en quête d’indices. Et j’ai besoin d’un guide.

— Quoi ?

— Je vais survoler le glacier de Vallernes jusqu’à ce que je trouve un signe. Et j’ai besoin d’un expert pour me guider : j’ai tout naturellement pensé à vous. (Niémans sourit une nouvelle fois.) C’est vous-même qui m’avez dit que vous connaissiez par cœur cette montagne.

— Je refuse.

— Soyez raisonnable. Je peux vous assigner comme témoin sur le terrain. Je peux simplement vous réquisitionner en qualité de guide. On m’a dit que vous possédiez votre brevet national. Ne faites pas d’histoires. Nous allons juste survoler ce versant et sillonner le cirque en hélicoptère. Il n’y en a que pour quelques heures.

Niémans fit signe aux gendarmes qui attendaient, près d’une estafette. Ils déposèrent de gros sacs de toile imperméable sur les talus, à quelques mètres.

— J’ai fait monter du matériel. Pour l’expédition. Si vous voulez vérifier que...

— Pourquoi m’avoir appelée, moi ? reprit-elle, plus butée qu’une licorne. N’importe quel gendarme ferait l’affaire... (Elle désigna les hommes qui s’activaient derrière elle.) Les secours en montagne, ce sont eux, vous savez ?

Le policier se pencha vers elle.

— Eh bien, disons que je vous drague.

Fanny le foudroya du regard.

— Commissaire, il y a moins de vingt-quatre heures, j’ai découvert un cadavre encastré dans une falaise. J’ai subi plusieurs interrogatoires et passé un bon bout de temps au poste. Je serais vous, je la jouerais en douceur avec les vannes macho !

Niémans observait son interlocutrice. Malgré le meurtre, malgré cette atmosphère funeste, il subissait à plein le charme de cette femme musclée et sauvage. Fanny répéta, croisant les bras :

— Alors, encore une fois : pourquoi moi ?

L’officier de police saisit par terre une branche morte, bordée de lichen, et en éprouva sa souplesse, d’un geste nerveux.

— Parce que vous êtes géologue.

Fanny fronça les sourcils. L’expression de son visage avait changé. Niémans s’expliqua :

— Après analyse, les traces d’eau que nous avons retrouvées sur le corps de la victime datent d’une période qui remonte avant les années soixante. Cette eau contient des résidus d’une pollution qui n’existe plus. Des résidus d’une précipitation qui est tombée dans la région il y a plus de trente-cinq ans. Vous comprenez ce que ça signifie, n’est-ce pas ?

La jeune femme paraissait intriguée, mais ne répondit pas. Niémans s’agenouilla et dessina sur le sol, à l’aide de son morceau de bois, des traits superposés.

— Je me suis renseigné. Les précipitations de chaque année se compressent en une strate de vingt centimètres d’épaisseur, sur la calotte des plus hauts glaciers, là où il n’y a plus de fonte. (Il désignait les différentes couches de son dessin.) Ces strates sont conservées là-haut pour toujours, comme dans des archives de cristal. C’est donc dans l’un de ces glaciers que le corps a voyagé et qu’il a retenu cette eau surgie du passé.

Il regarda Fanny.

— Je veux plonger dans ces glaces, Fanny. Je veux descendre jusqu’à ces eaux anciennes. Parce que c’est là que le tueur a éliminé sa victime. Ou l’a transportée, je ne sais pas. Et j’ai besoin d’un scientifique qui saura exactement trouver les crevasses où l’on peut rejoindre ces glaces profondes.

Un genou au sol, Fanny observait maintenant le dessin dans l’herbe. La lumière était grise, minérale, diluée de reflets. Les yeux de la jeune femme scintillaient comme des étoiles de neige. Impossible de dire ce qu’elle pensait. Elle murmura :

— Et si c’était un piège ? Si le tueur avait seulement récupéré ces cristaux pour vous attirer au sommet ? Les strates dont vous parlez sont situées à plus de trois mille cinq cents mètres d’altitude. Ce n’est pas une petite promenade. Là-haut, vous serez vulnérable et...

— J’y ai pensé, admit Niémans. Mais alors, cela signifierait qu’il s’agit d’un message. Que le meurtrier veut que nous montions. Et nous allons monter. Connaissez-vous dans le cirque de Vallernes les crevasses où nous pourrions atteindre les glaces du passé ?

Fanny acquiesça, d’un bref signe de tête.

— Combien y en a-t-il ? reprit Niémans.

— Sur ce glacier, je pense à une seule crevasse, particulièrement profonde.

— Parfait. A-t-on une chance de descendre, vous et moi, dans ce gouffre ?

Un fracas d’hélicoptère vrilla soudain le ciel. Le grondement des pales se rapprocha, les herbes ondulées se renflèrent, la surface du torrent frissonna, à quelques mètres de là. L’officier répéta :

— A-t-on une chance, Fanny ?

Elle jeta un regard à l’engin assourdissant et passa sa main dans ses cheveux bouclés. Son profil, légèrement penché, fit tressaillir Niémans. Elle sourit :

— Il va falloir vous accrocher, monsieur le policier.

Загрузка...