30

DEPUIS près de deux heures, Karim roulait, les tripes serrées à bloc.

Il songeait au visage. Le visage de l’enfant. Parfois, il imaginait une sorte de monstre. Une figure parfaitement lisse, sans nez ni pommettes, percée de deux globes blancs et luisants. D’autres fois, il envisageait au contraire un gosse ordinaire, aux traits doux, effacés, anodins. Un enfant si ordinaire qu’il se perdait dans toutes les mémoires. D’autres fois encore, Karim voyait des traits impossibles. Des traits ondulants, instables, qui reflétaient la face de celui qui les regardait. Des traits scintillants qui renvoyaient l’image de chaque visage, trahissant le secret des âmes sous l’hypocrisie des sourires. Le flic frissonnait. Il était définitivement tenaillé par cette certitude : la clé de la vérité, c’était ce visage. Exclusivement. Irréversiblement.

Il avait emprunté l’autoroute à Agen, en direction de Toulouse. Il avait ensuite longé le canal du Midi, dépassé Carcassonne et Narbonne. Sa voiture était une malédiction. Une sorte de toux de cylindres et de pièces cliquetantes, montés tous ensemble. Le flic ne dépassait jamais cent trente kilomètres à l’heure, même avec le vent dans le dos.

Il ne cessait de ruminer. Il roulait maintenant en direction de Sète, par le bord de mer, et s’approchait du couvent Saint-Jean-de-la-Croix. Le paysage grisâtre et flou du littoral lui apportait un calme diffus. Pied au plancher, il envisagea cette fois les éléments rationnels qu’il avait collectés.

Les visites au photographe et au prêtre avaient bouleversé les perspectives de son enquête. Karim avait soudain saisi que les documents manquants de l’école Jean-Jaurès avaient peut-être été volés bien avant le cambriolage de la nuit précédente. Sur la route, il avait rappelé la directrice. A la question : « Est-il possible que tous ces documents aient disparu dès 1982 et que personne ne s’en soit rendu compte durant toutes ces années ? », la directrice avait répondu : « Oui. » A la question : « Est-il possible qu’on ait découvert cette disparition seulement aujourd’hui, à cause du cambriolage ? », elle avait répondu : « Oui. »A la question : « Avez-vous déjà entendu parler d’une religieuse qui aurait cherché à se procurer les photographies scolaires de cette époque ? », elle avait répondu : « Non. »

Et pourtant... Avant de partir, Karim avait effectué une dernière vérification à Sarzac. Grâce aux états civils – dates de naissance et adresses de résidence –, il avait contacté par téléphone plusieurs anciens élèves des deux classes fatidiques : CM1 et CM2, 1981 et 1982. Aucun d’eux ne possédait plus les portraits scolaires. Parfois, un feu s’était déclaré dans la pièce qui contenait les clichés. D’autres fois, un chapardage avait eu lieu : les voleurs n’avaient rien raflé, sinon ces quelques photographies. Parfois encore, mais plus rarement, on se souvenait de la sœur : elle était venue chercher les images. C’était la nuit et nul n’aurait pu la reconnaître. Tous ces événements étaient survenus durant la même et brève période : juillet 1982. Un mois avant la mort du petit Jude.

Aux environs de dix-sept heures trente, alors qu’il longeait le bassin de Thau, Karim repéra une cabine téléphonique et composa le numéro de Crozier. Il avançait maintenant hors normes. Obscurément, ce sentiment le branchait. Il larguait les amarres. Le commissaire hurla :

— J’espère que tu es en route, Karim. Nous avions dit dix-huit heures.

— Commissaire, je suis sur une piste.

— Quelle piste ?

— Laissez-moi avancer. Chaque pas confirme mon intuition. Avez-vous de nouveaux éléments concernant le cimetière ?

— Tu joues le coup en solitaire et tu voudrais que je...

— Répondez-moi. Avez-vous retrouvé la voiture ?

Crozier soupira.

— Nous avons identifié les propriétaires de sept Lada, deux Trabant et une Skoda dans les départements du Lot, Lot-et-Garonne, Dordogne, Aveyron et Vaucluse. Aucune d’entre elles n’est notre voiture.

— Vous avez déjà vérifié les emplois du temps des conducteurs ?

— Non, mais nous avons trouvé des particules de pneus, près du cimetière. Il s’agit de pneus au carbone, de très mauvaise qualité. Le propriétaire de notre bagnole roule avec les gommes d’origine. Toutes les voitures que nous avons repérées roulent en Michelin ou Goodyear. C’est la première chose que les acheteurs changent sur ce type de véhicules. Nous cherchons encore. Dans d’autres départements.

— C’est tout ?

— C’est tout pour l’instant. A toi. Je t’écoute.

— J’avance à rebours.

— A rebours ?

— Moins je trouve, plus je suis certain que je suis sur la bonne voie. Les cambriolages de cette nuit dissimulent une affaire bien plus grave, commissaire.

— Quel genre ?

— Je ne sais pas. Quelque chose qui concerne un enfant. Son rapt ou son meurtre. Je ne sais pas. Je vous rappelle.

Sans laisser le temps au commissaire de poser une nouvelle question, Karim raccrocha.

Aux abords de Sète, il traversa un petit village, en front de mer. Les eaux du golfe du Lion se mêlaient ici aux terres, en un immense marécage indistinct, bordé de roseaux. Le policier ralentit, longeant un port étrange, où aucun bateau n’était visible et où seuls de longs filets de pêche noirâtres se dressaient entre les maisons aux volets clos.

Tout était désert.

Une odeur lourde emplissait l’atmosphère, non pas une odeur maritime, mais plutôt celle d’un engrais, chargée d’acides et d’excréments.

Karim Abdouf approchait de sa destination. Des panneaux indiquaient la direction du couvent. Le soleil déclinant allumait des flaques salines, effilées comme des couteaux, à la surface des marécages. Au bout de cinq kilomètres, le flic repéra un nouveau panneau qui désignait un chemin de bitume, montant vers la droite. Il roula encore, emprunta d’autres lacets, d’autres virages, bordés de roseaux et de joncs échevelés.

Enfin, les bâtiments du cloître se dressèrent. Karim fut stupéfait. Entre les dunes sombres et les herbes folles, deux églises s’élevaient, monumentales. L’une d’elles arborait des tours finement ciselées, s’achevant en des dômes striés qui ressemblaient à de colossales pâtisseries. L’autre était rouge et massive, tissée de petites pierres, surplombée par une large tour au toit plat comme une roue. Deux véritables basiliques qui faisaient songer dans l’air marin à des épaves oubliées. Le Beur ne pouvait s’expliquer leur présence dans un lieu aussi désert, aussi désespéré.

En s’approchant, il découvrit un troisième bâtiment, qui s’étirait entre les paroisses. Une construction d’un seul étage, aux fenêtres en série, étroites et frileuses. Sans doute le monastère lui-même, qui paraissait serrer ses pierres comme pour éviter tout contact avec les édifices sacrés.

Karim se gara. Il songea qu’il n’avait jamais été confronté d’aussi près à la religion – ni aussi souvent, en si peu de temps. Cette réflexion suscita en lui un raisonnement qu’il avait déjà entendu. Lorsqu’il était à l’école des inspecteurs, à Cannes-Écluse, des commissaires venaient parfois retracer leur expérience. L’un d’entre eux avait profondément marqué Karim. Un grand mec, coiffé en brosse, portant des petites lunettes cerclées de fer. Son discours l’avait fasciné. L’homme avait expliqué que le crime se reflétait toujours sur les esprits des témoins et des proches. Qu’il fallait les considérer comme des miroirs, que le meurtrier se cachait dans un des angles morts.

L’homme avait l’air d’un fou, mais l’assistance avait été subjuguée. Il avait aussi parlé de structures atomiques. Selon lui, lorsque des éléments, des détails, même anodins, revenaient régulièrement dans une enquête, il fallait toujours les retenir, parce qu’ils dissimulaient à coup sur une signification profonde. Chaque crime était un noyau atomique et les éléments récurrents étaient ses électrons, oscillant autour de lui et dessinant une vérité subliminale. Karim sourit. Le keuf aux lunettes de métal avait raison. Cette remarque pourrait s’appliquer à sa propre enquête. La religion était devenue un élément récurrent. Depuis ce matin, se dessinait sans doute là une vérité qu’il lui fallait surprendre.

Il s’achemina vers un petit porche de pierre et sonna. Au bout de quelques secondes, un sourire apparut dans l’entrebâillement. C’était un sourire ancien, bordé de blanc et de noir. Avant que Karim ait pu ouvrir les lèvres, la sœur s’effaça en lui ordonnant : « Entrez, mon fils. »

Le flic pénétra dans un vestibule très sobre. Seule une croix de bois se découpait sur l’un des murs blancs, au-dessus d’un tableau aux reflets obscurs. A droite, le long d’un couloir, Abdouf distingua la clarté grise de quelques portes ouvertes. Par une embrasure plus proche, il aperçut des rangs de chaises vernissées, un sol revêtu de linoléum clair – l’aspect brut et impeccable d’un lieu de prière.

— Suivez-moi, dit la religieuse. Nous étions en train de dîner.

— A cette heure ? s’étonna Karim.

La sœur étouffa un petit rire. Elle avait la malice d’une jeune fille.

— Vous ne connaissez pas l’emploi du temps des carmélites ? Chaque jour, nous devons reprendre la prière à dix-huit heures.

Karim suivit la silhouette. Leurs ombres se reflétaient sur le linoléum, comme sur les eaux d’un lac. Ils accédèrent à une grande salle où une trentaine de sœurs dînaient en bavardant, sous une lumière crue. Les figures et les voiles avaient une sécheresse légèrement cartonnée, une sécheresse d’hostie. Il y eut quelques coups d’œil vers le policier, quelques sourires, mais aucune conversation ne s’interrompit. Karim perçut plusieurs langues différentes : du français, de l’anglais, une langue slave aussi, peut-être du polonais. Sur les conseils de la sœur, il s’assit à l’extrémité de la table, devant une assiette creuse emplie d’une soupe aux grumeaux ocre.

— Mangez, mon fils. Un grand garçon comme vous...

« Mon fils », toujours... Mais Karim n’avait pas le cœur à rabrouer la sœur. Il baissa les yeux vers son assiette et se dit qu’il n’avait pas mangé depuis la veille. Il avala la soupe en quelques cuillerées, puis dévora plusieurs tartines de pain et de fromage. Chaque aliment avait le goût intime et singulier des mets fabriqués chez soi, avec les moyens du bord. Il se servit de l’eau, dans un broc d’inox, puis leva le regard : la sœur l’observait, échangeant quelques commentaires avec ses compagnes. Elle murmura :

— Nous parlions de votre coiffure...

— Eh bien ?

La sueur émit un petit rire.

— Ces nattes, comment faites-vous ?

— C’est naturel, répondit-il. Les cheveux crépus se forment naturellement en nattes, si vous les laissez pousser. En Jamaïque, on appelle ça des dreadlocks. Les hommes ne se coupent jamais les cheveux et ne se rasent pas. C’est contraire à leur religion, comme les rabbins. Lorsque les dreadlocks sont assez longues, ils les remplissent de terre afin qu’elles soient plus lourdes et...

Disant cela, Karim s’arrêta. L’enjeu de sa visite venait de revenir en force dans sa mémoire. Il entrouvrit les lèvres pour expliquer son enquête, mais c’est la sœur qui demanda, d’un ton grave :

— Que voulez-vous, mon fils ? Pourquoi portez-vous un pistolet sous votre veste ?

— Je suis de la police. Je dois voir sœur Andrée. Absolument.

Les religieuses continuaient de converser, mais le lieutenant comprit qu’elles avaient entendu sa requête. La femme déclara :

— Nous allons l’appeler. (Elle fit discrètement signe à une de ses voisines, puis s’adressa à Karim :) Venez avec moi.

Le flic s’inclina face à la tablée, en signe d’adieu et de remerciement. Un bandit de grand chemin, saluant celles qui lui avaient offert l’hospitalité. Ils empruntèrent de nouveau le couloir brillant. Leurs pas ne produisaient aucun bruit. Soudain, la religieuse se retourna.

— On vous a prévenu, n’est-ce pas ?

— De quoi ?

— Vous pourrez lui parler, mais vous ne pourrez la voir. Vous pourrez l’écouter, mais vous ne pourrez l’approcher.

Karim scrutait les bords du voile, arqués comme une voûte d’ombre. Il songea à une nef, à un dôme enluminé d’azur, à des cloches déchirant le ciel de Rome, ce genre de clichés qui vous traversent la tête quand vous voulez mettre un visage sur le Dieu des catholiques.

— Les ténèbres, souffla la femme. Sœur Andrée a fait vœu de ténèbres. Voilà quatorze ans que nous ne l’avons pas vue. A ce jour, elle doit être aveugle.

Dehors, les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les édifices massifs. Des aplats de froideur s’abattaient sur la cour déserte. Ils s’acheminèrent vers l’église aux hautes tours. Sur le flanc droit du bâtiment, ils découvrirent une nouvelle petite porte de bois. La religieuse fouilla dans les replis de sa robe. Karim perçut des cliquetis de clés, des raclements contre la pierre.

La sœur l’abandonna devant la porte entrouverte.

L’obscurité semblait habitée, peuplée d’odeurs humides, de cierges vacillants, de pierres usées. Karim fit quelques pas et leva les yeux. Il ne distinguait pas les hauteurs de la voûte. Les rares reflets des vitraux étaient déjà rongés par le crépuscule, les flammes des cierges semblaient prisonnières du froid, de l’écrasante immensité de l’église.

Il croisa un bénitier en forme de coquillage, dépassa des confessionnaux, puis longea des alcôves qui paraissaient cacher des objets secrets de culte. Il remarqua un nouveau chandelier noirâtre, supportant quantité de cierges qui brûlaient dans des flaques de cire.

Ces lieux éveillaient en lui de sourdes réminiscences. Malgré ses origines, malgré la couleur de sa peau, son inconscient était imprégné du credo catholique. Il se souvenait des mercredis frileux du foyer, où les séances télé de l’après-midi étaient toujours précédées par les cours de catéchisme. Le martyre du Chemin de croix. La bienveillance du Christ. La multiplication des pains. Toutes ces conneries... Karim sentit monter en lui une vague de nostalgie et une étrange tendresse pour ses éducateurs ; il s’en voulut d’éprouver de tels sentiments. Le Beur ne voulait pas avoir de souvenirs ni de faiblesse à l’égard de son passé. Il était un fils du présent. Un être de l’instant. C’est du moins comme cela qu’il aimait s’envisager.

Il longea encore les voûtes. Derrière les treillis de bois, au fond des niches, il discernait des tapis sombres, des gravats blanchâtres, des tableaux tissés d’or. Une odeur de poussière enveloppait chacun de ses pas. Soudain, un bruit grave lui fit tourner la tête. Il lui fallut quelques secondes pour distinguer l’ombre dans l’ombre – et lâcher la crosse de son Glock qu’il avait saisie instinctivement.

Au creux d’une alcôve, sœur Andrée se tenait parfaitement immobile.

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