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« Elle, un mètre quatre-vingts, colossale, magnifique. Une institutrice appliquée. Une pianiste virtuose. Silencieuse et gracile, puissante et poétique. Parole : Fabienne était déjà, en elle-même, une véritable créature ambivalente.

« J’ai beaucoup moins d’infos sur le mari, Sylvain. Il vivait exclusivement dans l’éther des sommets, à extirper de la roche des cristaux rares. Un véritable géant, lui aussi, qui n’hésitait pas à se colleter aux montagnes les plus rudes, les plus inaccessibles.

« Commissaire, si les conspirateurs devaient voler un seul môme, dans toute la région, alors ce devait être le gosse de ce couple spectaculaire, dont les gènes contenaient les secrets diaphanes des hautes cimes.

« Je suis sûr qu’ils attendaient avec avidité la naissance du gamin, tels de vrais vampires génétiques. Enfin, le 22 mai 1972, la nuit fatidique survient. Les Hérault arrivent au CHRU de Guernon ; la grande et belle jeune femme est prête à accoucher, d’un moment à l’autre. Au terme de sept mois seulement de grossesse. L’enfant sera prématuré mais, selon les sages-femmes, il n’y a là rien d’insurmontable.

« Pourtant, les événements ne se déroulent pas comme prévu. L’enfant est mal positionné. Un obstétricien intervient. Les bip-bip des appareils de surveillance virent au vertige. Il est deux heures du matin, le 23 mai. Bientôt, toubib et sage-femme ont le fin mot du chaos. Fabienne Hérault est en train d’accoucher non pas d’un môme mais de deux-deux jumelles homozygotes, serrées dans l’utérus telles deux amandes philippines.

« On anesthésie Fabienne. Le médecin pratique une césarienne et parvient à extraire les gosses. Deux petites filles, minuscules, scellées dans leur identité comme une parole d’homme dans son serment. Elles éprouvent des difficultés respiratoires. Elles sont prises en charge par un infirmier qui doit les emmener en couveuse, de toute urgence. Niémans, ces gants de latex, qui saisissent les gamines, je les vois comme si j’y étais. Putain. Parce que ces mains, ce sont celles de René Sertys, le père de Philippe.

« Le mec est totalement désorienté. Sa mission, cette nuit, c’était d’échanger l’enfant des Hérault, mais il ne pouvait prévoir qu’il y en aurait deux. Que faire ? Le salopard a des sueurs froides, tout en rinçant les deux mômes prématurées – de véritables chefs-d’œuvre, des condensés parfaits de sang neuf, pour le peuple nouveau de Guernon. Finalement, Sertys place les petites filles en couveuse et décide de n’en échanger qu’une seule. Personne n’a clairement distingué leur visage. Personne n’a pu voir, dans le bordel écarlate du bloc, si les deux gosses se ressemblaient ou non. Alors Sertys tente le coup. Il extirpe l’une des jumelles de l’incubateur et l’échange avec une petite fille, issue d’une famille de professeurs, dont l’allure correspond à peu près aux enfants Hérault : même taille, même groupe sanguin, même poids approximatif.

« Une certitude lui noue déjà l’estomac : il doit tuer cette enfant de substitution. Il doit la tuer, parce qu’il ne peut laisser vivre une fausse jumelle, qui n’aura absolument aucun point commun avec sa sœur. Il étouffe donc la gosse, puis appelle à grands cris pédiatres et infirmières. Il joue son rôle : la panique, le remords. Il ne comprend pas ce qui a pu se passer, vraiment il ne sait pas... Ni l’obstétricien ni les pédiatres n’émettent un avis clair. C’est encore une de ces morts subites, comme celles qui frappent mystérieusement les familles de montagnards depuis cinquante ans. Le personnel médical se console en songeant qu’une des deux enfants a survécu. Sertys jubile en profondeur : l’autre petite Hérault est désormais intégrée au clan de Guernon, à travers sa nouvelle famille d’adoption.

« Tout cela, Niémans, je l’imagine grâce à vos découvertes. Parce que la femme qui m’a parlé cette nuit, Fabienne Hérault, ignore tout, même aujourd’hui, du complot des cinglés. Et cette nuit-là, elle ne voit rien, n’entend rien ; elle est dans les vapes de l’anesthésie.

« Quand elle se réveille, le lendemain matin, on lui explique qu’elle a accouché de deux filles mais qu’une seule d’entre elles a survécu. Peut-on pleurer un être dont on ne soupçonnait même pas l’existence ? Fabienne accepte la nouvelle avec résignation – elle et son mari sont totalement déboussolés. Au bout d’une semaine, la femme est autorisée à sortir de l’hôpital et à emporter sa petite fille, qui s’est rapidement constituée en force de vie.

« Quelque part, dans l’hosto, René Sertys observe le couple qui s’éloigne. Ils tiennent dans leurs bras le double d’une enfant échangée, mais il sait que ce couple sauvage, vivant à cinquante kilomètres de là, n’aura jamais aucune raison de revenir à Guernon. Sertys, en laissant vivre cette deuxième enfant, a pris un risque, mais ce risque est minime. Il pense alors que le visage de la jumelle ne reviendra jamais trahir leur conspiration.

« Il a tort.

« Huit années plus tard, l’école de Taverlay, où Fabienne est institutrice, ferme ses portes. Or, la femme est mutée – ce sera le seul hasard de toute l’histoire – à Guernon même, dans la prestigieuse école Lamartine, l’établissement scolaire réservé aux enfants des professeurs de la faculté.

« C’est ainsi que Fabienne découvre un fait hallucinant, impossible. Dans la classe de CE2 intégrée par Judith, il y a une autre Judith. Une petite fille qui est la réplique exacte de son enfant. Passé la première surprise – le photographe de l’école a le temps de réaliser un portrait de la classe où les deux sosies sont visibles –, Fabienne analyse la situation. Il n’y a qu’une seule explication. Cette enfant identique, ce double, n’est autre que la sœur jumelle de Judith, qui a survécu à l’accouchement et qui a été, pour une raison mystérieuse, intervertie avec un autre nourrisson.

« L’institutrice se rend à la maternité et explique son cas. On l’accueille avec froideur et suspicion. Fabienne est une femme solide, pas le genre à se laisser intimider par qui que ce soit. Elle insulte les médecins, les traite de voleurs d’enfants, promet de revenir. Sans aucun doute, à cet instant, René Sertys assiste à la scène et saisit le danger. Mais Fabienne est déjà loin : elle a décidé de visiter la famille des professeurs, les soi-disant parents de sa seconde fille, les usurpateurs. Elle part en vélo, avec Judith, en direction du campus.

« Mais tout à coup, la terreur surgit. Alors que la nuit tombe, une voiture tente de les écraser. Fabienne et sa fille roulent dans l’ornière, à flanc de falaise. L’institutrice, dissimulée dans un ravin, son enfant dans les bras, aperçoit les tueurs. Des hommes jaillis de leur véhicule, fusil au poing. Terrée, hagarde, Fabienne ne comprend pas. Pourquoi ce déferlement soudain de violence ?

« Les assassins finissent par repartir, pensant sans doute que les deux femmes se sont tuées au fond du précipice. La même nuit, Fabienne rejoint son mari, à Taverlay, où il séjourne encore durant la semaine. Elle lui explique toute l’histoire. Elle conclut qu’il faut absolument prévenir les gendarmes. Sylvain n’est pas d’accord. Il veut régler lui-même ses comptes avec les salopards qui ont tenté de tuer sa femme et sa fille.

« Il s’empare d’un fusil, prend son vélo, redescend dans la vallée. Là, il retrouve les tueurs beaucoup plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité. Parce que les assassins rôdent encore, le croisent sur une départementale et le percutent avec leur bagnole. Ils roulent plusieurs fois sur le corps et s’enfuient. Pendant ce temps, Fabienne s’est réfugiée dans l’église de Taverlay. Toute la nuit elle attend Sylvain. A l’aube, on lui apprend que son mari a été tué par un chauffard anonyme. L’institutrice comprend alors que ses enfants ont été victimes d’une manipulation et que les hommes qui ont éliminé son mari auront sa peau si elle ne fuit pas aussitôt.

« Pour elle et sa fille, la cavale commence.

« La suite, vous la connaissez. La fuite de la femme et de sa fillette, à Sarzac, à plus de trois cents kilomètres de Guernon. Leur nouvelle course, quand Étienne Caillois et René Sertys retrouvent leur trace, les efforts de Fabienne pour exorciser le visage de sa fille, persuadée qu’elle est victime d’une malédiction, puis l’accident de voiture qui coûtera finalement la vie à Judith.

« Depuis cette époque, la mère vit dans la prière. Elle a toujours oscillé entre plusieurs hypothèses. Mais la principale était que les parents d’adoption de sa seconde fille, personnalités puissantes et diaboliques de la faculté, avaient tramé toute cette histoire pour remplacer leur fille morte et qu’ils étaient prêts à les éliminer, elle et Judith, pour simplement ne pas perturber leur réalité à eux. La femme n’a jamais saisi la vérité : la nature de la réelle manipulation. Celle des conspirateurs qui ont cherché dans toute la France les deux femmes, craignant qu’elles ne révèlent leur machination terrifiante et que le visage de l’enfant ne serve de pièce à conviction.

« Maintenant, Niémans, nos deux enquêtes se rejoignent comme les deux rails de la mort. Votre hypothèse corrobore la mienne. Oui : le tueur a parcouru cet été les fiches volées. Oui : il a suivi Caillois, puis Sertys et Chernecé. Oui : il a découvert la manipulation et décidé de se venger de la plus sanglante des façons. Et ce tueur n’est autre que la sœur jumelle de Judith.

« Une jumelle homozygote qui a agi comme Judith l’aurait fait, parce qu’elle connaît maintenant la vérité sur sa propre origine. Voilà pourquoi elle utilise une corde de piano, pour rappeler les talents virtuoses de sa mère véritable. Voilà pourquoi elle sacrifie les manipulateurs dans les hauteurs des rocs, là même où son propre père arrachait les cristaux. Voilà pourquoi ses empreintes digitales ont pu être confondues avec celles de Judith elle-même... Nous cherchons sa sœur de sang, Niémans.

— Qui est-elle ? explosa Niémans. Sous quel nom a-t-elle grandi ?

— Je ne sais pas. La mère a refusé de me le donner. Mais je possède son visage.

— Son visage ?

— La photographie de Judith, âgée de onze ans. Donc le visage de la meurtrière, puisqu’elles sont parfaitement identiques. Je pense qu’avec ce portrait, nous...

Niémans tremblait par saccades.

— Montre-le-moi. Vite.

Karim sortit la photographie et la lui tendit.

— C’est elle qui tue, commissaire. Elle venge sa sœur disparue. Elle venge son père assassiné. Elle venge les bébés étouffés, les familles manipulées, toutes ces générations trafiquées depuis... Niémans, ça ne va pas ?

Le cliché vibrait entre les doigts du commissaire qui observait le visage de l’enfant et serrait les dents à les faire éclater. Soudain, Karim comprit et se pencha vers lui. Il pressa son épaule.

— Bon Dieu, vous la connaissez ? C’est ça, vous la connaissez ?

Niémans laissa tomber la photographie dans la boue. Il paraissait dériver vers les confins de la folie pure. Sa voix, telle une corde brisée, retentit :

— Vivante. Nous devons la capturer vivante.

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