7

A l’aube du même jour, à deux cent cinquante kilomètres de là, plein ouest, le lieutenant de police Karim Abdouf achevait la lecture d’une thèse de criminologie sur l’utilisation des empreintes génétiques dans les affaires de viol et de meurtre. Le pavé de six cents pages l’avait tenu en éveil pratiquement toute la nuit. Il fixait maintenant les chiffres du réveil à quartz qui sonnait :

07 :00.

Karim soupira, balança la thèse à l’autre bout de la pièce, puis partit dans la cuisine se préparer du thé noir. Il revint dans le salon – qui était aussi sa salle à manger et sa chambre à coucher – et scruta les ténèbres à travers la baie vitrée. Front contre le verre, il évalua ses chances d’effectuer un jour une enquête génétique dans le bled infâme où il avait été muté. Elles étaient nulles.

Le jeune Beur observait les réverbères qui clouaient encore les ailes brunâtres de la nuit. Un noyau d’amertume lui bloquait la gorge. Même au plus fort de ses activités criminelles, il avait toujours su éviter la prison. Et voilà qu’à vingt – Neuf ans, devenu flic, on l’enfermait dans une prison plus merdique encore : une petite ville de province, écrasée d’ennui, au cœur d’un lit de rocailles. Une prison sans murs ni barreaux. Une prison psychologique, qui le consumait à petit feu.

Karim se prit à rêver. Il se vit en train de coffrer des tueurs en série, grâce à des analyses d’ADN et des logiciels spécialisés, comme dans les films américains. Il s’imagina à la tête d’une équipe de scientifiques étudiant la cartographie génétique des criminels. A force de recherches, de statistiques, les spécialistes isolaient une sorte de rupture, de faille, quelque part dans la chaîne chromosomique et identifiaient cette fêlure comme la clé même de la pulsion criminelle. A une certaine époque, on avait déjà parlé d’un double chromosome Y qui aurait caractérisé les meurtriers, mais cette piste s’était révélée fausse. Dans le rêve de Karim pourtant, une nouvelle « faute d’orthographe » était mise en évidence dans l’assemblage des lettres du cycle génétique. Et c’était Karim lui-même qui permettait cette découverte, grâce à ses arrestations sans trêve. Soudain le jeune flic ne put réprimer un frisson.

Il savait que, si cette « faute » existait, elle courait également dans ses veines.

Pour Karim, le mot « orphelin » n’avait jamais rien signifié. On ne pouvait regretter que ce qu’on avait connu et le Maghrébin n’avait jamais rien vécu qui ressemblât, de près ou de loin, à une vie de famille. Ses premiers souvenirs consistaient en un coin de linoléum et une télévision noir et blanc, dans le foyer de la rue Maurice-Thorez, à Nanterre. Karim avait grandi au cœur d’un quartier sans grâce et sans couleur. Des pavillons côtoyaient des tours, des terrains vagues se muaient progressivement en cités. Et il se souvenait encore de ses parties de cache-cache avec les chantiers, qui gagnaient peu à peu du terrain sur les chiendents de son enfance.

Karim était un môme oublié. Ou trouvé. Tout dépendait du point de vue où on se plaçait. Dans tous les cas, il n’avait jamais connu ses parents et rien, dans l’éducation qu’on lui avait ensuite dispensée, n’était jamais venu lui rappeler ses origines. Il ne parlait pas très bien l’arabe, ne possédait que quelques vagues notions de l’islam. Rapidement, l’adolescent s’était affranchi de ses tuteurs – les éducateurs du foyer, dont la bonne volonté et la simplicité lui donnaient envie de gerber – et s’était livré à la ville.

Il avait alors découvert Nanterre, un territoire sans limites, strié de larges avenues, ponctuées de cités colossales, d’usines, de bâtiments administratifs, où circulaient des passants inquiets, fripés, vêtus de sales frusques et familiers des lendemains qui ne chantaient jamais. Mais la misère ne choquait que les riches. Et Karim ne remarquait pas la pauvreté qui poissait tout dans cette ville, du plus infime matériau jusqu’aux rides ravinées des visages.

Il gardait au contraire des souvenirs émus de son adolescence. Le temps de la punkitude, du No Future. Treize ans. Les premiers potes. Les premières meufs. Paradoxalement, Karim surprit, dans la solitude et la tourmente de la puberté, des raisons d’aimer et de partager. Après son enfance orpheline, la période du mal-être adolescent fut pour lui comme une seconde chance de rencontre, où il put s’ouvrir aux autres, au monde extérieur. Aujourd’hui encore, Karim se souvenait de cette époque avec une netteté de cristal. Les longues heures dans les brasseries, à jouer des coudes près des flippers en ricanant avec les potes. Les rêveries infinies, la gorge en tresse, à songer à quelque nana aperçue sur les marches du lycée.

Mais la banlieue cachait aussi son jeu. Abdouf avait toujours su que Nanterre était triste et sans retour. Il découvrit que la ville était aussi violente et mortelle.

Un vendredi soir, une bande avait surgi dans la cafétéria de la piscine, qui faisait alors nocturne. Sans un mot, ils avaient fracassé le visage du patron à coups de pied et de canettes. Une vieille histoire d’accès refusé, de bière non payée, on ne savait plus. Personne n’avait bougé. Mais les cris étouffés de l’homme, sous son comptoir, s’étaient inscris en lignes de résonance dans les nerfs de Karim. Cette nuit-là, on lui avait expliqué. Des noms, des lieux, des rumeurs. Le Beur avait alors entrevu un autre monde, qu’il ne soupçonnait pas. Un monde peuplé d’êtres surviolents, de cités inaccessibles, de caves meurtrières. Une autre fois, juste avant un concert, rue de l’Ancienne-Mairie, une bagarre avait tourné au massacre. De nouveau, des clans avaient déferlé. Karim avait vu des mecs au visage éclaté roulant contre l’asphalte, des filles aux cheveux collés de sang se protégeant sous les voitures.

Le Beur grandissait et il ne reconnaissait plus sa ville. Une lame de fond se levait. On parlait avec admiration de Victor, un Camerounais qui se shootait sur les toits des cités. De Marcel, une gouape au visage vérolé, au grain de beauté bleu tatoué sur le front, à l’indienne, condamné plusieurs fois pour voies de fait sur des flics. De Jamel, de Said, qui avaient braqué la Caisse d’épargne. Parfois, Karim apercevait ces types à la sortie du bahut. Il était frappé par leur morgue, leur noblesse. Ce n’étaient pas des êtres vulgaires, incultes et grossiers, mais des mecs racés, élégants, au regard fiévreux, aux gestes étudiés.

Il choisit son camp. Il commença par voler des autoradios, puis des voitures, et accéda à une réelle indépendance financière. Il fréquenta le Noir opiomane, les « frères » casseurs, et surtout Marcel. Un être errant, effrayant, brutal, qui se défonçait du matin jusqu’au soir mais qui possédait aussi un regard, une distance vis-à-vis de la banlieue qui fascinait Karim. Marcel, coupé ras et oxygéné, portait des débardeurs de fourrure et écoutait les Rhapsodies hongroises de Liszt. Il vivait dans des squats et lisait Blaise Cendrars. Il appelait Nanterre la « pieuvre » et s’inventait, Karim le savait, tout un réseau d’alibis et d’analyses pour expliquer sa déchéance à venir, inéluctable. Paradoxalement, cet être des cités démontrait à Karim qu’il existait une autre vie, au-delà de la banlieue.

Le Beur se jura alors d’y accéder.

Tout en poursuivant ses vols, il mit les bouchées doubles au lycée, ce que personne ne comprit. Il s’inscrivit au cours de boxe thaïe – pour se protéger des autres et de lui-même, car des accès de fureur le transperçaient parfois, stupéfiants et incontrôlables. Désormais, son destin était une corde raide, sur laquelle il marchait en équilibre. Autour, les fanges noires de la délinquance et de la défonce absorbaient tout. Karim avait dix-sept ans. Ce fut, de nouveau, la solitude. Le silence autour de lui, quand il traversait le hall du foyer associatif, ou quand il prenait son café, à la brasserie du lycée, près des flippers. Personne n’osait l’emmerder. A cette époque, il avait déjà été sélectionné pour les championnats régionaux de boxe thaïe. Chacun savait que Karim Abdouf était capable de vous briser le nez, d’un coup de talon, sans quitter des mains le comptoir de zinc. On murmurait aussi d’autres histoires : des casses, des deals, des bastons inouïes...

La plupart de ces rumeurs étaient fausses, mais assuraient une relative tranquillité à Karim. Le jeune lycéen passa son bac et obtint une mention « bien ». Il eut droit aux félicitations du proviseur et comprit, avec surprise, que l’homme autoritaire avait aussi peur de lui. Le Beur s’inscrivit à la faculté, en droit. Nanterre, toujours. A ce moment, il volait deux voitures par mois. Il disposait de plusieurs filières, qu’il interchangeait constamment. Il était sans doute le seul Beur de la cité à n’avoir jamais été arrêté, ni même inquiété par les flics. Et il n’avait toujours pas pris une dose de drogue, quelle qu’elle soit.

A vingt et un ans, Karim obtint sa licence de droit. Que faire maintenant ? Aucun avocat ne donnerait même un stage de coursier à un jeune Beur d’un mètre quatre-vingt-cinq, mince comme un cric, portant le bouc, des nattes de rasta et une filée de boucles d’oreilles. D’une façon ou d’une autre, Karim allait devoir pointer au chômage et se retrouver à la case départ. Plutôt crever. Continuer à voler des voitures ? Karim aimait plus que tout les heures secrètes de la nuit, le silence des parkings, les flambées d’adrénaline qui l’assaillaient quand il anéantissait les systèmes de sécurité des BMW. Il savait qu’il ne pourrait jamais renoncer à cette existence occulte, aiguë, tissée de risques et de mystère. Il savait aussi qu’un jour ou l’autre la chance finirait par tourner.

Il eut alors une révélation : il allait devenir flic. Il évoluerait dans le même univers occulte, mais à l’abri de lois qu’il méprisait, à l’ombre d’un pays sur lequel il crachait de toutes ses forces. De ses jeunes années, Karim avait retenu la leçon : il n’avait ni origine, ni patrie, ni famille. Ses lois étaient ses propres lois, son pays était son propre espace vital.

A son retour de l’armée, il s’inscrivit à l’école supérieure des inspecteurs de la police nationale de Cannes-Écluse, près de Montereau, et devint interne. Pour la première fois il quittait son fief de Nanterre. Ses résultats furent tout de suite exceptionnels. Karim possédait des aptitudes intellectuelles au-dessus de la moyenne et, surtout, il connaissait comme personne le comportement des délinquants, les lois des bandes, de la zone. Il devint aussi un tireur hors pair et sa maîtrise du combat à mains nues s’approfondit. Il passa maître dans l’art du té – une quintessence du close-combat qui regroupait ce qui existait de plus dangereux au sein des arts martiaux et des sports d’affrontement de tous crins. Dans les rangs des apprentis flics, on le détesta, d’instinct. Il était arabe. Il était fier. Il savait se battre et s’exprimait mieux que la plupart de ses collègues qui n’étaient que des paumés indécis, inscrits dans les rangs de la police pour échapper au chômage.

Un an plus tard, Karim acheva sa formation par des stages au sein de plusieurs commissariats parisiens. Toujours la même zone, la même misère, mais cette fois à Paris. Le jeune stagiaire s’installa dans une petite piaule, dans le quartier des Abbesses. Confusément, il comprit qu’il était sauvé.

Pourtant il n’avait pas coupé les ponts avec ses origines. Régulièrement il retournait à Nanterre et prenait des nouvelles. La débâcle était en marche. On avait retrouvé Victor, sur le toit d’un immeuble de dix-huit étages, recroquevillé comme un fétiche de marabout, une seringue plantée dans le scrotum. Overdose. Hassan, un batteur kabyle, blond et immense, s’était fait sauter la tête au fusil de chasse. Les « frères casseurs » étaient incarcérés à Fleury-Mérogis. Et Marcel était définitivement tombé dans l’héroïne.

Karim regardait dériver ses amis et voyait surgir, avec terreur, l’ultime lame de fond. Le sida accélérait maintenant le processus de destruction. Les hôpitaux, jadis peuplés d’ouvriers usés, de vieillards grabataires, se remplissaient de mômes condamnés, aux gencives noires, à la peau tavelée, aux organes rongés. Il vit ainsi la plupart de ses potes disparaître. Il vit le mal gagner en puissance, en étendue, puis s’allier à l’hépatite C pour décimer les rangs de sa génération. Karim recula, la peur aux tripes.

Sa ville se mourait.

En juin 1992, il obtint son diplôme. Avec les félicitations du jury – des beaufs à chevalière qui ne lui inspiraient que pitié et condescendance. Mais il fallait fêter ça. Le Beur acheta du champagne et se rendit aux Fontenelles, la cité de Marcel. Encore aujourd’hui il se souvenait du moindre détail de cette fin d’après-midi. Il avait sonné à sa porte. Personne. Il avait interrogé les gosses, en bas, puis sillonné les halls d’immeuble, les terrains de foot, les décharges de vieux papiers... Personne. Il avait couru ainsi jusqu’au soir. En vain. A vingt-deux heures Karim s’était rendu à l’hôpital de la Maison de Nanterre, service de sérologie – Marcel était séropositif depuis deux ans. Il avait traversé les tempêtes d’éther, affronté les visages malades, interrogé les docteurs. Il avait vu la mort au travail, contemplé les progrès atroces de l’infection.

Mais il n’avait pas trouvé Marcel.

Cinq jours plus tard, il apprit qu’on avait retrouvé le corps de son ami au fond d’une cave, les mains grillées, le visage tailladé, les ongles vrillés à la perceuse. Marcel avait été torturé à mort, avant d’être achevé d’un coup de shotgun dans la gorge. Karim ne fut pas étonné par la nouvelle.

Son ami consommait trop et étiolait les doses qu’il vendait. Son commerce était devenu une course contre la mort. Coup de hasard, le même jour, le flic reçut sa carte d’inspecteur, tricolore et flamboyante. Il vit, dans cette coïncidence, un signe. Il recula dans l’ombre et sourit en songeant aux assassins de Marcel. Ces salopards ne pouvaient prévoir que Marcel avait un pote policier. Ils ne pouvaient prévoir non plus que ce flic n’hésiterait pas à les tuer, au nom d’un passé révolu et de la conviction profonde que, putain, non, la vie ne pouvait être aussi dégueulasse.

Karim se mit en quête.

En quelques jours il obtint le nom des tueurs. On les avait vus avec Marcel, peu de temps avant le moment présumé du meurtre. Thierry Kalder, Eric Masuro, Antonio Donato. Le Beur fut déçu : il s’agissait de trois camés aux petits bras qui avaient sans doute voulu arracher à Marcel le lieu où il planquait sa came. Karim s’informa avec plus de précision : ni Kalder ni Masuro n’avaient pu torturer Marcel. Pas assez givrés. Donato était le coupable. Rackets et violences sur des mômes. Proxénétisme de mineures sur fond de chantiers. Camé jusqu’à l’os.

Karim décida que son sacrifice suffirait à sa vengeance.

Il devait agir vite : les flics de Nanterre qui lui avaient livré ces renseignements recherchaient aussi les fils de pute. Karim se jeta dans les rues. Il était de Nanterre, il connaissait les cités, il parlait le langage des gosses. En une journée seulement il localisa les trois drogués. Ils étaient installés dans un immeuble dévasté, près d’un des ponts autoroutiers de Nanterre-Université. Un lieu qui attendait d’être détruit en vibrant sous les fracas des voitures qui passaient à quelques mètres des fenêtres.

Il se rendit à midi dans l’immeuble en ruine, ignorant le vacarme de l’autoroute, le soleil brûlant de juin. Des enfants jouaient dans la poussière. Ils fixèrent le grand mec aux allures de rasta qui pénétrait dans le bâtiment ravagé.

Karim franchit le hall aux boîtes aux lettres éventrées, grimpa les escaliers quatre à quatre et perçut, à travers le grondement des voitures, les battements significatifs de la musique rap. Il sourit en reconnaissant A Tribe Called Quest, un album qu’il écoutait déjà depuis plusieurs mois. Il écrasa la porte d’un coup de pied et dit simplement : « Police ». Une décharge d’adrénaline déferla dans ses veines. C’était la première fois qu’il jouait au flic sans peur.

Les trois mecs restèrent frappés de stupeur. L’appartement était empli de gravats, les cloisons étaient arrachées, des canalisations se dressaient de toutes parts, une télé trônait sur un matelas éventré. Un modèle Sony, dernier cri, sans doute braqué la nuit précédente. A l’écran, un film porno déployait ses chairs blafardes. Le blaster vrombissait dans un coin, secouant la poussière de plâtre.

Karim sentit son corps se dédoubler et flotter dans la pièce. Il vit du coin de l’œil des autoradios posés en vrac au fond de la pièce. Il vit les sachets de poudre déchirés sur un carton retourné. Il vit un fusil à pompe parmi des boîtes de cartouches. Il cadra aussitôt Donato, d’après la photo anthropométrique qu’il tenait dans sa poche, une figure pâle aux yeux clairs, saillante d’os et de cicatrices. Puis les deux autres, recroquevillés dans leur effort pour sortir de leurs rêves chimiques. Karim n’avait toujours pas dégainé son arme.

— Kalder, Masuro, disparaissez.

Les deux hommes tressaillirent en entendant leur nom. Ils hésitèrent, se lancèrent un regard dilaté, puis se glissèrent vers la porte. Restait Donato, qui tremblait comme une aile d’insecte. Soudain il se rua sur le fusil. Karim écrasa sa main, au moment où elle agrippait la crosse, lui balança un coup de pied dans le visage – il portait des chaussures à bouts ferrés – sans lâcher sa prise de son autre talon. La jointure du bras craqua. Donato poussa un cri rauque. Le flic empoigna l’homme et l’accula contre un vieux matelas. Le rythme sourd de A Tribe Called Quest continuait.

Karim dégaina son automatique, qu’il portait dans un baudrier à sangle velcro, côté gauche, et enveloppa sa main armée dans un sac en plastique transparent – un polymère spécifique, ininflammable, qu’il avait apporté. Il serra ses doigts sur la crosse quadrillée. Le type leva les yeux.

— Qu’est-ce... putain... qu’est-ce que tu fous ?

Karim fit monter une balle dans le canon et sourit.

— Les douilles, mec. T’as jamais vu ça dans les téléfilms ? C’est essentiel de pas laisser trainer les douilles...

— Mais qu’est-ce que tu veux ? T’es un flic ? T’es sûr que t’es un flic ?

Karim marquait la cadence avec la tête. Il dit enfin :

— Je viens de la part de Marcel.

— Qui ?

Le flic lut dans le regard du mec l’incompréhension. Il saisit que le Rital ne se souvenait pas de l’homme qu’il avait torturé à mort. Il saisit que Marcel, dans la mémoire du camé, n’existait pas, n’avait jamais existé.

— Demande-lui pardon.

— Qu... quoi ?

La lumière du soleil dégoulinait sur le visage luisant de Donato. Karim braqua son arme enveloppée de plastique.

— Demande pardon à Marcel ! haleta-t-il.

L’homme sut qu’il allait mourir et hurla :

— Pardon ! Pardon, Marcel ! Bordel de merde ! Je te demande pardon, Marcel ! Je...

Karim lui tira deux fois dans le visage.

Il récupéra les balles dans les fibres calcinées du matelas, enfourna les douilles brûlantes dans sa poche puis sortit sans se retourner.

Il pressentait que les deux autres types allaient rappliquer, avec du renfort. Il attendit quelques minutes dans le hall d’entrée puis aperçut Kalder et Masuro, accompagnés de trois autres zombies, arrivant au pas de charge. Ils s’engouffrèrent dans l’immeuble par les portes branlantes. Avant qu’ils n’aient pu réagir, Karim se dressa devant eux et plaqua Kalder contre les boîtes aux lettres. Il brandit son arme et hurla :

— Tu parles, tu es mort. Tu me cherches, tu es mort. Tu me tues, et c’est perpèt’. Je suis flic, putain d’enculé ! Flic, tu comprends ça ?

Il balança l’homme à terre et sortit dans le soleil, écrasant sous ses pas des tessons de verre.

C’est ainsi que Karim dit adieu à Nanterre, la ville qui lui avait tout appris.


Quelques semaines plus tard le jeune Beur téléphona au commissariat de la place de la Boule à propos de l’enquête. On lui expliqua ce qu’il savait déjà. Donato avait été tué, à priori par deux balles de calibre 9 mm parabellum, mais on n’avait retrouvé ni les balles ni les douilles. Quant aux deux comparses, ils avaient disparu. Affaire classée. Pour les flics. Pour Karim.

L’Arabe avait demandé à être intégré à la BRI, quai des Orfèvres, spécialisée en filatures, flagrants délits et « saute-dessus ». Mais ses résultats jouèrent contre lui. On lui proposa plutôt la Sixième Division – la brigade antiterroriste – afin d’infiltrer les intégristes islamistes des banlieues chaudes. Les flics beurs étaient trop rares pour ne pas profiter de celui-là. Il refusa. Pas question de jouer les indics, même chez des assassins fanatiques. Karim voulait arpenter le royaume de la nuit, traquer les tueurs, les affronter sur leur propre terrain et sillonner ce monde parallèle auquel il appartenait. On n’apprécia pas son refus. Quelques mois plus tard, Karim Abdouf, sorti major de l’école de police de Cannes-Écluse, meurtrier inconnu d’un camé psychopathe, fut muté à Sarzac, dans le département du Lot.

Le Lot. Une région où les trains ne s’arrêtaient plus. Une région où les villages fantômes surgissaient, au détour d’une route, comme des fleurs de pierre. Un pays de cavernes, où même le tourisme était destiné aux troglodytes : des gorges, des gouffres, des peintures rupestres... Cette région était une insulte à l’identité de Karim. Il était un Beur, un homme des rues, et rien ne pouvait être plus éloigné de lui que cette putain de ville de province.

Dès lors, un quotidien pitoyable commença. Karim dut affronter des journées mortelles, ponctuées de missions dérisoires. Constater un accident de la route, arrêter un voleur à la sauvette dans les zones commerciales, coincer un resquilleur sur les sites touristiques...

Le jeune Beur avait alors commencé à vivre dans ses rêves. Il s’était procuré les biographies des grands flics. Il se rendait, dès qu’il le pouvait, dans les bibliothèques de Figeac ou de Cahors, afin de collecter des articles de journaux retraçant des enquêtes, des faits divers, n’importe quoi qui lui rappelât son vrai métier de policier. Il se procurait aussi de vieux best-sellers, les mémoires de gangsters... Il était abonné aux revues professionnelles de la police, aux magazines spécialisés en armes, en balistique, en nouvelles technologies. Tout un monde de papiers, dans lequel Karim s’était englouti peu à peu.

Il vivait seul, dormait seul, travaillait seul. Au commissariat, sans doute l’un des plus petits de France, on le craignait et on le détestait à la fois. Ses collègues l’appelaient « Cléopâtre » à cause de ses nattes. On le croyait intégriste, parce qu’il ne buvait pas d’alcool. On lui prêtait des mœurs bizarres, parce qu’il avait toujours refusé, lors des patrouilles de nuit, le détour obligé chez Sylvie.

Muré dans sa solitude, Karim comptait les jours, les heures, les secondes, et il pouvait passer des week-ends entiers sans ouvrir la bouche.

Ce lundi matin, il sortait d’une de ces cures de silence vécues presque entièrement dans son studio, à l’exception de son entraînement en forêt, où il répétait inlassablement les gestes et les mouvements meurtriers du té, avant de brûler quelques chargeurs contre des arbres centenaires.

On sonna à sa porte. Par réflexe, Karim regarda sa montre. 07 h 45. Il alla ouvrir.

C’était Sélier, un des flics de garde. Il affichait une expression glauque, entre inquiétude et sommeil. Karim ne lui proposa pas de thé. Ni même de s’asseoir. Il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

L’homme ouvrit la bouche, mais ne dit rien. Une sueur grasse collait ses cheveux, sous sa casquette. Enfin il balbutia.

— C’est... l’école. La petite école.

— Quoi ?

— L’école Jean Jaurès. On l’a cambriolée... cette nuit.

Karim sourit. La semaine commençait sur les chapeaux de roues. Des loubards de la cité voisine avaient sans doute foutu le bordel dans une école primaire, pour le seul plaisir d’emmerder le monde.

— Beaucoup de grabuge ? demanda Karim en s’habillant.

Le policier en uniforme grimaça en regardant les vêtements que Karim enfilait. Sweat-shirt, jean, veste de jogging à capuche, puis veste de cuir brune, modèle éboueur des années cinquante. Il balbutia :

— Non, justement. C’t’un truc de pro...

Karim laça ses chaussures montantes.

— Un truc de pro ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est pas des jeunes qu’ont fait les cons... Y sont entrés dans l’école avec des passes. Et y z’ont pris pas mal de précautions. C’est juste la directrice qu’a remarqué quelques détails qui clochaient, sinon...

Le Beur se leva.

— Qu’est-ce qu’ils ont volé ?

Sélier souffla et passa l’index sous son col :

— C’est ça qu’est encore plus bizarre. Y z’ont rien volé.

— Vraiment ?

— Vraiment. Y sont juste entrés dans une salle et puis pffft... Y z’ont l’air d’être partis comme ça...

Un bref instant, Karim s’observa à travers les vitres. Ses nattes tombaient à l’oblique des deux côtés de ses tempes, son visage étroit et sombre était aiguisé par un bouc. Il ajusta son bonnet tissé aux couleurs jamaïcaines et sourit à son image. Un Diable. Un Diable jailli des Caraïbes. Il se tourna vers Sélier.

— Et pourquoi viens-tu me chercher, moi ?

— Crozier est pas encore rentré de week-end. Alors Dussard et moi... on a pensé que... enfin, que tu... Faut qu’tu voies ça, Karim, je...

— Ça va. On y va.

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