NIÉMANS descendait les hauteurs chavirées des Sept Laux. L’averse redoublait. Dans ses phares, le bitume éclatait en une vapeur cristalline. De temps à autre, une flaque de limon se creusait, se froissant sous ses roues dans un bruissement de cataracte. Niémans, cramponné à son volant, tentait de maîtriser son véhicule qui dérivait à chaque fois vers le bord du précipice.
Soudain, son pager retentit dans sa poche. D’une main, l’officier cliqua l’écran : un message d’Antoine Rheims, de Paris. Dans le même geste, Niémans saisit son téléphone et sollicita le numéro mis en mémoire. Dès qu’il reconnut sa voix, Rheims annonça :
— L’Anglais est mort, Pierre.
Totalement immergé dans son enquête, Niémans se concentra pour mesurer les conséquences de cette nouvelle. Mais il n’y parvint pas. Le directeur continua :
— Où es-tu ?
— Dans les environs de Guernon.
— Tu es en état d’arrestation. En théorie, tu devrais te constituer prisonnier, rendre ton arme, et arrêter les frais.
— En théorie ?
— J’ai parlé à Terpentes. Votre affaire piétine, et ça commence à ressembler au pire. Tous les médias sont dans votre bled. Demain matin, Guernon sera la ville la plus célèbre de France. (Rheims marqua un temps.) Et tout le monde te cherche.
Niémans gardait le silence. Il scrutait la route, qui tournait toujours, comme perçant les tourbillons de la pluie qui semblaient virer à contresens. Ronde contre ronde. Colonne contre colonne. C’est Rheims qui reprit :
— Pierre, es-tu sur le point d’arrêter le meurtrier ?
— Je ne sais pas. Mais je te répète que je suis sur la bonne voie, j’en suis certain.
— Alors nous réglerons nos comptes plus tard. Je ne t’ai pas parlé. Tu es introuvable, injoignable. Tu disposes encore d’une heure ou deux pour arrêter tout ce bordel Après ça, je ne pourrai plus rien pour toi. Excepté te trouver un avocat.
Niémans bougonna quelques phrases et déconnecta son téléphone.
C’est à ce moment que la voiture jaillit dans ses phares, bondissant sur sa droite. Le policier mit une seconde de trop à réagir. Le véhicule heurta de plein fouet son aile droite. Le volant lui échappa des mains. La berline se fracassa contre la rocaille de la falaise. Le flic hurla et tenta de redresser le cap. En un éclair, il maîtrisait de nouveau son véhicule, lançant un regard tétanisé vers l’autre voiture. Un 4x4 sombre, phares éteints, qui attaquait à nouveau.
Niémans rétrograda. Le véhicule massif hoqueta à son tour, puis vira sur la gauche, forçant le policier à freiner d’un coup sec. Le policier accéléra de nouveau. Le 4x4 était maintenant devant lui et roulait à pleine vitesse, l’empêchant systématiquement de passer. Des croûtes de boue recouvraient sa plaque minéralogique. L’esprit à vide, le policier tentait d’accélérer et de doubler le 4x4 par l’extérieur. En vain. Le bloc noir rongeait le moindre espace, frappant l’aile gauche de la berline lorsqu’elle survenait, acculant Niémans vers la mort du précipice.
Que voulait donc ce cinglé ? Soudain, Niémans ralentit, ménageant plusieurs dizaines de mètres entre lui et le véhicule meurtrier. Aussitôt, le 4x4 ralentit à son tour, forçant la berline à se rapprocher. Mais l’officier de police profita de ce changement de régime. Brutalement, il accéléra en force et se glissa cette fois sur la gauche. In extremis, il parvint à passer.
Le commissaire doubla la puissance, talon sur l’accélérateur. Dans son rétroviseur, il vit le véhicule tout terrain s’absorber dans les ténèbres. Sans réfléchir, il maintint le cap et parcourut plusieurs kilomètres.
Il était de nouveau seul sur la route.
Il suivait maintenant à pleine vitesse le tracé d’asphalte, sinueux, confus, traversant des lames de pluie, perçant des voûtes de conifères. Que s’était-il passé ? Qui l’avait attaqué ? Et pourquoi ? Que savait-il désormais qui vaille qu’on l’élimine ? L’assaut avait été si rapide que le policier n’était pas même parvenu à distinguer la silhouette au volant du véhicule.
Au terme d’un virage, Niémans aperçut la route suspendue de la Jasse : six kilomètres de pont bétonné, en équilibre sur des pylônes de plus de cent mètres de hauteur. Il n’était donc plus qu’à dix kilomètres de Guernon, le bercail.
Le policier accéléra encore.
Il s’engouffrait sur la passerelle quand un éclair blanc l’aveugla, inondant d’un coup sa vitre arrière. Des pleins phares. Le 4x4 était de nouveau sur son pare-chocs. Niémans baissa son rétroviseur éblouissant et fixa la voie de béton, en suspens dans la nuit. Il pensa distinctement : « Je ne peux pas mourir. Pas comme ça. » Et il écrasa sa pédale d’accélérateur.
Les phares étaient toujours derrière lui. Arc-bouté sur son volant, il scrutait exclusivement les rails de sécurité qui brillaient sous ses propres lumières, embrassant la route dans une sorte de baiser fou, de halo bruissant, fulminant dans les vapeurs d’eau.
Des mètres gagnés sur le temps.
Des secondes volées à la Terre.
Niémans éprouva une idée étrange, une sorte de conviction inexplicable : tant qu’il roulerait sur ce pont, tant qu’il volerait dans l’orage, rien ne lui arriverait. Il était vivant. Il était léger. Invulnérable.
La collision lui bloqua la respiration.
Sa tête partit en un mouvement de fronde, cogna le pare-brise. Le rétroviseur vola en éclats. Sa tige de composite déchira la tempe de Niémans, comme un crochet. Le flic se cambra en grognant, les mains nouées au-dessus de sa tête. Il sentit sa voiture chasser sur la gauche, puis sur la droite, pivoter encore... Le sang inondait la moitié de son visage.
Un nouveau soubresaut, et soudain la gifle acérée de la pluie. La fraîcheur sans limite de la nuit.
II y eut un silence. Du noir. Des secondes.
Quand Niémans ouvrit les yeux, il ne pouvait croire ce qu’il vit : du ciel et des éclairs, à l’envers. Il volait, seul, dans le vent et dans l’averse.
Sa voiture, en heurtant le parapet, l’avait expulsé et catapulté dans le vide, par-dessus le pont. Il était en train de plonger, lentement, silencieusement, battant mollement des bras et des jambes, s’interrogeant, d’une manière absurde, sur la sensation ultime que revêtirait sa mort.
Un déferlement de souffrances lui répondit instantanément. Des fouets d’aiguilles. Des branches craquantes. Et sa chair éclatant en mille étincelles de douleur, à travers les épicéas, les mélèzes...
Il y eut deux chocs, presque simultanés.
D’abord son propre contact avec le sol, amorti par les ramures innombrables des arbres. Puis un fracas d’apocalypse. Un heurt radical. Comme un énorme couvercle qui se serait abattu d’un coup sur son corps. L’instant explosa en un chaos de sensations contradictoires. Des mâchoires de froid. Des brûlures de vapeur. De l’eau. De la pierre. Des ténèbres.
Du temps passa. Une éclipse.
Niémans rouvrit les yeux. Derrière ses paupières, d’autres paupières l’accueillirent – celles de l’obscurité, celles de la forêt. Peu à peu, tel un ressac d’outre-tombe, la lucidité lui revint. Progressivement il extirpa cette conclusion du tréfonds de son esprit : vivant, il était vivant.
Il rassembla quelques lambeaux de conscience et reconstitua ce qui était survenu.
Il s’était écrasé à travers les arbres et, par chance, encastré dans une travée d’écoulement emplie d’eaux de pluie, au pied d’un des pylônes. Dans le même élan, suivant exactement la même trajectoire, sa propre voiture avait basculé de la passerelle et s’était fracassée, tel un énorme char d’assaut, juste au-dessus de lui. Sans l’atteindre : le châssis de la berline, trop large, s’était bloqué sur les rebords de la canalisation.
Un miracle.
Niémans ferma les yeux. De multiples blessures torturaient son corps, mais une sensation plus ardente – une fluidité de feu – palpitait dans la région de sa tempe droite. L’officier devina que la tige du rétroviseur avait déchiré ses chairs en profondeur, au-dessus de l’oreille. En revanche, il pressentait que son corps avait été relativement épargné par la chute.
Menton collé au torse, il scruta au-dessus de lui la calandre fumante de sa voiture. Il était emprisonné sous un toit de tôles, encore bouillantes, au creux d’un sarcophage de ciment. Il tourna la tête de droite à gauche et s’aperçut qu’un lambeau de pare-chocs le retenait dans le conduit.
Dans un effort désespéré, le policier exerça un mouvement latéral dans le boyau. Les douleurs qui fourmillaient le long de son corps jouaient maintenait en sa faveur : elles s’annulaient les unes les autres, plongeant sa chair dans une sorte d’indifférence mortifiée.
Il parvint à se glisser sous le pare-chocs et à s’extirper de son cercueil. Ses bras libérés, il plaqua aussitôt sa main sur sa tempe et sentit un flux épais qui coulait de ses chairs ouvertes. Il gémit en percevant la douce chaleur du sang filer entre ses doigts endoloris. Il songea à un bec d’oiseau englué, vomissant du mazout, et ses yeux s’emplirent de larmes.
Il se redressa, s’appuyant d’un bras sur le rebord du conduit, puis roula sur le sol, tandis qu’à travers sa conscience chancelante une autre pensée le tenaillait.
Le tueur allait revenir. Pour l’achever.
S’agrippant à la carrosserie, il parvint à se placer debout. D’un coup de poing, il ouvrit le coffre cabossé et attrapa son fusil à pompe, ainsi qu’une poignée de cartouches, répandues à l’intérieur. En coinçant l’arme sous son bras gauche – il tenait toujours cette main sur sa plaie –, il réussit de sa main droite à remplir la chambre du fusil. Il effectuait ses manœuvres à tâtons, sans pratiquement rien voir : il avait perdu ses lunettes et la nuit était d’une profondeur d’entrailles.
Le visage barbouillé de sang et de boue, le corps chahuté de souffrances, le commissaire se retourna, balaya l’espace avec son arme. Pas un bruit. Pas un mouvement. Un vertige l’assaillit. Il glissa le long de la voiture, puis tomba de nouveau dans la travée de ciment. Il sentit cette fois la morsure de l’eau froide et se réveilla. Il caracolait déjà contre les parois de ciment, en direction d’une rivière.
Pourquoi pas, après tout ?
Il serra son fusil contre son torse et se laissa dériver vers des eaux plus amples, tel un pharaon en route pour le fleuve des morts.