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NIEMANS descendit dans la faille de roche où se dessinaient les virages d’un étroit sentier. Bientôt il dut stopper, l’espace n’étant plus assez large pour la berline. Il sortit du véhicule, passa sous le cordon plastifié et accéda à la rivière.

Le cours des eaux était ici stoppé par un barrage naturel. Le torrent, que Niémans s’attendait à découvrir bouillonnant d’écume, se transformait en un petit lac, clair et lénifiant. Comme un visage d’où toute colère aurait subitement disparu. Plus loin, à droite, il repartait et traversait sans doute la ville qui apparaissait, grisâtre, dans le lit de la vallée.

Mais Niémans s’arrêta net. Sur sa gauche, un homme était déjà là, accroupi au-dessus de l’eau. D’un geste réflexe, Niémans souleva la sangle velcro de son baudrier. Le geste fit cliqueter légèrement ses menottes. L’homme se tourna vers lui et sourit aussitôt.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda brutalement Niémans.

L’inconnu sourit encore, sans répondre, et se releva, s’époussetant les mains. C’était un jeune homme au visage frêle et aux cheveux blonds en poils de pinceau. Blouson de daim et pantalon à pinces. Il rétorqua, d’une voix claire :

— Et vous ?

Cette marque d’insolence désarma Niémans. Il déclara, d’un ton bourru :

— Police. Vous n’avez pas vu le cordon ? J’espère que vous avez une bonne raison d’avoir franchi la limite parce que...

— Éric Joisneau, SRPJ de Grenoble. Je suis venu en éclaireur. Trois autres OPJ vont arriver dans la journée.

Niémans le rejoignit sur la rive étroite.

— Où sont les plantons ? demanda-t-il.

— Je leur ai donné une demi-heure. Pour le petit déjeuner. (Il haussa les épaules, avec insouciance.) J’avais à travailler ici. Je voulais être tranquille... commissaire Niémans.

Le policier aux cheveux gris tiqua. Le jeune homme reprit, sur un ton d’évidence :

— Je vous ai tout de suite reconnu. Pierre Niémans. Ex-gloire du RAID. Ex-commissaire de la BRB. Ex-chasseur de tueurs et de dealers. Ex-beaucoup de choses, en somme...

— L’insolence est au programme des inspecteurs, maintenant ?

Joisneau s’inclina, dans une posture ironique :

— Excusez-moi, commissaire. J’essaie simplement de désacraliser la star. Vous savez bien que vous êtes une vedette, le « superflic » qui nourrit les rêves de tous les jeunes inspecteurs. Vous êtes ici pour le meurtre ?

— A ton avis ?

Le policier s’inclina de nouveau.

— Ça sera un honneur de travailler à vos côtés.

Niémans scrutait à ses pieds la surface miroitante des eaux lisses, comme vitrifiées par la lumière matinale. Une luminescence de jade semblait se lever des fonds.

— Dis-moi ce que tu sais sur l’affaire.

Joisneau leva les yeux vers la muraille de roc.

— Le corps était encastré là-haut.

— Là-haut ? répéta Niémans en observant la paroi où des reliefs agressifs jetaient des ombres abruptes.

— Oui. A quinze mètres de hauteur. Le tueur a enfoncé le corps dans une des failles de la paroi. Il lui a imprimé une posture bizarre.

— Quelle posture ?

Joisneau fléchit les jambes, remonta les genoux et croisa les bras contre son torse.

— La position « fœtus ».

— Pas banal.

— Rien n’est banal sur ce coup.

— On m’a parlé de blessures, de brûlures, reprit Niémans.

— Je n’ai pas encore vu le corps. Mais il paraît, en effet, qu’il y a de nombreuses traces de tortures.

— La victime est morte à la suite de ces tortures ?

— Il n’y a aucune certitude pour l’instant. La gorge porte aussi des entailles profondes. Des marques de strangulation.

Niémans se tourna de nouveau vers le petit lac. Il vit sa silhouette – coupe rasée et manteau bleu – se refléter distinctement.

— Et ici ? Tu as trouvé quelque chose ?

— Non. Ça fait une heure que je cherche un détail, un indice. Mais il n’y a rien. A mon avis, la victime n’a pas été tuée ici. Le tueur l’a seulement suspendue là-haut.

— Tu es monté jusqu’à la faille ?

— Oui. Rien à signaler. Le tueur est sans doute monté au sommet de la muraille, par l’autre côté, puis il a descendu le corps au bout d’une corde. Il est descendu à son tour, à l’aide d’une autre corde, et a encastré sa victime. Il s’est donné beaucoup de mal pour lui donner cette posture théâtrale. C’est incompréhensible.

Niémans regardait de nouveau la paroi, hérissée d’arêtes, creusée d’aspérités. D’où il était, il ne pouvait évaluer clairement les distances, mais il lui semblait que la niche où le corps avait été découvert était à mi-hauteur de la paroi, aussi éloignée du sol que du sommet de la falaise. Il pivota brutalement.

— Allons-y.

— Où ?

— A l’hôpital. Je veux voir le corps.


Dévoilé seulement jusqu’aux épaules, l’homme était nu, posé de profil sur la table scintillante. Sa posture était recroquevillée, comme s’il avait craint que la foudre le frappe au visage. Épaules rentrées, nuque baissée, le corps conservait ses deux poings serrés sous le menton, entre ses genoux repliés. La peau blanchâtre, les muscles saillants, l’épiderme creusé de plaies donnaient une présence, une réalité quasi insoutenable au cadavre. Le cou portait de longues lacérations, comme si on avait cherché à cisailler la gorge. Les veines diffuses se déployaient sous les tempes, tels des fleuves gonflés.

Niémans leva le regard vers les autres hommes présents dans la morgue. Il y avait le juge d’instruction Bernard Terpentes, silhouette étroite et brève moustache, le capitaine Roger Barnes, colossal, oscillant comme un cargo, qui dirigeait la brigade de gendarmerie de Guernon, et le capitaine René Vermont, délégué par la section de recherche de gendarmerie, un petit homme déplumé, au visage couperosé et aux yeux en mèches de vrille. Joisneau se tenait en retrait et affichait une mine de stagiaire zélé.

— On connaît son identité ? demanda Niémans à la cantonade.

Barnes avança d’un pas, très militaire, et se racla la gorge.

— La victime s’appelle Rémy Caillois, monsieur le commissaire. Il était âgé de vingt-cinq ans. Il exerçait l’activité de chef-bibliothécaire depuis trois années, à l’université de Guernon. Le corps a été identifié par son épouse, Sophie Caillois, ce matin.

— Elle avait signalé sa disparition ?

— Hier, dimanche, en fin d’après-midi. Son mari était parti la veille en randonnée dans la montagne, vers la pointe du Muret. Seul, comme il le faisait chaque week-end. Parfois il dormait dans l’un des refuges. C’est pourquoi elle ne s’est pas inquiétée. Jusqu’à hier après-midi et...

Barnes s’arrêta. Niémans venait de dénuder le torse du cadavre.

Il y eut une sorte d’effroi silencieux, un cri blanc qui resta bloqué dans les gorges. L’abdomen et le thorax de la victime étaient criblés de plaies noirâtres, variant les formes, les reliefs. Des coupures aux lèvres violacées, des brûlures irisées, des sortes de nuages de suie. On discernait aussi des lacérations, moins profondes, qui s’étiraient autour des bras et des poignets, comme si l’on avait ligoté l’homme avec du câble.

— Qui a découvert le corps ?

— Une jeune femme... (Barnes jeta un regard à son dossier et reprit :) Fanny Ferreira. Une professeur, à l’université.

— Comment l’a-t-elle découvert ?

Barnes se racla de nouveau la gorge.

— C’est une sportive qui pratique la nage en eau vive. Vous savez : on descend les rapides sur un flotteur, en combinaison et en palmes. C’est un sport très dangereux et...

— Et alors ?

— Elle a terminé sa course au-delà du barrage naturel de la rivière, au pied de la muraille qui clôt le campus. En montant sur le parapet, elle a aperçu le corps, niché dans la paroi.

— C’est ce qu’elle vous a dit ?

Barnes lança un regard incertain autour de lui.

— Eh bien, oui, je...

Le commissaire dévoila totalement le corps. Il tourna autour de la créature blanchâtre, recroquevillée, dont le crâne aux cheveux très courts pointait comme une flèche de pierre.

Niémans attrapa les feuillets du certificat de décès que Barnes lui tendait. Il parcourut les lignes dactylographiées. Le document avait été rédigé par le directeur de l’hôpital en personne. Le praticien ne se prononçait pas sur l’heure du décès. Il se contentait de décrire les plaies visibles et concluait à une mort par strangulation. Pour en savoir plus, il allait falloir déplier le corps et pratiquer l’autopsie.

— Quand arrive le légiste ?

— On l’attend d’une minute à l’autre.

Le commissaire s’approcha de la victime. Il se pencha, observa ses traits. Plutôt un beau visage, jeune, aux yeux fermés, et surtout sans aucune trace de coups ou de sévices.

— Personne n’a touché au visage ?

— Personne, commissaire.

— Il avait les yeux fermés ?

Barnes acquiesça. Du pouce et de l’index, Niémans écarta légèrement les paupières de la victime. Alors se passa l’impossible : une larme, lente et claire, coula de l’œil droit. Le commissaire eut un sursaut révulsé : ce visage pleurait.

Niémans braqua son regard sur les autres hommes : personne n’avait remarqué ce détail stupéfiant. Il conserva son sang-froid et recommença son geste, toujours invisible pour les autres. Ce qu’il vit lui prouva qu’il n’était pas fou, mais que ce meurtre était sans doute ce que tout flic redoute ou espère, tout au long de sa carrière, selon sa personnalité.

Il se redressa et recouvrit le corps, d’un geste sec. Il murmura à l’attention du juge :

— Parlez

— Nous de la procédure d’enquête.

Bernard Terpentes se dressa.

— Messieurs, vous comprendrez que cette affaire risque d’être difficile et... inhabituelle. C’est pourquoi le procureur et moi avons décidé de co-saisir le SRPJ de Grenoble et la SR de gendarmerie nationale. J’ai également appelé le commissaire principal Pierre Niémans, ici présent, qui vient de Paris. Vous connaissez sans doute son nom. Le commissaire appartient aujourd’hui à une instance supérieure de la BRP, la Brigade de répression du proxénétisme, à Paris. Nous ne savons rien pour l’instant des motivations du meurtre, mais il s’agit peut-être d’un crime à motivation sexuelle. D’un maniaque, en tous les cas. Et l’expérience de M. Niémans nous sera très utile. C’est pourquoi je vous propose que le commissaire prenne la direction des opérations...

Barnes acquiesça d’un bref signe de tête, Vermont l’imita, mais dans une version moins empressée. Quant à Joisneau, il répondit :

— Pour moi, il n’y a pas de problèmes. Mais mes collègues du SRPJ vont arriver et...

— Je leur expliquerai, trancha Terpentes. (Il se tourna vers Niémans.) Commissaire, nous vous écoutons.

L’emphase de cette scène pesait à Niémans. Il avait hâte d’être dehors, dans l’enquête, et surtout seul.

— Capitaine Barnes, demanda-t-il, combien d’hommes avez-vous ?

— Huit. Non... Excusez-moi, neuf.

— Sont-ils habitués à interroger des témoins, à relever des indices, à organiser des barrages routiers ?

— Eh bien... Ce n’est pas vraiment le genre de choses que nous...

— Et vous, capitaine Vermont, combien d’hommes avez-vous ?

La voix du gendarme claqua comme un tir d’honneur :

— Vingt. Des hommes d’expérience. Ils vont quadriller les terrains qui entourent les lieux de la découverte et...

— Très bien. Je suggère qu’ils interrogent aussi toutes les personnes qui habitent près des routes menant à la rivière, qu’ils visitent aussi les stations-service, les gares, les maisons voisines des arrêts de car... Le jeune Caillois, pendant ses randonnées, dormait parfois dans les refuges. Repérez-les et fouillez-les. La victime a peut-être été surprise dans l’un d’eux.

Niémans se tourna vers Barnes.

— Capitaine, je veux que vous lanciez des demandes d’informations dans toute la région. Je veux obtenir, avant midi, la liste des rôdeurs, maraudeurs et autres clochards du département. Je veux que vous vérifiiez les récentes sorties de prison, dans un rayon de trois cents kilomètres. Les vols de voiture et les vols tout court. Je veux que vous interrogiez tous les hôtels, les restaurants. Envoyez des questionnaires par fax. Je veux connaître le moindre fait singulier, la moindre arrivée suspecte, le moindre signe. Je veux aussi la liste des faits divers survenus ici, à Guernon, depuis vingt ans et plus, qui pourraient rappeler, de près ou de loin, notre affaire.

Barnes notait chaque exigence sur un carnet. Niémans s’adressa à Joisneau :

— Contacte les Renseignements généraux. Demande-leur la liste des sectes, des mages et de tous les frappadingues recensés dans la région.

Joisneau acquiesça. Terpentes opinait aussi du chef, en signe d’assentiment supérieur, comme si on lui ôtait les idées de la tête.

— Voilà de quoi vous occuper en attendant les résultats de l’autopsie, conclut Niémans. Inutile de vous signaler que nous devons garder le silence absolu sur tout ça. Pas un mot à la presse locale. Pas un mot à quiconque.

Les hommes se quittèrent sur le perron du CHRU – le Centre hospitalier régional universitaire –, accélérant le pas sous la bruine matinale. Sous l’ombre du haut édifice, qui semblait dater d’au moins deux siècles, ils rejoignirent chacun leur véhicule, visage baissé, épaules rentrées, sans un mot ni un regard.

La chasse commençait.

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