8

LE soleil se levait sur Sarzac. Un soleil d’octobre, tiède et blafard comme une mauvaise convalescence.

Karim suivit, dans son vieux break Peugeot, l’estafette de la patrouille. Ils traversèrent la ville morte qui affichait encore à cette heure des lueurs blanchâtres de feux follets.

Sarzac n’était ni une bourgade ancienne ni une ville moderne. Elle se déployait sur une longue plaine, déroulant ses immeubles ou ses bâtisses entre deux âges, sans signe particulier. Seul le centre-ville affichait une légère spécificité : un petit tramway le traversait de part en part, longeant des rues de vieilles pierres. A chaque fois qu’il y passait, Karim songeait à la Suisse ou l’Italie, sans savoir trop pourquoi. Il ne connaissait ni l’un ni l’autre de ces deux pays.

L’école Jean-Jaurès était située plein est, dans le quartier des cités pauvres, près de la zone industrielle de la ville. Karim accéda à un ensemble d’immeubles bleus et bruns, tout en laideur, qui lui rappelaient les cités de son enfance. L’école se dressait au bout d’une rampe de béton qui surplombait une route d’asphalte fissurée.

Sur le perron, une femme les attendait, noyée dans un cardigan sombre. La directrice. Karim la salua et se présenta. La femme l’accueillit avec un sourire sincère et il en fut surpris. D’ordinaire, il déclenchait plutôt une onde de méfiance. Karim remercia mentalement cette femme de sa spontanéité et la détailla quelques secondes. Son visage était plat comme un étang, avec de grands yeux verts posés dessus, tels deux nénuphars.

Sans commentaire, la directrice lui demanda de la suivre. Le bâtiment pseudo-moderne semblait n’avoir jamais été achevé. Ou bien alors il était dans une phase de rénovation indéfinie. Les couloirs, très bas de plafond, étaient constitués de panneaux de polystyrène, dont certains étaient mal ajustés. La plupart étaient recouverts de dessins d’enfants, punaisés ou peints à même le mur. Des petits portemanteaux s’égrenaient à hauteur de mômes. Tout était de travers. Karim avait le sentiment d’évoluer dans une boîte à chaussures qu’on aurait écrasée avec le pied.

La directrice s’arrêta devant une porte entrebâillée. Elle murmura d’une voix mystérieuse :

— C’est la seule pièce où ils sont entrés.

Elle poussa la porte avec précaution. Ils pénétrèrent dans un bureau qui tenait plutôt de la salle d’attente. Des meubles à vitrine abritaient de nombreux registres et des livres scolaires. Un petit frigidaire supportait une machine à café. Un bureau, imitation bois de chêne, était englouti sous des plantes vertes, baignant dans des assiettes emplies d’eau. Il planait dans toute la pièce une odeur de terre détrempée.

— Vous voyez, dit la femme en désignant une des vitrines, ils ont ouvert cette armoire. Ce sont nos archives. Mais à première vue ils n’ont rien volé. Ni même rien touché.

Karim s’agenouilla et observa la serrure de la vitrine. Dix ans de casses et de vols de voitures lui avaient forgé une solide expérience en matière de cambriolage. Sans aucun doute, l’intrus qui avait manipulé cette serrure disposait de véritables connaissances dans le domaine. Karim était stupéfait : pourquoi un pro serait-il venu cambrioler une école primaire, à Sarzac ? Il saisit un des registres, le feuilleta brièvement. Des listes de noms, des commentaires d’enseignants, des lettres administratives... Chaque volume correspondait à une année distincte. Le lieutenant se releva.

— Personne n’a rien entendu ?

La femme répondit :

— Vous savez, l’école n’est pas vraiment surveillée. Il y a bien une gardienne, mais franchement...

Karim observait toujours l’armoire vitrée, forcée en douceur.

— Vous pensez que l’effraction a eu lieu dans la nuit de samedi ou de dimanche ?

— N’importe quelle nuit, ou même la journée. Encore une fois, durant le week-end, notre petite école est un vrai moulin. Il n’y a rien à voler ici.

— Très bien, conclut-il. Il faudra que vous passiez au poste central, pour votre déposition.

— Vous êtes infiltré, non ?

— Pardon ?

La directrice observait Karim d’un œil attentif. Elle reprit :

— Je veux dire : votre habillement, votre allure. Vous vous mélangez aux gangs des cités et...

Karim éclata de rire.

— Les gangs ne courent pas les champs, par ici.

La directrice ignora la remarque et poursuivit, d’un ton expert :

— Je sais comment ça se passe. J’ai vu un documentaire là-dessus. Les types comme vous portent des vestes réversibles, marquées au sigle de la Police nationale et...

— Madame..., intervint Karim. Vraiment, vous surestimez votre petite ville.

Il tourna les talons et s’achemina vers la porte. La directrice le rattrapa :

— Vous ne relevez pas les indices ? Les empreintes ?

Karim rétorqua :

— Je crois que, compte tenu de la gravité de l’affaire, nous allons nous contenter de recueillir votre témoignage et d’effectuer un petit tour de piste dans le quartier.

La femme parut déçue. Elle regarda de nouveau Karim avec attention.

— Vous n’êtes pas de la région, n’est-ce pas ?

— Non.

— Qu’avez-vous fait pour vous retrouver ici ?

— C’est une longue histoire. Un de ces quatre, je repasserai peut-être pour vous la raconter.

Dehors, Karim rejoignit les policiers en uniforme qui fumaient dans leur poing serré, avec des regards traqués d’écoliers. Sélier jaillit du fourgon.

— Lieutenant, bon sang, y a un nouveau truc.

— Quoi ?

— Un aut’cambriolage. Depuis que j’suis là, j’ai jamais...

— Où ?

Sélier hésita, regarda ses collègues. Son souffle raclait sous ses moustaches.

— Je... Au cimetière. On est entré dans un caveau.


Les tombes et les croix se déployaient sur une pente légère, variant les gris et les verts, comme des ciselures de lichen brillant sous le soleil. Derrière la grille, le jeune Arabe respira le parfum de rosée et de fleurs fanées.

— Attendez-moi ici, marmonna-t-il à l’attention des flics.

Karim enfila des gants de latex en se disant que Sarzac se souviendrait longtemps d’un tel lundi.

Il était cette fois repassé à son studio pour prendre son équipement « scientifique » : un kit comprenant des poudres d’aluminium et de granit, des adhésifs et de la nynhidrine pour déceler les empreintes digitales latentes, ainsi que des élastomères pour mouler d’éventuelles traces de pas... Il était décidé à relever le moindre indice avec précaution.

Il suivit les allées de gravier rejoignant le caveau profané dont on lui avait indiqué l’emplacement. Un bref instant, il avait craint une véritable profanation, dans le goût de celles qui survenaient en France depuis plusieurs années, selon une mode macabre. Crânes de morts et macchabées mutilés. Mais non : tout était ici parfaitement en ordre. Les profanateurs n’avaient visiblement rien touché, excepté le caveau. Karim parvint au pied du bloc de granit : un monument en forme de chapelle.

La porte était seulement entrouverte. Il s’agenouilla et observa la serrure. Comme dans la petite école, les cambrioleurs avaient apporté un soin particulier à l’ouverture du sépulcre. Le policier caressa l’arête de la paroi et décida qu’il s’agissait, une nouvelle fois, de pros. Les mêmes ?

Il ouvrit plus largement la porte et tenta d’imaginer la scène. Pourquoi les intrus avaient-ils pris tant de précautions pour ouvrir une sépulture et étaient-ils repartis sans refermer la paroi ? Le lieutenant actionna plusieurs fois le pan de pierre et comprit : des gravillons s’étaient glissés sous l’arête et avaient fait jouer le chambranle. Impossible désormais de verrouiller le caveau. C’étaient ces petits éclats minéraux qui avaient trahi le passage des profanateurs.

Le flic scruta ensuite le système de goupillons de pierre qui composaient la serrure. Une structure spécifique, sans doute habituelle pour ce genre d’édifice, mais que seuls des spécialistes pouvaient connaître. Le policier réprima un frisson : des spécialistes ? Une nouvelle fois, Karim se demanda si c’était réellement la même équipe qui avait cambriolé l’école primaire et le cimetière. Quel pouvait être le lien entre ces deux intrusions ?

C’est la stèle qui lui livra un début de réponse. L’inscription funéraire indiquait : « Jude Itero. 23 mai 1972-14 août 1982 ». Karim réfléchit. Peut-être ce petit garçon avait-il suivi sa scolarité à l’école Jean Jaurès. Il regarda de nouveau la plaque funéraire : aucune épitaphe, aucune prière. Seul un petit cadre ovale, en argent vieilli, était cloué sur le marbre. Mais il n’y avait aucun portrait à l’intérieur.

— C’est un prénom de nana, non ?

Karim se retourna : Sélier se tenait debout, avec ses croquenots et son air effaré. Le lieutenant répondit du bout des lèvres :

— Non, c’est masculin.

— Mais c’est anglais ?

— Non, juif.

Sélier s’essuya le front.

— Bon sang, c’est une profanation comme à Carpentras ? Un truc d’extrême droite ?

Karim se releva et frotta l’une contre l’autre ses mains gantées.

— Non, je ne crois pas. Sois gentil. Va m’attendre au portail, avec les autres.

Sélier partit en maugréant, casquette relevée. Karim le regarda s’éloigner puis observa de nouveau la porte entrouverte.

Il se décida pour une petite plongée sous terre. Il s’avança, voûté sous la niche, tout en allumant sa torche. Il descendit les marches tandis que la poussière crissait sous ses pas. Il avait le sentiment de violer un tabou ancestral. Il songea qu’il n’avait aucune conviction religieuse et, sur l’instant, s’en félicita. Le faisceau halogène tranchait déjà l’obscurité. Karim avança encore puis s’arrêta net. Le petit cercueil de bois clair, posé sur deux tréteaux, se découpait dans le rai de sa torche.

La gorge sèche, Karim s’approcha et détailla le cercueil. Il mesurait environ un mètre soixante. Ses coins étaient surmontés de torsades, d’arabesques d’argent. L’ensemble paraissait en bon état, malgré les écoulements. Il palpa les jointures tout en songeant que, sans ses gants, jamais il n’aurait osé toucher ce cercueil. Il s’en voulait d’éprouver une telle crainte. A première vue, le couvercle n’avait pas été ouvert. Il carra sa lampe entre ses dents pour attaquer un examen plus approfondi des vis. Mais une voix résonna au-dessus de lui :

— Qu’est-c’vous foutez là ?

Karim sursauta. Il ouvrit la bouche, sa lampe tomba, roula sur le bois du cercueil. Les ténèbres s’abattirent sur lui alors qu’il se retournait. Un homme se penchait – épaules basses et bonnet ras – par l’ouverture. Le Beur tâtonna, cherchant sa torche par terre. Il souffla :

— Police. Je suis lieutenant de police.

L’homme, en haut, ne dit rien, puis grogna soudain :

— Vous avez pas l’droit d’être ici.

Le policier éclaira le sol et revint vers les escaliers. Il fixa le gros type renfrogné, encadré par le rideau de clarté. Sans doute le gardien du cimetière. Karim savait qu’il était en infraction. Même dans un tel cas, il fallait une autorisation écrite, signée par la famille, ou un mandat spécifique pour pénétrer dans une sépulture. Il enjamba les marches et dit :

— Poussez-vous. Je remonte.

L’homme s’écarta. Karim but la lumière comme un élixir de vie. Il présenta sa carte tricolore et déclara :

— Karim Abdouf. Commissariat de Sarzac. C’est vous qui avez découvert la profanation ?

L’homme gardait le silence. Il scrutait l’Arabe de ses pupilles incolores : des bulles d’air dans de l’eau grise.

— Vous avez pas l’droit d’être ici.

Karim acquiesça distraitement. L’air matinal balayait son malaise.

— Ça va, mon vieux. Ne discutez pas. Les flics ont toujours raison.

Le vieux ourla ses lèvres hérissées d’échardes de barbe. Il puait l’alcool, la glaise humide. Karim reprit :

— OK, dites-moi ce que vous savez. A quelle heure avez-vous découvert ça ?

Le vieux soupira :

— J’suis venu à six heures. On a un enterrement, ce matin.

— La dernière fois que vous êtes passé, c’était quand ?

— Vendredi.

— On a donc pu ouvrir le caveau n’importe quand durant ce week-end ?

— Ouais. Sauf que je penche pour cette nuit même.

— Pourquoi ?

— Pas’qu’il a plu dimanche après-midi et qu’y a aucune trace d’humidité dans le caveau... La porte devait donc être encore fermée.

Karim demanda :

— Vous habitez près d’ici ?

— Personne n’habite près d’ici.

L’Arabe lança un regard circulaire sur le petit cimetière qui respirait le calme et la sérénité.

— Des trainards sont-ils déjà venus dans les parages ? reprit-il.

— Non.

— Jamais de visiteurs suspects ? Du vandalisme ? Des cérémonies occultes ?

— Non.

— Parlez-moi de cette tombe.

Le gardien cracha dans les graviers.

— Y a rien à en dire.

— Un caveau pour un seul enfant, c’est bizarre, non ?

— Ouais, c’est bizarre.

— Vous connaissez les parents ?

— Non. Jamais vu.

— En 1982, vous n’étiez pas là ?

— Non. Et le mec avant moi est mort. (L’homme ricana.) Faut bien qu’on y passe, nous aussi...

— Le caveau paraît entretenu.

— J’ai pas dit que personne venait. J’ai dit que je connaissais pas. J’ai l’expérience. Je sais à quelle vitesse s’usent les pierres. J’connais la durée de vie des fleurs, même quand elles sont en plastique. J’sais comment viennent les ronces, les mauvaises herbes, toutes ces saletés. J’peux dire qu’on vient souvent le soigner, c’caveau. Mais moi, j’ai jamais vu personne.

Karim réfléchit encore. Il s’agenouilla de nouveau et observa le petit cadre en forme de camée. Il s’adressa au gardien sans lever les yeux :

— J’ai l’impression que les pilleurs ont volé le portrait du môme.

— Ah ? P’t’être, ouais.

— Vous vous souvenez de son visage ? Du visage de l’enfant ?

— Non.

Karim se redressa et conclut, en retirant ses gants :

— Une équipe scientifique va venir dans la journée, pour relever les empreintes, les éventuels indices. Alors vous annulez la cérémonie de ce matin. Vous dites qu’il y a des travaux, un dégât des eaux, n’importe quoi. Je ne veux personne ici aujourd’hui, compris ? Et surtout pas de journalistes.

Le vieux fit oui de la tête, alors que Karim marchait déjà vers le portail.

Au loin, une cloche lancinante sonnait neuf heures.

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