PIERRE Niémans et Éric Joisneau se rendirent aussitôt à l’université, aux portes de la ville. Le commissaire demanda au lieutenant de l’attendre dans la bibliothèque, située dans le bâtiment principal, tandis qu’il rendait visite au recteur de la faculté, dont les bureaux occupaient le dernier étage de l’édifice administratif, cent mètres plus loin.
Le policier pénétra dans une vaste construction des années soixante-dix, déjà rénovée, au plafond très haut, dont chaque mur portait une couleur pastel distincte. Au dernier étage, dans une sorte d’antichambre occupée par une secrétaire et son petit bureau, Niémans se présenta et demanda à voir M. Vincent Luyse.
Il patienta quelques minutes et put contempler, sur les murs, des photographies d’étudiants triomphants, brandissant des coupes et des médailles, le long de pistes de ski ou de torrents furieux.
Quelques minutes plus tard, Pierre Niémans se tenait debout face au recteur. Un homme aux cheveux crépus et au nez épaté, mais au teint de talc. Le visage de Vincent Luyse était un curieux mélange de traits négroïdes et de pâleur anémique. Dans la pénombre orageuse, quelques rayons de soleil dardaient, découpant des copeaux de lumière. Le recteur proposa au policier de s’asseoir et commença à se masser nerveusement les poignets.
— Alors ? demanda-t-il d’une voix sèche.
— Alors quoi ?
— Vous avez découvert des indices ?
Niémans étendit les jambes.
— Je viens d’arriver, monsieur le recteur. Laissez-moi le temps de prendre mes marques. Répondez plutôt à mes questions.
Luyse se raidit sur son siège. Tout son bureau était construit en bois ocre, ponctué de mobiles métalliques qui rappelaient des tiges de fleurs sur une planète d’acier.
— Y a-t-il déjà eu des histoires suspectes dans votre fac ? demanda Niémans, sur un ton calme.
— Suspectes ? Pas du tout.
— Pas d’histoires de drogue ? Pas de vols ? Pas de bagarres ?
— Non.
— Il n’y a pas non plus de bandes, de clans ? Des jeunes qui se seraient monté la tête ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Je pense par exemple aux jeux de rôles. Vous savez, ces jeux pleins de cérémonies, de rituels...
— Non. Il n’y a pas de ça chez nous. Nos étudiants ont l’esprit clair.
Niémans garda le silence. Le recteur toisa son allure cheveux en brosse, haute carrure, crosse du MR 73 dépassant du manteau. Luyse se passa la main sur le visage puis déclara, comme s’il cherchait à s’en convaincre lui-même :
— On m’a dit que vous étiez un excellent policier.
Niémans n’ajouta rien et fixa le recteur. Luyse détourna les yeux et reprit :
— Je ne souhaite qu’une chose, commissaire, c’est que vous découvriez l’assassin au plus vite. La rentrée va bientôt survenir et...
— Pour l’instant, aucun étudiant n’a mis les pieds sur le campus ?
— Seulement quelques internes. Ils s’installent là-haut, sous les combles du bâtiment principal. Il y a aussi quelques professeurs, qui préparent leurs cours.
— Je peux avoir leur liste ?
— Mais... (il hésita) aucun problème...
— Et Rémy Caillois, comment était-il ?
— C’était un bibliothécaire très discret. Solitaire.
— Était-il aimé des étudiants ?
— Mais oui... Bien sûr.
— Où vivait-il ? A Guernon ?
— Ici même, sur le campus. Au dernier étage du bâtiment principal, avec son épouse. L’étage des internes.
— Rémy Caillois était âgé de vingt-cinq ans. De nos jours, c’est plutôt jeune pour se marier, non ?
— Rémy et Sophie Caillois sont d’anciens étudiants de notre faculté. Avant cela, ils s’étaient connus, je crois, au collège du campus, réservé aux enfants de nos professeurs. Ce sont... c’étaient des amis d’enfance.
Niémans se leva brutalement.
— Très bien, monsieur le recteur. Je vous remercie.
Le commissaire s’éclipsa aussitôt, fuyant l’odeur de peur qui régnait ici.
Des livres.
Partout, dans la grande bibliothèque de l’université, de multiples rangées de livres se déployaient sous la lumière des néons. Les rayonnages ajourés en métal soutenaient de véritables murailles de papier, parfaitement disposées. Des tranches de couleur sombre. Des ciselures or ou argent. Des étiquettes portant toujours le sigle de l’université de Guernon. Au centre de la salle déserte se dressaient des tables plastifiées, séparées en de petits compartiments vitrés. Lorsque Niémans était entré dans la pièce, il avait aussitôt pensé à un parloir de prison.
L’atmosphère était à la fois lumineuse et retranchée, spacieuse et confinée.
— Les meilleurs professeurs enseignent dans cette université, expliqua Éric Joisneau. Le gratin du sud-est de la France. Droit, économie, lettres, psychologie, sociologie, physique... Et surtout médecine – tous les cracks de l’Isère enseignent ici et consultent à l’hôpital : le CHRU. Ce sont en fait les anciens bâtiments de la faculté. Les locaux ont été entièrement rénovés. La moitié du département vient se faire soigner ici, et tous les habitants des montagnes sont nés dans cette maternité.
Niémans l’écoutait, bras croisés, appuyé sur l’une des tables de lecture.
— Tu parles en connaisseur.
Joisneau saisit un livre, au hasard.
— J’ai suivi mes études dans cette fac. J’avais commencé mon droit... Je voulais être avocat.
— Et tu es devenu policier ?
Le lieutenant regarda Niémans. Ses yeux brillaient sous les lumières blanches.
— Quand je suis parvenu en licence, j’ai eu peur tout d’un coup de m’emmerder. Alors je me suis inscrit à l’école des inspecteurs de Toulouse. Je me suis dit que flic, c’était un métier d’action, de risques. Un métier qui me réserverait des surprises...
— Et tu es déçu ?
Le lieutenant replaça le livre dans le rayon. Son sourire léger disparut.
— Pas aujourd’hui, non. Surtout pas aujourd’hui. (Il fixa Niémans.) Ce corps... Comment peut-on faire ça ?
Niémans éluda la question.
— Comment était l’atmosphère de l’université ? Rien de particulier ?
— Non. Beaucoup de mômes de bourgeois, la tête pleine de clichés sur la vie, sur l’époque, sur les idées qu’il fallait avoir... Des enfants de paysans aussi, d’ouvriers. Plus idéalistes encore. Et plus agressifs. De toute façon, nous avions tous rendez-vous avec le chômage, alors...
— Il n’y avait pas d’histoires bizarres ? Des groupuscules ?
— Non. Rien. Enfin, si. Je me souviens qu’il existait une sorte d’élite à la fac. Un microcosme composé par les enfants des professeurs de l’université elle-même. Certains d’entre eux étaient hyperdoués. Ils raflaient chaque année toutes les places d’honneur. Même dans les domaines sportifs. On l’avait plutôt mauvaise.
Niémans se souvint des portraits de champions dans l’antichambre du bureau de Luyse. Il demanda :
— Ces étudiants forment-ils un clan à part entière ? Pourraient-ils s’être ligués autour d’un projet tordu ?
Joisneau éclata de rire.
— Vous pensez à quoi ? A un genre de... conspiration ?
Ce fut au tour de Niémans de se lever et de longer les rayons.
— Un bibliothécaire, dans une fac, est au centre de tous les regards. C’est une cible idéale. Imagine un groupe d’étudiants, versés dans je ne sais quel délire. Un sacrifice, un rituel... Au moment de choisir leur victime, ils auraient pu penser, tout naturellement, à Caillois.
— Oubliez alors les surdoués dont je vous parle. Ils sont bien trop occupés à gratter tout le monde aux examens pour se mêler de quoi que ce soit d’autre.
Niémans se glissa entre les parois de livres, brunes et mordorées. Joisneau lui emboîta le pas.
— Un bibliothécaire, reprit-il, c’est aussi celui qui prête les livres... Celui qui sait ce que chacun lit, ce que chacun étudie... Peut-être savait-il quelque chose qu’il n’aurait pas dû savoir.
— On ne tue pas quelqu’un de cette façon pour... Et quel secret voulez-vous que des étudiants cachent derrière leurs lectures ?
Niémans se retourna brutalement.
— Je ne sais pas. Je me méfie des intellectuels.
— Vous avez déjà une idée ? Un soupçon ?
— Au contraire. Pour l’instant, tout est possible. Une bagarre. Une vengeance. Un truc d’intellos. Ou d’homosexuels. Ou tout simplement un rôdeur, un maniaque, qui est tombé sur Caillois par hasard, dans la montagne.
Le commissaire décocha une chiquenaude sur la tranche des ouvrages.
— Tu vois : je ne suis pas sectaire. Mais nous allons commencer ici. Passer au crible les bouquins qui pourraient avoir un rapport avec le meurtre.
— Quel genre de rapport ?
Niémans traversa de nouveau le couloir de livres et jaillit dans la grande salle. Il s’achemina vers le bureau du bibliothécaire, situé à l’autre bout, sur une estrade, surplombant les tables de lecture. Un ordinateur trônait sur le pupitre, des cahiers à spirale étaient rangés dans les tiroirs. Niémans tapota l’écran noir.
— Il doit y avoir là-dedans la liste de tous les livres consultés, empruntés chaque jour. Je veux que tu mettes là-dessus des OPJ. Les plus littéraires que tu pourras trouver, s’ils existent. Demande aussi de l’aide aux internes. Je veux qu’ils relèvent tous les livres qui parlent du mal, de la violence, de la torture et aussi des sacrifices, des immolations religieuses. Qu’ils regardent par exemple les bouquins d’ethnologie. Je veux aussi qu’ils notent les noms des étudiants qui ont souvent consulté ce genre d’ouvrages. Qu’on trouve également la thèse de Caillois.
— Et... moi ?
— Tu interroges les internes. Seul à seul. Ils vivent ici jour et nuit, ils doivent connaître l’université en profondeur. Les habitudes, l’état d’esprit, les mômes originaux... Je veux savoir comment était considéré Caillois par les autres. Je veux aussi que tu te renseignes sur ses balades en montagne. Trouve ses compagnons de randonnée. Découvre qui connaissait ses périples. Qui aurait pu le rejoindre là-haut...
Joisneau lança un regard sceptique au commissaire. Niémans se rapprocha. Il parlait maintenant à voix basse.
— Je vais te dire ce que nous avons. Nous avons un meurtre stupéfiant, un cadavre pâle, lisse, recroquevillé, exhibant les signes d’une souffrance sans limite. Un truc qui pue la folie à cent kilomètres. Pour l’instant, c’est notre secret. Nous avons quelques heures, j’espère un peu plus, pour résoudre l’affaire. Après ça, les médias vont s’en mêler, les pressions commencer, les passions se déchaîner. Concentre-toi. Plonge dans le cauchemar. Donne ce que tu as de meilleur. C’est comme ça que nous dévoilerons le visage du mal.
Le lieutenant paraissait effrayé.
— Vous croyez vraiment qu’en quelques heures nous...
— Tu veux travailler avec moi, oui ou non ? coupa Niémans. Alors je vais t’expliquer ma façon de voir les choses. Quand un meurtre est commis, il faut considérer chaque élément environnant comme un miroir. Le corps de la victime, les gens qui la connaissaient, le lieu du crime... Tout cela reflète une vérité, un aspect particulier du crime, tu comprends ?
Il cogna l’écran de l’ordinateur.
— Cet écran, par exemple. Quand il sera allumé, il deviendra le miroir du quotidien de Rémy Caillois. Le miroir de son activité journalière, de ses propres pensées. Il y a là-dedans des détails, des reflets qui peuvent nous intéresser. Il faut s’y plonger. Passer de l’autre côté.
Il se redressa et ouvrit les bras.
— Nous sommes dans un palais des glaces, Joisneau, un labyrinthe de reflets ! Alors regarde bien. Regarde tout. Parce que, quelque part le long de ces miroirs, dans un angle mort, il y a l’assassin.
Joisneau restait bouche bée.
— Pour un homme de terrain, je vous trouve plutôt cérébral...
Le commissaire lui tapota le torse du revers de la main.
— Ce n’est pas de la philo, Joisneau. C’est de la pratique.
— Et vous ? Qui... qui allez-vous interroger ?
— Moi ? Je vais interroger notre témoin, Fanny Ferreira. Et aussi Sophie Caillois, la femme de la victime.
Niémans cligna de l’œil.
— Rien que des gonzesses, Joisneau. C’est ça, la pratique.
Sous le ciel morne, la route d’asphalte serpentait à travers le campus et desservait chacun des bâtiments grisâtres, aux fenêtres bleues et rouillées. Niémans roulait au pas – il s’était procuré un plan de l’université – et suivait la voie d’un gymnase isolé. Il atteignit un nouvel édifice de béton strié qui tenait plutôt du bunker que du bâtiment sportif. Il sortit de sa voiture et respira à fond. Il tombait une pluie fine et gracile.
Il scruta le campus et les édifices qui se déployaient, à quelques centaines de mètres de là. Ses parents aussi avaient été enseignants, mais dans des petits collèges de la banlieue de Lyon. Il ne se souvenait de rien, ou presque. Très vite le cocon familial lui était apparu comme une faiblesse, un mensonge. Très vite il avait pressenti qu’il devrait lutter en solitaire et qu’en conséquence le plus tôt serait le mieux. Dès l’âge de treize ans il avait demandé à suivre sa scolarité en pension. On n’avait osé lui refuser cet exil volontaire, mais il se souvenait encore des sanglots de sa mère, derrière la cloison de sa chambre : c’était un son dans sa tête, et en même temps une sensation physique, quelque chose d’humide, de chaud, sur sa peau. Il avait détalé.
Quatre années d’internat. Quatre années de solitude et d’entraînement physique, parallèlement aux cours. Tous ses espoirs étaient alors rivés vers un seul but, une seule date : l’armée. A dix-sept ans, Pierre Niémans, brillant bachelier, avait effectué ses trois jours et demandé à intégrer l’école des officiers. Lorsque le médecin-major lui avait annoncé qu’il était réformé et lui avait expliqué la raison du verdict, le jeune Niémans avait compris. Ses angoisses étaient si manifestes qu’elles l’avaient trahi, jusqu’au plus profond de son ambition. Il sut que son destin serait toujours ce long couloir, sans faille, tapissé de sang, avec, tout au bout, des chiens hurlant dans les ténèbres...
D’autres adolescents auraient abandonné, écoutant docilement le jugement des psychiatres. Pas Pierre Niémans. Il s’obstina, reprit ses activités physiques, redoubla de rage et de volonté. Le jeune Pierre ne serait jamais un militaire. Il choisirait donc un autre combat : celui des rues, la lutte anonyme contre le mal ordinaire. Il allait plonger ses forces, son âme, dans une guerre sans gloire ni drapeau, mais qu’il assumerait jusqu’au bout. Niémans deviendrait policier. Dans ce but, il s’entraîna de longs mois à répondre aux tests psychiques. Il intégra ensuite l’école de police de Cannes-Ecluse. Commença alors l’ère de la violence : l’entraînement au tir, les résultats d’exception. Niémans ne cessait de s’améliorer, de se fortifier. Il devint un policier hors pair. Tenace, violent, vicieux.
Il intégra d’abord des commissariats de quartier puis devint tireur d’élite dans la brigade qui allait devenir la BRI (Brigade de recherche et d’intervention). Les opérations spéciales commencèrent. Il tua son premier homme. En cet instant il conclut un pacte avec lui-même et envisagea une dernière fois sa propre malédiction. Non, il ne serait jamais un soldat d’orgueil, un officier valeureux. Mais il serait un combattant des villes, fébrile, obstiné, qui noierait ses propres peurs dans la violence et la rage de l’asphalte.
Niémans respira à fond l’éther de la montagne. Il songea à sa mère, morte depuis des années. Il songea au temps passé, qui avait pris l’allure d’un canyon déferlant, et aux souvenirs, qui s’étaient fissurés puis effacés, battant en brèche face à l’oubli.
Brusquement, Niémans perçut un petit trot, comme dans un rêve. Le chien était tout en muscles, son poil ras luisait sous la bruine. Ses yeux, deux boules de laque sombre, fixaient le policier. Il s’approchait, en dodelinant du derrière. L’officier s’immobilisa. Le chien s’approcha encore, à quelques pas. Sa truffe humide frémissait. Soudain il se mit à grogner. Ses yeux brillèrent. Il avait senti la peur. La peur qui exsudait de l’homme.
Niémans était pétrifié.
Ses membres lui semblaient battus par une force inconnue. Son sang le fuyait par un siphon invisible, quelque part dans son ventre. Le chien aboya, retroussa ses babines. Niémans connaissait le processus. La peur produisait des molécules olfactives que le chien sentait et qui déclenchaient chez lui crainte et hostilité. La peur engendrait la peur. Le chien aboya puis roula de la gorge, crissa des dents. Le flic dégaina.
— Clarisse ! Clarisse ! Reviens, Clarisse !
Niémans sortit de la parenthèse de glace. Il aperçut, au-delà d’un voile rouge, un homme gris en pull camionneur. Il s’approchait à pas rapides.
— Z’êtes fou ou quoi ?
Niémans marmonna :
— Police. Tirez-vous. Emmenez votre clebs.
L’homme était sidéré.
— Bon sang, j’le crois pas, ça. Viens, Clarisse, viens, petite mère...
Le maître et son cabot s’éclipsèrent. Niémans tenta d’avaler sa salive. Il sentit les aspérités de sa gorge, sèche comme un four. Il secoua la tête, rengaina et contourna le bâtiment. En tournant sur la gauche, il s’efforça de réfléchir : depuis combien de temps n’avait-il pas vu son psy ?
Dès le deuxième angle du gymnase, le commissaire découvrit la femme.
Fanny Ferreira se tenait debout, près d’un portail ouvert, et ponçait avec du papier de verre une planche de mousse de couleur rouge. Le flic supposa qu’il s’agissait du flotteur sur lequel la femme dévalait les torrents.
— Bonjour, fit-il en s’inclinant.
Il avait retrouvé chaleur et assurance.
Fanny leva les yeux. Elle devait avoir à peine vingt ans. Sa peau était mate et ses cheveux bouclés virevoltaient, minces frisettes autour des tempes, lourdes cascades sur les épaules. Son visage était sombre, velouté, mais ses yeux étaient d’une clarté blessante, presque indécente.
— Je suis Pierre Niémans, commissaire de police. J’enquête sur le meurtre de Rémy Caillois.
— Pierre Niémans ? répéta-t-elle, incrédule. Merde alors. C’est incroyable.
— Quoi ?
Elle désigna, d’un signe de tête, une petite radio posée par terre.
— On vient de parler de vous, aux infos. Ils disent que vous avez arrêté deux assassins, cette nuit, près du parc des Princes. Et que c’est plutôt bien. Ils disent aussi que vous avez défiguré l’un d’entre eux, et que c’est plutôt mal. Vous êtes doué du don d’ubiquité ou quoi ?
— J’ai simplement roulé toute la nuit.
— Que faites-vous chez nous ? Les flics d’ici ne sont donc pas suffisants ?
— Disons que je suis là en renfort.
Fanny reprit son travail – elle humidifiait la surface oblongue de la planche, puis elle appuyait de ses deux paumes, écrasant le papier de verre replié. Son corps paraissait trapu, solide. Elle était vêtue sans élégance – fuseau de plongée, en néoprène, chasuble de marin, chaussures montantes de cuir clair, lacées de près. La lumière voilée lançait des douceurs irisées sur toute la scène.
— Vous semblez bien encaisser le choc, reprit Niémans.
— Quel choc ?
— Eh bien... la découverte du...
— J’évite d’y penser.
— Et ça ne vous gêne pas d’en reparler ?
— Vous êtes là pour ça, non ?
Elle ne regardait pas le policier. Ses mains ne cessaient de monter et de descendre le long du flotteur. Ses gestes étaient secs, brutaux.
— Dans quelles circonstances avez-vous découvert le corps ?
— Chaque week-end je descends les rapides... (elle désigna son embarcation renversée)... sur ce genre de truc. Je venais de finir une de mes virées. Aux alentours du campus, il y a un mur de rochers, un barrage naturel, qui stoppe le courant de la rivière et permet d’accoster sans problème. Je remontais mon flotteur quand je l’ai aperçu...
— Dans la roche ?
— Ouais, dans la roche.
— C’est faux. Je suis allé là-bas. J’ai remarqué qu’il n’y avait aucun recul. Il est impossible de remarquer quelque chose, le long de la paroi, à quinze mètres de hauteur...
Fanny lança sa feuille de papier de verre dans le gobelet, s’essuya les mains et alluma une cigarette. Ces simples gestes suscitèrent brutalement chez Niémans un désir violent.
La jeune femme expira une longue bouffée bleutée.
— Le corps était dans la muraille. Mais je ne l’ai pas vu dans la muraille.
— Où ?
— Je l’ai remarqué dans les eaux de la rivière. Grâce à son reflet. Une tache blanche à la surface du lac.
Les traits de Niémans se détendirent.
— C’est exactement ce que je pensais.
— C’est important pour votre enquête ?
— Non. Mais j’aime les choses claires.
Niémans marqua un temps, puis reprit :
— Vous faites de l’alpinisme ?
— Comment le savez-vous ?
— Je ne sais pas... La région. Et puis, vous paraissez très... sportive.
Elle se retourna et ouvrit ses bras vers les montagnes, qui surplombaient la vallée. C’était la première fois qu’elle souriait.
— Voici mon fief, commissaire ! Du Grand Pic de Belledonne aux Grandes Rousses, je connais par cœur toutes ces montagnes. Quand je ne dévale pas les ruisseaux, j’escalade les sommets.
— Selon vous, pour placer le corps le long de la muraille, il fallait être alpiniste ?
Fanny redevint sérieuse – elle observait l’extrémité incandescente de sa cigarette.
— Pas nécessairement, non. Les rochers forment pratiquement des marches naturelles. Par contre, il fallait être sacrément costaud pour porter un tel poids sans perdre l’équilibre.
— Un de mes inspecteurs pense que le tueur a plutôt grimpé de l’autre côté, où la pente est moins abrupte, puis a descendu le corps au bout d’une corde.
— Cela ferait un sacré détour. (La femme hésita puis reprit :) En fait, il y a une troisième solution, toute simple, à condition de connaître un peu les techniques de grimpe.
— Je vous écoute.
Fanny Ferreira éteignit sa cigarette sous sa chaussure et la lança d’une chiquenaude.
— Venez avec moi, ordonna-t-elle.
Ils pénétrèrent à l’intérieur du gymnase. Dans la pénombre, Niémans aperçut des tapis de sol entassés, les ombres rectilignes de barres parallèles, de perches, de cordes à nœuds. Fanny commenta, en se dirigeant vers le mur de droite :
— C’est mon repaire. Pendant l’été, personne ne fout les pieds ici. Je peux entreposer mon matos.
Elle alluma une lampe-tempête, suspendue au-dessus d’une sorte d’établi. Sur la table se déployaient de nombreux instruments, des pièces métalliques, variant les pointes et les crans, décochant des reflets argentés ou des tons vifs. Fanny alluma une nouvelle cigarette. Niémans demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des broches, des mousquetons, des triangles, des poignées : du matériel d’alpinisme.
— Et alors ?
Fanny expira une nouvelle fois de la fumée, mais en simulant un hoquet à répétition.
— Et alors, monsieur le commissaire, un tueur qui posséderait ce genre de trucs et qui saurait s’en servir aurait pu monter le corps sans problème de la berge de la rivière.
Niémans croisa les bras et s’appuya contre le mur. Fanny garda sa cigarette aux lèvres et manipula les ustensiles. Ce geste anodin renforça le désir du policier. Cette fille lui plaisait en profondeur.
— Je vous l’ai dit, attaqua-t-elle : la paroi à cet endroit comporte des marches naturelles. Pour une personne connaissant l’alpinisme, ou même habituée au trekking, ce serait un jeu d’enfant de monter une première fois, sans le corps.
— Ensuite ?
Fanny saisit une poulie verte et fluorescente, constellée de petits orifices.
— Ensuite, vous fixez ça dans la roche, au-dessus de la niche.
— Dans la roche ! Comment ? Avec un marteau ? Ça doit prendre un temps fou, non ?
La femme déclara à travers les volutes de sa cigarette :
— Vos connaissances en alpinisme avoisinent le degré zéro, commissaire. (Elle saisit des pitons filetés sur le comptoir.) Voici des spits – des broches pour les rochers. Avec un perforateur comme celui-là (elle désignait une sorte de perceuse, noire et graisseuse), vous pouvez planter plusieurs spits dans n’importe quelle rocaille, en quelques secondes. Vous fixez vos poulies et vous n’avez plus qu’à hisser votre corps. C’est la technique qu’on utilise pour faire monter les sacs dans des endroits étroits ou difficiles.
Niémans fit une moue sceptique.
— Je ne suis pas monté là-haut mais, à mon avis, la niche est très étroite. Je ne vois pas comment le tueur aurait pu, arc-bouté dans cette faille, tirer le corps à la seule force de ses bras, sans aucun recul. Ou bien alors on revient au même profil de suspect : un colosse.
— Qui vous parle de le tirer de là-haut ? Pour hisser sa victime, l’alpiniste n’avait plus qu’une seule chose à faire : se laisser redescendre, de l’autre côté des poulies, pour faire contrepoids. Le corps serait monté tout seul.
Le policier comprit soudain la technique et sourit, face à l’évidence.
— Mais il faudrait que le tueur soit plus lourd que le mort, non ?
— Ou d’un poids égal : en vous lançant dans le vide, votre poids se renforce. Une fois le corps hissé, votre assassin aurait pu remonter rapidement, toujours le long des aspérités, pour encastrer sa victime dans cette faille théâtrale.
Le commissaire regarda encore une fois tous les pitons, vis et anneaux qui reposaient sur l’établi. Il songea au matériel d’un cambrioleur, mais un cambrioleur particulier : un perceur d’altitudes et de gravités.
— Combien de temps prendrait une telle opération ?
— Pour quelqu’un comme moi : moins de dix minutes.
Niémans acquiesça : un profil d’assassin se dessinait. Les deux interlocuteurs ressortirent. Le soleil filtrait à travers les nuages, frappant les cimes d’une clarté de cristal. Le policier demanda :
— Vous êtes professeur dans cette faculté ?
— Géologie.
— Mais encore ?
— J’enseigne plusieurs disciplines : la taxinomie des pierres, les dislocations tectoniques, la glaciologie aussi – l’évolution des glaciers.
— Vous paraissez très jeune.
— J’ai passé mon doctorat à vingt ans. Et j’étais déjà maître-assistante. Je suis la plus jeune diplômée de France. J’ai vingt-cinq ans aujourd’hui et je suis professeur titulaire.
— Une véritable bête de fac.
— C’est ça. Une bête de fac. Fille et petite-fille de professeurs émérites, ici, à Guernon.
— Vous appartenez donc à la confrérie ?
— Quelle confrérie ?
— Un de mes lieutenants a suivi ses études à Guernon. Il m’a expliqué que l’université possédait une élite à part, composée par les enfants des professeurs de la faculté...
Fanny oscilla de la tête dans un geste malicieux.
— Je dirais plutôt une grande famille. Les enfants dont vous parlez grandissent à la fac, dans l’enseignement, la culture. Ils obtiennent ensuite d’excellents résultats. Ça semble naturel, non ?
— Même dans les domaines sportifs ?
Elle haussa les sourcils.
— Ça, c’est l’air de la montagne.
Niémans poursuivit :
— Vous connaissiez sans doute Rémy Caillois. Comment était-il ?
Fanny répondit sans hésiter :
— Solitaire. Renfermé. Renfrogné même. Mais très brillant. Cultivé jusqu’au vertige. Une rumeur courait ici... On disait qu’il avait lu tous les livres de la bibliothèque.
— Vous pensez que cette rumeur était fondée ?
— Je ne sais pas. Mais il connaissait sa bibliothèque à fond. C’était son antre, son refuge, son terrier.
— Il était très jeune, lui aussi, non ?
— Il avait grandi dans cette bibliothèque. Son père était déjà le chef-bibliothécaire de la fac.
Niémans esquissa quelques pas.
— Je ne savais pas. Les Caillois appartenaient aussi à votre « grande famille » ?
— Certainement pas. Rémy était au contraire hostile. Malgré sa culture, il n’avait jamais obtenu les résultats qu’il escomptait. Je pense... enfin, je suppose qu’il nous jalousait.
— Quelle était sa spécialité ?
— Philosophie, je crois. Il achevait sa thèse.
— Sur quel sujet ?
— Aucune idée.
Le commissaire se tut. Il scruta les montagnes, de plus en plus ensoleillées. Elles ressemblaient à des géants éblouis.
— Son père, reprit-il, il est toujours vivant ?
— Non. Disparu, il y a quelques années. Un accident d’alpinisme.
— Rien de suspect de ce côté-là ?
— Qu’allez-vous chercher ? Il est mort dans une avalanche. Celle de la Grande Lance d’Allemond, en 93. Vous êtes bien un flic.
— Nous avons deux bibliothécaires alpinistes. Un père et un fils. Morts tous les deux dans les montagnes. La coïncidence mérite d’être soulignée, non ?
— Rien ne dit que Rémy a été tué dans les montagnes.
— C’est vrai. Mais il est parti le samedi matin pour une randonnée. Il a dû être surpris par le tueur dans les hauteurs. Peut-être que l’assassin connaissait son itinéraire et...
— Rémy n’était pas du genre à suivre un itinéraire classique. Ni à le révéler à d’autres. C’était un homme très... secret.
Niémans s’inclina.
— Je vous remercie, mademoiselle. Vous connaissez la formule : s’il vous revient un détail... Vous pouvez me contacter à l’un de ces numéros.
Niémans nota les coordonnées de son portable et d’une salle que le recteur lui avait allouée dans l’université – le policier préférait s’installer dans la faculté plutôt qu’à la gendarmerie. Il murmura :
— A bientôt.
La jeune femme ne leva pas les yeux. Le policier partait lorsqu’elle demanda :
— Je peux vous poser une question ?
Elle le fixait de ses pupilles cristallines. Niémans en éprouva une sorte de malaise. Ces iris étaient trop clairs. Ils étaient en verre, en eau vive, coupants comme du givre.
— Je vous écoute, répondit-il.
— A la radio, ils disaient... Enfin, c’est vrai que vous étiez de l’équipe qui a tué Jacques Mesrine ?
— J’étais jeune. Mais c’est vrai, oui.
— Je me demandais... Que ressent-on après ?
— Après quoi ?
— Après un truc pareil.
Niémans fit quelques pas vers la jeune femme. Elle eut un recul instinctif. Mais elle dressa vaillamment son regard, avec arrogance.
— J’aurai toujours plaisir à converser avec vous, Fanny. Mais jamais vous ne m’entendrez parler de ça. Ni de ce que j’ai perdu ce jour-là.
Son interlocutrice baissa les yeux. Elle dit d’une voix sourde :
— Je vois.
— Non, vous ne voyez pas. Et c’est toute votre chance.