CHAPITRE IX

Le bureau était bleu de fumée. Colombani était assis dans un coin, les jambes étendues. Quelques instants plus tôt, le directeur de la P. J. était là aussi. Des inspecteurs entraient et sortaient. Le juge Coméliau venait de téléphoner. Maigret décrochait une fois de plus le récepteur.

— Allô ! Marchand ? Ici, Maigret. Le vrai, oui. Comment ? Il y en a un autre qui est aussi de vos amis ? Un comte ? Il n’est pas de la famille, non.

Il était sept heures. C’était le secrétaire général des Folies-Bergère qu’il avait au bout du fil.

— Qu’est-ce que vous me voulez, mon bon ? grasseyait celui-ci. Sapristi, ce n’est pas facile ! J’ai juste le temps de casser la croûte sur le pouce dans le quartier avant l’ouverture des portes. À moins que vous mangiez un morceau avec moi ? À la Chope Montmartre, par exemple ? Dans dix minutes ? À tout de suite, mon bon.

Janvier était dans le bureau, très excité. C’était lui qui venait d’apporter de Joinville une belle photographie grand format, comme on en trouve, dédicacées, dans les loges d’artistes. Elle était d’ailleurs signée, d’une haute écriture qui ne doutait de rien : Francine Latour.

La femme était jolie, toute jeune encore. Son adresse figurait au dos : 121, rue de Longchamp, à Passy.

— Il paraît qu’elle joue en ce moment aux Folies-Bergère, avait annoncé Janvier.

— L’employé du Mutuel l’a reconnue ?

— Formellement. Je vous l’aurais bien amené, mais il était déjà en retard et il a très peur de sa femme. Par contre, si nous avons besoin de lui, nous pouvons l’appeler chez lui à n’importe quelle heure. Il habite à deux pas, dans l’île Saint-Louis, et il a le téléphone.

Francine Latour aussi avait le téléphone. Maigret appela son appartement, bien décidé à se taire et à raccrocher aussitôt si on répondait. Mais, comme il s’en doutait, elle n’était pas chez elle.

— Tu veux aller là-bas, Janvier ? Prends quelqu’un de très adroit avec toi. Il ne faut à aucun prix attirer l’attention.

— On fait une visite discrète de l’appartement ?

— Pas tout de suite. Attendez que je téléphone. Que l’un de vous deux se tienne dans un bar, à proximité. Qu’il appelle ici pour donner son numéro.

Il fronçait les sourcils, cherchant à ne rien oublier. On était revenu de chez Citroën avec un résultat au moins : Serge Madok y avait travaillé pendant près de deux ans.

Il passa chez les inspecteurs :

— Écoutez, mes enfants, j’aurai sans doute besoin de beaucoup de monde ce soir ou cette nuit. Il vaudrait mieux que vous restiez tous sur le tapin. Allez manger à tour de rôle dans le quartier, ou bien faites monter des sandwiches et des demis. À tout à l’heure. Tu viens, Colombani ?

— Je croyais que tu dînais avec Marchand ?

— Tu le connais aussi, non ?

Marchand, qui avait débuté comme vendeur de contremarques à la porte des théâtres, était maintenant un des personnages les plus connus de Paris. Il avait conservé une allure vulgaire, un parler cru. Il était au restaurant, les coudes sur la table, un large menu à la main ; au moment où les deux hommes arrivaient, il disait au maître d’hôtel :

— Quelque chose de léger, mon petit Georges... Voyons... Tu as des perdrix ?...

— Au chou, monsieur Marchand.

— Asseyez-vous, mon bon. Tiens ? La Sûreté nationale est de la fête aussi. Un troisième couvert, Georges chéri. Qu’est-ce que vous dites de perdreaux au chou, vous deux ? Attendez ! Avant ça, des petites truites, au bleu. Elles sont vivantes, Georges ?

— Vous pouvez les voir dans le vivier, monsieur Marchand.

— Quelques hors-d’œuvre, pour nous faire patienter. C’est tout. Un soufflé pour finir, si tu y tiens.

C’était sa passion. Il faisait, même seul, des repas semblables midi et soir. Encore était-ce ce qu’il appelait manger légèrement, sur le pouce. Peut-être, après le théâtre, irait-il souper ?

— Alors, mon bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Il n’y a rien qui cloche dans ma boîte, j’espère ?

Il était trop tôt pour parler sérieusement. C’était au tour du sommelier de s’approcher, et Marchand mit quelques minutes à choisir les vins.

— Je vous écoute, mes enfants.

— Si je vous dis quelque chose, vous saurez vous taire ?

— Vous oubliez, mon gros, que je suis sans doute l’homme qui connaît le plus de secrets à Paris. Pensez que je tiens le sort de centaines, non de milliers de ménages entre mes mains. Me taire ? Mais je ne fais que ça !

C’était drôle. En effet, il parlait du matin au soir, mais c’était exact qu’il ne disait jamais que ce qu’il voulait bien dire.

— Vous connaissez Francine Latour ?

— Elle passe dans deux de nos sketches avec Dréan.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Que voulez-vous que j’en pense ? C’est une poulette. Reparlez-m’en dans dix ans.

— Du talent ?

Marchand regarda le commissaire avec un étonnement comique.

— Pourquoi voudriez-vous qu’elle ait du talent ? Je ne connais pas son âge exact, mais cela ne dépasse guère vingt ans. Et elle est déjà habillée chez les couturiers, je crois même qu’elle commence à avoir des diamants. En tout cas, la semaine dernière, elle est arrivée avec un vison sur le dos. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

— Elle a des amants ?

— Elle a un ami, comme tout le monde.

— Vous le connaissez ?

— Je voudrais bien voir que je ne le connaisse pas.

— Un étranger, n’est-ce pas ?

— À l’heure qu’il est, ils sont tous plus ou moins étrangers, à croire que la France ne fournit plus que des maris fidèles.

— Écoutez-moi, Marchand. C’est infiniment plus grave que vous ne pouvez le penser.

— Quand est-ce que vous le bouclez ?

— Cette nuit, je l’espère. Ce n’est pas ce que vous croyez.

— En tout cas, il en a l’habitude. Si je me souviens bien, il a passé deux fois en correctionnelle pour chèques sans provision ou quelque chose dans ce goût-là. Pour le moment, il paraît à flot.

— Son nom ?

— Tout le monde, dans les coulisses, l’appelle M. Jean. Son vrai nom est Bronsky. C’est un Tchèque.

— Sans provision, acheva Colombani, tandis que Maigret haussait les épaules.

— Il a tripoté un certain temps dans le cinéma. Je crois qu’il s’en occupe encore, poursuivait Marchand, qui aurait pu réciter le curriculum vitae de toutes les personnalités parisiennes, y compris les plus faisandées. Un beau garçon, sympathique, généreux. Les femmes l’adorent, les hommes se méfient de sa séduction.

— Amoureux ?

— Je crois. En tout cas, il ne quitte guère la petite. On prétend qu’il en est jaloux.

— Où croyez-vous qu’il soit à cette heure-ci ?

— S’il y a eu des courses cet après-midi, il y a des chances pour qu’il y soit allé avec elle. Une femme qui, depuis quatre ou cinq mois, s’habille rue de la Paix et qui portait un nouveau vison ne se lasse pas des champs de courses. Pour le moment, ils doivent prendre l’apéritif dans quelque bar des Champs-Elysées. La petite ne passe qu’à neuf heures et demie. Elle arrive au théâtre vers neuf heures. Ils ont donc le temps d’aller dîner au Fouquet’s, au Maxim’s ou au Ciro’s. Si vous tenez à les trouver...

— Pas maintenant. Bronsky l’accompagne au théâtre ?

— Presque toujours. Il la conduit dans sa loge, traîne un peu dans les coulisses, s’installe au bar. dans le grand hall, et bavarde avec Félix. Après le deuxième sketch, il la rejoint dans sa loge, et dès qu’elle est prête, il l’emmène. C’est rare qu’ils n’aient pas un « cocktail party » quelque part.

— Il habite avec elle ?

— Probable, mon bon. Ça, c’est plutôt à la concierge qu’il faudrait le demander.

— Vous l’avez vu ces derniers jours ?

— Lui ? Je l’ai encore vu hier.

— Il ne vous a pas paru plus nerveux que d’habitude ?

— Ces gens-là, vous savez, sont toujours un peu nerveux. Quand on marche sur la corde raide... Bon ! Si je comprends bien, la corde est en train de casser. Dommage pour la petite ! Il est vrai que, maintenant qu’elle est nippée, cela ira tout seul et qu’elle a des chances de trouver mieux.

Tout en parlant, Marchand mangeait, buvait, s’essuyait la bouche de sa serviette, saluait familièrement des gens qui entraient ou qui sortaient, trouvait encore le moyen d’interpeller le maître d’hôtel ou le sommelier.

— Vous ne savez pas comment il a commencé ?

Et Marchand, à qui les petits journaux de chantage rappelaient volontiers ses propres origines, de répliquer assez sèchement :

— Ça, mon gros, c’est une question qu’on ne pose pas à un gentleman.

Il voulut bien renchaîner quelques instants plus tard :

— Ce que je sais, c’est qu’il a tenu à un certain moment une agence de figurants.

— Il y a longtemps ?

— Quelques mois. Je pourrais m’informer.

— C’est inutile. Je voudrais même que vous ne fassiez, surtout ce soir, aucune allusion à notre conversation.

— Vous venez au théâtre ?

— Non.

— J’aime mieux ça. Je vous aurais prié de ne pas procéder à votre petite affaire chez moi.

— Je ne veux courir aucun risque, Marchand. Ma photo et celle de Colombani ont paru trop souvent dans les journaux. L’homme est assez fin, d’après ce que vous en dites et d’après ce que j’en sais, pour flairer n’importe lequel de mes inspecteurs.

— Dites donc, vieux, vous prenez cette histoire-là au sérieux, il me semble ? Servez-vous de perdrix.

— Il peut y avoir de la casse.

— Ah !

— Il y en a déjà eu. Beaucoup.

— Bon ! Ne me racontez rien. J’aime mieux lire tout cela demain ou après-demain dans le journal. Cela risque de me gêner s’il m’invite ce soir à prendre un verre avec lui. Mangez, mes amis. Que dites-vous de ce châteauneuf ?... Ils n’en ont plus que cinquante bouteilles, et je me les suis fait mettre de côté. Il en reste quarante-neuf. J’en demande une autre ?

— Merci. On aura du boulot toute la nuit.

Ils se séparaient un quart d’heure plus tard, un peu alourdis par un dîner trop copieux et trop bien arrosé.

— Pourvu qu’il se taise, grogna Colombani.

— Il se taira.

— À propos, Maigret, ta tante t’a apporté de bons tuyaux ?

— Excellents. À vrai dire, je connais à peu près toute l’histoire du petit Albert.

— Je m’en doutais. Il n’y a rien comme les femmes pour être renseignées. Surtout les tantes de province ! Je peux savoir ?

Ils avaient un peu de temps devant eux. Une détente était la bienvenue avant la nuit qui s’annonçait mouvementée, et ils marchèrent le long des trottoirs en devisant.

— Tu avais raison tout à l’heure. On aurait probablement pu les pincer tous à Vincennes. Pourvu que Jean Bronsky ne se doute pas qu’on le serre de près.

— On fera ce qu’on pourra, pas vrai ?

Ils arrivèrent à la P. J. vers neuf heures et demie, et une importante nouvelle les attendait. Un inspecteur était là, agité.

— Cari Lispchitz est mort, commissaire. Pour ainsi dire sous mes yeux. Je me tenais dans l’ombre, rue de Sèvres, à une centaine de mètres de l’hôpital. Il y avait un certain temps que j’entendais des bruits à ma droite, quelqu’un qui, dans l’obscurité, semblait hésiter à avancer. Puis il y a eu des pas précipités, et un coup de feu a claqué. C’était si près que ma première pensée a été qu’on tirait sur moi et que j’ai eu automatiquement mon revolver à la main. J’ai deviné plutôt que vu un corps qui tombait, une silhouette qui s’éloignait en courant. J’ai tiré.

— Tu l’as tué ?

— J’ai tiré dans les jambes et j’ai eu la chance, à la deuxième balle, de faire mouche. Le type qui se sauvait est tombé à son tour.

— Qui ?

— Le gamin, celui qu’ils appellent Pietr. On n’a pas eu à le transporter loin, puisque l’hôpital était en face.

— En somme, Pietr a tiré sur Cari ?

— Oui.

— Ils étaient ensemble ?

— Non. Je ne crois pas. Je pense plutôt que Pietr suivait Cari et l’a abattu.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Le gamin ? Rien. Il ne desserre pas les dents. Il a les yeux brillants, fiévreux. Il paraissait tout heureux ou tout fier d’entrer à l’hôpital et, dans les couloirs, il jetait des regards avides autour de lui.

— À cause de Maria qui s’y trouve, parbleu ! La blessure est grave ?

— La balle lui est entrée dans le genou gauche. On doit être occupé à l’opérer, à l’heure qu’il est.

— Dans les poches ?

Il y avait deux petits tas distincts sur le bureau de Maigret, qu’on avait préparés avec soin.

— Le premier, ce sont les poches de Cari. L’autre, celles du petit.

— Moers est là-haut ?

— Il a annoncé qu’il passerait la nuit au laboratoire.

— Qu’on lui demande de descendre. Que quelqu’un monte aux sommiers. J’ai besoin de la fiche et du dossier d’un certain Jean Bronsky. Je n’ai pas ses empreintes, mais il a passé deux fois en correctionnelle et a dû tirer dix-huit mois de prison.

Il envoya aussi des hommes rue de Provence, en face des Folies-Bergères, avec mission de ne se faire voir en aucun cas.

— Attendez avant de partir de voir la photographie de Bronsky. Il n’y a qu’au cas où il essayerait de prendre le train ou l’avion qu’il faudrait lui mettre la main dessus. Je ne crois pas que cela lui arrive.

Le portefeuille de Cari Lipschitz contenait quarante-deux billets de mille francs, une carte d’identité à son nom et une autre carte qui portait un nom italien : Filipino. Celui-là ne fumait pas, car il n’avait sur lui ni cigarettes, ni pipe, ni briquet, mais une lampe électrique de poche, deux mouchoirs, dont un crasseux, un billet de cinéma qui portait la date du jour même, un canif et un revolver automatique.

— Tu vois ! fit remarquer Maigret à Colombani. Nous nous figurions avoir pensé à tout.

Il montrait le billet de cinéma.

— Eux, ils ont eu cette idée. Cela vaut mieux que de traîner dans les rues. On peut passer des heures dans l’obscurité. Dans un cinéma des boulevards, qui reste ouvert toute la nuit, on peut même faire un somme.

Dans les poches de Pietr, il y avait tout juste trente-huit francs de monnaie. Un portefeuille contenait deux photographies, une de Maria, une petite photographie de passeport qui avait dû être prise l’année précédente, alors qu’elle se coiffait d’une autre façon, et le portrait de deux paysans, un homme et une femme, assis sur leur seuil, en Europe Centrale, pour autant qu’on en pouvait juger d’après le style de la maison.

Pas de papiers d’identité. Des cigarettes. Un briquet. Un petit calepin bleu, dont un certain nombre de pages étaient couvertes d’une écriture serrée, au crayon.

— On dirait des vers.

— Je suis persuadé que ce sont, en effet, des vers.

Moers exulta en voyant les deux tas qu’il allait emporter dans son repaire, sous les toits. Un inspecteur déposait bientôt sur le bureau le dossier Bronsky.

La photographie, dure et cruelle comme toutes les photos anthropométriques, ne correspondait pas tout à fait à la description de Marchand, car l’homme, encore jeune, avait les traits tirés, une barbe de deux jours, la pomme d’Adam saillante.

— Janvier a téléphoné ?

— Il a dit que tout était calme et que vous pouviez l’appeler à Passy 62-41.

— Demande-moi le numéro.

Il lisait à mi-voix. D’après le dossier, Bronsky était né à Prague et avait actuellement trente-cinq ans. Il avait fait des études universitaires à Vienne, puis avait vécu quelques années à Berlin. Il s’y était marié à une certaine Hilda Braun, mais, quand il était entré en France, à vingt-huit ans, avec des papiers réguliers, il était seul. Déjà il donnait comme profession : cinéaste, et son premier domicile était un hôtel du boulevard Raspail.

— Janvier est à l’appareil, patron.

— C’est toi, mon petit ? Tu as dîné ? Écoute-moi bien. Je vais t’envoyer deux hommes en voiture.

— Nous sommes déjà deux ! protestait l’inspecteur, vexé.

— Peu importe. Écoute ce que je te dis. Quand ils seront là, tu les laisseras dehors. Il ne faut pas qu’ils se montrent. Il ne faut surtout pas que quelqu’un qui rentrerait à pied ou qui descendrait de taxi puisse soupçonner leur présence. Toi et ton copain, vous allez entrer dans la maison. Attendez qu’il n’y ait plus de lumière dans la loge de la concierge. Quel genre d’immeuble ?

— Neuf, moderne, assez chic. Une grande façade blanche et une porte en fer forgé doublée de verre.

— Bon. Vous monterez, après avoir bredouillé un nom quelconque.

— Comment trouverai-je l’appartement ?

— Tu as raison. Il y a bien, dans les environs, une crémerie qui livre le lait. Réveille le crémier s’il le faut. Raconte-lui une histoire, de préférence une histoire d’amour.

— Compris.

— Tu sais encore forcer une serrure ? Entrez. Ne faites pas de lumière. Planquez-vous dans un coin, de façon à être tous les deux prêts à intervenir s’il en est besoin.

— Entendu, patron, soupira le pauvre Janvier qui allait sans doute passer des heures, immobile dans l’obscurité d’un appartement inconnu.

— Surtout, ne fumez pas !

Il sourit lui-même de sa cruauté. Puis il choisit les deux hommes pour la faction dans la rue Longchamp.

— Prenez vos pétards. On ne peut pas prévoir comment les choses se passeront.

Un regard à Colombani. Les deux hommes se comprenaient. Ce n’était pas à un escroc qu’ils avaient affaire, mais au chef d’une bande de tueurs ; ils n’avaient pas le droit de courir des risques.

L’arrestation, au bar des Folies-Bergère, par exemple aurait été plus facile. Mais on ne pouvait prévoir les réactions de Bronsky. Il y avait des chances pour qu’il fût armé, et c’était vraisemblablement l’homme à se défendre, peut-être à tirer dans la foule pour profiter de la panique.

— Qui se dévoue pour commander de la bière à la Brasserie Dauphine ? Et des sandwiches !

C’était signe qu’une des grandes nuits de la P. J. commençait. Il régnait dans les deux bureaux du secteur de Maigret une atmosphère de P.C. Tout le monde fumait, tout le monde s’agitait. Les téléphones restaient inoccupés.

— Les Folies-Bergère, s’il vous plaît.

Il fallut longtemps pour avoir Marchand à l’appareil. On avait dû aller le chercher sur le plateau, où il réglait un différend entre deux danseuses nues.

— Oui, mon bon..., commença-t-il avant de savoir qui était à l’appareil.

— Maigret.

— Alors ?

— Il est là ?

— Je l’ai aperçu tout à l’heure.

— Ça va. Ne dites rien. Un coup de fil seulement s’il s’en allait seul.

— Compris. Ne l’amochez pas trop, hein ?

— C’est probablement un autre qui s’en chargera, répondit énigmatiquement Maigret.

Dans quelques instants, aux Folies, Francine Latour entrerait en scène en compagnie du comique Dréan et, sans doute à ce moment-là, son amant entrait-il un instant dans la salle chaude, se tenait-il au promenoir, en habitué, pour écouter d’une oreille distraite un dialogue qu’il savait par cœur, les rires qui fusaient des galeries.

Maria était toujours couchée dans sa chambre d’hôpital, anxieuse, furieuse, parce que, selon la règle, on lui avait enlevé son bébé pour la nuit, et deux inspecteurs montaient la garde dans le couloir ; il y en avait encore un, un seul, dans une autre aile de Laennec, où l’on venait de ramener Pietr après son passage à la salle d’opération.

Un Coméliau assez nerveux, qui se trouvait chez des amis, boulevard Saint-Germain, et qui s’était retiré un instant pour téléphoner, appelait Maigret.

— Toujours rien ?

— Quelques petites choses. Cari Lipschitz est mort.

— Un de vos hommes a tiré ?

— Non, un des siens. Le petit Pietr a reçu une balle dans la jambe d’un de mes inspecteurs.

— De sorte qu’il n’en reste qu’un ?

— Serge Madok, oui. Et le chef.

— Que vous ne connaissez toujours pas ?

— Qui s’appelle Jean Bronsky.

— Quel nom ?

— Bronsky.

— Il n’est pas producteur de cinéma ?

— Je ne sais pas s’il est producteur, mais il tripote dans le cinéma.

— Je l’ai fait condamner à dix-huit mois de prison voilà à peine trois ans.

— C’est lui.

— Vous êtes sur sa piste ?

— Il est en ce moment aux Folies-Bergère.

— Vous dites ?

— Je dis : aux Folies-Bergère.

— Et vous ne l’arrêtez pas ?

— Tout à l’heure. Nous avons le temps, maintenant. J’aime autant limiter les dégâts, vous comprenez ?

— Prenez note de mon numéro. Je serai chez mes amis jusqu’aux environs de minuit. Ensuite j’attendrai chez moi votre coup de téléphone.

— Vous aurez sans doute le temps de dormir un peu.

Maigret ne se trompait pas. Jean Bronsky et Francine Latour se firent d’abord conduire en taxi au Maxim’s, où ils soupèrent en tête à tête. C’était toujours de son bureau du quai des Orfèvres que Maigret suivait les allées et venues, et c’était déjà la deuxième fois que le garçon de la Brasserie Dauphine venait avec son plateau. Il y avait des verres sales plein le bureau, des sandwiches entamés, et l’odeur de tabac prenait à la gorge. Pourtant, malgré la chaleur, Colombani n’avait pas retiré le pardessus en poil de chameau clair qui était pour lui une sorte d’uniforme et il portait toujours son chapeau en arrière.

— Tu ne fais pas venir la femme ?

— Quelle femme ?

— Nine, la femme d’Albert.

Maigret fit non de la tête, l’air mécontent. Est-ce que cela le regardait, oui ou non ? Il voulait bien collaborer avec les gens de la rue des Saussaies, à la condition qu’on lui laissât la paix.

Pour l’instant, à vrai dire, il était comme un homme qui se tâte. Ainsi que le juge Coméliau venait de le lui dire, il ne tenait qu’à lui d’arrêter Jean Bronsky au moment qu’il choisirait. Il se souvenait d’un mot qu’il avait prononcé au début de l’enquête, il ne savait plus devant qui, avec une gravité inaccoutumée : « Cette fois, nous avons affaire à des tueurs. »

Des tueurs qui savaient bien, les uns comme les autres, qu’ils n’avaient plus rien à perdre. Au point que, s’ils étaient arrêtés dans la foule, si on disait à celle-ci que c’étaient les hommes de la bande de Picardie, la police serait incapable d’empêcher un lynchage.

Après ce qu’ils avaient fait dans les fermes, n’importe quel jury les condamnerait à la peine capitale, ils ne l’ignoraient pas, et c’est à peine si Maria pouvait, à cause de l’enfant, espérer la grâce du président de la République.

L’obtiendrait-elle ? C’était douteux. Il y avait le témoignage de la petite rescapée, il y avait les pieds, les seins brûlés. Il y avait son insolence de femelle et jusqu’à sa beauté sauvage qui joueraient contre elle dans l’esprit des jurés.

Les hommes civilisés ont peur des fauves, surtout des fauves de leur espèce, de ceux qui leur rappellent les époques révolues de la vie dans les forêts.

Jean Bronsky était un fauve plus dangereux encore, un fauve habillé par le meilleur tailleur de la place Vendôme, un fauve en chemise de soie, qui avait fait des études universitaires et que le coiffeur bichonnait chaque matin comme une coquette.

— Tu joues la prudence, remarqua à certain moment Colombani, comme Maigret attendait patiemment devant un des téléphones.

— Je joue la prudence.

— Et s’il te glissait entre les doigts ?

— J’aime encore mieux ça que de voir un de mes hommes abattu.

Au fait, à quoi bon laisser Chevrier et sa femme dans leur bistrot du quai de Charenton ? Il fallait leur téléphoner. Ils devaient être couchés. Maigret sourit, haussa les épaules. Qui sait ? Cette petite mascarade devait les exciter, et il n’y avait pas de raison qu’ils ne jouent pas encore quelques heures au bistrot et à la bistrote.

— Allô !... Patron ?... Ils viennent d’entrer chez Florence.

La boîte chic de Montmartre. Champagne obligatoire. Sans doute Francine Latour avait-elle une nouvelle robe ou un nouveau bijou à montrer. Elle était toute jeune, pas encore fatiguée de cette vie-là. N’en voit-on pas de vieilles, qui sont riches, qui sont titrées, qui ont un hôtel particulier avenue du Bois ou au faubourg Saint-Germain et qui fréquentent les mêmes boîtes pendant quarante ans ?

— Allons ! décida soudain Maigret.

Il prit son revolver dans le tiroir du bureau, s’assura qu’il était chargé, et Colombani le regardait faire avec un léger sourire.

— Tu me veux bien avec toi ?

C’était gentil de la part de Maigret. Les choses se passaient dans son secteur. C’est lui qui avait déniché la bande de Picardie. Il aurait pu garder la besogne pour lui et ses hommes, et ainsi le quai des Orfèvres marquerait une fois de plus un point contre la rue des Saussaies.

— Tu as ton pétard ?

— Je l’ai toujours en poche.

Maigret, non. C’était rare.

Comme ils traversaient la cour, Colombani désigna une des voitures de la police.

— Non ! Je préfère un taxi. C’est moins voyant.

Il en choisit un avec soin, avec un chauffeur qui le connaissait. Il est vrai que presque tous les chauffeurs de taxi le connaissaient.

— Rue de Longchamp. Vous ferez la rue au pas.

L’immeuble qu’habitait Francine Latour était assez haut dans la rue, non loin d’un restaurant fameux où le commissaire se souvenait d’avoir fait quelques bons déjeuners. Tout était fermé. Il était deux heures du matin. Il fallait choisir l’endroit où stationner, et Maigret était grave, grognon, silencieux.

— Refaites le tour. Vous vous arrêterez quand je vous le dirai. Vous ne garderez que vos lanternes allumées, comme si vous attendiez un client.

Ils étaient à moins de dix mètres de la maison. Ils devinaient un inspecteur tapi dans l’ombre d’une porte cochère. Il devait y en avoir un autre quelque part, et, là-haut, Janvier et son. compagnon attendaient toujours dans le noir.

Maigret fumait à petites bouffées. Il sentait l’épaule de Colombani contre la sienne. Il s’était mis du côté du trottoir.

Ils restèrent ainsi quarante-cinq minutes, et de rares taxis passaient, des gens rentrèrent chez eux, quelques maisons plus loin ; enfin un taxi stoppa devant la porte, et un homme jeune et svelte sauta sur le trottoir, se pencha vers l’intérieur pour aider sa compagne à descendre.

— Gi !... prononça seulement Maigret.

Il calcula ses mouvements. Il y avait longtemps que sa portière était entrouverte, qu’il tenait la main crispée sur la poignée. Avec une légèreté qu’on n’eût pas attendue de lui, il bondit en avant, sauta sur l’homme au moment précis où celui-ci, une main dans la poche de son smoking pour prendre son portefeuille, se penchait afin de regarder le compteur de son taxi.

La jeune femme poussa un cri. Maigret tenait l’homme aux épaules, par derrière, et son poids l’entraînait, ils roulèrent tous les deux sur le trottoir.

Le commissaire, qui avait reçu un coup de tête au menton, tentait d’immobiliser les mains de Bronsky, par crainte que celui-ci saisisse son revolver. Colombani était déjà là et, froidement, tranquillement, donnait un coup de talon au visage du Tchèque.

Francine Latour appelait toujours au secours, atteignait la porte de la maison, sonnait éperdument. Les deux inspecteurs arrivaient à leur tour, et la mêlée dura quelques instants encore. Maigret fut le dernier à se redresser, car il était en dessous.

— Personne de blessé ?

Les lanternes de l’auto lui permirent de voir du sang sur sa main, et il regarda autour de lui, s’aperçut que c’était du nez de Bronsky que le sang coulait à flot. L’homme avait les deux mains réunies derrière le dos par les menottes, ce qui le faisait se courber un peu en avant. Son visage avait une expression féroce.

— Bande de vaches !... vomit-il.

Et comme un inspecteur s’apprêtait à venger cette injure d’un coup de pied dans les tibias, Maigret dit en cherchant sa pipe dans sa poche :

— Laisse-le cracher le venin. C’est le seul droit qui lui reste désormais.

Ils faillirent oublier Janvier et son compagnon dans l’appartement où, sans doute, esclaves de la consigne, ils seraient restés tapis jusqu au jour.


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