CHAPITRE VI
Deux cars de la police s’étaient arrêtés rue de Rivoli, au coin de la rue Vieille-du-Temple, et pendant un moment on avait vu luire sous les réverbères les boutons argentés des agents. Ceux-ci étaient allés prendre leur poste, barrant un certain nombre de rues où se trouvaient déjà des inspecteurs de la P. J.
Puis, derrière les cars, vinrent se ranger les voitures cellulaires. Juste à l’angle de la rue du Roi-de-Sicile, un officier de paix tenait les yeux fixés sur sa montre.
Rue Saint-Antoine, des passants, inquiets, se retournaient et hâtaient le pas. Dans le quartier cerné, on voyait encore quelques fenêtres éclairées, un peu de lumière à la porte des hôtels meublés, le fanal de la maison de prostitution de la rue des Rosiers.
L’officier de paix, l’œil toujours fixé à son chronomètre, comptait les dernières secondes et, à côté de lui, un Maigret indifférent, ou un peu gêné, enfonçait les mains dans les poches de son pardessus et regardait ailleurs.
Quarante... Cinquante... Soixante... Deux coups de sifflets stridents auxquels, aussitôt, d’autres sifflets répondirent. Les agents en uniforme s’avançaient dans les rues en tirailleurs, tandis que les inspecteurs entraient dans les hôtels borgnes.
Comme toujours dans ces cas-là, des fenêtres s’ouvrirent un peu partout ; on vit dans le noir des silhouettes blanches qui se penchaient, inquiètes ou hargneuses. Déjà on entendait des voix. Déjà on voyait passer un agent qui poussait devant lui une fille, pêchée dans une encoignure, et qui lui lançait des phrases ordurières.
Il y avait aussi des pas précipités, des hommes qui essayaient de fuir, fonçaient dans l’obscurité des ruelles : en vain, car c’était pour aller se buter à d’autres cordons de police.
— Papiers !
Les lampes de poche s’allumaient, éclairaient des visages suspects, des passeports crasseux, des cartes d’identité. Il y avait, aux fenêtres, des habitués qui savaient qu’ils ne pourraient se rendormir de longtemps et qui assistaient à la rafle comme à un spectacle.
Le plus gros gibier était déjà au Dépôt. Ceux-là n’avaient pas attendu la rafle. Du moment qu’un homme avait été abattu dans le quartier en fin de l’après-midi, ils l’avaient flairée. Et, dès la nuit, des ombres s’étaient glissées le long des murs, des hommes portant de vieilles valises ou d’étranges baluchons étaient allés se heurter aux inspecteurs de Maigret.
On trouvait de tout parmi eux : un interdit de séjour, des souteneurs, de fausses cartes d’identité, comme toujours, des Polonais, des Italiens qui n’étaient pas en règle.
À tous, qui prenaient un air dégagé, la même question brutale :
— Où vas-tu ?
— Je déménage.
— Pourquoi ?
Ces yeux anxieux, ou féroces, dans l’obscurité.
— J’ai trouvé du travail.
— Où ?
Certains parlaient de rejoindre leur sœur qui habitait le Nord ou les environs de Toulouse.
— Monte toujours là-dedans !
Panier à salade. Une nuit au Dépôt, pour vérification d’identité. C’étaient de pauvres bougres, pour la plupart, mais peu d’entre eux avaient la conscience tranquille.
— Pas un Tchèque, jusqu’ici, patron ! avait-on annoncé à Maigret.
Maintenant le commissaire restait à son poste, fumant sa pipe d’un air maussade, à regarder des ombres s’agiter, à entendre des cris, des pas précipités, parfois le bruit mat d’un poing sur un visage.
C’était dans les meublés que cela remuait le plus. Les patrons passaient en hâte un pantalon, restaient, renfrognés, dans le bureau, où ils couchaient presque tous sur un lit de camp. Quelques-uns tentaient d’offrir à boire aux agents qui montaient la garde dans le corridor pendant que des inspecteurs grimpaient aux étages à pas lourds.
Dès lors, toutes les cellules puantes de la maison se mettaient à vivre d’une vie grouillante. Des coups étaient frappés à une première porte.
— Police !
Des gens en chemises, des hommes, des femmes, mal réveillés, le teint blême, avec tous, ce même air anxieux, parfois hagard.
— Vos papiers !
Pieds nus, ils allaient les chercher sous l’oreiller ou dans un tiroir, devaient parfois fouiller de vieilles malles démodées qui venaient de l’autre extrémité de l’Europe.
À l’Hôtel du Lion d’Or, un homme tout nu restait assis sur son lit, les jambes pendantes, pendant que sa compagne montrait une carte de prostituée.
— Et toi ?
Il regardait l’inspecteur sans comprendre.
— Ton passeport ?
Il ne bougeait toujours pas. Son corps paraissait d’autant plus blême qu’il était couvert de poils très noirs, très longs. Des voisins, du palier, le regardaient en riant.
— Qui est-ce ? demandait l’inspecteur à la fille.
— Je ne sais pas.
— Il ne t’a rien dit ?
— Il ne parle pas un mot de français.
— Où l’as-tu rencontré ?
— Dans la rue.
Au Dépôt ! On lui fourrait ses vêtements dans la main. On lui faisait signe de se rhabiller, et il était longtemps sans comprendre, protestait, se tournait vers sa compagne, à qui il semblait réclamer quelque chose. Son argent, sans doute ? Peut-être était-il arrivé en France le soir même, et il finirait sa première nuit quai de l’Horloge.
— Papiers...
Les portes s’entrouvraient sur des chambres délabrées, dont chacune, en plus de l’odeur de la maison, exhalait l’odeur de ses hôtes d’une semaine ou d’une nuit.
Quinze, vingt personnes se massaient devant les paniers à salade. On les poussait une à une à l’intérieur, et certaines des filles, qui avaient l’habitude, plaisantaient avec les agents. Il y en avait qui, pour s’amuser, leur adressaient des gestes obscènes.
Certains pleuraient. Des hommes serraient les poings, entre autres un adolescent très blond, le crâne rasé, qui n’avait aucun papier et sur qui on avait trouvé un revolver.
Que ce soit dans les hôtels ou dans la rue, on n’effectuait qu’un tri élémentaire. Le vrai travail se ferait au Dépôt, soit au cours de la nuit, soit le lendemain matin.
— Papiers...
Les tenanciers étaient les plus nerveux, parce qu’ils risquaient leur patente. Or, aucun n’était en règle. Chez tous on trouvait des voyageurs non inscrits.
— Vous savez, monsieur l’inspecteur, que j’ai toujours été régulier, mais, quand un client se présente à minuit et qu’on est tout endormi…
Une fenêtre s’ouvrit à l’Hôtel du Lion d’Or dont la boule laiteuse était la plus proche de Maigret. Un coup de sifflet éclata. Le commissaire s’avança, leva la tête.
— Qu’est-ce que c’est ?
Comme par hasard, un tout jeune inspecteur se trouvait là-haut et balbutiait :
— Je crois que vous devriez monter.
Maigret s’engagea dans l’escalier étroit, avec Lucas sur ses talons. Il touchait à la fois la rampe et le mur. Les marches craquaient. Il y avait des lustres, pour ne pas dire des siècles, que toutes ces maisons auraient dû être rasées, ou plutôt brûlées avec leurs nids de puces et de poux de tous les pays du monde.
C’était au second étage. Une porte était ouverte, une lampe électrique sans abat-jour, de faible voltage, avec des filaments jaunes, brûlait au bout de son fil. La chambre était déserte. Elle contenait deux lits de fer dont un seul était défait. Il y avait aussi un matelas par terre, des couvertures en mauvaise laine grise, un veston sur une chaise, un réchaud à alcool et de la mangeaille, des litres vides sur une table.
— Par ici, patron...
La porte de communication avec la chambre voisine était ouverte, et Maigret aperçut une femme couchée, un visage sur l’oreiller, deux yeux bruns, ardents, magnifiques, qui le fixaient farouchement.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il.
Rarement il avait vu un visage aussi expressif.
Jamais il n’en avait vu de plus sauvage.
— Regardez-la bien, balbutia l’inspecteur. J’ai voulu la faire lever. Je lui ai parlé, mais elle ne s’est pas donné la peine de me répondre. Alors je me suis approché du lit. J’ai tenté de lui secouer les épaules. Voyez ma main. Elle m’a mordu jusqu’au sang.
La femme ne souriait pas en voyant l’inspecteur montrer son pouce endolori. Ses traits, au contraire, se crispaient, comme sous le coup d’une souffrance violente.
Et Maigret, qui observait le lit, fronçait les sourcils, grognait :
— Mais elle est en train d’accoucher !
Il se tourna vers Lucas.
— Téléphone pour l’ambulance. Emmène-la à la maternité. Dis au patron de monter tout de suite.
Le jeune inspecteur, à présent, rougissait, n’osait plus regarder le lit. La chasse continuait aux autres étages de la maison, et les planchers frémissaient.
— Tu ne veux pas parler ? demandait Maigret à la femme. Tu ne comprends pas le français ?
Elle le fixait toujours, et il était impossible de deviner ce qu’elle pensait. Le seul sentiment qu’exprimait son visage était une haine farouche.
Elle était jeune. Elle n’avait pas vingt-cinq ans, sans doute, et ses joues pleines étaient encadrées de cheveux longs, d’un noir soyeux. On butait dans l’escalier. Le tenancier s’arrêtait, hésitant, dans l’encadrement de la porte.
— Qui est-ce ?
— On l’appelle Maria.
— Maria qui ?
— Je ne crois pas qu’elle ait un autre nom.
Soudain Maigret fut pris d’une colère dont il eut aussitôt honte. Il ramassa un soulier d’homme, au pied du lit.
— Et ça... ? cria-t-il en le jetant dans les jambes du patron. Cela n’a pas de nom non plus ?... Et ça ?... Et ça ?...
Il attrapait un veston, une chemise sale au fond du placard, un autre soulier, une casquette.
— Et ça.
Il passait dans la pièce voisine, désignait deux valises dans un coin.
— Et ça ?
Du fromage sur un papier gras, des verres, quatre verres, des assiettes, avec encore des restes de charcuterie.
— Ils étaient inscrits sur ton livre, tous ceux qui habitaient ici ? Hein ? Réponds ! Et, d’abord, combien étaient-ils ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que cette femme parle le français ?
— Je ne sais pas... Non !... Elle comprend quelques mots...
— Depuis combien de temps est-elle ici ?
— Je ne sais pas.
Il avait un vilain furoncle bleuâtre dans le cou, l’air malsain, le cheveu rare. Son pantalon, dont il n’avait pas passé les bretelles, lui glissait sur les hanches, et il le retenait à deux mains.
— Quand est-ce que ça a commencé ?
Maigret désignait la femme.
— On ne m’avait pas prévenu...
— Tu mens !... Et les autres ? Où sont-ils ?
— Sans doute qu’ils sont partis...
— Quand ?
Maigret marchait vers lui, dur, les poings serrés. Il était capable, à ce moment, de frapper.
— Ils ont filé tout de suite après que le type a été descendu dans la rue, avoue-le ! Ils ont été plus malins que les autres. Ils n’ont pas attendu que les barrages de police soient en place.
Le patron ne répondait pas.
— Regarde ceci, avoue que tu le connais !
Il lui fourrait sous le nez la photographie de Victor Poliensky.
— Tu le connais ?
— Oui.
— Il vivait dans cette chambre ?
— À côté.
— Avec les autres ?... Et qui couchait avec cette femme ?
— Je vous jure que je n’en sais rien. Peut-être qu’ils étaient plusieurs…
Lucas remontait. Presque aussitôt on entendait dehors la sirène de l’ambulance. La femme eut un cri arraché par la douleur, mais aussitôt elle se mordit les lèvres et regarda les hommes avec défi.
— Écoute, Lucas, j’ai encore pour un bon moment ici. Tu iras avec elle. Tu ne la quitteras pas. Je veux dire que tu ne quitteras pas le couloir de l’hôpital. J’essayerai tout à l’heure de dénicher un traducteur tchèque.
D’autres locataires qu’on emmenait descendaient pesamment l’escalier, se heurtaient aux infirmiers qui montaient avec la civière. Tout cela, dans la mauvaise lumière, avait un air fantomatique. Cela ressemblait à un cauchemar, mais un cauchemar qui aurait senti la crasse et la sueur.
Maigret préféra passer à côté pendant que les infirmiers s’occupaient de la jeune femme.
— Où la conduis-tu ? demanda-t-il à Lucas.
— À Laennec. J’ai téléphoné à trois hôpitaux avant de trouver de la place.
Le patron de l’hôtel n’osait pas bouger et regardait le plancher d’un œil lugubre.
— Reste ici. Ferme la porte ! lui commanda Maigret quand le terrain fut libre. Et, maintenant, raconte.
— Je ne sais pas grand-chose, je vous jure.
— Ce soir, un inspecteur est venu et t’a montré la photo. Est-ce exact ?
— C’est exact.
— Tu as déclaré que tu ne connaissais pas le type.
— Pardon ! J’ai dit qu’il n’était pas client de l’hôtel.
— Comment ça ?
— Il n’est pas inscrit, ni la femme. C’est un autre qui est inscrit pour les deux chambres.
— Depuis combien de temps ?
— Environ cinq mois.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Serge Madok.
— C’est le chef ?
— Le chef de quoi ?
— Je vais te donner un bon conseil : ne fais pas l’idiot ! Sinon, nous irons poursuivre cette conversation ailleurs, et demain matin la boîte sera bouclée. Compris ?
— J’ai toujours été régulier.
— Sauf ce soir. Parle-moi de ton Serge Madok. Un Tchèque ?
— C’est ce qui est inscrit sur ses papiers. Ils parlent tous la même langue. Ce n’est pas du polonais, car j’ai l’habitude des Polonais.
— Quel âge ?
— Une trentaine d’années. Au début, il m’a dit qu’il travaillait en usine.
— Il travaillait réellement ?
— Non.
— Comment le sais-tu ?
— Parce qu’il restait ici toute la journée.
— Et les autres ?
— Les autres aussi. Il n’y en avait jamais qu’un à la fois qui sortait. Le plus souvent, c’était la femme, qui allait faire le marché rue Saint-Antoine.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquaient du matin au soir ?
— Rien. Ils dormaient, mangeaient, buvaient, jouaient aux cartes. Ils étaient assez tranquilles. De temps en temps, ils se mettaient à chanter, mais jamais la nuit, de sorte que je n’avais rien à dire.
— Combien étaient-ils ?
— Quatre hommes et Maria.
— Et les quatre hommes... avec Maria ?
— Je ne sais pas.
— Tu mens ! Parle.
— Il se passait quelque chose, mais je ne sais pas au juste quoi. Il leur arrivait de se disputer, et j’ai cru comprendre que c’était à cause d’elle. Plusieurs fois, je suis entré dans la chambre de derrière, et ce n’était pas toujours le même qui manquait.
— Celui de la photo, Victor Poliensky ?
— Je crois. Cela a dû lui arriver. En tout cas, il était amoureux…
— Qui était le plus important ?
— Je crois que c’est celui qu’ils appelaient Cari. J’ai entendu son autre nom, mais c’est si compliqué que je n’ai jamais pu le prononcer et que je ne l’ai pas retenu.
— Un instant.
Maigret tirait de sa poche son calepin de blanchisseuse, mouillait son crayon comme un écolier.
— D’abord la femme, que tu appelles Maria. Puis Cari. Puis Serge Madok, au nom de qui étaient les deux chambres. Victor Poliensky, celui qui est mort. C’est tout ?
— Il y a encore le gamin.
— Quel gamin ?
— Je suppose que c’est le frère de Maria. En tout cas, il lui ressemble. Je l’ai toujours entendu désigner sous le nom de Pietr. Il doit avoir seize ou dix-sept ans.
— Il ne travaille pas non plus ?
Le patron hocha la tête. Comme Maigret avait ouvert la fenêtre pour aérer les chambres – mais l’air de la rue empestait presque autant que celui de l’hôtel – il avait froid, sans veston, et commençait à grelotter.
— Aucun ne travaille.
— Pourtant, ils dépensaient beaucoup d’argent ?
Maigret désignait un tas de bouteilles vides dans un coin, parmi lesquelles il y avait des bouteilles à Champagne.
— Pour le quartier, ils dépensaient beaucoup. Cela dépendait des moments. Il y eut des périodes pendant lesquelles ils devaient se serrer la ceinture. C’était facile à voir. Quand le gamin faisait plusieurs voyages avec les bouteilles vides qu’il allait revendre, c’est que les fonds étaient bas.
— Personne ne venait les voir ?
— Peut-être est-ce arrivé.
— Tu tiens à venir continuer cette conversation quai des Orfèvres ?
— Non. Je vous dirai tout ce que je sais. Deux ou trois fois, on est venu pour eux.
— Qui ?
— Un monsieur. Quelqu’un de bien habillé.
— Il est monté dans la chambre ? Qu’est-ce qu’il t’a dit en passant au bureau ?
— Il n’a rien demandé. Ils devait savoir quel étage ils habitaient. Il est monté directement.
— C’est tout ?
Le mouvement, dehors, s’était calmé peu à peu. Des lumières s’étaient éteintes aux fenêtres. On entendait encore les pas de quelques agents qui faisaient une dernière ronde, sonnaient à quelques portes.
L’officier de police monta l’escalier.
— J’attends vos ordres, monsieur le commissaire. C’est fini. Les deux voitures sont pleines.
— Elles peuvent partir. Voulez-vous dire à deux de mes inspecteurs de monter ?
Le tôlier geignit :
— J’ai froid.
— Et, moi, j’ai trop chaud.
Seulement, il n’aurait voulu poser son pardessus nulle part dans cette maison poisseuse.
— Tu n’as jamais rencontré ailleurs l’homme qui est venu les voir ? Tu n’as jamais vu non plus sa photo dans les journaux ? Ce n’était pas celui-ci ?
Il montra la photographie du petit Albert, qu’il avait toujours en poche.
— Il ne lui ressemble pas. C’est un bel homme, très élégant, avec des petites moustaches brunes.
— Quel âge ?
— Peut-être trente-cinq ans ? J’ai remarqué qu’il portait une grosse chevalière en or.
— Français ? Tchèque ?
— Sûrement pas Français. Il leur parlait leur langue.
— Tu as écouté à la porte ?
— Cela m’arrive. J’aime savoir ce qui se passe chez moi, vous comprenez ?
— Surtout que tu n’as pas dû être long, toi, à comprendre.
— À comprendre quoi ?
— Tu me prends pour un idiot, oui ? Qu’est-ce qu’ils font, les types qui s’embusquent dans une taule comme celle-ci et qui ne cherchent pas de travail ? De quoi vivent-ils ? Réponds !
— Cela ne me regarde pas.
— Combien de fois se sont-ils absentés tous ensemble ?
L’homme rougit, hésita, mais le regard de Maigret l’inclina à un peu de sincérité.
— Quatre ou cinq fois.
— Pour combien de temps ? Une nuit ?
— Comment savez-vous que c’était la nuit ? D’habitude, c’était une nuit. Une fois, pourtant, ils sont restés dehors deux jours et deux nuits, et j’ai même pensé qu’ils ne reviendraient pas.
— Tu as pensé qu’ils s’étaient fait prendre, n’est-ce pas ?
— Peut-être.
— Qu’est-ce qu’ils te donnaient en rentrant ?
— Ils me payaient le loyer.
— Le loyer d’une seule personne ? Car, en somme, il n’y avait qu’une seule personne inscrite.
— Ils me donnaient un peu plus.
— Combien ? Attention, mon bonhomme. N’oublie pas que je peux te boucler pour complicité.
— Une fois ils m’ont donné cinq cents francs. Une autre fois deux mille.
— Et ils se mettaient à faire la bombe.
— Oui. Ils allaient chercher des tas de provisions.
— Qui est-ce qui montait la garde ?
Cette fois, le trouble du tenancier fut plus violent, et il jeta machinalement un coup d’œil vers la porte.
— Ta boîte a deux issues, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire que, par les cours, en sautant deux murs, on arrive rue Vieille-du-Temple.
— Qui montait la garde ?
— Dans la rue ?
— Dans la rue, oui. Et je suppose qu’il y en avait toujours un à la fenêtre ? Quand Madok a loué, il a dû demander une chambre donnant sur la rue ?
— C’est vrai. C’est vrai aussi qu’il y en avait toujours un à traîner sur le trottoir. Ils se relayaient.
— Encore un petit renseignement : lequel d’entre eux t’a menacé de te faire ton affaire si tu parlais ?
— Cari.
— Quand ?
— La première fois qu’ils sont revenus après une absence d’une nuit.
— Comment as-tu su que la menace était sérieuse, que c’étaient des gens capables de tuer ?
— Je suis entré dans la chambre. Cela m’arrive souvent de faire ma ronde, sous prétexte de voir si l’électricité marche ou si on a changé les draps.
— On les change souvent ?
— Chaque mois. J’ai surpris la femme en train de laver une chemise dans la cuvette, et j’ai tout de suite vu que c’était du sang.
— La chemise de qui ?
— D’un des hommes, j’ignore lequel.
Deux inspecteurs attendaient le bon plaisir de Maigret sur le palier.
— Il faudrait qu’un d’entre vous aille téléphoner à Moers. Il doit dormir, à l’heure qu’il est, à moins qu’il soit à terminer son travail. S’il n’est pas au Quai, qu’on l’appelle chez lui. Qu’il vienne ici avec son attirail.
Indifférent au tenancier, il allait et venait maintenant dans les deux chambres, ouvrant une armoire, un tiroir, donnant un coup de pied dans un tas de linge sale. Sur les murs, le papier peint n’avait plus de couleur et se décollait par endroits. Les lits de fer étaient noirs, lugubres, les couvertures d’un vilain gris de caserne. Tout était en désordre. Au moment de leur fuite, les locataires avaient dû ramasser en hâte le plus précieux, mais ils n’avaient rien osé emporter d’encombrant par crainte d’attirer l’attention.
— Ils sont partis tout de suite après le coup de feu ? questionna Maigret.
— Tout de suite.
— Par devant ?
— Par les cours.
— Qui était dehors à ce moment-là ?
— Victor, bien entendu. Puis Serge Madok.
— Lequel est descendu au téléphone ?
— Comment savez-vous qu’on a téléphoné ?
— Réponds !
— On les a appelés vers quatre heures et demie, c’est exact. Je n’ai pas reconnu la voix, mais c’était quelqu’un qui parlait leur langue et qui a simplement dit le nom de Cari. J’ai prévenu celui-ci. Il est descendu. Je le revois dans mon bureau, furieux, faisant des gestes rageurs. Il criait très fort dans l’appareil. Quand il est remonté, il s’est remis à jurer et à tempêter, puis, presque tout de suite après, Madok est descendu.
— C’est donc Madok qui a tué son camarade.
— C’est fort possible.
— Ils n’ont pas essayé d’emmener la femme ?
— Je leur en ai parlé quand ils sont passés dans le corridor. Je me suis douté que tout cela m’amènerait du vilain. J’aimais autant qu’ils disparaissent tous. J’ignorais qu’elle allait accoucher si vite. Je suis monté et je lui ai dit de s’en aller comme les autres. Elle était couchée. Elle me regardait tranquillement. Vous savez, elle comprend beaucoup plus de français qu’elle ne veut en avoir l’air. Elle ne s’est pas donné la peine de répondre, mais, à un moment donné, elle a été prise de douleurs, et j’ai compris.
— Toi, mon petit, dit Maigret à l’inspecteur qui était resté, tu vas attendre l’arrivée de Moers. Ne laisse personne entrer dans les deux pièces, surtout ce singe-ci. Tu es armé ?
Le policier montra le revolver qui gonflait la poche de son veston.
— Que Moers s’occupe d’abord des empreintes. Puis qu’il emporte tout ce qui pourrait nous fournir une indication. Ils n’ont laissé aucun papier derrière eux, évidemment. Je m’en suis assuré.
De vieilles chaussettes, des caleçons, un harmonica, une boîte avec fil et des aiguilles, des vêtements, plusieurs paquets de cartes à jouer, de petits personnages taillés au couteau dans un bois tendre...
Il descendait l’escalier sur les talons du patron, qu’il faisait marcher devant lui. Ce qu’on appelait le bureau était une pièce minuscule, mal éclairée, pas aérée du tout, où il y avait un lit de camp et une table avec un réchaud et des restes de repas.
— Je suppose que tu n’as pas noté les dates auxquelles les lascars se sont absentés ?
— Très vite l’homme répondit par la négative.
— Je m’en doutais. Cela ne fait rien. Tu as jusqu’à demain matin pour te souvenir. Tu entends ? Demain matin, je viendrai ici ou je te ferai chercher pour venir me voir à mon bureau. À ce moment-là, il me faudra les dates, les dates exactes, pèse bien ces mots. Faute de quoi, je serai au regret de te boucler.
L’hôtelier avait encore quelque chose à dire, mais il hésitait.
— Si par hasard on venait... est-ce que... est-ce que vous m’autorisez à me servir de mon revolver ?
— Tu t’aperçois que tu en sais trop long, n’est-ce pas, et qu’ils pourraient avoir l’idée de te faire subir le même sort qu’à Victor ?
— J’ai peur.
— Un agent restera dans la rue.
— On peut venir par les cours...
— J’y pensais. J’en mettrai un autre en faction rue Vieille-du-Temple aussi.
Les rues étaient désertes, et le silence surprenait après l’agitation des dernières heures. Il n’y avait plus aucune trace de la rafle. Les lumières s’étaient éteintes aux fenêtres. Tout le monde dormait, sauf ceux qu’on avait emmenés au Dépôt, sauf Maria qui devait être en train d’accoucher à l’hôpital, tandis que Lucas faisait les cent pas devant sa porte.
Il posta deux hommes comme il l’avait promis, leur donna des instructions détaillées, fut un bon moment à attendre un taxi rue de Rivoli. La nuit était claire et fraîche.
Il hésita en montant dans la voiture. Est-ce qu’il n’avait pas dormi la nuit précédente ? N’avait-il pas eu trois jours et trois nuits pour se reposer pendant sa fameuse bronchite ? Moers avait-il le temps de dormir ?
— Où est-ce que nous trouverons quelque chose d’ouvert ? questionna-t-il.
Il avait faim, tout à coup. Faim et soif. L’image d’un verre de bière bien fraîche, à la mousse argentée, lui faisait monter l’eau à la bouche.
— En dehors des boîtes de nuit, je ne vois guère que La Coupole, ou les petits bistrots des Halles.
Il le savait. Pourquoi avait-il posé la question ?
— À La Coupole.
La grande salle était fermée, mais le bar restait ouvert, avec quelques habitués somnolents. Il se fit servir deux magnifiques sandwiches au jambon, but trois demis presque coup sur coup. Il avait gardé son taxi. Il était quatre heures du matin.
— Quai des Orfèvres.
En route, il se ravisa.
— Allez plutôt au Dépôt, quai de l’Horloge.
Tout son monde était là, et l’odeur rappelait celle de la rue du Roi-de-Sicile. On avait parqué les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, avec tous les clochards, tous les ivrognes, toutes les filles soumises ramassées pendant la nuit dans Paris.
Les uns dormaient, couchés sur les planches. Des habitués avaient retiré leurs souliers et massaient leurs pieds douloureux. Des femmes, à travers les grilles, plaisantaient avec les gardiens, et parfois l’une d’elles, par défi, se troussait jusqu’à la ceinture.
Les agents jouaient aux cartes près d’un poêle sur lequel chauffait du café. Des inspecteurs attendaient les ordres de Maigret.
Ce n’est qu’à huit heures, théoriquement, qu’on éplucherait les papiers de tout le monde, qu’on les enverrait là-haut, où on les mettrait nus comme des vers pour la visite médicale et l’anthropométrie.
— Commencez toujours, mes enfants. Vous laisserez le soin des papiers au commissaire de jour. Je voudrais que vous preniez un à un ceux de la rue du Roi-de-Sicile, surtout les femmes... Plus particulièrement ceux et celles qui habitent l’Hôtel du Lion d’Or, s’il y en a...
— Une femme et deux hommes.
— Bon. Faites-leur sortir tout ce qu’ils savent au sujet des Tchèques et de Maria.
Il leur donna une brève description des membres de la bande, et ils allèrent s’installer chacun à une table.
L’interrogatoire commença, qui allait durer le reste de la nuit, tandis que Maigret, par des couloirs obscurs où il tâtonnait pour trouver le commutateur, traversait le Palais de Justice et gagnait son bureau.
Joseph, le garçon de nuit, l’accueillait, et cela faisait plaisir de retrouver sa bonne tête. Il y avait de la lumière dans le bureau des inspecteurs où, justement, on entendait la sonnerie du téléphone.
Maigret entra. Bodin était à l’appareil et disait :
— Je vous le passe... Il rentre à l’instant...
C’était Lucas, qui annonçait au commissaire que Maria venait d’accoucher d’un garçon de neuf livres. Elle avait tenté de se précipiter hors de son lit quand l’infirmière avait voulu quitter la chambre avec le bébé pour lui faire sa toilette.