CHAPITRE IV

Il y a, dans la tradition de la P. J., un certain nombre de « planques » célèbres, qu’on raconte invariablement aux nouveaux venus. Une de Maigret entre autres, vieille de quinze ans. C’était une fin d’automne, au plus mauvais de l’année, surtout en Normandie, où le ciel bas et plombé rendait les jours encore plus courts. Trois jours et deux nuits durant, le commissaire était resté collé à une porte de jardin, sur une route déserte, dans les environs de Fécamp, à attendre qu’un homme sortît de la villa d’en face. Il n’y avait aucune autre maison en vue. Rien que des champs. Les vaches elles-mêmes étaient rentrées. Il aurait fallu faire deux kilomètres pour trouver un téléphone et demander qu’on vienne le relayer. Personne ne le savait là. Lui-même n’avait pas prévu qu’il y viendrait.

Pendant trois jours et deux nuits, il avait plu à torrents, une pluie glacée qui finissait par noyer le tabac dans sa pipe. Peut-être, en tout, était-il passé trois paysans en sabots qui l’avaient regardé avec méfiance et qui avaient hâté le pas. Maigret n’avait rien à manger, rien à boire, et le pire c’est que, dès la fin du second jour, il n’avait plus d’allumettes pour sa pipe.

Lucas en avait une autre à son actif, celle qu’on appelait l’histoire de l’invalide à tête de bois. Pour surveiller un petit hôtel – c’était justement au coin de la rue de Birague, près de la place des Vosges – on l’avait installé dans une chambre d’en face, transformé en vieillard paralytique qu’une infirmière poussait chaque matin devant la fenêtre, où il restait toute la journée. Son visage était garni d’une belle barbe en éventail et on lui donnait à manger à la cuiller. Cela avait duré dix jours, après lesquels il pouvait à peine se servir de ses jambes.

Maigret se remémora ces histoires et quelques autres, cette nuit-là, et il pressentait que la planque qui commençait serait aussi fameuse. Aussi savoureuse, en tout cas, surtout pour lui.

C’était presque un jeu, auquel il jouait le plus sérieusement du monde. Vers sept heures, par exemple, au moment où Lucas allait partir, il lui avait dit, tout naturellement :

— Tu prendras bien un petit verre ?

Les volets du café étaient fermés, comme il les avait trouvés. Les lampes étaient allumées. C’était autour d’eux l’atmosphère de n’importe quel petit bar après la fermeture, avec les tables à leur place, la sciure de bois étalée sur le plancher.

Maigret était allé prendre des verres sur l’étagère.

— Picon-grenadine ? Export-cassis ?

— Export.

Et, comme s’il avait voulu s’identifier davantage au patron, il s’était servi une Suze.

— Qui est-ce que tu vois, toi, qui pourrais faire l’affaire ?

— Il y a Chevrier. Ses parents tenaient un hôtel à Moret-sur-Loing, et il les a aidés jusqu’à son service militaire.

— Touche-le dès ce soir, afin qu’il se prépare. À ta santé ! Il faut qu’il déniche une femme sachant faire la cuisine.

— Il se débrouillera.

— Encore un petit vermouth ?

— Merci. Je file.

— Envoie-moi Moers tout de suite. Qu’il apporte son outillage.

Et Maigret le reconduisait jusqu’à la porte, contemplait un moment le quai désert, les barriques alignées, les péniches amarrées pour la nuit.

C’était un petit café comme on en voit beaucoup, non dans Paris même, mais dans les banlieues, un vrai petit café pour cartes postales ou pour images d’Épinal. La maison, qui faisait le coin, n’avait qu’un étage, un toit de tuiles rouges, des murs peints en jaune sur lesquels on lisait en grosses lettres brunes : Au Petit Albert. Puis, de chaque côté, avec de naïves arabesques : Vins - Casse-croûte à toute heure.

Dans la cour, derrière, sous un auvent, le commissaire avait trouvé des tonneaux verts qui contenaient des arbustes et qu’on devait, l’été, installer sur le trottoir, avec deux ou trois tables formant terrasse.

Maintenant, il était chez lui dans la maison vide. Comme il n’y avait pas eu de feu depuis quelques jours, l’air était froid, humide, et plusieurs fois Maigret loucha vers le gros poêle dressé au milieu du café, avec son tuyau qui parcourait l’espace, noir et luisant, avant de se perdre dans un mur.

Pourquoi pas, après tout, puisqu’il y avait un seau presque plein de charbon ? Sous le même auvent de la cour, il dénicha du petit bois à côté d’une hache et d’un billot. Il y avait de vieux journaux dans un coin de la cuisine.

Quelques minutes plus tard, le feu ronflait, et le commissaire se carrait devant le poêle, les mains derrière le dos, dans une pose qui lui était familière.

Au fond, la vieille femme de Lucas n’était pas si folle que ça. Ils étaient allés chez elle. Dans le taxi, elle avait parlé tout le temps avec volubilité, mais parfois elle épiait ses compagnons d’un regard en dessous afin de connaître l’impression qu’elle leur produisait.

Sa maison était à moins de cent mètres, une petite maison à un étage aussi, ce qu’on appelle un pavillon, avec un jardinet. Maigret s’était demandé comment se trouvant fatalement du même côté du quai, elle avait pu voir ce qui se passait sur le trottoir à une certaine distance de chez elle, surtout alors que la nuit était tombée.

— Vous n’êtes pas restée tout ce temps-là sur le trottoir ?

— Non.

— Ni sur votre seuil ?

— J’étais dans ma maison.

Elle avait raison. La pièce de devant, qui était étonnamment propre et nette, avait non seulement des fenêtres sur la rue, mais aussi une fenêtre latérale par laquelle on voyait une grande partie du quai, dans la direction du Petit Albert. Comme il n’y avait pas de volets, il était naturel que les phares d’une auto en stationnement eussent attiré l’attention de la vieille.

— Vous étiez seule chez vous ?

— Mme Chauffier était avec moi.

Une sage-femme qui habitait une rue plus loin. On avait vérifié. C’était vrai. La maison, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre en voyant la vieille, ressemblait à tous les intérieurs de femmes seules. Il ne s’y trouvait pas de ce bric-à-brac dont s’entourent volontiers les diseuses de bonne aventure. Au contraire, les meubles clairs venaient tout droit du boulevard Barbès, et il y avait par terre un linoléum jaune.

— Cela devait arriver, disait-elle. Vous avez lu ce qu’il a inscrit sur la façade de son café ? Ou bien c’était un initié, ou bien il a commis un sacrilège.

Elle avait mis de l’eau à chauffer pour le café. Elle voulait à toutes forces en faire boire une tasse à Maigret. Elle lui expliquait que le Petit Albert était un livre de magie qui datait du quatorzième ou du quinzième siècle.

— Et si son prénom est Albert ? Et s’il est effectivement petit ? ripostait le commissaire.

— Il est petit, je le sais. Je l’ai vu souvent. Ce n’est pas une raison suffisante. Il y a des choses avec lesquelles il est imprudent de jouer.

De la femme d’Albert, elle disait :

— Une grande brune pas très propre, dont je ne voudrais pas manger la cuisine et qui sentait toujours l’ail.

— Depuis quand les volets sont-ils fermés ?

— Je ne sais pas. Le lendemain du jour où j’ai aperçu l’auto, je suis restée au lit, car j’avais la grippe. Quand je me suis levée, le café était fermé, et j’ai pensé que c’était un bon débarras.

— On y faisait du bruit ?

— Non. Il n’y venait presque personne. Tenez, les ouvriers de la grue que vous voyez sur le quai y prenaient leur déjeuner. Il y avait aussi le caviste de chez Cess, les négociants en vins. Des mariniers y allaient boire le coup sur le zinc.

Elle avait insisté pour savoir dans quels journaux paraîtrait sa photographie.

— Surtout, j’interdis qu’on écrive que je suis cartomancienne. C’est un peu comme si on disait que vous êtes sergent de ville.

— Il n’y aurait pas d’offense.

— Moi, cela me ferait du tort.

Allons ! Il en avait fini avec la vieille. Il avait bu son café. Ils s’étaient approchés de la maison du coin, Lucas et lui. C’est Lucas qui avait tourné machinalement le bec-de-cane de la porte, et celle-ci s’était ouverte.

C’était curieux, ce petit bistrot dont la porte était restée ouverte pendant au moins quatre jours et qu’on retrouvait intact, avec ses bouteilles sur l’étagère et de l’argent dans le tiroir-caisse.

Les murs étaient peints à l’huile, en brun jusqu’à un mètre du sol environ, en vert pâle au-dessus ; on y voyait les calendriers-réclames qu’on retrouve dans tous les cafés de campagne.

Au fond, « le petit Albert » n’était pas si Parisien que cela, ou plutôt, comme la plupart des Parisiens, il avait gardé des goûts paysans. Ce café, on le devinait arrangé à sa façon, avec une sorte d’amour, et on aurait pu en trouver un pareil dans n’importe quel village de France.

Il en était de même de la chambre, là-haut. Car Maigret, les mains dans les poches, avait parcouru toute la maison. Lucas l’avait suivi, amusé, parce que le commissaire, son pardessus et son chapeau retirés, paraissait vraiment prendre possession d’un nouveau domicile. En moins d’une demi-heure, il y était comme chez lui et allait de temps en temps se camper derrière le comptoir.

— Ce qu’il y a de certain, c’est que Nine n’est pas ici.

Ils l’avaient cherchée de la cave au grenier, fouillant aussi la cour, le jardinet encombré de vieilles caisses et de bouteilles vides.

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Je ne sais pas, patron.

Le café ne comportait que huit tables, quatre le long d’un mur, deux en face et les deux dernières enfin au milieu de la pièce, près du poêle. C’était une de ces dernières que les deux hommes regardaient de temps en temps, parce que la sciure de bois, au pied d’une des chaises, avait été soigneusement balayée. Pourquoi, sinon pour faire disparaître des taches de sang ?

Mais qui avait retiré le couvert de la victime, qui l’avait lavé et avait lavé les verres ?

— Peut-être qu’ils sont revenus après ? proposa Lucas.

Il y avait en tout cas un détail curieux. Alors que tout était en ordre dans la maison, une bouteille, une seule, restait débouchée sur le comptoir, et Maigret s’était bien gardé d’y toucher. C’était une bouteille de cognac, et il fallait supposer que celui ou ceux qui s’en étaient servis s’étaient passés de verre et avaient bu au goulot.

Les visiteurs inconnus étaient montés là-haut. Ils avaient fouillé tous les tiroirs, où le linge et les objets étaient restés pêle-mêle, mais les avaient refermés.

Le plus étrange, c’était que deux cadres, au mur de la chambre, qui avaient dû contenir des photographies, étaient vides.

Ce n’était pas le portrait du petit Albert qu’on avait voulu supprimer, car on en voyait un sur la commode : visage rond et joyeux, toupet sur le front, l’air d’un comique, selon l’expression du patron des Caves du Beaujolais.

Un taxi s’arrêtait. On entendait des pas sur le trottoir. Maigret allait retirer le verrou.

— Entre, disait-il à Moers qui portait une valise assez lourde. Tu as dîné ? Non ? Un petit apéritif ?

Et ce fut une des soirées, une des nuits les plus curieuses de sa vie. De temps en temps, il venait regarder Moers, qui avait entrepris un travail de longue haleine, relevant partout, dans le café d’abord, puis dans la cuisine, dans la chambre, dans toutes les pièces de la maison, les moindres empreintes digitales.

— Celui qui a pris cette bouteille le premier portait des gants de caoutchouc, put-il affirmer.

Il avait aussi prélevé des échantillons de sciure de bois, près de la fameuse table. Et Maigret, dans la poubelle, avait retrouvé des restes de morue.

Quelques heures plus tôt, le mort n’avait pas encore de nom et ne représentait aux yeux de Maigret qu’une image assez floue. Maintenant, non seulement on possédait sa photographie, mais le commissaire vivait dans sa maison, parmi ses meubles, tripotait des vêtements qui lui avaient appartenu, maniait ses objets personnels. Non sans une certaine satisfaction, il avait désigné à Lucas, dès leur arrivée, un vêtement qui pendait à un des portemanteaux de la chambre : C’était un veston du même tissu que le pantalon du mort.

Autrement dit, il avait raison. Albert était rentré chez lui et s’était changé, par habitude.

— Tu crois, mon petit Moers, qu’il y a longtemps que quelqu’un est venu ici ?

— Je jugerais qu’on est venu aujourd’hui, répondait le jeune homme, après avoir examiné des traces d’alcool sur le comptoir, près de la bouteille débouchée.

C’était possible. La maison était ouverte à tout le monde. Seulement les passants ne le savaient pas. Quand on aperçoit des volets clos, on a rarement l’idée de tourner le bec-de-cane pour savoir si la porte est fermée ou non.

— Ils cherchent quelque chose, hein ?

— C’est mon avis aussi.

Quelque chose de pas volumineux, vraisemblablement un papier, car on avait ouvert jusqu’à une boîte de carton minuscule qui avait contenu des boucles d’oreilles.

Drôle de dîner que celui qu’ils avaient fait en tête à tête, Moers et Maigret, dans la salle du café. Maigret s’était chargé du service. Il avait trouvé dans l’office un saucisson, des boîtes de sardines, du fromage de Hollande. Il était descendu à la cave tirer du vin au tonneau, un vin épais, bleuâtre. Il y avait des bouteilles bouchées, mais il n’y avait pas touché.

— Vous restez, patron ?

— Ma foi, oui. Il ne viendra probablement personne cette nuit, mais je n’ai pas envie de rentrer chez moi.

— Vous voulez que je reste avec vous ?

— Merci, mon petit Moers. Je préfère que tu ailles tout de suite faire tes analyses.

Moers ne négligeait rien, même pas des cheveux de femme enroulés à un démêloir, sur la toilette du premier étage. On entendait peu de bruit dehors. Les passants étaient rares. De temps en temps, surtout après minuit, le vacarme d’un camion venant de la banlieue et se dirigeant vers les Halles.

Maigret avait téléphoné à sa femme.

— Tu es sûr que tu ne vas pas encore prendre froid ?

— N’aie pas peur. J’ai fait du feu. Tout à l’heure, je me préparerai un grog.

— Tu ne dormiras pas de la nuit ?

— Mais si. J’ai le choix entre un lit et une chaise longue.

— Les draps sont propres ?

— Il y en a de propres dans le placard du palier.

Il faillit en effet refaire le lit, avec des draps frais, et s’y coucher. À la réflexion, il préféra la chaise longue.

Moers partit vers une heure du matin. Maigret rechargea le poêle jusqu’à la gueule, se fit un grog bien tassé, s’assura que tout était en ordre et, après avoir mis le verrou, monta l’escalier tournant à pas lourds, comme un homme qui va se coucher.

Il y avait une robe de chambre dans la garde-robe, une robe de chambre en molleton bleu, avec des revers en soie artificielle, mais elle était beaucoup trop petite et trop étroite pour lui. Les pantoufles, au pied du lit, n’étaient pas non plus à sa pointure.

Il resta en chaussettes, s’enveloppa d’une couverture et s’installa sur la chaise longue, un oreiller sous la tête. Les fenêtres au premier, n’avaient pas de Persiennes. La lueur d’un bec de gaz traversait les rideaux aux dessins compliqués et formait des arabesques sur les murs.

Il les regardait, les yeux mi-clos, en fumant sa dernière pipe à petites bouffées. Il s’habituait. Il essayait la maison, comme on essaye un vêtement neuf, et l’odeur lui en devenait déjà familière, une odeur qui lui rappelait la campagne, à la fois aigre et douce.

Pourquoi avait-on retiré les photographies de Nine ? Pourquoi celle-ci avait-elle disparu, laissant la maison en plan, n’emportant même pas l’argent du tiroir-caisse ? Il est vrai qu’il s’y trouvait à peine une centaine de francs. Sans doute Albert mettait-il son argent ailleurs et avait-on fait main basse dessus, comme on avait fait main basse sur tous ses papiers personnels.

Ce qui était curieux, c’est que cette fouille minutieuse de la maison s’était opérée presque sans désordre, sans brutalité. On avait remué les vêtements, mais sans les retirer de leurs cintres. On avait arraché les photos des cadres, mais on avait rependu ceux-ci à leur clou.

Maigret s’endormit et, quand il entendit des coups frappés contre les volets d’en bas, il aurait juré qu’il ne s’était assoupi que quelques minutes.

Pourtant, il était sept heures du matin. Il faisait jour. Il y avait du soleil sur la Seine, où les péniches se mettaient en mouvement et où sifflaient les remorqueurs.

Le temps de passer ses souliers sans les lacer et il descendit, les cheveux en désordre, le col de la chemise ouvert, le veston fripé.

C’était Chevrier et une assez jolie femme vêtue d’un tailleur bleu marine, un petit chapeau rouge sur ses cheveux ébouriffés.

— Nous voici, patron.

Chevrier n’était que depuis trois ou quatre ans à la P. J. Il ne faisait pas penser à une chèvre, mais à un mouton, tant toutes les lignes de son visage et de son corps étaient molles et douillettes. La femme le tirait par la manche. Il comprenait, balbutiait :

— Pardon ! Monsieur le commissaire, je vous présente ma femme.

— N’ayez pas peur, dit-elle bravement. Je m’y connais. Ma mère tenait l’auberge de notre village, et il nous est arrivé, avec juste deux servantes pour nous aider, de servir des noces de cinquante couverts et plus.

Elle marcha tout de suite vers le percolateur, demanda à son mari :

— Passe-moi tes allumettes.

Le gaz fit « plouf », et, quelques minutes plus tard, l’odeur du café envahissait la maison.

Chevrier avait eu soin de revêtir un pantalon noir, une chemise blanche. Il se mettait en tenue, lui aussi, s’installait derrière le comptoir, changeait certaines choses de place.

— On ouvre ?

— Mais oui. Il doit être l’heure.

— Qui est-ce qui fera le marché ? questionna sa femme.

— Tout à l’heure, vous prendrez un taxi et vous irez aux provisions le plus près possible.

— Du fricandeau à l’oseille, cela vous va ?

Elle avait apporté un tablier blanc. Elle était très gaie, très animée. Cela commençait comme une partie de plaisir, comme un jeu.

— On peut retirer les volets, annonça le commissaire. Si les clients vous posent des questions, répondez que vous êtes des remplaçants.

Il monta dans la chambre, trouva un rasoir, du savon à barbe, un blaireau. Pourquoi pas, après tout ? Le petit Albert paraissait propre et bien portant.

Il fit tranquillement sa toilette, et, quand il descendit, la femme de Chevrier était déjà partie faire son marché. Deux hommes étaient accoudés au comptoir, deux mariniers, qui buvaient des cafés arrosés. Ceux-là ne s’inquiétaient pas de savoir qui tenait le bistrot. Sans doute étaient-ils de passage ? Ils parlaient d’une écluse dont la porte avait failli être défoncée la veille par un remorqueur.

— Qu’est-ce que je vous sers, patron ?

Maigret préférait se servir lui-même. En somme, c’était la première fois de sa vie qu’il se versait la bouteille de rhum derrière le comptoir d’un bar. Il se mit soudain à rire.

— Je pense au juge Coméliau, expliqua-t-il.

Il essayait d’imaginer le juge entrant au Petit Albert et trouvant le commissaire de l’autre côté du comptoir avec un de ses inspecteurs.

Pourtant, si on voulait apprendre quelque chose, il n’y avait rien d’autre à faire. Est-ce que ceux qui avaient tué le patron ne seraient pas intrigués en voyant le bar ouvert comme d’habitude ?

Et Nine, si Nine existait encore ?

Vers neuf heures, la vieille voyante passa et repassa devant le café, collant même son visage à la vitre, et s’éloigna enfin en parlant toute seule, un filet à provisions à la main.

Mme Maigret venait de téléphoner pour prendre des nouvelles de son mari :

— Je ne peux pas t’apporter quelque chose ? Ta brosse à dents, par exemple ?

— Merci. J’en ai fait acheter une.

— Le juge a téléphoné.

— Tu ne lui as pas donné mon numéro, j’espère ?

— Non. Je lui ai dit seulement que tu étais sorti depuis hier après-midi.

La femme de Chevrier descendit d’un taxi, dont elle retira de pleins cageots de légumes et de paquets. Comme Maigret l’appelait madame, elle riposta :

— Appelez-moi Irma. Vous verrez que les clients vont tout de suite m’appeler comme ça. Pas vrai, Émile, que le commissaire peut ?

Il ne venait guère de monde. Trois maçons, qui travaillaient sur un échafaudage, dans la rue voisine, vinrent faire la pause. Ils avaient du pain et du saucisson avec eux et commandèrent deux litres de rouge.

— C’est pas malheureux que ce soit rouvert ! On devait aller à dix minutes d’ici pour trouver à boire !

Ils ne s’inquiétaient pas de voir de nouveaux visages.

— L’ancien patron s’est retiré ?

L’un d’eux affirma :

— C’était un bon zigue !

— Vous le connaissiez depuis longtemps ?

— Juste depuis quinze jours qu’on a un chantier dans le quartier. Nous, vous savez, on a l’habitude de changer de crémerie.

Maigret, pourtant, qu’ils voyaient rôder un peu partout, les intriguait légèrement.

— Qui c’est celui-là ? Il a pas l’air d’être de la maison.

Et Chevrier de répondre avec candeur :

— Chut ! Mon beau-père...

Des choses mijotaient sur le fourneau de la cuisine. La maison prenait vie. Un soleil aigrelet entrait par les larges baies du café. Chevrier, manches troussées et maintenues par des élastiques, avait balayé la sciure.

Téléphone.

— C’est pour vous, patron. Moers...

Le pauvre Moers n’avait pas dormi de la nuit. Côté empreintes, il n’avait pas eu beaucoup de succès. Des empreintes, il y en avait de toutes les sortes, sur les bouteilles comme sur les meubles. Pour la plupart, elles étaient déjà vieilles et se superposaient sans ordre. Les plus nettes, qu’il avait transmises au service anthropométrique, ne correspondaient à aucune fiche.

— On a travaillé un peu partout dans la maison avec des gants de caoutchouc. Il n’y a qu’une chose qui ait donné un résultat : c’est la sciure. À l’analyse, j’ai retrouvé des traces de sang.

— Du sang humain ?

— Je le saurai dans une heure. Mais j’en suis presque sûr.

Lucas, qui, ce matin-là, avait eu sa part de travail, arriva vers onze heures, guilleret, et Maigret remarqua qu’il avait choisi une cravate claire.

— Un export-cassis, un ! lança-t-il avec un clin d’œil à son collègue Chevrier.

Irma avait accroché à la porte une ardoise sur laquelle elle avait écrit à la craie, sous les mots « plat du jour » : Fricandeau à l’oseille. On l’entendait aller et venir, affairée, et sans doute n’aurait-elle donné sa place, ce jour-là, pour rien au monde.

— Montons, dit Maigret à Lucas.

Ils s’assirent dans la chambre, près de la fenêtre qu’on avait pu ouvrir tant il faisait doux. La grue fonctionnait au bord de l’eau, extrayant des barriques du ventre d’une péniche. On entendait des coups de sifflet, le grincement des chaînes et toujours, sur l’eau miroitante, un va-et-vient de remorqueurs haletants et affairés.

— Il s’appelle Albert Rochain. Je suis allé aux Indirectes. Il a pris la licence il y a quatre ans.

— Tu n’as pu trouver le nom de sa femme ?

— Non. La licence est à son nom à lui. Je me suis rendu à la mairie, où on n’a pu me donner aucun renseignement. S’il est marié, il l’était déjà en arrivant dans le quartier.

— Au commissariat ?

— Rien. Il paraît que la maison était tranquille. La police n’a jamais eu à intervenir.

Le regard de Maigret se posait sans cesse sur le portrait de son mort qui souriait toujours sur la commode.

— Chevrier en apprendra sans doute davantage tout à l’heure avec les clients.

— Vous restez ici ?

— Nous pourrions déjeuner en bas tous les deux, comme des passants. Pas de nouvelles de Torrence et de Janvier ?

— Ils s’occupent toujours des habitués des courses.

— Si tu peux les rejoindre au bout du fil, dis-leur donc de voir particulièrement à Vincennes.

Toujours la même question : l’hippodrome de Vincennes était pour ainsi dire dans le quartier. Et le petit Albert, comme Maigret, était un homme d’habitudes.

— Les gens ne s’étonnent pas de voir la maison ouverte ?

— Pas trop. Il y a des voisins qui viennent jeter un coup d’œil sur le trottoir. Ils pensent sans doute qu’Albert a revendu son fonds.

À midi, ils étaient attablés tous les deux près de la fenêtre, et Irma en personne les servait. Quelques clients s’étaient assis aux autres tables, notamment les mécaniciens de la grue.

— Albert a enfin touché le gagnant ? dit l’un d’eux en interpellant Chevrier.

— Il est à la campagne pour quelque temps.

— Et c’est vous qui le remplacez ? Il a emmené Nine avec lui ? Peut-être qu’on va manger un peu moins d’ail ; ce qui ne serait pas malheureux ! Ce n’est pas que ce soit mauvais, mais c’est rapport à l’haleine...

L’homme pinça la fesse d’Irma qui passait près de lui, et Chevrier ne broncha pas, subit même, par surcroît, le regard ironique de Lucas.

— Un bon type, en somme ! S’il n’était pas si enragé pour les courses... Mais dites donc, puisqu’il avait un remplaçant, pourquoi a-t-il laissé la maison fermée pendant quatre jours ? Surtout sans avertir les clients ! On a dû se trotter jusqu’au pont de Charenton, le premier jour, pour trouver à croûter. Non, mon petit, jamais de camembert pour moi. Un petit suisse, tous les jours. Et, pour Jules, c’est du roquefort...

Ils étaient quand même intrigués, se parlaient à mi-voix. Irma les intéressait tout particulièrement.

— Chevrier ne tiendra pas le coup longtemps, murmura Lucas à l’oreille de Maigret. Il n’y a que deux ans qu’il est marié. Si les types continuent à laisser traîner leurs mains sur le derrière de sa femme il ne va pas tarder à leur flanquer la sienne à la figure.

Ce ne fut pas si grave. L’inspecteur, pourtant s’approchant pour servir à boire, prononça avec fermeté !

— C’est ma femme.

— Félicitations, mon gars... T’en fais pas, va ! Nous on n’est pas dégoûtés.

Ils riaient aux éclats. Ce n’étaient pas de mauvais bougres, mais ils sentaient confusément que le patron n’était pas à son aise.

— Tu comprends. Albert, lui, avait pris ses précautions... Pas de danger qu’on essaie de lui chiper Nine...

— Pourquoi ?

— Tu ne la connais pas ?

— Je ne l’ai pas vue.

— T’as pas perdu, mon pote... Celle-là aurait été en sûreté dans une chambrée de Sénégalais... La meilleure fille du monde, ça oui... N’est-ce pas, Jules ?

— Quel âge a-t-elle ?

— Tu crois qu’elle a un âge, Jules ?

— C’est vrai qu’elle ne doit pas en avoir... Peut-être trente piges ?... Peut-être cinquante ?... Ça dépend de quel côté on la regarde... Si c’est du côté du bon œil, ça passe... Mais si c’est de l’autre...

— Elle louche ?

— Et comment, petit père !... Il demande si elle louche !... Mais elle pourrait regarder en même temps le bout de tes souliers et la pointe de la tour Eiffel...

— Albert l’aimait ?

— Albert, mon garçon, c’est un copain qui aime ses aises, tu comprends ? Le fricot de ta bourgeoise est bon, il est même fameux... Mais je parie que c’est toi qui te trottes vers les six heures du matin pour aller faire les Halles. Peut-être même que t’as donné un coup de main pour éplucher les patates ? Et, dans une heure, c’est pas elle qui s’appuiera toute la vaisselle pendant que tu iras te pavaner sur l’hippodrome...

« Avec Nine, oui !... Albert menait une vie de caïd... Sans compter qu’elle devait avoir du fric... »

Pourquoi, à ce moment-là, Lucas, regarda-t-il Maigret à la dérobée ? N’était-ce pas un peu comme si on avait abîmé le mort du commissaire ?

Le mécano continuait :

— Je ne sais pas comment elle l’a gagné, mais, tournée comme elle l’était, c’est sûrement pas en faisant le business...

Maigret ne bronchait pas. Il y avait même un léger sourire sur ses lèvres. Il ne perdait pas un mot de ce qu’on disait. Les mots se transformaient automatiquement en images. Le portrait du petit Albert se complétait peu à peu, et le commissaire paraissait garder toute son affection au personnage qui se précisait de la sorte.

— De quelle province vous êtes, vous autres ?

— Du Berry, répondait Irma.

— Moi, du Cher, faisait Chevrier.

— Alors, c’est pas dans votre patelin que vous avez connu Albert. Lui, c’est un gars du Nord, un ch’timmi... C’est pas de Tourcoing, Jules ?

— De Roubaix.

— C’est du pareil au même.

Maigret intervint dans la conversation, ce qui n’avait rien de surprenant dans un café d’habitués.

— Il n’a pas travaillé aux environs de la gare du Nord ?

— Au Cadran, oui. Il a été garçon pendant dix ou douze ans dans la même brasserie avant de s’installer ici.

Ce n’était pas par hasard que Maigret avait posé sa question. Il connaissait les gens du Nord qui, quand ils viennent à Paris, semblent avoir toutes les peines du monde à s’éloigner de leur gare, de sorte qu’ils forment une véritable colonie du côté de la rue de Maubeuge.

— Ça ne doit pas être là qu’il a connu Nine.

— Là ou ailleurs, il a gagné le gros lot. Pas pour ce qui est de la bagatelle, bien sûr... Mais pour ce qui est de n’avoir plus à se faire de soucis...

— Elle est du Midi ?

— Vous pourriez dire midi et demi !

— Marseille ?

— Toulouse !... Avé l’assent ! À côté de son accent à elle, celui du type qui fait les annonces à Radio-Toulouse est de la petite bière... L’addition, mon petit... Dis donc, patron, et les bonnes manières ?

Chevrier fronçait les sourcils, dérouté. Maigret, lui, venait de comprendre. C’est lui qui intervint :

— Il a raison ! Quand une maison change de patron, ça s’arrose...

Il ne vint que sept clients en tout pour le déjeuner. Un des cavistes de chez Cess, un homme d’un certain âge, à l’air renfrogné, mangea en silence, dans un coin, furieux de tout, de la cuisine qui n’était plus la même, du couvert qui n’était pas le sien, du vin blanc qu’on lui servait au lieu du rouge auquel il était habitué.

— Ça va devenir une boîte comme les autres, grommela-t-il en partant. C’est toujours la même chose...

Chevrier ne s’amusait déjà plus autant que le matin. Il n’y avait qu’Irma à prendre la vie gaiement, à jongler avec les plats, les piles d’assiettes, et elle se mit à faire la vaisselle en fredonnant.

À une heure et demie, il n’y avait plus que Maigret et Lucas dans le café. Les heures creuses commençaient, pendant lesquelles on ne devait voir un consommateur que de temps en temps, un passant qui avait soif, ou un couple de mariniers qui attendaient la fin de leur chargement.

Maigret fumait à petites bouffées, le ventre en avant, car il avait beaucoup mangé, peut-être pour faire plaisir à Irma. Un rayon de soleil chauffait une de ses oreilles, et il paraissait béat, quand soudain il écrasa sous sa semelle les orteils de Lucas.

Un homme venait de passer sur le trottoir. Il avait regardé avec attention à l’intérieur du café, puis, hésitant, il avait fait demi-tour, s’était approché de la porte.

Il était de taille moyenne. Il ne portait ni chapeau ni casquette. Ses cheveux étaient roux, et il avait des taches de rousseur sur le visage, des yeux bleus, une bouche charnue.

Sa main tourna le bec-de-cane. Il entra, toujours hésitant, et il y avait quelque chose de souple dans son attitude, une étrange prudence dans ses gestes.

Ses souliers très usés n’avaient pas été cirés depuis plusieurs jours. Son complet sombre était élimé, sa chemise douteuse, la cravate mal nouée.

Il faisait penser à un chat pénétrant avec précaution dans une chambre inconnue, observant tout autour de lui, flairant le danger possible. Il devait être d’une intelligence moins que médiocre. Les simples de villages ont souvent de ces yeux-là, où on ne lit qu’une ruse instinctive et de la méfiance.

Sans doute Maigret et Lucas l’intriguaient-ils ? Il se défiait d’eux, s’avançait en biais vers le comptoir, sans cesser de les observer, frappait le zinc d’une pièce de monnaie.

Chevrier, qui mangeait dans un coin de la cuisine, parut.

— Qu’est-ce que c’est ?

Et l’homme hésita encore. Il paraissait enroué. Il émit un son rauque, puis renonça à parler, désigna du doigt la bouteille de cognac sur l’étagère.

C’était Chevrier maintenant qu’il regardait dans les yeux. Il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas, qui dépassait son entendement.

Du bout de son pied, Maigret, impassible, tapotait les orteils de Lucas.

La scène fut brève, mais parut très longue. L’homme cherchait de la monnaie dans sa poche de la main gauche, tandis que, de la droite, il portait le verre à ses lèvres et buvait d’un trait.

L’alcool le fit tousser. Il en eut les paupières humides.

Alors il jeta quelques pièces sur le comptoir et sortit en quelques pas très longs, très rapides. On le vit, dehors, s’élancer dans la direction du quai de Bercy et se retourner.

— À toi ! fit Maigret à l’adresse de Lucas. Mais j’ai bien peur qu’il te sème...

Lucas se précipitait dehors. Le commissaire commandait à Chevrier :

— Appelle un taxi... Vite !...

Le quai de Bercy était long, tout droit, sans rues transversales. Peut-être aurait-il le temps, en voiture, de rejoindre l’homme avant qu’il eût échappé à Lucas.

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