CHAPITRE VIII
Ce qui advint après-midi allait s’ajouter aux quelques histoires que Mme Maigret racontait en souriant lors des réunions familiales.
Que Maigret rentrât à deux heures et se couchât en refusant de déjeuner, ce n’était pas trop extraordinaire, encore que son premier soin, a n’importe quelle heure, quand il pénétrait dans l’appartement, fût d’aller dans la cuisine soulever le couvercle des casseroles. Il prétendit, il est vrai, qu’il avait mangé. Puis, un peu plus tard, alors qu’elle le poussait un peu pendant qu’il se déshabillait, il avoua qu’il avait chipé une tranche de jambon dans la cuisine du quai de Charenton.
Elle ferma les stores, s’assura que son mari ne manquait de rien et sortit sur la pointe des pieds. La porte n’était pas refermée qu’il dormait profondément.
Sa vaisselle finie, la cuisine mise en ordre, elle hésita un bon moment à rentrer dans la chambre pour aller prendre son tricot qu’elle avait oublié. Elle écouta d’abord, entendit un souffle régulier, tourna le bouton avec précaution et s’avança sur la pointe des pieds sans faire plus de bruit qu’une bonne sœur. C’est à ce moment-là que, tout en continuant à respirer comme un homme endormi, il prononça d’une voix un peu pâteuse :
— Dis donc ! Deux millions et demi en cinq mois...
Il avait les yeux fermés, le teint très coloré. Elle crut qu’il parlait dans son sommeil, s’immobilisa néanmoins pour ne pas le réveiller.
— Comment t’y prendrais-tu pour dépenser ça, toi ?
Elle n’osait pas répondre, persuadée qu’il rêvait ; toujours sans remuer les paupières, il s’impatienta :
— Réponds, madame Maigret.
— Je ne sais pas, moi, chuchota-t-elle. Combien as-tu dit ?
— Deux millions et demi. Probablement beaucoup plus. C’est le minimum qu’ils ont ramassé dans les fermes et une bonne partie en pièces d’or. Il y a les chevaux, évidemment...
Il se retourna pesamment, et un de ses yeux s’entrouvrit un instant pour se fixer sur sa femme.
— On en revient toujours aux courses, tu comprends ?
Elle savait qu’il ne parlait pas pour elle, mais pour lui. Elle attendait qu’il fût rendormi pour se retirer comme elle était venue, même sans son tricot. Il se tut un bon moment, et elle put croire qu’il était rendormi.
— Écoute, madame Maigret. Il y a un détail que je voudrais connaître tout de suite. Où y avait-il des courses mardi dernier ? Dans la région parisienne, bien entendu. Téléphone !
— À qui veux-tu que je téléphone ?
— Au Paris-Mutuel. Tu trouveras le numéro dans l’annuaire.
L’appareil se trouvait dans la salle à manger, et le fil était trop court pour qu’on pût l’apporter dans la chambre. Mme Maigret se sentait toujours mal à l’aise quand elle devait parler devant le petit disque de métal, surtout à quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. Elle questionna, résignée :
— Je dis que c’est de ta part ?
— Si tu veux.
— Et si on me demande qui je suis ?
— On ne te le demandera pas.
À ce moment-là, il avait les deux yeux ouverts. Il était donc complètement réveillé. Elle passa dans la pièce voisine, laissa la porte ouverte pendant le temps qu’elle téléphonait. Ce fut très court. On aurait dit que l’employé qui lui répondait avait l’habitude de ces questions-là, et il devait connaître son calendrier des courses par cœur, car il lui donna le renseignement sans hésiter.
Or, quand Mme Maigret revint dans la chambre pour répéter à Maigret ce qu’on venait de lui dire, celui-ci dormait à poings fermés, la respiration assez sonore pour s’appeler ronflement.
Elle hésita à l’éveiller, décida qu’il valait mieux le laisser reposer. À tout hasard, elle laissa la porte de communication entrouverte et, de temps en temps, elle regardait l’heure avec étonnement, car les siestes de son mari étaient rarement longues.
À quatre heures, elle alla dans la cuisine pour mettre sa soupe au feu. À quatre heures et demie, elle jeta un coup d’œil dans la chambre, et son mari dormait toujours ; il devait rêver qu’il réfléchissait, car il avait les sourcils froncés, le front tout plissé et une drôle de moue aux lèvres.
Or voilà qu’un peu plus tard, alors qu’elle s’était rassise dans la salle à manger, à sa place, près de la fenêtre, elle entendait une voix qui prononçait avec impatience :
— Eh bien ! Cette communication ?
Elle se précipita, le regarda, étonnée, assis sur son séant.
— La ligne est occupée ? questionna-t-il le plus sérieusement du monde.
Cela fit un curieux effet à Mme Maigret. Elle eut presque peur, comme si son mari avait déliré.
— Bien sûr que j’ai la communication. Il y a près de trois heures de ça.
Il l’observait, incrédule.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Voyons, quelle heure est-il ?
— Cinq heures moins le quart.
Il ne s’était même pas aperçu qu’il s’était endormi. Il avait cru fermer les yeux le temps d’un coup de téléphone.
— Où était-ce ?
— À Vincennes.
— Qu’est-ce que j’avais dit ! triompha-t-il.
Il n’en avait parlé à personne, mais il l’avait suffisamment pensé pour que ce fût tout comme.
— Appelle-moi la rue des Saussaies... 00-90... Demande le bureau de Colombani...
— Qu’est-ce que je dois lui dire ?
— Rien. Je lui parlerai, pour autant qu’il ne soit pas encore en route.
Colombani était encore à son bureau. Il avait d’ailleurs l’habitude d’arriver en retard à ses rendez-vous. Il fut bien gentil et consentit à venir voir son collègue chez lui au lieu de le rencontrer à la P. J.
***
Elle lui avait préparé, sur sa demande, une tasse de café fort, mais cela n’avait pas suffi à le réveiller tout à fait. Il avait un tel arriéré de sommeil que ses paupières restaient roses, picotantes. Il lui semblait que sa peau était trop tendue. Il n’avait pas eu le courage de s’habiller et il avait passé un pantalon, des pantoufles, une robe de chambre sur sa chemise de nuit au col orné de petites croix rouges.
Ils étaient bien, dans la salle à manger, assis en face l’un de l’autre, avec la carafe de calvados entre eux deux et, en face, sur le mur blanc, de l’autre côté du boulevard, en lettres noires, les noms de Lhoste et Pépin.
Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour ne pas se mettre en frais. Colombani, qui était de petite taille, comme la plupart des Corses, portait des souliers à hauts talons, des cravates de couleurs vives et une bague avec un diamant vrai ou faux à l’annulaire. À cause de cela, on l’avait parfois pris pour un de ceux qu’il recherchait plutôt que pour un policier.
— J’ai envoyé Janvier sur les hippodromes, disait Maigret en fumant sa pipe. Où y a-t-il des courses aujourd’hui ?
— Vincennes.
— Comme mardi dernier. Je me demande si ce n’est pas à Vincennes que les aventures du petit Albert ont commencé. On a mené une première enquête sur les champs de courses, mais sans résultats appréciables. À ce moment-là, seul l’ancien garçon de café nous préoccupait. Aujourd’hui, c’est différent. Il s’agit de demander aux divers guichets, surtout aux guichets chers, à cinq cents ou mille francs, s’il ont pour client régulier un homme encore jeune, à l’accent étranger.
— Les inspecteurs des courses l’ont peut-être repéré ?
— En outre, je suppose qu’il n’y va pas seul. Deux millions et demi en cinq mois, c’est gros.
— Et il doit y avoir beaucoup plus que ça, affirma Colombani. Dans mon rapport, je n’ai cité que les chiffres sûrs. Ces sommes sont celles sur lesquelles la bande a certainement mis la main. Les fermiers assassinés avaient vraisemblablement d’autres cachettes dont la torture leur a arraché le secret. Le total serait de quatre millions et davantage que cela ne m’étonnerait pas.
Qu’est-ce qu’ils pouvaient dépenser, les pouilleux de la rue du Roi-de-Sicile ? Rien pour s’habiller. Ils ne sortaient pas. Ils se contentaient de manger et de boire. Avant de manger et de boire pour un million, même à cinq, il faut un certain temps.
Néanmoins, les expéditions se succédaient à un rythme rapide.
— Le chef devait se réserver la plus grosse part.
— Je me demande pourquoi les autres se laissaient faire.
Il y avait bien d’autres questions que Maigret se posait, au point qu’à certains moments, il en avait assez de penser et que, se passant la main sur le front, il fixait un point quelconque, le géranium de la lointaine fenêtre, par exemple.
Il avait beau faire, même ici, chez lui, il restait comme englué dans son enquête, anxieux de tout ce qui se passait au même moment dans Paris et à l’entour.
Il n’avait pas encore fait transférer Maria à l’infirmerie de la Santé. Il s’était arrangé pour que les journaux publient, dès midi, le nom de l’hôpital où elle avait été transportée.
— Je suppose que tu as planqué quelques inspecteurs ?
— Il y en a quatre, sans compter les sergents de ville. L’hôpital a plusieurs issues. C’est aujourd’hui jour de visite.
— Tu crois qu’ils tenteront quelque chose ?
— Je ne sais pas. Enragés pour elle comme ils le sont tous, cela ne m’étonnerait pas qu’il y en ait un au moins pour risquer le tout pour le tout. Sans compter que chacun d’eux doit se croire le père, tu comprends ? De là à vouloir les voir, elle et l’enfant... C’est un jeu dangereux. Pas tant à cause de moi qu’à cause des autres.
— Je ne comprends pas.
— Ils ont tué Victor Poliensky, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Parce qu’il risquait de les faire prendre. Si un autre des leurs est sur le point de nous tomber entre les pattes, cela me surprendrait qu’on nous le laisse vivant.
Maigret tirait sur sa pipe, rêveur. Colombani disait en allumant une cigarette à bout doré :
— Ils doivent essayer avant tout de rejoindre le chef, surtout s’ils sont au bout de leur argent.
Maigret le regardait mollement, puis son regard se fit plus dur, il se leva, donna un coup de poing sur la table et s’écria :
— Idiot ! Triple essence d’idiot ! Et moi qui n’ai pas pensé à ça !
— Mais puisque tu ne connais pas son domicile...
— Justement ! Je parierais qu’ils ne le connaissent pas non plus. Le type qui a monté cette affaire-là et qui commande à ces brutes a dû prendre ses précautions. Qu’est-ce que le tôlier m’a dit ? Qu’il venait leur donner des instructions rue du Roi-de-Sicile avant chaque expédition. Bon ! Tu commences à comprendre, à présent ?
— Pas tout à fait.
— Qu’est-ce que nous savons ou qu’est-ce que nous devinons de lui ? Nous le cherchons sur les champs de course. Et, eux, tu crois qu’ils sont plus bêtes que nous ? Tu as parfaitement raison ! En ce moment, ils doivent fatalement tenter de le rejoindre. Peut-être pour lui réclamer de l’argent. En tout cas, pour le mettre au courant, pour lui demander des conseils ou des instructions. Je parie qu’aucun d’eux n’a passé la nuit dernière dans un lit. Où veux-tu qu’ils aillent ?
— À Vincennes ?
— C’est plus que probable. S’ils ne se sont pas séparés, ils y auront envoyé au moins l’un d’entre eux. S’ils se sont séparés sans se donner de mot d’ordre, cela ne m’étonnerait pas qu’ils s’y retrouvent tous les trois. Nous avions la plus jolie occasion de leur mettre la main dessus, même sans les connaître. Il est facile, dans la foule, de repérer des gars de cette trempe-là. Dire que Janvier est là-bas et que je ne lui ai pas donné d’instruction dans ce sens ! Une trentaine d’inspecteurs à la pelouse et au pesage, et nous leur mettions la main au collet. Quelle heure est-il ?
— Trop tard. La sixième est finie depuis une demi-heure.
— Tu vois ! On croit penser à tout. Quand je me suis couché, à deux heures, j’étais persuadé que j’avais fait le maximum. Des hommes étudient les feuilles de paye de Citroën et fouillent le quartier de Javel. On cerne l’hôpital Laennec. On passe au crible tous les quartiers où des gens comme nos Tchèques pourraient se réfugier. On interpelle les vagabonds, les clochards. On fouille les meublés. Moers, là-haut, dans son laboratoire, examine jusqu’au moindre cheveu trouvé rue du Roi-de-Sicile.
« Pendant ce temps-là, nos gaillards ont sans doute eu l’occasion, à Vincennes, de prendre langue avec leur patron. »
Colombani devait être un habitué des courses, lui aussi, car il ne s’était pas trompé de beaucoup. La sonnerie du téléphone résonnait. C’était la voix de Janvier.
— Je suis toujours à Vincennes, patron. J’ai essayé de vous toucher au Quai.
— Les courses sont finies ?
— Depuis une demi-heure. Je suis resté avec les employés. C’était difficile de leur parler pendant les courses, car ils ont un travail de tous les diables. Je me demande comment ils ne commettent pas d’erreurs. Je les ai questionnés au sujet des paris, vous savez ? Celui qui tient un des guichets à mille francs a tout de suite été frappé par ma question. C’est un garçon qui a voyagé en Europe centrale et il sait en reconnaître les différentes langues. « Un Tchèque ? m’a-t-il dit. J’en ai un qui joue assidûment la forte somme, presque toujours sur des outsiders. Je l’ai pris un moment pour quelqu’un de l’ambassade. »
— Pourquoi ? questionna Maigret.
— Il paraît que c’est un type très bien, très racé, toujours vêtu avec raffinement. Il perd à peu près régulièrement, sans broncher, avec seulement un mince sourire en coin. Si l’employé l’a remarqué, ce n’est pas tant à cause de ça qu’à cause de la femme qui l’accompagne d’habitude.
Maigret poussa un soupir de soulagement et son regard joyeux se posa sur Colombani avec l’air de dire :
— On les tient !
— Une femme, enfin ! s’exclamait-il dans l’appareil. Une étrangère ?
— Une Parisienne. Attendez ! C’est justement pour cela que je n’ai pas quitté le champ de courses. Si j’avais pu parler plus tôt à l’employé, il m’aurait désigné le couple, car il était ici cet après-midi.
— La femme ?
— Voilà ! Elle est toute jeune, très belle, paraît-il, habillée par les grands couturiers. Ce n’est pas tout, patron. L’employé m’affirme que c’est une actrice de cinéma. Il ne va pas souvent au cinéma. Il ne connaît pas le nom des vedettes. Il prétend d’ailleurs que ce ne doit pas être une star, mais quelqu’un qui joue les seconds rôles. Je lui ai cité en vain des tas de noms.
— Quelle heure est-il ?
— Six heures moins le quart.
— Puisque tu es à Vincennes, tu vas filer à Joinville. Ce n’est pas loin. Demande à ton comptable de t’accompagner.
— Il dit qu’il est à ma disposition.
— Il y a des studios tout de suite après le pont. D’habitude, chez les producteurs de films, on conserve les photographies de tous les artistes, y compris des petits rôles, et on consulte cette collection au moment de distribuer un nouveau film. Tu comprends ?
— J’ai compris. Où puis-je vous appeler ?
— Chez moi.
Il était détendu quand il se rassit dans son fauteuil.
— Peut-être que cela va marcher, dit-il.
— À condition que ce soit notre Tchèque, évidemment.
Il remplit les petits verres à bord doré, vida sa pipe, en bourra une autre.
— J’ai l’impression que nous allons avoir une nuit agitée. Tu as fait venir la gamine ?
— Elle est en route depuis trois heures. J’irai moi-même la chercher tout à l’heure à la gare du Nord.
La fillette de la ferme Manceau, la seule qui eût échappé par miracle au carnage et qui eût vu un des assaillants : la femme, Maria, couchée aujourd’hui sur son lit d’hôpital avec son bébé à côté d’elle.
Téléphone à nouveau. C’était presque angoissant, désormais, de décrocher le récepteur.
— Allô !...
Une fois encore le regard de Maigret se fixait sur son collègue, mais, cette fois, avec ennui. Il parlait d’une voix feutrée. Pendant tout un temps, il ne fit que répondre à intervalles presque réguliers :
— Oui... oui... oui...
Colombani essayait de comprendre. C’était d’autant plus vexant de ne rien deviner qu’il entendait un bourdonnement dans l’appareil, avec parfois une syllabe détachée des autres.
— Dans dix minutes ? Mais oui. Exactement comme je l’ai promis.
Pourquoi Maigret avait-il l’air de se contenir ? Il venait à nouveau de changer complètement d’attitude. Un enfant qui attend son Noël n’est pas plus impatient, plus frémissant que lui, mais il s’efforçait de se montrer calme, voire de donner à son visage une expression bougonne.
Quand il raccrocha, au lieu de s’adresser à Colombani, il ouvrit la porte qui communiquait avec la cuisine.
— Ta tante arrive avec son mari, annonça-t-il.
— Comment ? Qu’est-ce que tu racontes ? Mais...
Il lui faisait en vain des clins d’œil.
— Je sais. Cela m’étonne aussi. Il doit y avoir quelque chose de grave, d’imprévu. Elle demande à nous parler tout de suite.
Il avançait la tête derrière la porte pour adresser de nouvelles grimaces à sa femme, et elle ne savait plus que comprendre.
— Par exemple ! Voilà qui m’étonne. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé de mauvais.
— À moins que ce soit au sujet de la succession ?
— Quelle succession ?
— Celle de son oncle.
Quand il revint vers Colombani, celui-ci avait un fin sourire.
— Excuse-moi, vieux. La tante de ma femme arrive dans un moment. J’ai juste le temps de m’habiller. Je ne te mets pas à la porte, mais tu dois comprendre.
Le commissaire de la Sûreté vidait son verre d’un trait, se levait, s’essuyait la bouche.
— Je t’en prie. Je sais ce que c’est. Tu me téléphones si tu as du nouveau ?
— Promis.
— J’ai l’impression que tu me téléphoneras bientôt. Je me demande même si je vais rentrer rue des Saussaies. Non ! Si cela ne t’ennuie pas, je vais faire un tour jusqu’au quai des Orfèvres.
— Entendu ! À tout à l’heure.
Maigret le poussait presque vers le palier. Puis, la porte refermée, il traversait vivement la pièce, allait regarder à la fenêtre. À gauche, plus loin que chez Lhoste et Pépin, il y avait un marchand de vin et de charbon, une boutique d’Auvergnat peinte en jaune, dont il épia la porte flanquée d’une plante verte.
— C’était de la blague ! questionnait Mme Maigret.
— Bien sûr ! Je ne tenais pas à ce que Colombani rencontrât les gens qui vont monter dans un instant.
Tandis qu’il disait cela, sa main se posait machinalement sur l’appui de fenêtre, à la place où Colombani se tenait un peu plus tôt. Elle rencontrait du papier, un journal. Il y jetait un coup d’œil et s’apercevait qu’il était plié à la page des « Petites Annonces ». Une de celles-ci était encadrée de bleu.
— Canaille ! gronda-t-il entre ses dents.
Car il existe une vieille rivalité entre la Sûreté nationale et la P. J., et c’est un plaisir, pour quelqu’un de la rue des Saussaies, de jouer un tour à un collègue du quai des Orfèvres.
Colombani ne s’était d’ailleurs pas vengé méchamment du mensonge de Maigret et de l’histoire de la tante. Il avait seulement laissé derrière lui la preuve qu’il avait compris.
L’annonce, parue le matin dans tous les journaux et à midi dans les journaux de courses, disait, avec les abréviations classiques :
Amis d’Albert, indispensable pour sécurité voir urgence Maigret domicile, 132, bd Richard-Lenoir. Promesse d’honneur discrétion absolue.
C’étaient eux qui venaient de téléphoner, de chez le bougnat d’en face, pour s’assurer que l’annonce n’était ni une plaisanterie ni un piège, pour entendre Maigret répéter sa promesse et pour s’assurer enfin que la voie était libre.
— Tu vas aller faire un petit tour dans le quartier, madame Maigret. Ne te presse pas trop. Mets ton chapeau à plume verte.
— Pourquoi mon chapeau à plume verte ?
— Parce que c’est bientôt le printemps.
***
Pendant qu’ils traversaient la rue, avec l’air de deux hommes qui entreprennent une importante démarche, Maigret les observait par la fenêtre, mais il ne parvint, de loin, à reconnaître que l’un des deux.
Quelques instants plus tôt, il ne savait absolument rien de ceux qui allaient se présenter, pas même à quel milieu ils appartenaient. Il aurait seulement parié qu’ils fréquentaient les champs de courses eux aussi.
— Colombani est sans doute quelque part à les observer, grommela-t-il. Et Colombani, une fois sur la piste, était capable de le brûler. Ce sont des petits tours en vache qu’on se joue volontiers entre collègues.
Surtout que Colombani connaissait sans doute, mieux que lui encore, Jo le Boxeur.
Il était petit, costaud, le nez cassé, les paupières écrasées sur des yeux bleu clair, avec toujours des complets à carreaux et des cravates voyantes. On était sûr de le trouver, à l’heure de l’apéritif, dans un des petits bars de l’avenue Wagram.
Dix fois au moins, Maigret l’avait eu dans son bureau, toujours pour des affaires différentes, et toutes les fois il s’en était tiré.
Était-il vraiment dangereux ? Il aurait bien voulu le faire croire et prenait volontiers des airs de « terreur ». Il mettait sa coquetterie à passer pour un homme du milieu, mais les gens du milieu le regardaient avec méfiance, sinon avec un certain mépris.
Maigret alla leur ouvrir la porte et posa de nouveaux verres sur la table. Ils s’avançaient avec gêne, méfiants malgré tout, jetaient un coup d’œil dans les coins, s’inquiétant des portes fermées.
— N’ayez pas peur, mes enfants. Il n’y a pas de sténographe cachée, pas de dictaphone. Tenez ! Ici, c’est ma chambre.
Il leur montrait le lit défait.
— Ici, la salle de bains. Là, le placard aux vêtements. Et voici la cuisine que Mme Maigret vient de quitter en votre honneur.
Cela sentait bon la soupe qui mijotait, et il y avait un poulet déjà bardé de lard sur la table.
— Cette porte-ci ? C’est la dernière. La chambre d’amis. Elle n’est pas très aérée. Elle sent le renfermé, pour la bonne raison que les amis n’y couchent jamais et qu’elle ne sert qu’à ma belle-sœur deux ou trois nuits chaque année.
« Maintenant, au boulot ! »
Il tendit son verre pour trinquer avec eux. En même temps, il regardait le compagnon de Jo d’un air interrogateur.
— C’est Ferdinand, expliqua l’ancien boxeur.
Le commissaire cherchait en vain dans sa mémoire. Cette silhouette longue et maigre, ce visage au nez immense, aux petits yeux vifs de souris, ne lui rappelait rien, pas plus que le nom.
— Il tient un garage pas loin de la porte Maillot. Un tout petit garage, bien sûr.
C’était drôle de les voir debout tous les deux, hésitant à s’asseoir, non parce qu’ils étaient intimidés, mais par une sorte de prudence. Ces gens-là n’aiment pas se trouver trop loin d’une porte.
— Vous avez eu l’air de parler d’un danger.
— Et même de deux dangers : d’abord, que les Tchèques vous repèrent, auquel cas je ne donnerais pas cher de vos deux peaux.
Jo et Ferdinand se regardèrent avec étonnement, crurent à une méprise.
— Quels Tchèques ?
Car on n’avait jamais parlé des Tchèques dans les journaux.
— La bande de Picardie.
Cette fois-ci, ils comprenaient et devenaient soudain plus graves.
— Nous ne leur avons rien fait.
— Hum ! Nous discuterons de cela tout à l’heure. Ce serait tellement plus facile de parler si vous étiez assis gentiment.
Jo fit le brave et s’installa dans un fauteuil, mais Ferdinand, qui ne connaissait pas Maigret, ne posa qu’une demi-fesse sur le bord de sa chaise.
— Second danger, prononçait le commissaire en allumant sa pipe et en les observant. Vous n’avez rien remarqué aujourd’hui ?
— C’est bourré de flics un peu partout. Pardon !...
— Il n’y a pas d’offense. Non seulement c’est bourré de flics, comme vous dites, mais la plupart des inspecteurs sont en chasse et recherchent un certain nombre de personnes, entre autres deux messieurs qui possèdent une certaine auto jaune.
Ferdinand sourit.
— Je me doute bien qu’elle n’est plus jaune et qu’elle a changé de matricule. Passons ! Si des inspecteurs de la P. J. vous avaient mis la main dessus les premiers, j’aurais peut-être encore pu vous tirer d’affaire. Mais vous avez vu le monsieur qui sort d’ici ?
— Colombani, grogna Jo.
— Il vous a aperçus ?
— On a attendu qu’il soit dans l’autobus.
— Cela signifie que la rue des Saussaies est en chasse aussi. Avec ces gens-là, vous n’y auriez pas coupé du juge Coméliau.
C’était un nom magique, car les deux hommes connaissaient tout au moins de réputation l’implacabilité du magistrat.
— Tandis qu’en venant me voir gentiment, comme vous l’avez fait, nous pouvons causer en famille.
— On ne sait à peu près rien.
— Ce que vous savez suffira. Vous étiez des amis d’Albert ?
— C’était un chic type.
— Un rigolo, n’est-il pas vrai ?
— On l’avait connu aux courses.
— Je m’en doutais.
Cela situait les deux hommes. Le garage de Ferdinand ne devait pas être souvent ouvert au public. Peut-être ne revendait-il pas de voitures volées, car cela demande un outillage compliqué pour les maquiller et toute une organisation. En outre, les deux hommes étaient de ceux qui n’aiment pas trop se mouiller.
Plus probablement rachetait-il à bas prix de vieilles bagnoles qu’il retapait de façon à leur donner assez d’allure pour tromper les gogos.
Dans les bars, sur les champs de courses, dans le hall des hôtels, on rencontre des bourgeois naïfs à qui il ne déplaît pas de faire une occasion sensationnelle. Parfois même on les décide en leur chuchotant à l’oreille que l’auto a été volée à une vedette de cinéma.
— Étiez-vous tous les deux à Vincennes mardi dernier ?
Ils durent encore se regarder, non pour se concerter, mais pour se souvenir.
— Attendez ! Dis donc, Ferdinand, ce n’est pas mardi que tu as touché Sémiramis ?
— Oui.
— Alors, on y était.
— Et Albert ?
— Bon ! Maintenant, je me souviens. C’est le jour où il a plu à torrent à la troisième. Albert y était, je l’ai aperçu de loin.
— Vous ne lui avez pas parlé ?
— Parce qu’il n’était pas à la pelouse, mais au pesage. Nous, on est des pelousards. Lui aussi, d’habitude. Ce mardi-là, il sortait sa femme. C’était leur anniversaire de mariage, ou quelque chose comme cela. Il m’en avait parlé quelques jours plus tôt. Il comptait même s’acheter une voiture pas trop chère, et Ferdinand avait promis de lui en dégoter une. Du sérieux, n’ayez pas peur.
— Après ?
— Après quoi ?
— Que s’est-il passé le lendemain ?
Ils se concertèrent une fois de plus, et Maigret dut les mettre sur la voie.
— C’est au garage qu’il vous a téléphoné le mercredi vers cinq heures ?
— Non, Au Pélican, avenue de Wagram. On y est presque toujours à cette heure-là.
— Maintenant, messieurs, je voudrais savoir exactement, mot pour mot, si possible, ce qu’il a dit. Qui lui a répondu ?
— C’est moi, dit Jo.
— Réfléchis. Prends ton temps.
— Il avait l’air pressé, ou l’air ému.
— Je sais.
— Au début, je n’ai pas bien compris de quoi il s’agissait, parce qu’il embrouillait tout, à force de vouloir aller vite, comme s’il avait peur que la communication soit coupée.
— Je sais cela aussi. Il m’a donné quatre ou cinq coups de téléphone le même jour...
— Ah !
Jo et Ferdinand renonçaient à comprendre.
— Alors, s’il vous a téléphoné, vous devez savoir.
— Va toujours.
— Il m’a dit qu’il y avait des types derrière lui et qu’il avait peur, mais qu’il avait peut-être trouvé un moyen de s’en débarrasser.
— Il a précisé le moyen ?
— Non, mais il paraissait content de son idée.
— Ensuite ?
— Il a dit, ou à peu près : C’est une histoire terrible, mais on pourrait peut-être en tirer quelque chose. N’oubliez pas, commissaire, que vous avez promis...
— Je réitère ma promesse. Vous sortirez d’ici aussi librement que vous y êtes entrés tous les deux, et vous ne serez pas inquiétés, quoi que vous me racontiez, à condition que vous me disiez toute la vérité.
— Avouez que vous la connaissez aussi bien que nous ?
— À peu près.
— Bon ! Tant pis ! Albert a ajouté : Venez me voir à huit heures ce soir chez moi. On causera.
— Qu’est-ce que vous avez compris ?
— Attendez. Il a encore eu le temps de dire avant de raccrocher : J’enverrai Nine au cinéma. Vous saisissez ? Cela signifiait qu’il y avait quelque chose de sérieux.
— Un instant. Est-ce qu’Albert avait déjà travaillé avec vous deux ?
— Jamais. Qu’est-ce qu’il aurait fait ? Vous connaissez notre boulot. Ce n’est peut-être pas tout à fait régulier. Albert était un bourgeois.
— N’empêche qu’il a idée de tirer parti de ce qu’il avait découvert.
— Peut-être que oui. Je ne sais pas. Attendez ! Je cherche la phrase, mais je ne la retrouve pas. Il a parlé de la bande du Nord.
— Et vous avez décidé d’aller au rendez-vous.
— Est-ce qu’on pouvait faire autrement ?
— Écoute, Jo. Fais pas l’imbécile. Pour une fois que tu ne risques rien, tu peux être franc. Tu as pensé que ton copain Albert avait découvert les types de la bande de Picardie. Tu n’ignorais pas, grâce aux journaux, qu’ils ont raflé plusieurs millions. Et tu t’es demandé s’il n’y avait pas moyen d’en avoir une part. C’est cela ?
— J’ai cru que c’était cela qu’Albert avait pensé.
— Bon. Nous sommes d’accord. Ensuite ?
— On y est allés tous les deux.
— Et vous avez eu une panne boulevard Henri-IV, ce qui me fait supposer que la Citroën jaune était moins neuve qu’elle n’en avait l’air.
— On l’avait retapée pour la vendre. On ne comptait pas s’en servir nous-mêmes.
— Vous êtes arrivés quai de Charenton avec une bonne demi-heure de retard. Les volets étaient fermés. Vous avez ouvert la porte qui n’était pas fermée à clef.
Ils se regardèrent encore, lugubres.
— Et vous avez trouvé votre ami Albert tué d’un coup de couteau.
— C’est exact.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— On a d’abord cru qu’il n’était pas tout à fait passé, car le corps était encore chaud.
— Ensuite ?
— On a bien vu que la maison avait été fouillée. On a pensé à Nine qui allait rentrer du cinéma. Il n’y a qu’un ciné à proximité, à Charenton, près du canal. Nous y sommes allés.
— Qu’est-ce que vous comptiez faire ?
— On ne savait pas trop, parole d’honneur. On n’était pas fiers, tous les deux. D’abord ce n’est pas rigolo d’annoncer une nouvelle comme celle-là à une femme. Puis on se demandait si des types de la bande ne nous avaient pas repérés. On a discuté, Ferdinand et moi.
— Et vous avez décidé d’aller mettre Nine à la campagne ?
— Oui.
— Elle est loin ?
— Tout près de Corbeil, dans une auberge des bords de la Seine où nous allons pêcher de temps en temps et où Ferdinand a un bateau.
— Elle n’a pas voulu revoir Albert ?
— On l’en a empêchée. Quand on est repassés sur le quai, pendant la nuit, il n’y avait personne autour de la maison. Il y avait toujours de la lumière sous la porte, car on n’avait pas pensé à éteindre.
— Pourquoi avez-vous changé le corps de place ?
— C’est une idée de Ferdinand.
Maigret se tourna vers celui-ci, qui.baissait la tête, et répéta :
— Pourquoi ?
— Je ne pourrais pas vous expliquer. J’étais assez excité. À l’auberge, on avait bu pour se remonter. Je me suis dit que des voisins avaient sans doute vu la voiture, qu’ils nous avaient peut-être aperçus. Puis que, si on savait que c’était Albert qui était mort, on chercherait Nine, et que celle-ci serait incapable de se taire.
— Vous avez créé une fausse piste.
— Si vous voulez. La police s’occupe moins activement d’une affaire quand il s’agit d’un crime crapuleux, d’une affaire qui paraît toute simple, d’un homme qu’on tue d’un coup de couteau dans la rue, par exemple, pour lui prendre son argent.
— C’est vous aussi qui avez pensé à trouer l’imperméable ?
— Il fallait bien. Toujours pour qu’il ait l’air d’avoir été descendu dans la rue.
— Et de le défigurer ?
— C’était nécessaire. Il ne pouvait rien sentir. On s’est dit que comme ça l’affaire serait vite classée et qu’on ne risquait rien.
— C’est tout ?
— C’est tout, je le jure. Pas vrai, Jo ? Dès le lendemain, j’ai peint l’auto en bleu et j’ai changé la plaque.
On voyait qu’ils s’apprêtaient à se lever.
— Un instant. Depuis, vous n’avez rien reçu ?
— Reçu quoi ?
— Une enveloppe, sans doute avec quelque chose dedans.
— Non.
Ils étaient sincères, c’était visible. La question les surprenait vraiment. D’ailleurs, Maigret, en même temps qu’il la posait, découvrait une solution possible au problème qui l’avait le plus préoccupé pendant les derniers jours.
Cette solution, Jo la lui avait fournie, tout à l’heure, sans le savoir. Albert ne lui avait-il pas dit, au téléphone, qu’il venait de trouver un moyen de se débarrasser de la bande qui était à ses trousses ?
N’avait-il pas réclamé une enveloppe à la dernière brasserie où on l’avait aperçu, justement après son coup de téléphone à ses amis ?
Il avait sur lui, dans sa poche, quelque chose de compromettant pour les Tchèques. L’un de ceux-ci ne le quittait pas des yeux. N’était-ce pas un moyen de l’écarter que de jeter ostensiblement une enveloppe dans une boîte aux lettres ?
Glisser le document dans l’enveloppe n’était qu’un jeu.
Mais quelle adresse avait-il écrite ?
Il décrocha le téléphone, appela la P. J.
— Allô ! Qui est à l’appareil ? Bodin ? Du boulot, mon petit. Urgent ! Combien d’inspecteurs y a-t-il au bureau ? Hein ? Seulement quatre ? Il en faut un de garde, oui. Prends les trois autres. Partagez-vous tous les bureaux de poste de Paris. Attends ! Y compris celui de Charenton, par lequel tu commenceras personnellement. Questionnez les employés de la poste restante. Il doit y avoir quelque part, au nom d’Albert Rochain, une lettre qui attend depuis plusieurs jours. La prendre, oui. Me l’apporter. Non. Pas chez moi. Je serai au bureau dans une demi-heure.
Il regarda les deux hommes en souriant.
— Un autre petit verre ?
Ils ne devaient pas aimer le calvados, qu’ils acceptèrent par politesse.
— On peut aller ?
Ils n’avaient pas encore tout à fait confiance, et ils se levaient comme des écoliers à qui le maître annonce la récréation.
— On ne nous mettra pas dans le bain ?
— Il ne sera pas question de vous deux. Je vous demande seulement de ne pas avertir Nine.
— Elle n’aura pas d’ennuis non plus ?
— Pourquoi en aurait-elle ?
— Allez-y doucement avec elle, hein ! Si vous saviez comme elle aimait son Albert !
La porte refermée, Maigret alla éteindre le gaz, car la soupe débordait et commençait à se répandre sur le réchaud.
Ses gaillards avaient un peu menti, il s’en doutait. À en croire le docteur Paul, ils n’avaient pas attendu de mettre Nine en sûreté pour défigurer leur camarade. Mais cela ne changeait rien à l’affaire, et ils s’étaient montrés assez dociles, en définitive, pour que le commissaire ne leur fasse pas de peine. Car, au fond, ces gens-là ont leurs pudeurs, comme tout le monde.