CHAPITRE III

Je suis enchanté, monsieur le commissaire, de vous avoir enfin au bout du fil.

— Croyez, monsieur le juge, que tout le plaisir est pour moi.

Mme Maigret leva vivement la tête. Elle était toujours mal à l’aise quand son mari prenait cette voix-là, paisible et bonasse, et, lorsque c’était avec elle que cela arrivait, elle se mettait à pleurer, tant elle était déroutée.

— Voilà cinq fois que je vous appelle à votre bureau.

— Et je n’y étais pas ! soupira-t-il avec consternation.

Elle lui fit signe de faire attention, de ne pas oublier qu’il parlait à un juge, dont le beau-frère, par surcroît, avait été deux ou trois fois ministre.

— On vient seulement de m’apprendre que vous étiez malade...

— Si peu, monsieur le juge. Les gens exagèrent toujours. Un gros rhume. Et, encore, je me demande s’il est si gros que cela !

C’était peut-être le fait de se trouver chez lui, en pyjama, en robe de chambre moelleuse, les pieds dans des pantoufles, bien calé au fond de son fauteuil, qui inspirait à Maigret cette humeur enjouée.

— Ce qui m’étonne, c’est que vous ne m’ayez pas fait savoir qui vous remplace.

— Me remplacer où ?

La voix du juge Coméliau était sèche, froide, volontairement impersonnelle, tandis que celle du commissaire, au contraire, devenait de plus en plus bonhomme.

— Je parle de l’affaire de la place de la Concorde. Je suppose que vous ne l’avez pas oubliée !

— J’y pense toute la journée. Tout à l’heure encore, je disais à ma femme...

Et celle-ci faisait des signes plus véhéments pour lui ordonner de ne pas la mêler à cette histoire. L’appartement était petit et chaud. Les meubles de la salle à manger, en chêne sombre dataient du mariage de Maigret. En face, à travers le tulle des rideaux, on apercevait, en grandes lettres noires sur un mur blanc : Lhoste et PépinOutillage de précision.

Il y avait trente ans que Maigret voyait ces mots-là, chaque jour, matin et soir, avec, en dessous, la vaste porte de l’entrepôt toujours flanquée de deux ou trois camions portant les mêmes mots, et il n’en était pas écœuré.

Au contraire ! Cela lui faisait plaisir. Il les caressait en quelque sorte du regard. Puis, invariablement, il regardait plus haut, le derrière d’une maison lointaine, avec du linge qui séchait aux fenêtres et, à l’une de celles-ci, dès que le temps était doux, un géranium rouge.

Ce n’était probablement pas le même géranium. Il aurait juré, en tout cas, que le pot de fleurs était là, comme lui, depuis trente ans. Et, pendant tout ce temps, pas une fois Maigret n’avait vu quelqu’un se pencher sur l’appui de la fenêtre, ni arroser la plante. Quelqu’un habitait la chambre, c’était certain, mais ses heures ne devaient pas coïncider avec celles du commissaire.

— Vous pensez, monsieur Maigret, qu’en votre absence vos subordonnés mènent l’enquête avec toute la diligence désirable ?

— J’en suis persuadé, monsieur Coméliau. J’en suis même sûr. Vous ne pouvez savoir à quel point on est bien, pour diriger une enquête de cette sorte, dans une pièce calme et surchauffée, dans un fauteuil, chez soi, loin de toute agitation, avec seulement un téléphone à portée de la main, près du pot de tisane. Je vais vous confier un petit secret : je me demande si, cette enquête n’existant pas, je serais malade. Je ne le serais pas, évidemment, puisque c’est place de la Concorde, la nuit où l’on a découvert le corps que j’ai attrapé froid. Ou encore le matin, au petit jour, quand nous avons marché, le long des quais, le docteur Paul et moi, après l’autopsie. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Sans l’enquête, le rhume ne serait qu’un rhume qu’on traite par le mépris, vous comprenez ?

Le visage du juge Coméliau, dans son cabinet, devait être jaune, peut-être verdâtre, et la pauvre Mme Maigret ne savait plus à quel saint se vouer. Elle qui avait tant de respect pour les situations acquises, pour toutes les hiérarchies !

— Mettons qu’ici, chez moi, avec ma femme pour me soigner, je me sente beaucoup plus tranquille pour penser à l’enquête et pour la diriger. Personne ne me dérange, ou si peu...

— Maigret ! intervint sa compagne.

— Chut !

Le juge parlait.

— Vous trouvez normal qu’après trois jours cet homme ne soit pas encore identifié ? Son portrait a paru dans tous les journaux. D’après ce que vous m’avez dit vous-même, il y a une femme...

— Il me l’a dit en effet.

— Laissez-moi parler, je vous prie. Il a une femme, probablement des amis. Ils a aussi des voisins, un propriétaire, que sais-je ? Des gens ont l’habitude de le voir passer dans la rue à certaines heures. Or personne ne s’est encore présenté pour le reconnaître ou pour signaler sa disparition. Il est vrai que tout le monde ne connaît pas le chemin du boulevard Richard-Lenoir.

Pauvre boulevard Richard-Lenoir ! Pourquoi diable avait-il si mauvaise réputation ? Évidemment, il débouchait à la Bastille. Évidemment aussi il était flanqué de petites rues populeuses. Et le quartier était plein d’ateliers, d’entrepôts. Cependant le boulevard était large, avec même de l’herbe au milieu. Il est vrai qu’elle poussait au-dessus du métro, dont les bouches s’ouvraient par-ci, par-là, tièdes et sentant l’eau de Javel, et que toutes les deux minutes, au passage des rames, les maisons étaient prises d’un curieux frémissement.

Question d’habitude. Des amis, des collègues, cent fois depuis trente ans, lui avaient trouvé un appartement dans ce qu’ils appelaient des quartiers plus gais. Il allait les visiter. Il grommelait :

— C’est bien, évidemment...

— Et quelle vue, Maigret !

— Oui...

— Les pièces sont grandes, claires...

— Oui... C’est parfait... Je serais ravi d’habiter ici... Seulement...

Il prenait son temps avant de soupirer en hochant la tête :

— ... Il faudrait déménager !

Tant pis pour ceux qui n’aimaient pas le boulevard Richard-Lenoir. Tant pis pour le juge Coméliau.

— Dites-moi, monsieur le juge, vous est-il arrivé de vous enfoncer un petit pois sec dans le nez ?

— Comment ?

— Je dis : un petit pois sec. Je me souviens que nous jouions à ça quand j’étais enfant. Essayez. Regardez-vous ensuite dans la glace. Vous serez surpris du résultat. Je parie qu’avec un pois dans une des narines vous passerez à côté des gens qui vous voient tous les jours sans qu’ils vous reconnaissent. Rien ne change davantage une physionomie. Et ce sont les personnes les plus habituées à nous qui sont les plus déroutées par le moindre changement.

« Or vous n’ignorez pas que le visage de notre homme a été déformé beaucoup plus sévèrement que par un petit pois dans le nez.

« Il y a autre chose. Les hommes ont peine à imaginer que leur voisin de palier, leur collègue de bureau, le garçon de café qui les sert chaque midi puisse tout à coup devenir différent de ce qu’il est, se transformer en assassin ou en victime, par exemple. On apprend les crimes par les journaux, et on se figure que cela se passe dans un autre monde, dans une autre sphère. Pas dans sa rue. Pas dans sa maison.

— En somme, vous trouvez normal que personne ne l’ait encore reconnu ?

— Je ne m’en étonne pas outre mesure. J’ai vu le cas d’une noyée pour qui cela a pris six mois. Et c’était au temps de l’ancienne morgue, quand la réfrigération n’existait pas et quand un filet d’eau fraîche coulait seulement d’un robinet sur chaque corps !

Mme Maigret soupira, renonçant à le faire taire.

— Bref, vous êtes satisfait. Un homme a été tué et, après trois jours, non seulement nous n’avons aucune trace de l’assassin, mais nous ne savons rien de la victime.

— Je sais des tas de petites choses, monsieur le juge.

— Si petites, sans doute, qu’elles ne méritent pas de m’être communiquées, encore que je sois saisi de l’instruction.

— Tenez, par exemple. L’homme était coquet. Peut-être pas avec goût, mais coquet, comme l’indiquent ses chaussettes et sa cravate. Or, avec un pantalon gris et une gabardine, il portait des chaussures en chevreau noir, des chaussures très fines.

— Fort intéressant, en effet !

— Fort intéressant, oui. Surtout qu’il portait aussi une chemise blanche. N’auriez-vous pas pensé qu’un homme aimant les chaussettes mauves et les cravates à ramages aurait préféré une chemise de couleur, tout au moins rayée ou à petits dessins ? Entrez dans un bistrot comme ceux où il nous a conduits et où il semblait à son aise. Vous y verrez peu de chemises entièrement blanches.

— Vous en concluez ?

— Attendez. Dans deux de ces bistrots au moins – Torrence y est retourné – il a commandé une « Suze-citron » comme s’il en avait l’habitude.

— Nous connaissons donc ses goûts en matière d’apéritifs !

— Vous avez déjà bu de la Suze, monsieur le juge ? C’est une boisson amère, assez peu chargée en alcool. Ce n’est pas un de ces apéritifs que l’on sert à tout bout de champ, et j’ai eu l’occasion de remarquer que ceux qui l’ont adoptée sont, le plus souvent, des gens qui ne vont pas au café boire pour se donner le petit coup de gaieté de l’apéritif, mais ceux qui y vont professionnellement, les voyageurs de commerce, par exemple, obligés d’accepter de nombreuses tournées.

— Vous en déduisez que le mort était voyageur de commerce ?

— Non.

— Alors ?

— Attendez. Cinq ou six personnes l’ont vu, dont nous possédons les témoignages. Aucune d’entre elles ne nous en donne une description détaillée. La plupart parlent d’un petit bonhomme gesticulant. J’allais oublier un détail que Moers a découvert ce matin. C’est un garçon consciencieux. Il n’est jamais satisfait de son travail et il y revient de lui-même sans qu’on le lui demande. Eh bien ! Moers vient de découvrir que le mort marchait en canard.

— Comment ?

— En canard ! Les pointes des pieds en dehors, si vous préférez.

Il fit signe à Mme Maigret de lui bourrer une pipe et surveilla l’opération du coin de l’œil, recommandant par gestes de ne pas trop tasser le tabac.

— Je parlais donc des descriptions que nous avons de lui. Elles son vagues, et pourtant deux personnes sur cinq ont la même impression. « Je ne suis pas sûr..., dit le patron des Caves du Beaujolais. C’est imprécis... Pourtant, il me rappelle quelque chose... Mais quoi ? » Or ce n’est pas un acteur de cinéma. Pas même un figurant. Un inspecteur a fait le tour des studios. Ce n’est pas non plus un homme politique, ni un magistrat...

— Maigret ! s’exclamait sa femme.

Il allumait sa pipe, sans cesser de parler, entrecoupant les mots par des bouffées.

— Demandez-vous, monsieur le juge, à quelle profession ces détails peuvent correspondre.

— Je n’apprécie pas les charades.

— Quand on est forcé de garder la chambre, vous savez, on a le temps de réfléchir. J’allais oublier le plus important. On a, bien entendu, cherché dans des milieux différents. Les courses cyclistes et les matches de football n’ont rien donné. J’ai fait aussi questionner tous les tenanciers du P. M. U.

— Pardon ?

— Pari-Mutuel-Urbain... Vous connaissez ces cafés où l’on peut jouer aux courses sans se déranger... je ne sais pas pourquoi, je voyais bien mon bonhomme hanter les agences du P. M. U... Cela n’a rien donné non plus...

Il avait une patience angélique. On aurait dit qu’il étirait à plaisir cet entretien téléphonique.

— Par contre, aux courses, Lucas a eu plus de chance... Cela a été long... On ne peut parler de reconnaissance formelle... Toujours à cause des déformations du visage... N’oubliez pas non plus qu’on n’est pas habitué à voir les gens morts, mais vivants, et que le fait d’être transformé en cadavre change beaucoup un homme... Pourtant, sur les hippodromes, quelques personnes se souviennent de lui... Ce n’était pas un client du pesage, mais de la pelouse... D’après un marchand de tuyaux, il était assez assidu...

— Cela ne vous a néanmoins pas suffi pour découvrir son identité ?

— Non. Mais ça et le reste, tout ce que je vous ai raconté, me permet de dire, presque à coup sûr, qu’il était dans la limonade.

— La limonade ?

— C’est le terme consacré, monsieur le juge. Il englobe les garçons de café, les plongeurs, les barmen et même les patrons. C’est un mot professionnel pour désigner tout ce qui s’occupe de la boisson, à l’exclusion de la restauration. Remarquez que tous les garçons de café se ressemblent. Je ne dis pas qu’ils se ressemblent réellement, mais ils ont un air de famille. Cent fois il vous arrivera d’avoir l’impression de reconnaître un garçon que vous n’avez jamais vu.

« La plupart ont les pieds sensibles, ce qui se conçoit. Regardez leurs pieds. Ils portent des chaussures fines et souples, presque des pantoufles. Vous ne verrez jamais un garçon de café ou un maître d’hôtel avec des souliers de sport à triple semelle. Ils ont aussi, professionnellement, l’habitude des chemises blanches.

« Je ne prétends pas que ce soit obligatoire, mais il y en a un pourcentage important qui marche en canard.

« J’ajoute que, pour une raison qui m’échappe, les garçons de café ont un goût prononcé pour les courses de chevaux et que beaucoup d’entre eux, qui travaillent de bonne heure le matin, ou de nuit, fréquentent assidûment les hippodromes.

— Bref, vous concluez que notre homme était garçon de café.

— Non. Justement non.

— Je ne comprends plus.

— Il était dans la limonade, mais il n’était pas garçon de café. J’y ai pensé pendant des heures, en somnolant.

Chaque mot devait faire sursauter le juge, sculpté dans la glace.

— Tout ce que je viens de vous dire des garçons de café, en effet, s’applique aux patrons de bistrots. Ne me taxez pas de vanité, mais j’ai toujours eu l’impression que mon mort n’était pas un employé, mais plutôt quelqu’un d’établi à son compte. C’est pourquoi ce matin, à onze heures, j’ai téléphoné à Moers. La chemise se trouve toujours à l’Identité Judiciaire. Je ne me souvenais plus de l’état dans lequel elle était. Il l’a examinée à nouveau. Remarquez que le hasard nous a servi, car elle aurait pu être neuve. Il arrive à tout le monde de mettre une chemise neuve. Par chance, elle ne l’est pas. Elle est même passablement usée au col.

— Sans doute les patrons de bar usent-ils leur chemise au col ?

— Non, monsieur le juge, pas plus que les autres.

« Mais ils ne les usent pas aux poignets. Je parle des petits bars populaires et non des bars américains de l’Opéra ou des Champs-Elysées. Un patron de bar, qui doit sans cesse plonger les mains dans de l’eau et dans la glace, a toujours les manches retroussées. Or, Moers me l’a confirmé, la chemise, usée au col, usée au point de montrer la trame, ne porte aucune trace d’usure aux poignets.

Ce qui commençait à dérouter Mme Maigret, c’est qu’il parlait maintenant avec un air de profonde conviction.

— Ajoutez à cela la brandade...

— C’est aussi un goût spécial des patrons de petits bars ?

— Non, monsieur le juge. Seulement Paris est plein de petits bars où l’on sert à manger à quelques clients. Sans nappe, vous savez, à même la table. C’est souvent la patronne qui cuisine. On n’y trouve que le plat du jour. Dans ces bars-là, où il y a des heures creuses, le patron est libre une bonne partie de l’après-midi. C’est pourquoi, depuis ce matin, deux inspecteurs battent tous les quartiers de Paris, en commençant par celui de l’Hôtel de Ville et de la Bastille. Vous remarquerez que notre homme s’est toujours tenu dans ces parages. Les Parisiens sont farouchement attachés à leur quartier, à croire qu’il n’y a que là qu’ils se sentent en sûreté.

— Vous espérez une solution prochaine ?

— J’espère une solution tôt ou tard. Voyons ? Est-ce que je vous ai tout dit ? Il me reste à vous parler de la tache de vernis.

— Quelle tache de vernis ?

— Sur le fond du pantalon. C’est Moers, toujours, qui l’a découverte. Elle est pourtant à peine visible. Il affirme que c’est du vernis frais. Il a ajouté que ce vernis a été étendu sur un meuble voilà trois ou quatre jours. J’ai envoyé dans les gares, à commencer par la gare de Lyon.

— Pourquoi la gare de Lyon ?

— Parce que c’est comme le prolongement du quartier de la Bastille.

— Et pourquoi une gare ?

Maigret soupira. Bon Dieu ! que c’était long à expliquer ! Et comme un juge d’instruction peut manquer du sens le plus élémentaire des réalités ! Comment des gens qui n’ont jamais mis les pieds dans un bistrot, ni dans un P. M. U., ni sur la pelouse des champs de courses, comment des gens qui ne savent pas ce que signifie le mot limonade peuvent-ils se prétendre capables de déchiffrer l’âme des criminels ?

— Vous devez avoir mon rapport sous les yeux.

— Je l’ai relu plusieurs fois.

— Quand j’ai reçu le premier coup de téléphone, mercredi à onze heures du matin, il y avait déjà longtemps que l’homme avait quelqu’un sur les talons. Depuis la veille au moins. Il n’a pas pensé tout de suite à avertir la police. Il espérait s’en tirer par ses propres moyens. Pourtant il avait déjà peur. Il savait qu’on en voulait à sa vie. Il fallait donc qu’il évitât de se trouver dans des endroits déserts. La foule était sa sauvegarde. Il n’osait pas non plus rentrer chez lui, où on l’aurait suivi et abattu. Il existe, même à Paris, assez peu d’endroits ouverts toute la nuit. En dehors des cabarets de Montmartre, il y a les gares, qui sont éclairées et où les salles d’attente ne sont jamais vides. Eh bien ! les banquettes de la salle d’attente des troisièmes classes ont été revernies lundi, à la gare de Lyon. Moers déclare que le vernis est identique à celui du pantalon.

— On a questionné les employés ?

— Et on continue, oui, monsieur le juge.

— En somme, vous avez malgré tout obtenu quelques résultats.

— Malgré tout. Je sais aussi à quel moment notre homme a changé d’avis.

— Changé d’avis en quoi ?

Mme Maigret versait à son mari une tasse de tisane et lui faisait signe de la boire tant qu’elle était chaude.

— D’abord, comme je viens de vous le dire, il a espéré s’en tirer par ses propres moyens. Puis, mercredi matin, l’idée lui est venue de s’adresser à moi. Il a persisté dans cette voie jusqu’à quatre heures de l’après-midi environ. Que s’est-il passé alors ? Je l’ignore. Peut-être, après nous avoir lancé son dernier S. O. S., du bureau de poste du faubourg Saint-Denis, s’est-il figuré que cela ne servirait à rien ? Toujours est-il qu’une heure plus tard environ, vers cinq heures, il est entré dans une brasserie de la rue Saint-Antoine.

— Un témoin s’est donc présenté en fin de compte ?

— Non, monsieur le juge. C’est Janvier qui l’a déniché, à force de montrer la photographie dans tous les cafés et de questionner les garçons. Bref, il a commandé une Suze – et ce détail indique qu’il n’y a guère de chances d’erreur sur la personne – et il a réclamé une enveloppe. Pas du papier à lettres, mais seulement une enveloppe. Ensuite, tout en la fourrant dans sa poche, il s’est précipité vers la cabine téléphonique, après avoir pris un jeton à la caisse. Il a eu sa communication. La caissière a entendu le déclic.

— Et vous n’avez pas reçu ce coup de téléphone ?

— Non, avoua Maigret avec une sorte de rancune. Il ne nous était pas destiné. Il s’adressait ailleurs, comprenez-vous ! Quant à l’auto jaune...

— Vous en avez des nouvelles ?

— Vagues, mais qui concordent. Vous connaissez le quai Henri-IV ?

— Du côté de la Bastille ?

— Exactement. Vous voyez que tout se passe dans le même secteur, au point qu’on a l’impression de tourner en rond. Le quai Henri-IV est un des plus calmes, des moins fréquentés de Paris. On n’y trouve pas une boutique, pas un bar, rien que des maisons bourgeoises. C’est un jeune porteur de télégrammes qui a vu l’auto jaune, mercredi, à huit heures dix exactement. Il l’a remarquée parce qu’elle se trouvait en panne en face du numéro 63, où il avait justement un télégramme à remettre. Deux hommes étaient penchés sur le capot ouvert.

— Il a pu vous en donner le signalement ?

— Non. Il faisait noir.

— Il a relevé le numéro ?

— Non plus. C’est rare, monsieur le juge, que les gens pensent à relever le numéro des automobiles qu’ils rencontrent. Ce qui est important, c’est que la voiture était tournée vers le pont d’Austerlitz. C’est aussi qu’il était huit heures dix, étant donné que nous savons par l’autopsie que le crime a été commis entre huit et dix heures.

— Vous croyez que votre état de santé vous permettra bientôt de sortir ?

Le juge était un peu radouci, mais il ne voulait pas céder.

— Je ne sais pas.

— Dans quel sens, à présent, dirigez-vous l’enquête ?

— Dans aucun sens. J’attends. Il n’y a que cela à faire, n’est-il pas vrai ? Nous sommes au point mort. Nous avons fait, ou plutôt mes hommes ont fait tout ce qu’ils pouvaient. Il ne reste qu’à attendre.

— Attendre quoi ?

— N’importe quoi. Ce qui se présentera. Peut-être un témoignage ? Peut-être un fait nouveau ?

— Vous croyez que cela se produira ?

— Il faut l’espérer.

— Je vous remercie. Je vais rendre compte de notre conversation au procureur.

— Présentez-lui mes respects.

— Meilleure santé, monsieur le commissaire.

— Je vous remercie, monsieur le juge.

Quand il raccrocha, il était grave comme un dindon. Il observait du coin de l’œil Mme Maigret, qui avait repris son tricot et qu’il sentait en proie à une sourde inquiétude.

— Tu ne penses pas que tu es allé trop loin ?

— Trop loin en quoi ?

— Avoue que tu as plaisanté.

— Pas le moins du monde.

— Tu n’as pas cessé de te moquer de lui.

— Tu crois ?

Et il paraissait sincèrement étonné. C’est qu’au fond il avait parlé très sérieusement. Tout ce qu’il avait dit était exact, y compris le doute qu’il avait émis sur sa propre maladie. Cela lui arrivait de temps en temps, comme ça, quand une enquête n’avançait pas à son gré, de se mettre au lit ou de garder la chambre. On le dorlotait. On marchait à pas feutrés. Il échappait au va-et-vient et au vacarme de la P. J., aux questions des uns et des autres, aux cent tracasseries quotidiennes. Ses collaborateurs venaient le voir ou lui téléphonaient. Tout le monde se montrait patient avec lui. On s’informait de sa santé. Et, moyennant quelques tisanes qu’il buvait avec une moue, il obtenait quelques grogs de la sollicitude de Mme Maigret.

C’était vrai qu’il avait des traits communs avec son mort. Au fond – il y pensait soudain – ce n’étaient pas tant les déménagements qui l’effrayaient, mais le fait de changer d’horizon. L’idée de ne plus voir les mots Lhoste et Pépin dès son réveil, de ne plus faire le même chemin, chaque matin, le plus souvent à pied…

Ils étaient tous les deux de leur quartier, le mort et lui. Et cette constatation lui faisait plaisir. Il vidait sa pipe, en bourrait une autre.

— Tu crois vraiment que c’est un tenancier de bar ?

— J’ai peut-être exagéré un tout petit peu en me montrant affirmatif, mais, puisque je l’ai dit, je souhaite qu’il en soit ainsi. Cela se tient, tu sais ?

— Qu’est-ce qui se tient ?

— Tout ce que j’ai raconté. Au début, je ne croyais pas que j’en dirais autant. Ils m’arrivait d’improviser. Puis j’ai senti que tout cela collait. Jai continué.

— Et si c’était un cordonnier, ou un tailleur ?

— Le docteur Paul me l’aurait dit. Moers aussi.

— Comment auraient-ils pu le savoir ?

— Le docteur l’aurait découvert en étudiant les mains, les callosités, les déformations ; Moers, d’après les poussières trouvées dans les vêtements.

— Et si c’était n’importe quoi d’autre qu’un tenancier de bar ?

— Tant pis, alors ! Passe-moi mon livre.

C’était encore une habitude, quand il était malade, de se plonger dans un roman d’Alexandre Dumas père : il possédait ses œuvres complètes dans une vieille édition populaire aux pages jaunies, aux gravures romantiques, et rien que l’odeur qui émanait de ces livres-là lui rappelait toutes les petites maladies de sa vie.

On entendait le poêle qui ronronnait, les aiguilles à tricoter qui cliquetaient. En levant les yeux, il voyait le va-et-vient du balancier de cuivre de la pendule dans son armoire de chêne sombre.

— Tu devrais reprendre de l’aspirine.

— Si tu veux.

— Pourquoi penses-tu qu’il se soit adressé à quelqu’un d’autre ?

Brave Mme Maigret ! Elle aurait bien voulu l’aider. D’habitude, elle ne se permettait guère de questions sur ses activités professionnelles – à peine sur l’heure probable de ses rentrées et de ses repas – mais, quand il était malade et qu’elle le voyait travailler, elle ne pouvait s’empêcher d’être un peu inquiète. Au fond, tout au fond d’elle-même, elle devait penser qu’il n’était pas sérieux.

À la P. J., sans doute se montrait-il différent, sans doute agissait-il et parlait-il comme un vrai commissaire ?

Cet entretien avec le juge Coméliau – surtout avec lui ! – la tarabustait, et on voyait qu’elle ne cessait pas d’y penser, tout en comptant ses points du bout des lèvres.

— Dis donc, Maigret...

Il leva un front buté, car il était plongé dans sa lecture.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Tu as dit, à propos de la gare de Lyon, qu’il n’avait pas osé rentrer chez lui, parce que l’homme l’y aurait suivi.

— Oui, j’ai probablement dit ça.

— Hier, tu m’as dit qu’il avait sans doute changé de veston.

— Oui. Eh bien ?

— Et tu viens de parler au juge de la brandade, comme s’il l’avait mangée dans son propre restaurant. Donc il y est retourné. Donc il n’avait plus peur qu’on le suive dans sa maison.

Est-ce que Maigret y avait vraiment pensé auparavant ? Est-ce qu’au contraire il improvisait sa réponse ?

— Cela se tient très bien.

— Ah !

— La gare, c’est mardi soir. Il n’avait pas encore fait appel à moi. Il espérait échapper à son suiveur.

— Et le lendemain ? Tu crois qu’il n’était plus suivi ?

— Peut-être que oui. C’est même probable. Seulement, j’ai dit aussi qu’il avait changé d’avis, vers cinq heures. N’oublie pas qu’il a donné un coup de téléphone et qu’il a réclamé une enveloppe.

— Évidemment...

Sans être convaincue, elle crut bon de soupirer.

— Tu as sans doute raison.

Le silence. De temps en temps, une page tournait, et, dans le giron de Mme Maigret, la chaussette s’allongeait un tant soit peu. .

Elle ouvrit la bouche, la referma. Sans lever la tête, il fit :

— Dis !

— Ce n’est rien... Cela ne signifie certainement rien... Je pensais seulement qu’il s’est trompé, puisqu’il a quand même été tué...

— Trompé en quoi ?

— En rentrant chez lui. Excuse-moi. Lis...

Mais il ne lisait pas, pas attentivement en tout cas, car ce fut lui qui leva la tête le premier.

— Tu oublies la panne ! dit-il.

Et il lui semblait qu’une nouvelle issue était offerte à sa pensée, qu’une déchirure se produisait, au-delà de laquelle il allait entrevoir la vérité.

— Ce qu’il faudrait savoir, c’est combien de temps exactement l’auto jaune est restée en panne.

Il ne parlait plus pour elle, mais pour lui ; elle le savait et se gardait bien de l’interrompre à nouveau.

— Une panne est un événement imprévisible. C’est un accident, quelque chose qui, par définition, dérange les plans préconçus. Donc les événements ont été différents de ce qu’ils auraient dû être.

Il regarda sa femme d’une drôle de façon. C’était elle, en définitive qui venait de le mettre sur la voie.

— Suppose qu’il soit mort à cause de la panne ?

Du coup, il referma son livre, qu’il laissa sur ses genoux, tendit la main vers le téléphone, composa le numéro de la P. J.

— Passe-moi Lucas, vieux. S’il n’est pas dans son bureau, tu le trouveras dans le mien... C’est toi, Lucas ?... Comment ?... Du nouveau ?... Un instant...

Il voulait parler le premier, par crainte qu’on lui apprît justement ce qu’il venait de découvrir tout seul.

— Tu vas envoyer un homme, quai Henri-IV, Ériau ou Dubonnet, si tu les as sous la main. Qu’ils questionnent toutes les concierges, tous les locataires, pas seulement au 63 et dans les maisons voisines, mais dans tous les immeubles. Le quai n’est pas si long. Des gens ont certainement remarqué l’auto jaune. Je voudrais savoir aussi exactement que possible à quelle heure elle est tombée en panne et à quelle heure elle est repartie. Attends ! Ce n’est pas tout. Les gens ont peut-être eu besoin d’une pièce de rechange. Il doit exister des garages dans les environs. Qu’on les visite aussi. C’est tout pour le moment... À toi, maintenant !

— Un instant, patron. Je passe dans un autre bureau.

Cela signifiait que Lucas n’était pas seul et qu’il ne voulait pas parler devant la personne avec qui il se trouvait.

— Allô !... Bon ! Je préfère qu’elle ne m’entende pas. C’est toujours au sujet de l’auto. Une vieille femme s’est présentée il y a une demi-heure, et je l’ai reçue dans votre bureau. Malheureusement, elle me paraît un peu folle...

C’était inévitable. Une enquête, pour peu qu’on lui donne une certaine publicité, finit par attirer à la P. J. tous les fous et toutes les folles de Paris.

— Elle habite quai de Charenton, un peu plus loin que les entrepôts de Bercy.

Cela rappela à Maigret une enquête qu’il avait faite quelques années plus tôt dans une étrange petite maison située dans ces parages. Il revoyait le quai de Bercy, avec les grilles de l’entrepôt à gauche, les grands arbres, le parapet en pierre de la Seine à droite. Puis, après un pont dont il avait oublié le nom, le quai s’élargissait, bordé d’un côté de pavillons à un ou deux étages qui faisaient penser à la banlieue bien plus qu’à la ville. Il y avait toujours un grand nombre de péniches à cet endroit-là, et le commissaire revoyait le port couvert de tonneaux à perte de vue.

— Qu’est-ce qu’elle fait, ta vieille femme ?

— Voilà le hic. Elle est, cartomancienne et voyante extra-lucide.

— Hum !

— Oui, c’est ce que j’ai pensé aussi. Elle parle avec une volubilité effrayante, en vous regardant dans les yeux d’une façon gênante. D’abord, elle m’a juré qu’elle ne lisait jamais les journaux et elle a essayé de me faire croire que c’était inutile, puisqu’elle n’avait qu’à se mettre en transes pour être au courant des événements.

— Tu l’as un peu poussée.

— Oui. Elle a fini par admettre qu’elle avait peut-être jeté les yeux sur un journal qu’une cliente avait laissé chez elle.

— Alors ?

— Elle a lu la description de l’auto jaune. Elle affirme qu’elle l’a vue mercredi soir, à moins de cent mètres de chez elle.

— À quelle heure ?

— Vers neuf heures du soir.

— Elle a vu les occupants aussi ?

— Elle a vu deux hommes entrer dans une maison.

— Et elle peut te désigner la maison ?

— C’est un petit café qui fait le coin du quai et d’une rue. Cela s’appelle Au Petit Albert.

Maigret serrait fortement le tuyau de sa pipe entre ses dents et évitait de regarder Mme Maigret par crainte de lui laisser voir la petite flamme qui dansait dans ses yeux.

— C’est tout ?

— À peu près tout ce qu’elle m’a dit d’intéressant. Elle n’en a pas moins parlé pendant une demi-heure à une rapidité effrayante. Il serait peut-être préférable que vous la voyiez ?

— Parbleu !

— Vous voulez que je vous l’amène ?

— Un instant. Sait-on combien de temps l’auto est restée devant le Petit Albert ?

— Environ une demi-heure.

— Elle est repartie en direction de la ville ?

— Non. Elle a suivi le quai vers Charenton.

— Aucun colis n’a été transporté de la maison dans la voiture ? Tu comprends ce que je veux dire ?

— Non. La vieille est sûre, prétend-elle, que les hommes ne portaient rien. C’est justement ce qui me tracasse. Il y a aussi l’heure. Je me demande d’ailleurs ce que les types auraient fait avec le macchabée de neuf heures du soir à une heure du matin. Ils n’ont pas dû aller se promener à la campagne. Je vous amène l’oiseau ?

— Oui. Tu vas prendre un taxi que tu garderas. Emmène un inspecteur avec toi. Il attendra en bas avec ta vieille femme.

— Vous voulez sortir ?

— Oui.

— Votre bronchite ?

Lucas, lui, était gentil ; il disait bronchite au lieu de rhume, ce qui faisait plus sérieux.

— Ne t’en inquiète pas.

Mme Maigret commençait à s’agiter sur sa chaise et ouvrait la bouche.

— Recommande à l’inspecteur de ne pas la laisser filer pendant que tu monteras. Certains gens éprouvent soudain le besoin de changer d’avis.

— Je ne crois pas que ce soit son cas. Elle tient à avoir sa photo dans les journaux, avec ses titres et qualités. Elle m’a demandé où étaient les photographes.

— Qu’on la photographie avant son départ. Cela lui fera toujours plaisir.

Il raccrocha, regarda Mme Maigret avec une douce ironie, puis regarda son Alexandre Dumas qu’il n’avait pas fini, qu’il ne finirait sans doute pas cette fois-ci, qui attendrait une nouvelle maladie. Il eut un coup d’œil aussi, mais de mépris, à la tasse de tisane.

— Au boulot ! lança-t-il en se levant et en se dirigeant vers le placard où il prit le flacon de calvados et un petit verre à bord doré.

— C’était bien la peine de te bourrer d’aspirine pour que tu transpires !

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