CHAPITRE V

À mesure que le rythme de la poursuite s’accélérait, Maigret avait davantage l’impression de vivre cette scène pour la seconde fois. Cela lui arrivait parfois en rêve – et c’étaient ces rêves-là que, encore enfant, il appréhendait le plus. Il s’avançait dans un décor généralement compliqué, et soudain il avait la sensation qu’il y était déjà venu, qu’il avait fait les mêmes gestes, prononcé les mêmes mots. Cela lui donnait une sorte de vertige, surtout à l’instant où il comprenait qu’il était en train de vivre des heures qu’il avait déjà vécues une fois.

Cette chasse à l’homme, commencée quai de Charenton, c’était de son bureau qu’il en avait suivi une première fois les péripéties, alors que la voix affolée du petit Albert lui apportait d’heure en heure l’écho d’une angoisse croissante.

Maintenant aussi, l’angoisse montait. Sur la longue perspective du quai de Bercy, presque désert, l’homme qui marchait à grands pas souples le long des grilles se retournait de temps en temps, puis il accélérait son allure en voyant invariablement derrière lui la courte silhouette de Lucas.

Maigret, dans son taxi, assis à côté du chauffeur, roulait derrière eux. Quelle différence entre les deux hommes ! Le premier avait quelque chose d’animal dans le regard, dans la démarche. Ses mouvements, même quand il se mit à courir, restaient harmonieux.

Sur ses talons, le bedonnant Lucas allait le ventre un peu en avant, comme toujours, faisant penser à un de ces chiens corniauds qui ont l’air de saucissons à pattes, mais qui tiennent mieux la piste du sanglier que les plus illustres chiens de meute.

Tout le monde aurait parié contre lui pour le rouquin. Maigret lui-même, quand il vit l’homme, profitant de ce que le quai était désert, s’élancer en avant, dit à son chauffeur d’accélérer. C’était inutile. Le plus étrange, c’est que Lucas n’avait pas l’air de courir. Il gardait son aspect convenable de bon petit bourgeois de Paris en promenade et continuait à se dandiner.

Quand l’inconnu entendit les pas sur ses talons, quand, en tournant à demi la tête, il aperçut Maigret dans le taxi qui arrivait à sa hauteur, il comprit qu’il ne servait à rien de s’essouffler ni d’attirer l’attention, et il reprit une allure plus normale.

Des milliers de gens, cette après-midi-là, devaient les croiser dans les rues et sur les places publiques, et, comme pour le petit Albert, personne ne se douta du drame qui se jouait.

Au pont d’Austerlitz, déjà, l’étranger – car, dans l’esprit de Maigret, l’homme était un étranger – avait un regard plus inquiet. Il continua par le quai Henri-IV. Il se préparait à quelque chose, cela se sentait à son attitude. Et, en effet, quand ils atteignirent le quartier Saint-Paul, le taxi suivant toujours, il s’élança à nouveau, mais, cette fois, dans le réseau de rues étroites qui s’étend entre la rue Saint-Antoine et les quais.

Maigret faillit le perdre, parce qu’un camion bouchait une des ruelles.

Des enfants qui jouaient sur les trottoirs regardaient les deux hommes qui couraient, et Maigret retrouvait enfin ceux-ci deux rues plus loin, Lucas à peine essoufflé, parfaitement correct dans son pardessus boutonné. Il avait même la présence d’esprit d’adresser un clin d’œil au commissaire, comme pour dire :

— Ne vous en faites pas !

Il ne savait pas encore que cette chasse-là, à laquelle Maigret assistait du siège d’une voiture, sans se fatiguer, allait durer des heures. Ni qu’elle deviendrait plus cruelle à mesure que le temps passerait

C’est à partir du coup de téléphone que l’homme commença à perdre son assurance. Il était entré dans un petit bar, rue Saint-Antoine. Lucas y avait pénétré derrière lui.

— Il va l’arrêter ? questionna le chauffeur, qui connaissait Maigret.

— Non.

— Pourquoi ?

Pour lui, en effet, un homme qu’on suit à la piste est un homme qu’on finira par arrêter. À quoi bon cette poursuite, cette cruauté inutile ? Il réagissait comme les non-initiés au passage d’une chasse à courre.

Sans s’occuper de l’inspecteur, l’étranger avait pris un jeton de téléphone et s’était enfermé dans la cabine. On voyait, à travers les vitres du bistrot, Lucas qui en profitait pour avaler un grand verre de bière, ce qui donna soif à Maigret.

La communication dura longtemps : près de cinq minutes. Deux ou trois fois, Lucas, inquiet, alla regarder par le judas de la cabine pour s’assurer qu’il n’était rien arrivé à son client.

Après, ils furent côte à côte devant le zinc, sans rien se dire, comme sans se connaître. La physionomie de l’homme s’était modifiée. Il regardait autour de lui avec une sorte d’égarement, semblait guetter un moment propice, mais sans doute avait-il compris qu’il n’y en aurait plus pour lui.

Il finit par payer, par sortir. Il se dirigea vers la Bastille, fit le tour presque complet de la place, s’engagea un moment sur le boulevard Richard-Lenoir, à trois minutes de chez Maigret, mais tourna, à droite, dans la rue de la Roquette.

Quelques minutes plus tard, il était perdu. Il ne connaissait pas le quartier, c’était visible. À deux ou trois reprises, encore, il eut des velléités de fuite, mais il y avait trop de monde dans les rues, ou bien il apercevait au prochain carrefour le képi d’un sergent de ville.

C’est alors qu’il se mit à boire. Il entrait dans les bars, non plus pour téléphoner, mais pour avaler d’un trait un verre de mauvais cognac, et Lucas avait pris le parti de ne plus le suivre à l’intérieur.

Dans un de ces bars, quelqu’un lui adressa la parole, et il le regarda sans répondre, en homme à qui on parle une langue inconnue.

Maigret comprit soudain pourquoi il avait tout de suite pensé à un étranger dès son entrée au Petit Albert. Ce n’était pas tant la coupe de son costume, les traits de son visage qui n’étaient pas français. C’était bien plus cette prudence d’un homme qui n’est pas chez lui, qui ne comprend pas, qui ne peut pas se faire entendre.

Il y avait du soleil dans les rues. Il faisait très doux. Du côté de Picpus, des concierges avaient placé une chaise devant leur seuil, comme dans une petite ville de province.

Que de détours avant d’atteindre le boulevard Voltaire, puis la place de la République, que l’homme reconnut enfin !

Il descendit dans le métro. Espérait-il encore semer Lucas ? En tout cas, il s’aperçut que sa ruse était inutile, car Maigret vit les deux hommes remonter par la sortie.

Rue Réaumur... Un détour encore... Rue de Turbigo... Puis, par la rue Chapon, la rue Beaubourg.

« C’est son quartier », pensait le commissaire.

Cela se sentait. On devinait aux regards de l’étranger qu’il reconnaissait les moindres boutiques. Il était chez lui. Peut-être habitait-il dans un des nombreux petits hôtels miteux ?

Il hésitait. Maintes fois, il s’arrêta au coin d’une rue. Quelque chose l’empêchait de faire ce qu’il avait envie de faire. Et ainsi il atteignait la rue de Rivoli, qui était comme la frontière de ce quartier pouilleux.

Il ne la franchit pas. Par la rue des Archives, il pénétrait à nouveau dans le ghetto, suivait un peu plus tard la rue des Rosiers.

— Il ne veut pas que nous connaissions son adresse.

Mais pourquoi, mais à qui avait-il téléphoné ? Avait-il demandé de l’aide à des complices ? Quelle aide pouvait-il en espérer ?

— Ce pauvre bougre me fait pitié, soupira le chauffeur. Vous êtes sûr que c’est un malfaiteur ?

Non ! Même pas ! Force était pourtant de le traquer. C’était la seule chance d’apprendre du nouveau sur la mort du petit Albert.

Il transpirait. Son nez coulait. De temps en temps, il tirait de sa poche un large mouchoir vert. Et il buvait encore et toujours, s’éloignait d’une sorte de noyau constitué par la rue du Roi-de-Sicile, la rue des Écouffes, la rue de la Verrerie, noyau autour duquel il tournait sans jamais y pénétrer.

Il s’écartait et, irrésistiblement attiré, revenait. Son pas, alors, devenait plus lent, hésitant. Il se retournait sur Lucas. Puis c’était l’auto qu’il cherchait des yeux, qu’il suivait d’un mauvais regard. Qui sait ? Si le taxi n’avait pas été sur ses talons, peut-être aurait-il tenté de se débarrasser de Lucas en l’attirant dans un coin pour lui faire son affaire.

À mesure que le crépuscule approchait, les rues devenaient plus animées. Il y avait beaucoup de flâneurs sur les trottoirs, dans les rues aux maisons basses et sombres. Les gens de ce quartier, dès que commence le printemps, vivent dehors. Les portes des boutiques, les fenêtres étaient ouvertes. Une odeur de crasse et de pauvreté prenait à la gorge, et parfois on voyait une femme lancer ses eaux sales à travers la rue.

Lucas devait être à bout, bien qu’il n’en laissât rien voir. Maigret pensait à saisir la première occasion propice pour le relayer. Il avait un peu honte de suivre en taxi, comme les invités qui suivent une chasse à courre en voiture.

Il y avait des carrefours où l’on était déjà passé quatre ou cinq fois. L’homme, alors, s’avisa d’une nouvelle ruse. Il entra dans le sombre passage d’une maison, et Lucas s’arrêta à la porte. Maigret lui fit signe de suivre.

— Attention ! lui cria-t-il de son siège.

Quelques instants plus tard, les deux hommes ressortaient. Il était évident que l’étranger était entré dans la première maison venue avec l’espoir de dérouter les policiers.

Il le fit encore deux fois. La seconde fois, Lucas le trouva assis tout en haut de l’escalier.

Un peu avant six heures, ils étaient à nouveau au coin de la rue du Roi-de-Sicile et de la rue Vieille-du-Temple, dans un décor de Cour des Miracles. L’étranger hésita une fois de plus. Puis il s’enfonça dans la rue, qui grouillait d’une foule misérable. On voyait les globes dépolis de plusieurs hôtels. Les boutiques étaient étroites, des couloirs aboutissaient à des cours mystérieuses.

Il n’alla pas loin. Il parcourut dix mètres environ, et un coup de feu claqua, tout sec, pas plus fort qu’un pneu qui éclate. Le mouvement de la rue, comme à cause de la force acquise, fut quelques instants avant de s’arrêter. On eût dit que le taxi stoppait de lui-même, étonné.

Puis il y eut le bruit d’une course. Lucas s’élançait en avant. Un second coup de feu éclata.

On ne pouvait rien voir, à cause des remous de la foule. Maigret ne savait pas si l’inspecteur était atteint. Il était descendu de voiture, s’était précipité vers l’inconnu.

Celui-ci était assis sur le trottoir. Il n’était pas mort. Il se soutenait d’une main, tenant sa poitrine de l’autre. Ses yeux bleus se tournaient vers le commissaire avec une expression de reproche.

Puis un voile passa. Une femme dit :

— Si ce n’est pas malheureux !

Le buste oscillait, tombait en biais sur le trottoir.

L’homme était mort.

***

Lucas revint bredouille, mais indemne. La seconde balle ne l’avait pas atteint. Le fuyard avait essayé d’en tirer une troisième, mais son arme avait dû s’enrayer.

C’est à peine si l’inspecteur l’avait entrevu et il disait :

— Je serai incapable de le reconnaître. Il me semble pourtant qu’il est brun.

La foule, sans en avoir l’air, avait aidé à la fuite de l’assassin. Comme par hasard. Lucas n’avait à aucun moment trouvé le passage libre devant lui.

Et maintenant on les entourait d’un cercle réprobateur, presque menaçant. Il ne leur fallait pas longtemps, dans le quartier, pour flairer la police en civil.

Un sergent de ville ne tarda pas à les rejoindre, écarta les curieux.

— L’ambulance municipale, grommela Maigret. Sifflez d’abord pour alerter deux ou trois de vos collègues.

Soucieux, il donna à voix basse des instructions à Lucas, qu’il laissa sur les lieux avec les agents. Puis il regarda encore le mort. Il avait envie de fouiller ses poches tout de suite, mais une étrange pudeur l’empêcha de le faire en présence de curieux. C’était un geste trop précis, trop professionnel qui prendrait ici les allures d’une profanation, voire d’une provocation.

— Fais attention, recommanda le commissaire à voix basse. Il y en a sûrement d’autres.

Il n’était qu’à deux pas du quai des Orfèvres, où le taxi le déposa. Il monta rapidement vers le bureau du chef, frappa sans se faire annoncer.

— Un nouveau mort, dit-il. Celui-ci a été tiré sous nos yeux, comme un lapin, en pleine rue.

— Il est identifié ?

— Lucas sera ici dans quelques minutes, dès que le corps aura été emporté. Je peux disposer d’une vingtaine d’hommes ? Ils y a tout un quartier à mettre en état de siège.

— Quel quartier ?

— Roi-de-Sicile.

Et le directeur de la P. J., lui aussi, fit la grimace. Maigret gagna le bureau des inspecteurs, en choisit quelques-uns et leur donna ses instructions.

Puis il alla trouver le commissaire qui dirigeait la brigade des mœurs.

— Vous pourriez me prêter un inspecteur qui connaisse à fond la rue du Roi-de-Sicile, la rue des Rosiers et le quartier environnant ? Il doit y avoir par là un bon nombre de filles publiques.

— Trop.

— D’ici une demi-heure, on lui remettra une photographie.

— Encore un macchabée ?

— Malheureusement. Mais son visage n’est pas abîmé.

— Compris.

— Ils doivent être plusieurs à nicher dans les environs. Attention, car ils tuent.

Il descendit ensuite aux garnis, où il demanda à peu près le même service à son collègue.

Il était important de faire vite. Ils s’assura que les inspecteurs étaient partis pour prendre leur faction autour du quartier. Puis il téléphona à l’Institut médico-légal.

— Les photos ?

— Vous pouvez les envoyer chercher dans quelques minutes. Le corps est arrivé. On y travaille.

Il lui semblait qu’il oubliait quelque chose. Ils restait là, prêt à sortir, à se gratter le menton, et soudain l’image du juge Coméliau lui vint à l’esprit. Heureusement !

— Allô !... Bonsoir, monsieur le juge... Ici, Maigret.

— Alors, monsieur le commissaire, votre patron de petit café ?

— C’est bien un patron de petit café, monsieur le juge.

— Identifié ?

— Tout ce qu’il y a de plus identifié.

— L’enquête avance ?

— Nous avons déjà un mort.

Il croyait voir le magistrat sursauter au bout du fil.

— Vous dites ?

— Nous avons un nouveau mort. Mais, cette fois, il appartient au clan opposé.

— Vous voulez dire que c’est la police qui l’a tué ?

— Non. Ces messieurs s’en sont chargés.

— De quels messieurs parlez-vous ?

— Des complices probablement.

— Ils sont arrêtés ?

— Pas encore.

Il baissa la voix.

— Je crains, monsieur le juge, que ce soit long et difficile. C’est une très, très vilaine affaire. Ils tuent, vous comprenez ?

— Je suppose que, s’ils n’avaient pas tué, il n’y aurait pas d’affaire du tout ?

— Vous ne me comprenez pas. Ils tuent, froidement, pour se défendre. C’est assez rare, vous le savez, en dépit de ce que croit le public. Ils n’hésitent pas à abattre un des leurs.

— Pourquoi ?

— Probablement parce qu’il était brûlé et qu’il risquait de faire découvrir le gîte. Mauvais quartier aussi, un des plus mauvais de Paris. Un ramassis d’étrangers sans papiers, ou avec des papiers truqués.

— Qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Je suivrai la routine, parce que j’y suis obligé, parce que ma responsabilité est en jeu. Une rafle cette nuit. Cela ne donnera rien.

— J’espère, en tout cas, que cela ne nous vaudra pas de nouvelles victimes.

— Je l’espère aussi.

— Vers quelle heure comptez-vous y procéder ?

— Comme d’habitude, vers deux heures du matin.

— J’ai un bridge, ce soir. Je le prolongerai aussi tard que possible. Téléphonez-moi aussitôt après la rafle.

— Bien, monsieur le juge.

— Quand m’enverrez-vous votre rapport ?

— Dès que j’en aurai le temps. Probablement pas avant demain soir.

— Votre bronchite ?

— Quelle bronchite ?

Il l’avait oubliée. Lucas entrait dans le bureau, tenant une carte rouge à la main. Maigret savait déjà ce que c’était. C’était une carte syndicale, au nom de Victor Poliensky, de nationalité tchèque, manœuvre aux usines Citroën.

— Quelle adresse, Lucas ?

— 132, quai de Javel.

— Attends donc. Cette adresse ne m’est pas inconnue. Cela doit être un meublé malpropre au coin du quai et de je ne sais plus quelle rue. Nous y avons fait une descente il y a environ deux ans. Assure-toi qu’ils ont le téléphone.

C’était là-bas, le long de la Seine, près de la masse sombre des usines, un meublé miteux bourré d’étrangers fraîchement débarqués qui couchaient souvent à trois ou quatre dans une chambre, en dépit des règlements de police. Le plus surprenant, c’est que la maison était dirigée par une femme et que celle-ci parvenait à tenir tête à tout son monde. Elle leur faisait même à manger.

— Allô ! le 132, quai de Javel ?

Une voix de femme enrouée.

— Poliensky est-il chez vous en ce moment ?

Elle se taisait, prenant son temps avant de répondre.

— Je parle de Victor...

— Eh bien ?

— Est-il chez vous ?

— Cela vous regarde ?

— Je suis un de ses amis.

— Vous êtes un flic, oui.

— Mettons que ce soit la police. Poliensky habite-t-il toujours chez vous ? Inutile d’ajouter que vos déclarations sont vérifiées.

— On connaît vos manières.

— Alors.

— Il y a plus de six mois qu’il n’est plus ici.

— Où travaillait-il ?

— Citroën.

— Il y avait longtemps qu’il était en France ?

— Je n’en sais rien.

— Il parlait français ?

— Non.

— Il est resté longtemps chez vous ?

— Environ trois mois.

— Il avait des amis ? Il recevait des visites ?

— Non.

— Ses papiers étaient en règle ?

— Probablement, puisque votre brigade des garnis ne m’a rien dit.

— Encore une question. Il prenait ses repas chez vous ?

— Le plus souvent.

— Il fréquentait les femmes ?

— Dites donc, espèce de cochon, est-ce que vous croyez que je m’occupe de ces histoires-là ?

Il raccrocha, s’adressa à Lucas :

— Téléphone au service des étrangers.

La Préfecture de police n’avait pas de trace de l’homme dans ses dossiers. Autrement dit, le Tchèque était entré en fraude, comme tant d’autres, comme des milliers et des milliers qui hantent les quartiers louches de Paris. Sans doute, comme la plupart d’entre eux, s’était-il fait faire une fausse carte d’identité. Certaines officines, aux environs du faubourg Saint-Antoine, justement, les fabriquent en série, à prix fixe.

— Demande Citroën !

Les photographies du mort arrivaient, et il les distribuait aux inspecteurs des mœurs et des garnis.

Il montait lui-même aux sommiers avec les empreintes digitales.

Aucune fiche ne correspondait.

— Moers n’est pas ici ? questionna-t-il en entrouvrant la porte du laboratoire.

Moers n’aurait pas dû s’y trouver, car il avait travaillé toute la nuit et toute la journée. Mais il avait besoin de peu de sommeil. Il n’avait pas de famille, pas de liaison connue, pas d’autre passion que son laboratoire.

— Je suis ici, patron.

— Encore un mort pour toi. Passe d’abord par mon bureau.

Ils y descendirent ensemble. Lucas avait eu la comptabilité de Citroën à l’appareil.

— La vieille n’a pas menti. Il a travaillé aux usines comme manœuvre pendant trois mois. Il y a près de six mois qu’il n’est plus inscrit sur les feuilles de paye.

— Bon ouvrier ?

— Peu d’absences. Mais ils en ont tellement qu’ils ne les connaissent pas individuellement. J’ai demandé si, en voyant demain le contremaître sous lequel il a travaillé, on aurait des renseignements plus détaillés. C’est impossible. Pour les spécialistes, oui. Les manœuvres, qui sont presque tous étrangers, vont et viennent, et on ne les connaît pas. Il y en a toujours quelques centaines qui attendent de l’embauche devant les grilles. Ils travaillent trois jours, trois semaines ou trois mois, et on ne les revoit plus. On les change d’atelier selon les besoins.

— Les poches ?

Sur le bureau, il y avait un portefeuille usé, dont le cuir avait dû être vert et qui, outre la carte syndicale, contenait une photographie de jeune fille. C’était un visage rond, très frais, au front couronné de lourdes tresses. Une Tchèque, sans doute, de la campagne.

Deux billets de mille francs et trois billets de cent francs.

— C’est beaucoup, grogna Maigret.

Un long couteau à cran d’arrêt, à la lame effilée, au tranchant affûté comme un rasoir.

— Tu ne crois pas, Moers, que ce couteau aurait fort bien pu tuer le petit Albert ?

— Possible, patron.

Le mouchoir, verdâtre, lui aussi. Victor Poliensky devait aimer le vert.

— Pour toi ! Ce n’est pas ragoûtant, mais on ne sait jamais ce que donneront tes analyses.

Un paquet de cigarettes caporal et un briquet de marque allemande. De la menue monnaie. Pas de clef.

— Tu es sûr, Lucas, qu’il n’y avait pas de clef ?

— J’en suis certain, patron.

— On l’a déshabillé ?

— Pas encore. On attend Moers.

— Vas-y, vieux ! Cette fois-ci, je n’ai pas le temps de t’accompagner. Tu devras encore passer une partie de la nuit et tu seras crevé.

— Je peux fort bien tenir le coup deux nuits de suite. Ce ne sera pas la première fois.

Maigret demanda le Petit Albert au bout du fil.

— Rien de nouveau, Émile ?

— Rien, patron. Ça boulotte.

— Beaucoup de monde ?

— Moins que ce matin. Quelques-uns pour l’apéritif, mais il n’y a presque personne pour le dîner.

— Ta femme s’amuse toujours à jouer à la bistrote ?

— Elle est ravie. Elle a nettoyé la chambre à fond, changé les draps, et nous y serons très bien. Votre rouquin ?

— Mort.

— Hein ?

— Un de ses petits camarades a préféré l’abattre d’une balle alors qu’il avait envie de rentrer chez lui.

Encore un coup d’œil dans le bureau des inspecteurs. Il fallait penser à tout.

— La Citroën jaune ?

— Rien de nouveau. Pourtant, des gens nous la signalent dans le quartier Barbès-Rochechouart.

— Pas si bête ! Il faut suivre cette piste-là. Pour des raisons géographiques, une fois encore.

Le quartier Barbès touche à celui de la gare du Nord. Et Albert avait travaillé longtemps comme garçon dans une brasserie de ce quartier.

— Tu as faim, Lucas ? demanda le commissaire.

— Pas spécialement. Je peux attendre.

— Ta femme ?

— Je n’ai qu’à lui téléphoner.

— Bon. Je téléphone à la mienne aussi et je te garde.

Il était un peu fatigué quand même et il aimait autant ne pas travailler seul, surtout que la nuit promettait d’être éreintante.

Ils s’arrêtèrent tous les deux à la Brasserie Dauphine pour l’apéritif, et c’était toujours un étonnement assez naïf, quand ils étaient ainsi plongés dans une enquête, de voir que la vie continuait normalement autour d’eux, que les gens s’occupaient de leurs petites affaires, plaisantaient. Qu’est-ce que cela pouvait leur faire qu’un Tchèque eût été abattu sur le trottoir de la rue du Roi-de-Sicile ? Quelques lignes dans les journaux.

Puis, un beau jour, ils apprendraient de même qu’on avait arrêté l’assassin.

Personne non plus, sauf les initiés, ne savait qu’une rafle se préparait pour la nuit dans un des quartiers les plus denses et les plus inquiétants de Paris. Remarquait-on les inspecteurs postés à tous les coins de rue, l’air aussi indifférent que possible ?

Quelques filles, peut-être, tapies dans des encoignures d’où elles sortaient de temps en temps pour agripper le bras d’un passant, sourcillaient en reconnaissant la silhouette caractéristique d’un agent des mœurs. Celles-là s’attendaient à aller passer une partie de la nuit au dépôt. Elles en avaient l’habitude. Cela leur arrivait au moins une fois par mois. Si elles n’étaient pas malades, on les relâcherait vers dix heures du matin. Et après ?

Les tenanciers de meublés n’aiment pas non plus qu’on vienne à une heure inhabituelle relever leur registre. Oh ! ils étaient en règle. Ils étaient toujours en règle.

On leur mettait une photographie sous le nez. Ils faisaient semblant de la regarder attentivement, allaient parfois chercher leurs lunettes.

— Vous connaissez ce type-là ?

— Jamais vu.

— Vous avez des Tchèques chez vous ?

— J’ai des Polonais, des Italiens, un Arménien, mais pas de Tchèques.

— Ça va.

La routine. Un des inspecteurs, là-haut, à Barbès, qui, lui, ne s’occupait que de la voiture jaune, interrogeait les garagistes, les mécaniciens, les sergents de ville, les commerçants, les concierges.

La routine.

Chevrier et sa femme jouaient aux tenanciers de bar, quai de Charenton, et, tout à l’heure, après avoir accroché les volets, deviseraient devant le gros poêle avant d’aller se coucher paisiblement dans le lit du petit Albert et de la Nine aux yeux croches.

Encore une qu’il faudrait retrouver. On ne la connaissait pas aux mœurs. Qu’est-ce qu’elle pouvait être devenue ? Savait-elle que son mari était mort ? Si elle le savait, pourquoi n’était-elle pas venue reconnaître le corps quand on avait publié la photographie dans les journaux ? Les autres avaient pu ne pas la reconnaître. Mais elle ?

Fallait-il croire que les assassins l’avaient emmenée ? Elle ne se trouvait pas dans l’auto jaune alors que celle-ci déposait le cadavre place de la Concorde.

— Je parie, dit Maigret qui suivait son idée, que nous la retrouverons un jour à la campagne.

C’est inouï le nombre de gens qui, quand il y a du vilain, éprouvent le besoin d’aller respirer l’air de la campagne, le plus souvent dans une auberge bien tranquille, où la table est bonne et le vin clairet.

— On prend un taxi ?

Cela ferait encore des histoires avec le caissier, qui mettait une obstination désagréable à éplucher les notes de frais et qui s’écriait volontiers :

— Est-ce que je me promène en taxi, moi ?

Ils en arrêtèrent un plutôt que d’aller attendre l’autobus de l’autre côté du Pont-Neuf.

— Au Cadran, rue de Maubeuge.

Une belle brasserie, comme Maigret les aimait, pas encore modernisée, avec sa classique ceinture de glaces sur les murs, sa banquette de molesquine rouge sombre, ses tables de marbre blanc et, par-ci par-là, une boule de nickel pour les torchons. Cela sentait bon la bière et la choucroute. Il y avait seulement un peu trop de monde, des gens trop pressés, chargés de bagages, qui buvaient ou mangeaient trop vite, appelaient les garçons avec impatience, le regard fixé sur la grosse horloge lumineuse de la gare.

Le patron aussi, qui se tenait près de la caisse, digne et attentif à tout ce qui se passait, était dans la tradition, petit, grassouillet, le crâne chauve, le complet ample et les souliers fins sans un grain de poussière.

— Deux choucroutes, deux demis et le patron, s’il vous plaît.

— Vous voulez parler à M. Jean ?

— Oui.

Un ancien garçon ou un ancien maître d’hôtel qui avait fini par se mettre à son compte ?

— Messieurs...

— Je voudrais un renseignement, monsieur Jean. Vous avez eu ici un garçon nommé Albert Rochain, qu’on appelait, je crois le Petit Albert.

— J’en ai entendu parler.

— Vous ne l’avez pas connu ?

— Il y a seulement trois ans que j’ai racheté le fonds. La caissière, à ce moment-là, avait connu Albert.

— Vous voulez dire qu’elle n’est plus ici ?

— Elle est morte l’année dernière. Elle a vécu pendant plus de quarante ans à cette place.

Il désignait la caisse en bois verni derrière laquelle trônait une personne blonde d’une trentaine d’années.

— Et les garçons ?

— Il y en avait un vieux aussi, Ernest, mais, depuis, il a pris sa retraite ; et il est retourné dans son pays, quelque part en Dordogne, si je ne me trompe.

Le patron restait debout devant les deux hommes qui mangeaient leur choucroute, mais il ne perdait rien de ce qui se passait autour de lui.

— Jules !... Le 24...

Il souriait de loin à un client qui sortait.

— François ! Les bagages de Madame...

— L’ancien propriétaire vit-il encore ?

— Il se porte mieux que vous et moi.

— Vous savez où je pourrais le rencontrer ?

— Chez lui, bien entendu. Il vient me voir de temps en temps. Il s’ennuie, parle de se remettre dans le commerce.

— Voulez-vous me donner son adresse ?

— Police ? questionna simplement le patron.

— Commissaire Maigret.

— Pardon ! J’ignore son numéro, mais je peux vous renseigner, car il m’a invité deux ou trois fois à déjeuner. Vous connaissez Joinville ? Vous voyez l’île d’Amour, un peu plus loin que le pont ? Il n’habite pas dans l’île, mais une villa située juste en face de la pointe. Il y a un garage à bateaux devant. Vous la reconnaîtrez facilement.

Il était huit heures et demie quand le taxi s’arrêta en face de la villa. On lisait sur une plaque de marbre blanc, en lettres moulées : Le Nid, et on voyait un oiseau des îles, ou ce qui voulait être un oiseau des îles, se poser au bord d’un nid.

— Il a dû se fatiguer pour trouver ça ! remarqua Maigret en sonnant.

L’ancien patron du Cadran en effet, s’appelait Loiseau, Désiré Loiseau.

— Tu verras qu’il est du Nord et qu’il va nous offrir un vieux genièvre.

Cela ne rata pas. Ils virent d’abord une petite femme boulotte, toute blonde, toute rose, qu’il fallait regarder de près avant de distinguer les fines rides sous l’épaisse couche de poudre.

— Monsieur Loiseau !... appela-t-elle. Quelqu’un pour vous !...

C’était Mme Loiseau, pourtant. Elle les fit entrer dans le salon qui sentait le vernis.

Loiseau était gras aussi, mais grand et large, plus grand et plus large que Maigret, ce qui ne l’empêchait pas de se mouvoir avec une légèreté de danseur.

— Asseyez-vous, monsieur le commissaire. Vous aussi, monsieur ?...

— L’inspecteur Lucas.

— Tiens ! J’ai connu quelqu’un, à l’école, qui s’appelait Lucas aussi. Vous n’êtes pas Belge, inspecteur ? Moi, je le suis. Cela s’entend, n’est-ce pas ? Mais si ! Je n’en suis pas honteux, allez ! Il n’y a pas de déshonneur. Bobonne, tu nous serviras à boire...

Et ce fut le petit verre de genièvre.

— Albert ? Je crois bien que je m’en souviens. Un garçon du Nord. Je crois d’ailleurs que sa mère était Belge aussi. Je l’ai bien regretté. Voyez-vous, ce qui compte le plus, dans notre commerce, c’est la gaieté. Les gens qui vont au café aiment voir des visages souriants. Je me souviens d’un garçon, par exemple, un bien brave homme et qui avait je ne sais combien d’enfants, qui se penchait sur les clients commandant un soda, ou un quart de Vichy, ou n’importe quoi de non alcoolisé, pour leur souffler confidentiellement :

« Vous avez un ulcère aussi ?» Il vivait avec son ulcère. Il ne parlait que de son ulcère, et j’ai dû me débarrasser de lui parce que les gens changeaient de place quand ils le voyaient s’approcher de leur table.

« Albert, c’était le contraire. Un rigoleur. Il fredonnait. Il portait son chapeau avec l’air de jongler, de s’amuser, il avait une façon à lui de lancer : « Beau temps, aujourd’hui ! »

— Il vous a quitté pour se mettre à son compte ?

— Quelque part du côté de Charenton, oui.

— Il avait fait un héritage ?

— Je ne crois pas. Il m’en a parlé. Je crois seulement qu’il s’est marié.

— Au moment de vous quitter ?

— Oui. Un peu avant.

— Vous n’avez pas été invité au mariage ?

— Je l’aurais sûrement été si cela s’était passé à Paris, car, chez moi, les employés étaient comme de la famille. Mais ils sont allés faire ça en province, je ne sais plus où.

— Vous ne pouvez pas vous souvenir ?

— Non. Je vous avoue que, pour moi, tout ce qui est en dessous de la Loire, c’est le Midi.

— Vous n’avez pas connu sa femme ?

— Il est venu me la présenter un jour. Une brune, pas très jolie...

— Elle louchait ?

— Elle avait les yeux un peu de travers, oui. Mais cela n’était pas déplaisant. Il y a des gens chez qui ça choque, d’autres à qui cela ne va pas trop mal.

— Vous ne connaissiez pas son nom de jeune fille ?

— Non. Je crois me souvenir que c’était une parente, une cousine, ou quelque chose comme cela. Ils se connaissaient depuis toujours. Albert disait : « Puisqu’il faut bien finir par là un jour ou l’autre autant que ce soit avec quelqu’un qu’on connaît. » Il ne pouvait pas se passer de plaisanter. Il paraît qu’il n’avait pas son pareil pour la chansonnette, et des clients m’ont dit sérieusement qu’il pourrait gagner sa vie dans les music-halls.

« Encore un petit verre ? Vous voyez, ici, c’est calme, trop calme même, et il se pourrait qu’un jour ou l’autre je reprenne le métier. Malheureusement, on ne trouve plus beaucoup d’employés comme Albert. Vous le connaissez ? Son affaire marche ? »

Maigret préféra ne pas leur apprendre qu’Albert était mort, car il prévoyait une bonne heure de lamentations et de soupirs.

— Vous lui connaissiez des amis intimes ?

— Il était l’ami de tout le monde.

— Personne ne venait, par exemple, le chercher après son travail ?

— Non. Il fréquentait les hippodromes. Il s’arrangeait pour être libre assez souvent l’après-midi. Mais il n’était pas imprudent. Il n’a jamais essayé de m’emprunter de l’argent. Il jouait selon ses moyens. Si vous le voyez, dites-lui de ma part que...

Et Mme Loiseau, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis l’arrivée de son mari, souriait toujours, du sourire d’une figure de cire à la vitrine d’un coiffeur.

Encore un petit verre ? Oui. Surtout que le genièvre était bon. Puis en route pour la rafle dans une rue où on ne leur sourirait plus.

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