TONINO BENACQUISTA Malavita encore

En pensant à Claire et à Florence.

Et aussi à Westlake, le Don de tous les « Don ».

1

L’écrivain américain Frederick Wayne n’avait jamais été un grand spécialiste du malheur. Il n’en avait connu qu’un seul, bien réel, mais dans une autre vie.

Ce matin-là, au comptoir d’un bistrot, il surprit la conversation de deux dames qui sirotaient leur grand crème en revenant du marché. L’une d’elles se plaignait que son mari « allait voir ailleurs ». Elle en avait la preuve et elle en souffrait. Toujours curieux de nouvelles tournures, Fred tenta de traduire cet aller voir ailleurs en anglais sans y voir d’équivalent, changea l’ordre des mots, puis se concentra sur cet ailleurs dont il pressentait la part d’ombre et de malaise. Depuis, la dame avait constaté comme un rapprochement, difficile à expliquer mais réel : son mari était de nouveau attentif à elle ; il était bien le type dont elle était tombée amoureuse dix-sept ans plus tôt. De s’en rendre compte dans ces circonstances-là lui fendait le cœur. « À quelque chose malheur est bon », conclut la copine pour tenir son rôle.

Dans la douceur de cette fin janvier, Fred remonta vers le petit village de Mazenc où, au flanc d’une colline, sa villa dominait les vergers et les lavandes de la Drôme provençale. Il posa ses courses sur la table de la cuisine et, de peur d’oublier, nota sur le bloc-notes mural :

« À quelque chose malheur est bon = A blessing in disguise ».

Déçu de n’avoir pas trouvé mieux, il s’en prit au proverbe lui-même et chercha à contredire tant de sagesse populaire. À part l’expérience qui en découlait, à quoi malheur était-il bon ? Fallait-il se réjouir pour cette femme qui allait donner un nouveau départ à son couple, ou la plaindre d’avoir un mari assez bête pour se faire prendre ? ou, pire encore, pour revenir vers elle un soir, la queue entre les jambes, et tout avouer ? Le grand mépris de Fred pour la repentance s’exprimait une fois de plus. Si naguère il avait trompé Maggie, sa femme, il avait eu la décence de le garder pour lui et de prendre assez de précautions pour lui éviter de souffrir. Et même quand elle avait eu la preuve de son adultère, il était parvenu à lui faire croire à une histoire aussi extravagante que les romans qu’il écrivait aujourd’hui.

En fait de romans, il s’agissait plutôt de Mémoires à peine transposés. Avant de songer à se confronter à la page blanche, Fred avait entendu dire que les écrivains américains avaient vécu avant d’écrire ; ils n’étaient pas nés dans des familles lettrées et se gorgeaient d’expériences avant de se lancer dans de grandes fresques qui retraçaient à la fois leur propre histoire et celle de leur pays. Chasseurs, détectives privés, pilotes, boxeurs ou reporters de guerre, ils décidaient un jour que leur parcours méritait d’être raconté. De fait, Frederick Wayne s’inscrivait en plein dans ce processus qui lui donnait une légitimité d’auteur. Car Fred ne s’était pas toujours appelé Frederick Wayne. Cinquante ans plus tôt, dans l’État du New Jersey, il avait vu le jour sous le nom de Giovanni Manzoni, fils de César Manzoni et d’Amelia Fiore, eux-mêmes enfants d’immigrés siciliens. Ils avaient prospéré dans une tradition familiale qui avait marqué du sceau de l’infamie l’âge d’or des États-Unis d’Amérique. Giovanni Manzoni était un héritier direct et légitime de la Cosa Nostra, appelée aussi Onorata società ou Malavita, mais dont le nom le plus courant rebutait les hommes de l’art en personne : la Mafia.

Dès lors, l’idée même de malheur, dans l’esprit du jeune Manzoni, c’était avant tout le malheur des autres. Et le malheur des autres n’était bon qu’à une chose : le profit. Tout gosse, il avait gravi les étapes classiques d’un wiseguy, un affranchi. Il avait organisé sa première bande à onze ans, gagné ses premiers dollars à douze, connu sa première arrestation à quatorze et purgé sa première peine de prison dès l’âge légal — ces trois mois-là demeuraient un excellent souvenir, le contraire du malheur. Puis, après avoir fait ses classes dans l’extorsion de fonds, l’élimination de témoins gênants, l’intimidation de la concurrence, le prêt usuraire, le commerce du vice et le braquage à main armée, on l’avait nommé capo, chef de clan.

Doué comme il l’était, il aurait pu devenir le seigneur absolu de l’empire mafieux, le capo di tutti capi, si un événement traumatisant ne l’avait forcé à une totale remise en question. À la suite d’une guerre entre deux gangs du New Jersey, le FBI l’avait mis devant un choix : trahir ses frères d’armes ou vieillir derrière des barreaux.

Le Witsec, le Witness Protection Program, un programme de protection des témoins, lui garantissait une nouvelle identité et un nouveau départ. Sa femme, soulagée, y avait vu une chance unique de donner à leurs gosses — une fille prénommée Belle, alors âgée de neuf ans, et un fils, Warren, de six — une enfance décente et un avenir hors du crime organisé. En témoignant, Manzoni avait fait tomber trois parrains de LCN[1], et cinq ou six de leurs équipiers directs, lieutenants et porte-flingues. Pour réduire leur peine, quelques-uns avaient balancé d’autres membres de la confrérie, et cette réaction en chaîne avait placé sous les verrous un total de cinquante et un individus.

Afin d’éviter les représailles des familles mafieuses qui avaient mis sa tête à prix pour la somme record de 20 000 000 $, Giovanni, sous haute protection du FBI, avait été relogé de nombreuses fois à travers les États-Unis, avant d’être exilé en France où, depuis une dizaine d’années, il s’était fait oublier. Aujourd’hui, son dispositif de surveillance se réduisait à un seul agent, qui veillait sur sa personne physique et contrôlait ses communications. Avec le célèbre Henry Hill, protégé par le FBI depuis 1978, ou encore le redoutable Fat Willy, Manzoni était l’un des repentis les plus célèbres du monde.

Fort de son passé, il perpétuait donc la tradition de l’aventurier américain qui, à l’age mûr, se doit de raconter ses exploits. Certains soirs de grande paix intérieure, il s’autorisait à penser que le destin l’avait fait naître dans une famille de gangsters à seule fin de devenir, plus tard, un auteur. Alors oui, dans son cas, il était bien forcé de souscrire à la sagesse populaire : à quelque chose malheur est bon. Il avait publié Du sang et des dollars puis L’empire de la nuit, signés du pseudonyme de Laszlo Pryor, faute de pouvoir signer Fred Wayne et encore moins Giovanni Manzoni.

Juste après le déjeuner, il s’installa à sa table de travail et commença un chapitre de son troisième ouvrage par une anecdote sur un de ses maîtres à penser, Alfonso Capone. Revenir sur l’enseignement des anciens lui paraissait essentiel.

Capone gardait toujours au fond de sa poche une poignée de macaronis crus. Quand une négociation se passait mal, il faisait craquer les pâtes entre ses doigts, ce que son interlocuteur identifiait comme le bruit de ses vertèbres broyées s’il refusait d’obtempérer.

*

Quand elle avait enterré sa vie de femme de gangster, Maggie avait cherché à se racheter aux yeux de Dieu en se mettant au service des plus démunis. Elle avait tout exploré, les organisations caritatives, les associations de quartier, les comités de soutien, et il s’en était fallu de peu qu’elle ne s’engageât dans une ONG qui luttait contre la famine à travers le monde. Maggie avait poussé le don de soi jusqu’au sacerdoce et s’imaginait un jour absoute d’avoir été Livia Manzoni, une first lady du crime organisé. Aux yeux des autres bénévoles, qui la traitaient de sainte, le cœur qu’elle mettait à l’ouvrage allait vite s’épuiser. Elle-même dut se rendre à l’évidence : la main qu’elle tendait vers le déshérité réclamait plus qu’elle ne donnait.

Son mari avait réussi avec une cruelle ironie à s’imaginer un avenir en puisant dans l’horreur de son passé. Chaque matin, il disparaissait dans une pièce vide qu’il appelait son bureau pour travailler à ce qu’il appelait son roman. Elle méprisait son travail d’écriture, qu’elle trouvait encore plus pitoyable que ses activités de mafieux, et pourtant, sans se l’avouer, elle l’enviait de croire à cette toute nouvelle vocation et de s’être donné les moyens de la vivre, lui, pas plus futé que la moyenne.

Selon elle, tout individu sur terre possédait un talent dont il devait faire profiter le plus grand nombre. Chez certains il s’imposait de lui-même, et les plus déterminés en vivaient, mais pour la majorité la réelle difficulté consistait à le découvrir en cours de route. S’agissait-il d’une passion toujours évoquée mais jamais accomplie ? D’un vieux rêve abandonné en chemin ? D’un don immense qui attendait l’âge mûr pour se révéler ? D’un hobby qu’on avait tort de ne pas prendre au sérieux ? D’un savoir-faire dont seul l’entourage bénéficiait ?

Maggie ne se sentait pas une âme d’artiste et se voyait plutôt comme une simple ouvrière qui, à force de patience et de travail, touchait à l’excellence. Après avoir déserté ses œuvres caritatives, elle avait cherché ce fameux geste dans son quotidien, dans ses quelques loisirs, et même dans ses tâches ménagères. Jusqu’à ce déjeuner du dimanche où elle avait eu la révélation.

Pour remercier un couple de voisins d’un service rendu, Maggie n’avait pas ménagé sa peine. Le plat principal allait être servi, et sa petite famille n’avait pu s’empêcher de faire des effets d’annonce. Fred avait prétendu avoir épousé Maggie pour son corps mais être resté avec elle pour ses melanzane alla parmiggiana. Belle avait prévenu d’un Vous allez voir, c’est une damnation, ce truc, et Warren, que rien n’ennuyait plus que les conversations de voisinage, s’était présenté à table juste au moment des aubergines. Les invités, sommés de trouver le plat divin, s’étaient pourtant laissés prendre par un tourbillon de saveurs inconnues, tout en contraste, où le fruité, le piqué et le moelleux composaient une délicate alchimie.

— Maggie, non seulement ce plat est ce que j’ai mangé de meilleur de toute ma vie, dit le mari, mais c’est aussi le meilleur que je mangerai jamais.

— Ne dites pas ça devant votre femme, Étienne.

— Je suis entièrement d’accord avec lui, ajouta celle-ci. Mon père était cuisinier chez Lepage, à Lyon. J’aurais aimé qu’il soit encore des nôtres pour pouvoir goûter à vos aubergines.

Maggie savait combien ses melanzane alla parmiggiana avaient déclenché de passions à travers les époques, combien de mafieux auraient craché dans la pasta de leur mamma pour une portion de ses aubergines. Beccegato en personne, le restaurateur des clans Manzoni, Polsinelli et Gallone, avait retiré sa parmiggiana de la carte après avoir goûté celle de Maggie. Il s’était prosterné pour connaître son secret, mais il n’y en avait pas, tous les ingrédients étaient connus, la recette aussi ; seul le tour de main de la cuisinière savait créer ce délicieux chaos du palais. Maggie n’était pourtant pas meilleure cuisinière qu’une autre, elle n’explorait pas les livres de recettes, improvisait rarement, et goûtait assez peu l’art d’accommoder les restes. Elle se contentait de maîtriser les deux ou trois plats que les siens lui réclamaient sans jamais se lasser, ce qui avait forgé au fil des années sa virtuosité exceptionnelle.

Pourquoi chercher plus loin que l’évidence, pourquoi espérer mieux que la perfection ? Elle n’aurait pas la destinée d’une sainte, pas plus qu’elle ne se voyait vieillir en dame patronnesse, alors pourquoi se priver de l’idée folle d’exprimer son seul talent dans un lieu où le partager avec des inconnus ? À cinquante ans passés, allait-elle se résoudre à vivre en deçà d’elle-même, à nier son désir de bien faire, à freiner son énergie capable de soulever des montagnes, et à oublier l’idée d’épater Dieu pour s’attirer ses bonnes grâces ?

*

Les contes de fées n’existent pas, même pour les fées. Combien de fois les parents de Belle le lui avaient-ils répété. Une manière de lui dire que malgré son corps de rêve, malgré son visage d’ange, la vie ne l’épargnerait pas plus qu’une autre et peut-être moins.

Belle, elle l’était depuis toujours. Avant leur exil, dans la maison de Newark, voisins et amis admettaient que, même comparée à leur propre fille, celle des Manzoni avait la grâce d’une madone. « Faites-lui faire des publicités ! Des concours de mini miss ! »

Belle n’avait pas même eu le temps de subir de telles épreuves : son enfance de princesse avait été bouleversée par le témoignage de son père au « Procès des cinq familles ». Les Manzoni avaient été mis en quarantaine, condamnés à la clandestinité et à la fuite permanente. Belle avait dû attendre son arrivée en France pour se montrer à nouveau au grand jour et retrouver son éclat. Par chance, elle avait gardé intactes sa fraîcheur et sa spontanéité, elle était restée curieuse des autres et n’en voulait pas à son père du chemin de croix qu’il leur avait imposé.

Désormais, elle avait quitté le programme Witsec, pris son indépendance et commencé sa vie de jeune femme comme les autres. Mais qu’elle le veuille ou non, Belle n’était pas comme les autres. Elle vivait à Paris, dans un petit meublé de la rue d’Assas, dont elle ne partirait pas tant qu’elle n’aurait pas terminé ses études de psycho. « Pourquoi psycho ? » lui avait demandé sa mère, qui n’avait pas volé la réponse : « Compte tenu des variétés très particulières de stress et de perturbations nerveuses que j’ai vécues depuis l’enfance, je me suis dit qu’une phase théorique m’aiderait à étayer une base pratique déjà solide. » Belle n’acceptait aucune aide de ses parents et avait, dans un premier temps, refusé de gagner le moindre sou grâce à son physique. Pourtant, après divers jobs de serveuse mal payés, lassée de se faire draguer par deux clients sur trois, elle avait dû revenir sur ses beaux principes. Pendant qu’elle jouait les hôtesses d’accueil lors d’un congrès médical, une collègue lui avait assuré qu’en une séance de pose pour une affiche publicitaire, elle pourrait gagner l’équivalent d’un temps plein au Salon de l’auto.

Le FBI ne vit aucun inconvénient à ce que Belle joue les mannequins à condition que son visage n’apparaisse jamais sur une quelconque publication. Dans une agence spécialisée, on lui expliqua qu’elle pouvait être recrutée pour certaines parties du corps, les mains, les jambes, la poitrine, si elle avait des mains, des jambes, ou une poitrine exceptionnelles. Bien vite, la patronne de l’agence s’aperçut que Belle pouvait jouer dans toutes les catégories.

Sur des panneaux 4 par 3, on vit son bras, levé en l’air, pour la campagne publicitaire d’une banque. Puis son dos, en noir et blanc, pour de la lingerie. Dans un film de fiction, elle servit de doublure jambes à l’actrice principale. Malgré les propositions, Belle travaillait juste ce qu’il fallait pour payer son loyer, ses quelques dépenses quotidiennes, et se consacrer à ses études. Et chaque photographe qu’elle rencontrait se demandait pourquoi elle était le seul mannequin au monde à ne jamais montrer son si joli visage.

Comme pour donner raison à ses parents qui l’avaient mise en garde contre les contes de fées, Belle n’était pas pressée de rencontrer le prince charmant auquel toutes les petites filles rêvent. Dotée comme elle l’était, elle n’aurait eu qu’à battre des cils pour le voir apparaître dans un nuage blanc.

Rien n’expliquait alors par quel étrange coup du sort la magnifique Belle Wayne s’était entichée d’un François Largillière.

*

Belle avait été la première à prendre son envol, et tous les Wayne, sans se l’avouer, sans se concerter, tournaient le dos à l’impossible Fred. Warren, à peine majeur, avait lui aussi quitté la maison pour s’installer sur le plateau aride du Vercors, à mille deux cents mètres d’altitude, dans un petit village situé à la limite de la Drôme et de l’Isère. Tout là-haut, il sentait son cœur se purger d’un sang noir et lourd de vieilles humeurs accumulées depuis l’enfance, pour aller vers l’âge d’homme, réconcilié, débarrassé de toutes les violences dont il était l’héritier involontaire.

Sa toute nouvelle vie d’ermite n’allait pas durer ; dès qu’il serait en mesure de l’accueillir, et le plus tôt serait le mieux, sa bien-aimée viendrait le rejoindre. Il l’avait rencontrée deux ans plus tôt, le jour de son entrée en seconde au lycée de Montélimar, à quinze kilomètres de Mazenc.

Il avait affronté cette rentrée comme toutes les précédentes, en traînant des pieds, en maudissant son âge qui ne correspondait en rien à son étonnante maturité. Et puis, à peine avait-il eu le temps de poser son sac sur une chaise que Lena était apparue, tirant une dernière bouffée de sa cigarette avant de la jeter par la fenêtre avec un geste de petit mec. Warren comprit trop tard qu’un animal venimeux venait de le mordre et qu’un poison chaud se répandait dans son corps.

Lena était le premier être parfait qu’il rencontrait ; des yeux parfaits, à peine cachés par la frange d’une coiffure à la Louise Brooks, si parfaite pour la forme de son parfait visage. Sans parler de sa très fine et parfaite bosse sur le nez ou de ses imperceptibles cernes qui lui donnaient ce si parfait regard. Ce matin-là, elle était habillée comme une reine, avec son gros pull noir torsadé, son jean ajouré aux fesses et ce parfait ruban de grand-mère autour du cou. Warren tenta de se raccrocher à une pensée rationnelle : trop de perfection provoque la tachycardie.

Un surveillant leur demanda de remplir la traditionnelle fiche de renseignements, et Warren hésita, comme à chaque rentrée, dès la première question, celle du nom. Son désarroi se lut sur son visage, et son voisin de table lui dit, pour se moquer : Tu sais plus comment tu t’appelles ? C’était la vérité, Warren avait encore une fois oublié son nom. Il ne s’agissait pas d’un problème de mémoire mais d’un acte manqué dès qu’il devait écrire ce nom quelque part, comme si le traumatisme subi dès l’enfance se trouvait maintenant contenu dans ces noms d’emprunt, imposés par les juges de son père. Warren était né Manzoni, un nom désormais interdit, un nom maudit qui condamnait à mort ceux qui le portaient. À leur arrivée en France, ils avaient été la famille Blake, puis les Brown et, depuis leur installation à Mazenc, le FBI leur avait fourni de nouveaux papiers au nom de… de qui, déjà…?

— Wayne ! dit-il à haute voix. Je m’appelle Wayne. Warren Wayne.

Cette première difficulté surmontée en apparaissait une autre, encore plus embarrassante. Profession du père. Il finissait par noter écrivain mais c’était un nouveau mensonge, son père était une balance, un donneur, un traître, un mouchard, un repenti célèbre mais toujours anonyme, un individu qui laisserait son nom dans l’histoire non pas pour un de ses bouquins débiles, mais pour avoir, par son témoignage, fait entrer la Cosa Nostra dans l’ère du déclin. Depuis que Warren allait au lycée, les professeurs de français se montraient curieux de ce père « écrivain ». Un père analphabète mais qui, tout analphabète et repenti qu’il fût, publiait des livres.

— Dites donc, la turbulente, au fond à gauche, vous allez ranger ce téléphone ou je le confisque ?

S’entendre traiter de « turbulente » fit rougir Lena jusqu’aux oreilles. Warren en profita pour demander à son voisin :

— Elle s’appelle comment, la turbulente ?

— Lena Delarue.

Oui, bien sûr, Lena Delarue, il était impossible qu’elle se fût appelée autrement. Un nom qu’elle possédait si parfaitement, quand lui, Warren, n’en possédait pas.

D’où elle sort, celle-là ? Pourquoi sa présence me consume ? C’est quoi, cette intrusion dans ma vie ? Elle s’imagine qu’elle n’a qu’à franchir une porte pour me faire oublier mon nom ? Elle existe depuis combien de temps, cette Lena Delarue ? Elle a eu une enfance, une vraie ? Combien de temps lui faudra-t-il pour se rendre compte que j’existe aussi ?

*

Fred ne tirait rien de satisfaisant de sa machine à écrire et tournait en rond. Il alla ouvrir le réfrigérateur pour goûter la ricotta achetée chez l’Italien, puis descendit dans le jardin et s’installa au bord de la piscine, laissée à l’abandon. Sa chienne Malavita avait profité de ce tout premier rayon de soleil pour s’assoupir au bord du bassin, nostalgique de l’époque où des corps s’y ébattaient. C’était un bouvier australien, noueux et court sur pattes, au poil ras et cendré, les oreilles pointues, toujours dressées. Pour faire plaisir aux enfants, Fred l’avait adoptée dans un chenil. Comme tout individu sur le point de choisir un chien, il s’était dirigé vers celui qui lui ressemblait le plus, et s’était laissé convaincre par un descriptif sur la porte de l’enclos : Le bouvier australien est un chien fidèle et désireux de faire plaisir à son maître. À Newark, Fred avait gagné ses premiers galons en obéissant aux ordres, et rien ne le gratifiait plus que la tape reconnaissante d’un chef sur sa tête de jeune chiot. Il a besoin d’activité, mais c’est également un excellent chien de garde, qui tiendra en respect tout individu rien que par son regard. À ses débuts, Fred avait travaillé bien plus que les autres, et avait défendu son territoire avec une cruauté qui l’avait rendu célèbre dans les trois États voisins. Il pourra parcourir les prairies sans montrer de signe de fatigue et résistera aux climats les plus torrides. Pour bâtir son empire, il avait conclu des pactes avec différents clans de Miami et de Californie, monté des affaires au Canada et au Mexique, et rien, ni les usages, ni les lois, ni les frontières, n’avait réussi à le décourager. Ce chien est dominant envers ses congénères et méfiant envers les étrangers. Ce fut sans doute ce dernier argument qui acheva de le convaincre.

Comme tous les enfants, Belle et Warren s’en étaient entichés pour s’en lasser aussi vite. D’abord contraint, Fred s’était chargé de la nourrir et de la sortir, jusqu’à ce qu’elle fasse de lui son unique maître, et leur curieux mimétisme s’était accentué avec les années de vie commune.

Après l’exiguïté d’un appartement parisien, le programme Witsec les avait déplacés dans le sud de la France, puis en Normandie, puis en Alsace, pour les reloger près de Montélimar, dans le petit village suspendu de Mazenc, en leur promettant de les y laisser en paix un bon moment. Malavita y vit la première piscine de son existence, une fosse étrange où, les jours de grand soleil, des gens se jetaient en poussant des cris stridents — de bien étranges mœurs aux yeux d’un petit être conçu pour le bush.

Maintenant, la maison s’était dépeuplée pour les laisser seuls, entre amoureux, comme disait Maggie quand, le lundi matin, elle prenait le train pour partir s’occuper de sa petite entreprise. En ce début d’après-midi, encouragés par un faux air de printemps, l’homme et la bête se retrouvaient autour de l’eau usée et recouverte de feuilles. Depuis le départ de Belle et de Warren, Fred n’entretenait la piscine qu’au plus chaud de l’été.

Du temps de leur splendeur, quand les Manzoni vivaient dans un palace du quartier résidentiel de Newark, la piscine était praticable tout au long de l’année. Fred s’était débarrassé de cette corvée en faisant appel à une compagnie qui avait eu l’imprudence de lui envoyer un jeune étudiant, beau et bronzé, très efficace dans son travail et très aimable avec les clients. Mais les préjugés ont la vie dure et, aux yeux d’un Giovanni Manzoni, un pool guy restait un pool guy, victime de tous les clichés sur les pool guys, fantasme majeur des bourgeoises lascives. Pourtant, sa femme n’avait jamais prêté attention ni à ce pool guy ni à un autre. L’adultère était bien le dernier danger qui guettait Giovanni, jamais il n’avait craint qu’elle allât « voir ailleurs ». De surcroît, le pool guy en question était un brave petit que ces dames en bikini laissaient indifférent — il était amoureux et s’imaginait volontiers marié dès la fin de ses études. Seulement voilà, il était l’archétype du pool guy, la perfection du pool guy, physique de surfer californien, abdominaux ciselés, peau couleur pain d’épice. Beaucoup trop pool guy pour Giovanni qui l’avait empoigné par les cheveux pour le traîner jusqu’au garage, lui mettre la tête dans un étau et serrer jusqu’à ce que le pool guy l’implore de le laisser vivre et lui jure de quitter la ville dans la journée. Le lendemain, la compagnie avait envoyé un vieux monsieur proche de la retraite qui regrettait de n’avoir jamais fait d’études et de finir pool guy.

Derrière la fenêtre d’une petite bicoque, à quelques mètres en surplomb, Fred devina la silhouette de Peter Bowles, son cerbère du FBI qui l’accompagnait dans tous ses déplacements, filtrait ses appels et lisait son courrier avant lui. Cet homme-là était devenu son ombre et lui collait aux basques comme une mauvaise conscience. Et Bowles, en regardant ce salaud de gangster se pavaner au bord d’une piscine, pendant que lui, fidèle représentant de la loi et l’ordre, se voyait confiné dans sa soupente, glacée l’hiver et étouffante l’été, se disait qu’il y avait quelque chose de pourri au sein de la justice américaine.

*

Contrairement à son mari, Maggie avait toujours eu le droit de circuler librement. Le programme Witsec l’encourageait à être autonome et à gagner sa vie elle-même ; reprendre une activité professionnelle régulière était la preuve d’une vraie réinsertion. Le Bureau de Washington l’avait autorisée à chercher un bail commercial dans Paris.

Elle avait donc investi ses faibles moyens dans un petit local rue Mont-Louis, dans un recoin du onzième arrondissement, qui avait abrité des gargotes douteuses et vouées à disparaître. Le lieu était abandonné depuis qu’un industriel de la pizza s’était installé dans le quartier, portant un coup fatal à la petite restauration locale. Malgré cette concurrence qui en avait découragé plus d’un, Maggie avait voulu tenter sa chance.

Afin de lui accorder tout le temps et la précision qu’il demandait, Maggie n’entendait proposer qu’un seul plat, ses fameuses aubergines à la parmesane, rien d’autre, ni entrées, ni desserts, ni boissons. Ce parti pris radical l’obligeait à supprimer le service en salle pour se consacrer uniquement à la vente à emporter et aux livraisons à domicile. À l’ANPE, elle recruta Rafi, ouvrier au chômage depuis trois ans, père de famille prêt à tout pour un job, à commencer par ce qu’il n’avait jamais fait. Ils supprimèrent la petite salle de restaurant afin d’agrandir la cuisine et d’aménager un coin studio pour éviter à Maggie le prix d’un second loyer. Dans son infinie naïveté, elle créa La Parmesane, sans aucune expérience du commerce, sans même se faire connaître dans le quartier. Quelques oiseaux de mauvais augure lui prédirent un dépôt de bilan imminent. Un vrai suicide.

Maggie voulut partager cette catastrophe annoncée avec ceux qui en avaient le plus besoin. Elle embaucha Clara, tout juste retraitée de la mairie de Paris, qui s’apprêtait à quitter la capitale pour s’installer dans le Sud où, lui disait-on, « les seniors se la coulaient douce ». En passant devant la boutique, elle s’était sentie attirée par une odeur de sauce tomate qui lui avait rappelé celle de sa mère, née dans les Abruzzes, au nord-est de Rome. Clara saisit à bras-le-corps cette occasion que lui offrait Maggie de commencer une nouvelle vie à l’âge où l’on est censé partir à la casse. À elles deux, elles contactèrent les fournisseurs italiens auxquels Maggie tenait par-dessus tout, déterminèrent le nombre de parts quotidiennes, étrennèrent des livres de comptes et étudièrent la législation en matière de restauration. Comme deux savantes penchées sur des éprouvettes et des becs Bunsen, elles firent des essais et, rivalisant d’ingéniosité, finirent par obtenir le même résultat pour trois cents parts que pour six. Pour compléter le staff, Maggie eut besoin de deux livreurs et choisit Sami, un repris de justice en voie de réinsertion, et Arnold, un jeune étudiant qui, à force de n’être prioritaire sur rien, avait été obligé d’interrompre ses études et de dormir quelques nuits dans la rue.

Chaque matin à huit heures, Clara jetait un œil sur la marchandise livrée à l’aube et faisait un état des stocks. Le parmesan arrivait d’une maison artisanale de Reggio Emilia, et la mozzarella, tout aussi nécessaire à la confection des melanzane alla parmiggiana, du Caseificio Ranieri, à Sora, dans le Latium. La tomate pelée venait de Calabre en bocaux, et l’huile d’olive d’un petit récoltant de Perpignan. Maggie descendait dans la réserve pour mettre la journée en place puis préparait la sauce tomate du jour. Rafi les rejoignait peu après et saluait ses « tantes », comme il les appelait. Il arrivait des halles de Rungis avec les meilleures aubergines, mettait son tablier et s’attaquait à celles qu’il avait la veille épluchées, tranchées et disposées en quinconce sous des poids pour les faire dégorger toute la nuit. Clara saisissait chaque lamelle à la poêle après l’avoir trempée dans un mélange d’œuf et de farine, l’opération devait être bouclée pour onze heures. Puis elle préparait les barquettes avant d’en enfourner une bonne moitié qui partait avec les premières commandes. Les employés des entreprises alentour, lassés des sandwichs et des salades sous plastique, se manifestaient dès dix heures pour avoir une chance d’être livrés. À midi, la totalité des portions étaient déjà réservées, et les retardataires avaient beau marquer leur déception, Maggie et Clara ne dépassaient jamais le nombre d’or de trois cents parts le midi, autant le soir, et pas une de plus. Leur seule chance de succès résidait dans cette perpétuelle recherche d’excellence, mais aussi dans l’invariabilité absolue de la formule. Ne rien changer à l’équation de base, ni à la recette, ni aux fournisseurs, ne pas chercher à optimiser les bénéfices, ni à varier le produit, ni à augmenter les prix, malgré le succès. Un an plus tard Maggie avait oublié les noms de ceux qui avaient prédit sa mort. Rafi pouvait à nouveau faire vivre sa nombreuse famille, Clara économisait pour s’offrir un jour son petit mas en Ardèche, Arnold avait repris ses études et se payait une chambre de bonne dans le quartier, et Sami avait retrouvé une crédibilité auprès de son contrôleur judiciaire. En les voyant tous mettre du cœur à l’ouvrage, jour après jour, solidaires, embarqués sur le même bateau, Maggie se sentait récompensée de ses efforts. Elle ne deviendrait jamais riche, elle n’ouvrirait jamais une seconde boutique, mais elle pouvait rembourser les crédits, garder la tête haute face aux banques et quitter son lit de camp pour s’installer dans un petit appartement en ville. Elle était enfin autonome et ne demandait plus un sou, ni au programme Witsec ni à son mari. Elle ne devait de comptes à personne, et ça n’était pas la plus petite des victoires. Mais Maggie, après tout ce qu’elle avait enduré, aurait dû le savoir : une utopie ne dure que le temps d’une utopie.

*

Pour le coffret d’un jeu vidéo, Belle avait posé en justaucorps noir et son visage avait été redessiné à la palette graphique. Pendant la séance, on lui avait présenté le concepteur du jeu, François Largillière, un type souriant et sympathique qui n’avait pas eu ce regard ébahi en posant les yeux sur elle, ni fait le malin en lui tournant des hommages plus ou moins subtils. Indifférent à toute idée de séduction, il s’était lancé dans une grande conversation, sans gêne ni stratégie, et avait laissé s’installer à son insu une réelle fantaisie. À tel point que Belle avait pris la faconde du garçon pour de la désinvolture.

La vérité était bien différente : François Largillière, plus encore que les autres, avait été subjugué. Il avait préféré s’interdire de rêver, parce que les contes de fées n’existent pas plus que les princesses, hormis dans les films à l’eau de rose et les jeux vidéo bas de gamme comme il refusait lui-même d’en concevoir. Si par extraordinaire on croisait une princesse dans la vie de tous les jours, il fallait l’exclure d’emblée, la rejeter sur-le-champ, la repousser le plus loin possible pour éviter toute désillusion. Cette seule certitude lui avait permis de rester lui-même et de garder intact son sens de l’humour.

Ce fut elle qui chercha à le revoir. François tomba des nues en entendant la voix de cette fille qui s’appelait Belle — un comble, ce pléonasme de prénom. La surprise se transforma en méfiance, elle appelait forcément pour lui soutirer quelque chose, mais quoi ? Il accepta de prendre un verre pour en avoir le cœur net mais elle ne lui demanda rien, ce qui rendit François Largillière encore plus méfiant au deuxième rendez-vous. Au troisième, ils se retrouvèrent autour de la pièce d’eau du jardin du Luxembourg et s’y attardèrent jusqu’à la fermeture, puis ils partagèrent des huîtres et du vin blanc, avant de rentrer dans le petit studio de Belle, rempli du lit central, qui laissait peu de place à toute autre suite. Leur très légère griserie, leurs rires complices, leurs gestes ébauchés, et soudain, leur nudité.

Tout à coup, Largillière prit un air distant et déclara comme un verdict qu’il n’aurait pas d’érection ce soir, puis remit son caleçon et engagea une conversation sur l’étanchéité des classes moyennes.

Dépassée par cet enchaînement, Belle se demanda comment il en arrivait à cette conclusion puisqu’ils ne s’étaient pas encore touchés, qu’une première fois était une première fois, qu’ils n’étaient pas là pour la performance mais pour que leurs corps fassent connaissance. Plus étonnant encore, Largillière lui épargnait l’inévitable litanie des garçons à la virilité en berne ; Belle laissa échapper un Ce n’est pas grave, qu’elle regretta dans l’instant, et il répondit : Je sais. Elle ne perdit pas espoir de redonner à un moment si important un peu de légèreté et lui proposa d’aller dormir tous deux chez lui, dans son univers. Ils traversèrent quelques rues silencieuses, François lui ouvrit la porte de son lieu, immense et vide, aux murs blancs et sans la moindre décoration. Chez lui, il retrouva un peu d’aisance mais ne put chasser le spectre du fiasco. Belle, qui s’était mise à douter d’elle-même, de ses charmes, lui demanda si sa présence le mettait mal à l’aise. Il hésita un instant à dire ce qu’il avait ressenti en la voyant nue.

Parce que, en la voyant nue, il venait enfin de réaliser qu’une fille comme elle voulait d’un type comme lui, lui qui n’avait rien fait dans sa vie pour mériter une créature comme on en croisait dans les rêves, et bien plus émouvante encore, et si présente à lui, et comme attirée par son corps qui ne ressemblait à rien. Il suffisait à François de tendre la main pour se rendre compte qu’elle était vraiment là, dans le même espace/temps que le sien. Il finit par le faire, mais au lieu de lui caresser les épaules, les seins, ou de faire glisser ses mains sur ses hanches, il lui palpa l’avant-bras pour vérifier qu’elle était bien réelle.

Deux semaines plus tard, il avait accepté ce cadeau du ciel et s’était transformé en amant fougueux, perpétuellement émerveillé par ce corps qu’il ne laissait plus en paix à tant le cajoler.

*

Warren avait patienté six long mois avant d’attirer l’attention de Lena. Six mois à guetter des signes, à imaginer des stratagèmes, six mois consacrés à son activité préférée : chercher le profil de Lena, le droit quand elle s’installait près de la fenêtre, le gauche quand elle restait vissée au radiateur. Pour les matières principales, elle s’asseyait près de Jessica Courtiol, son clone, même pull torsadé, mêmes godillots noirs, même moue affectée face au moindre effort. Mais Lena avait pris espagnol en seconde langue, Jessica allemand, et les deux inséparables échangeaient systématiquement quatre bises chaque fois qu’elles entraient en classe de langue — des adieux déchirants. Lena rejoignait alors Dorothée Courbières, un peu trop girly à son goût mais suffisamment douée en langues pour traduire les trucs compliqués, et juste assez cool pour prêter les cours qu’on avait séchés. Et le hasard s’en était mêlé : Dorothée malade ou Lena séparée de Dorothée parce que copiage, Warren perdu au milieu des tables, et voilà, un miracle qui se jouait en une fraction de seconde : Lena et Warren côte à côte. Les rares fois où cela s’était produit, Lena avait à peine jeté un regard à son voisin et avait plongé le nez dans son classeur pour jouer la montre. Warren, lui, respirait par le ventre pour contrôler ses battements de cœur, le visage en feu, angoissé à l’idée de rougir, mais à ça, il ne pouvait rien, sinon poser la joue sur sa paume et prendre un air dégagé. Il n’avait pas besoin de tant d’efforts, Lena l’ignorait sans le vouloir, le garçon à ses côtés n’existait pas, comme une transparence posée là, qui occupait l’hémisphère gauche de la table. Warren comprenait enfin pourquoi le mot « sexe » venait de « section » : la séparation. L’heure se partageait entre l’envie de fuir et celle de lui chuchoter quelque chose de drôle, de faire un geste frondeur qui l’impressionnerait. Au lieu de ça, il se laissait aller à la gamberge habituelle des adolescents sur l’infranchissable fossé entre garçons et filles. Elle me calcule même pas cette conne. Se sentir nié à ce point ne lui était jamais arrivé, et par le seul être au monde dont il avait envie d’attirer l’attention. Il devait y avoir quelque chose de logique là-dedans, mais quoi ? Parfois leurs coudes se frôlaient au moment d’ouvrir un manuel, Warren sursautait comme électrocuté, elle continuait son geste sans rien remarquer, au mieux elle lui glissait un C’est quelle page ? Il répondait J’sais pas, pris de court, et elle demandait à un autre. Que fallait-il inventer pour exister aux yeux de Lena Delarue ? Un 19 en dissertation ? Un scooter ? Des épaules de nageur ? Comment faire pour qu’elle le considère enfin comme une entité vivante ?

Pour l’épater, il avait pourtant l’embarras du choix ! Pendant cette heure de cours, il aurait pu se pencher à son oreille et dire : Tu sais, j’ai été élevé par des tueurs, j’ai su faire démarrer une voiture volée avant même de savoir parler, je sais remonter un P .38 les yeux bandés et, en cachette de ma mère, mon père m’a fêté mes douze ans dans une boîte de strip-tease. Toutes choses vraies mais dont il n’avait aucun droit de parler, et quand bien même, ça ne lui traversait pas l’esprit, parce que auprès d’elle il redevenait un garçon comme les autres qui, pour impressionner une fille, rêvait de courir plus vite et de lancer plus loin. Mais la sonnerie retentissait déjà et Lena se précipitait dans le couloir pour raconter à Jessica le néant de l’heure écoulée. Warren maudissait alors la terre entière, honteux d’avoir raté pareille occasion. Dans le hall, il croisait tant de jeunes gens qui se pavanaient, une fille à leur bras. Ces gars-là avaient bien plus de courage que lui, tout Manzoni qu’il était. Dans d’autres établissements, il avait été un petit caïd à qui l’on prêtait allégeance, c’était lui qui impressionnait les filles et non l’inverse. À peine un an plus tôt, dans un précédent lycée, une grande de terminale avait tenu à être sa première, comme elle disait. Je serai ta première femme, tu ne m’oublieras jamais, toute ta vie tu te souviendras de Béatrice Vallée.

Depuis que Warren avait cessé de se voir en futur grand architecte de la Cosa Nostra, il avait perdu toute sa morgue, tout son aplomb, et il existait désormais aux yeux des autres comme le quidam de la rue. Ses professeurs le disaient trop timide et ses rares copains le voyaient disparaître dès la sortie des cours. Une seule fois il avait accepté une invitation à une fête dans l’espoir de croiser Lena Delarue. Warren n’avait trouvé sa place nulle part, gauche en toutes circonstances, humour pas drôle, danse empruntée, incapable de s’insérer dans une conversation. Lena s’était amusée comme une petite folle, si à l’aise dans son âge et son époque.

À trop rester en souffrance, Warren profita du passage de sa sœur dans la maison parentale pour se plaindre des filles.

— Bon, arrête de chialer, comment elle s’appelle ?

— Qui ?

— Celle que tu n’arrives pas à intéresser.

— … Lena.

— C’est quoi, le problème ?

— J’ai l’impression d’être invisible.

— Depuis combien de temps ?

— Ça fera six mois dans dix jours.

Belle essaya de l’aider sans toutefois éviter les poncifs d’usage, les conseils les plus attendus, et ne réussit pas à se convaincre elle-même.

— Faudrait qu’elle se rende compte que j’existe.

— Tu ne seras jamais un premier prix de mathématiques, tu cours le cent mètres moins vite que moi, je te trouve très beau mais surtout parce que tu es mon frère. Bien sûr, tu possèdes un mouchoir taché de sang ayant appartenu à Lucky Luciano, mais ça ne va pas te servir à grand-chose avec ta Lena.

— J’ai bien une idée, mais…

— Je n’aime pas quand tu me regardes avec ces yeux-là. C’est quoi ton idée ?

*

La nuit tombait déjà sur la colline de Mazenc et Fred quitta son transat, bientôt suivi par Malavita. Il retourna vers sa machine à écrire en grognant contre Maggie qui n’avait pas appelé de la journée. Selon lui, c’était à elle de donner signe de vie. Ceux qui partent se manifestent auprès de ceux qui restent, jamais l’inverse. Depuis que madame passait la semaine à Paris pour s’occuper de sa boutique, elle ne rentrait pas à la maison avant le vendredi soir, et les journées se faisaient plus longues à partir du mercredi. Or, c’était précisément ce jour-là qu’il aimait l’avoir au téléphone pour s’entendre dire des choses aimables, et dans sa langue maternelle, car rares étaient les occasions de parler anglais dans le petit village de Mazenc, Drôme, a fortiori avec l’accent de Newark, New Jersey. Il allait pester jusqu’à ce que le téléphone sonne, il allait lui en vouloir, la traiter de tous les noms, sa rage allait même déborder sur son écriture, il allait tuer un personnage qui n’avait rien demandé et qui aurait pu survivre jusqu’à l’épilogue. De fait, en plein milieu du chapitre, il créa de toutes pièces un personnage de femme quinquagénaire prénommée Marge, qu’il faisait périr dans d’atroces souffrances et dans des circonstances peu claires, mais qui obligeraient le lecteur à remonter quelques pages en amont, persuadé d’avoir raté quelque chose. Quand, à dix-huit heures, la sonnerie du téléphone retentit enfin, Fred ne put s’empêcher de se trahir dès les premiers mots :

— Tu me manques, mon amour. Et moi, je te manque ?

— Fred, s’il te plaît…

Il comprit la phrase muette qui suivait : Fred, nous ne sommes pas seuls, ne sois pas si familier. Depuis dix ans que leur téléphone était sur écoute, Fred avait appris à ne plus se censurer, mais Maggie ne parvenait pas à oublier un Peter Bowles qui, un casque sur les oreilles, était prêt à enregistrer la conversation à la moindre formule suspecte.

— Ces gars-là n’écoutent que ce qu’ils veulent entendre, Maggie, ils se foutent de nos petits mots doux. Ils cherchent le secret d’État, le langage codé, la preuve formelle d’un complot, mais nos petits secrets à nous, ils ne veulent même pas les connaître.

— Fred, arrête ou je raccroche.

— … Hein que tu t’en fous, Ducon ? Tu t’en fous de savoir que ma femme me manque, tu ne peux pas comprendre parce que tu n’as pas de femme. Pour toi, c’est de la littérature, une femme qui manque à la maison. Manquer à quelqu’un, tu ne sais pas ce que c’est, sac à merde, tu n’as jamais manqué à personne et personne ne te manque jamais ! C’est pour ça que tu es apprécié par ta hiérarchie, aucun moyen de pression sur toi, et si tu meurs en mission pas besoin de prévenir ta veuve ni de faire une collecte pour tes gosses, pas de pension, tu ne coûteras pas cher au contribuable ! Tu ne connais pas l’odeur chaude que laisse ta femme quand elle quitte le lit, c’est une odeur qui ne change jamais mais qui disparaît vite si elle dort ailleurs, et ça te manque, si tu savais… Mais tu ne sauras jamais !

— C’est bon, tu as gagné, imbécile.

Maggie raccrocha pour les laisser entre eux. Elle n’avait ni le temps ni la patience d’écouter son mari régler ses comptes avec l’Oncle Sam, tant pis pour lui s’il ratait les deux ou trois informations qu’elle avait à lui communiquer, elle ne rappellerait pas avant le lendemain.

— Salope ! hurla Fred qui raccrocha aussi.

Le pauvre Bowles, qui venait de se faire insulter, resta seul en ligne. Il s’accouda à la fenêtre pour calmer ses nerfs. Dans les aboiements de Fred, il n’avait pas entendu que des choses fausses, et c’était bien ce qui le rendait triste.

Il était devenu un agent fédéral comme on devient un champion, avec de la foi et de l’entraînement. Il avait été le plus jeune de sa promotion et avait rejoint les rangs de la DEA[2] où il s’était illustré à maintes reprises durant six ans. Et puis il y avait eu l’affaire du house boat de Sausalito, au nord de San Francisco. Une saisie de cinq tonnes de cocaïne sur un vieux navire rouillé reconverti en site d’hébergement pour des sans-abri qui ne s’étaient aperçus d’aucun trafic. Bowles, qui avait remonté seul la filière, avait pour une fois manqué de jugement et tardé à faire intervenir les renforts au moment du coup de filet. Du fait de son imprudence, son contact chez les trafiquants avait été exécuté, et un de ses collègues gravement blessé lors de la fusillade. Peter avait désormais trente-quatre ans et ses chefs lui avaient donné l’occasion de se faire oublier en France, en surveillant un ex-mafieux, autrement dit trois ans de purgatoire avant d’espérer retourner sur le terrain et d’exercer à nouveau son métier d’enquêteur.

Depuis qu’il avait pris son poste, la journée type de Peter ne variait pas d’un iota ; il se levait à six heures, enfilait un tee-shirt pour aller courir quarante minutes en montagne, puis rentrait prendre une douche, buvait un café et guettait les premiers signes de vie chez les Wayne. Il écoutait les appels entrants et sortants et, comme un garde du corps, accompagnait Fred dans presque tous ses déplacements — quand ce salaud-là n’avait pas décidé de disparaître une heure ou deux, juste pour le sport, juste pour mettre en pratique un énième stratagème que Peter ne saurait pas déjouer. Bowles se tapait donc le sale boulot — avec parfois l’impression de servir de larbin à un gangster — et vivait un peu plus mal chaque jour sa mise au placard : le silence, la solitude, le mépris de Fred, les insultes. Des insultes qui faisaient mal dès qu’il s’agissait de sa vie privée et, surtout, de son célibat.

À sa manière, Fred vivait lui aussi une forme de célibat, et lui aussi la vivait mal. Il venait de passer sur Bowles une mauvaise humeur destinée à Maggie, qui s’était mis en tête d’avoir une vie à vivre, des ambitions toutes personnelles, un emploi du temps, et des priorités. Pour chasser le spectre de la solitude, il décida de se faire plaisir et décrocha son téléphone.

— Bowles ? Ce soir, je vais dîner dans la petite auberge où ils font ce foie gras avec de la confiture de figues, dans ce bled au nom imprononçable.

— Cliousclat.

— Comme ça, si je vous perds encore dans les lacets comme la dernière fois, vous saurez où je suis.

Et Fred, satisfait, retourna vers sa table de travail, incapable de s’avouer qu’une part de culpabilité avait sa place dans ce coup de téléphone à Bowles, et qu’elle lui aurait gâché la soirée ou même empêché de dormir.

*

Juste après avoir raccroché au nez de son mari, Maggie regarda sa montre, jeta un œil sur le carnet de commandes déjà plein, puis sortit sur le pas de la porte, comme tous les soirs à la même heure, pour s’assurer du moral des troupes avant la bataille. Le sien avait connu des jours meilleurs mais elle savait cacher ses inquiétudes au reste de l’équipage, c’était même son devoir de capitaine. La Parmesane avançait contre vents et marées, une belle synergie avait été trouvée, à quoi bon leur annoncer qu’une machine de guerre, croisée en eaux calmes, voulait à tout prix couler leur petite embarcation ?

À quelques pas de la boutique, un certain Francis Bretet, gérant d’une pizzeria appartenant à une multinationale américaine, n’avait jamais soupçonné l’existence de La Parmesane avant le coup de fil, trois mois plus tôt, de son responsable régional, Paris/Grande Couronne. Ce dernier lui avait signalé une baisse de 9 % de son chiffre d’affaires, quand les dix-huit autres succursales parisiennes avaient augmenté le leur de 11 % en moyenne. On lui avait demandé des explications.

Tous les fast-foods du coin appartenaient à la Finefood Inc., le même groupe que le sien, basé à Denver, et jamais Francis Bretet ne s’était soucié de la concurrence. Il ne s’était pas aperçu que ses propres serveurs et livreurs allaient prendre leur pause déjeuner au coin de la rue, assis sur un banc, le nez dans une barquette en alu. Les pizzas et tous les autres plats de la carte avaient beau être gratuits pour son personnel, celui-ci préférait se restaurer dans cette petite échoppe sans enseigne et sans âme, et qui, de surcroît, ne proposait qu’un seul plat : des aubergines au parmesan.

— Des quoi…?

Francis Bretet avait dû se rendre à l’évidence, cette Parmesane avait réussi à lui confisquer des clients. Une structure insignifiante, une cuisine familiale, une distribution artisanale, le degré zéro du professionnalisme. Le temps d’identifier l’ennemi, et son chiffre d’affaires était passé de -9 % à -14 %.

À -17 %, il avait été convoqué au siège européen, à Gennevilliers, où la direction générale lui avait demandé des détails sur ce manque à gagner.

— Cette Parmesane, c’est quel groupe ?

— C’est une maison indépendante.

— Combien de succursales ?

— Aucune, juste la maison mère.

— Quel est le produit d’appel ?

— Les aubergines au parmesan. Du reste, c’est leur seul produit.

— Comment ça, leur seul produit ?

— Ils n’ont rien d’autre à la carte. Ni boissons, ni entrées, ni desserts.

— …?

— Ni viandes non plus.

— Des aubergines à quoi ?

— Au parmesan. C’est un peu le principe des lasagnes mais vous remplacez les feuilles de pâte par des lamelles d’aubergines.

— Combien de parts par service ?

— Trois cents à 6 € la part, et deux services par jour.

— Quelle est son augmentation proportionnelle ?

— Aucune, ils ont stabilisé à trois cents parts depuis maintenant un an.

— Ils ne cherchent pas à augmenter le chiffre d’affaires ?

— Non.

— …? Combien d’employés ?

— Deux à plein temps, deux à temps partiel.

— Impossible. Ils ne peuvent pas faire un sou de bénéfice.

— C’est exact : ils ne font pas un sou de bénéfice.

— Mais qui sont ces gens…?

— Je suis en train de me renseigner.

— Et ces aubergines, qui les a goûtées ?

À ce jour, personne. Francis Bretet eut pour mission d’y aller voir par lui-même. Il eut beau prétendre qu’il y avait de la place pour tout le monde, et qu’il fallait encourager une petite structure, Maggie lut dans son regard l’envie furieuse de la voir à terre. Elle l’invita en cuisine pour lui servir une portion d’aubergines, dont il mâcha une bouchée, pressé de l’avaler pour décréter que C’est bon, mais ce n’est pas le goût du public. Vous bénéficiez d’un phénomène de curiosité, mais à court terme la courbe de vos ventes va s’inverser, et personne n’y sera pour rien. Les lois du marché, madame Wayne.

Maggie n’était pas prise au dépourvu, c’était bien elle qui, en s’installant rue Mont-Louis, s’était imposé un challenge. On l’avait traitée de folle quand elle avait osé ouvrir en face d’un géant de la restauration, un géant qu’elle avait vu naître, trente ans plus tôt, les soirs où, avec des copains, ils décidaient de pousser jusqu’à New York pour aller danser. Elle avait vu s’implanter un des tout premiers restaurants, sur Mercer Street, et se souvenait même de la première publicité à la télé, une immense pizza qui fait la joie de toute une famille, et de ce logo qui allait désormais faire partie du paysage urbain. Ceux qui savaient ce qu’était une pizza, à commencer par les Italiens et descendants d’Italiens, n’y mettaient jamais les pieds, mais ça n’avait pas empêché le colosse de s’asseoir sur son trône et de dominer le monde de la restauration rapide. Aujourd’hui, il détenait douze mille restaurants sur la planète et en ouvrait un nouveau chaque jour. Comment la brave Maggie, avec ses aubergines, pouvait-elle faire de l’ombre à ceux d’en face comme les appelait Clara ?

Francis Bretet sortit de leur rendez-vous convaincu du fort potentiel commercial de l’aubergine. Moins de deux mois plus tard, apparaissait sur leur carte, entre les pizzas, les ailes de poulet frites, les salades de pâtes, et les glaces aux noix de pécan, un plat de lasagnes d’aubergines au parmesan. L’équipe de La Parmesane ne put s’empêcher de les tester, plus par curiosité que par peur de la concurrence. Il s’agissait d’un produit entièrement industriel, à base d’aubergines aqueuses faute d’avoir été travaillées, de sauce tomate aigre faute d’avoir été mijotée, et de croûtes de parmesan largement mélangées à de l’emmental. En guise de recette, l’empilement des trois suffisait. Sortie de sa barquette, la chose, de couleur orangée et luisante, ne sentait rien sinon le gras, et ne proposait rien de plus à la dégustation. Le tout pour 4,50 € la part, un produit hors de prix pour son goût infect. Sur un prospectus distribué dans les boîtes aux lettres, assorti d’un petit topo sur les qualités nutritionnelles de l’aubergine, ils eurent le culot de faire passer la chose pour un produit diététique — lasagnes végétales.

Maggie, pour avoir vécu avec un gangster mû par l’appât du gain à son degré le plus féroce, ne remettait pas en question la logique du profit maximal. Mais elle ne parvenait pas à comprendre comment des industriels de l’alimentaire déployaient tant d’énergie et de moyens au service de la médiocrité. Combien d’ingénieurs avaient travaillé sur ce nouveau produit ? Combien de nouvelles machines avait-il fallu concevoir pour optimiser la fabrication ? Combien de scientifiques avaient cherché cette alchimie de composants artificiels, d’exhausteurs de goût et d’agents de texture pour combler la carence des matières premières ? Combien de concepteurs-rédacteurs avaient planché sur une communication pour donner à l’écœurant les couleurs de la gourmandise, pour coller l’étiquette d’équilibre à une petite catastrophe calorique, pour choisir la typo du mot sain et du mot goût destinés à un public qui en avait perdu le sens ? Maggie était épatée par tant d’efforts et d’inventivité dans le seul but de transformer l’argent en gras et le gras en argent. Mais elle n’était pas de taille à partir en croisade contre un cynisme aussi performant dans l’art de la distribution de masse et du marketing. Elle avait un autre combat à mener, exactement à l’opposé, et celui-là méritait toute son énergie : La Parmesane était l’expression naïve d’un désir de bien faire et d’un besoin de solidarité ; rien de tout cela n’avait de prix.

*

Belle trouvait François Largillière impossible et le lui disait parfois, « François Largillière vous êtes impossible », ce qui le mettait en joie. Il avait dix ans de plus qu’elle, vivait seul et sans attaches, savait se rendre disponible. Belle ne lui connaissait qu’un seul défaut : son peu de goût pour la vie réelle. Quand elle était en colère contre lui, elle le traitait de nerd, un mot que François avait dû chercher dans le dictionnaire : personne à la fois socialement handicapée et passionnée par des sujets liés à la science et aux techniques.

Tout jeune, il avait suivi un cursus de sciences expérimentales afin, disait-il, de comprendre les mécanismes de la nature et du vivant. Il s’était découvert un réel talent en informatique et s’était spécialisé en intelligence artificielle et en interface homme/machine. Un éditeur de jeux vidéo lui avait demandé un nouveau simulateur de situations de combat mais François s’était vite lassé de la banalité des produits qu’il fabriquait, et avait décidé de consacrer tout son temps libre à élaborer son propre jeu. Au bout de centaines de nuits et de trop courts week-ends, il s’était senti prêt à présenter au monde le concept de MIND. Man Interaction Neuronal Designer. Un jeu en ligne qui avait obtenu un succès immédiat, et qu’il avait revendu à sa société, moyennant 1 % du prix des abonnements.

Devenir un homme riche lui avait permis de s’inventer une vie coupée du monde, hors de son époque, à l’abri des excès de l’espèce humaine. Il sortait rarement de son grand duplex qui donnait sur les jardins du Luxembourg, se réveillait tard et commençait la journée dans sa propre salle de sport, puis faisait ses courses sur Internet. Il donnait des nouvelles à ses amis par courrier électronique — des amis qui se raréfiaient à force de ne plus les voir — et la plupart de ses rendez-vous professionnels avaient lieu devant son écran, en vidéoconférence. Puis, le nez rivé à son ordinateur, il se consacrait à optimiser MIND, dont il sortait une nouvelle version tous les deux ans. Le soir, il commandait ses repas par téléphone chez des traiteurs haut de gamme, puis il retournait travailler, parfois jusque tard dans la nuit, ou bien il s’enfermait dans sa salle de projection pour voir des films sur un écran aussi grand que celui des cinémas. En allant se coucher, il priait le ciel pour que la journée du lendemain fût aussi délicieuse que celle qui s’achevait.

— Ça peut durer très longtemps comme ça, lui disait Belle. Compte tenu de votre forme physique, de votre régime alimentaire, de votre manque de stress et des très faibles risques d’avoir un accident de la route, vous pouvez battre des records de longévité.

Belle ne ratait jamais une occasion de lui avouer son aversion pour l’informatique en général, les nouvelles technologies, et surtout, les jeux vidéo. Des années durant, son frère Warren s’était pris pour un guerrier du futur et avait combattu des monstres d’une rare cruauté en frappant des poings sur un clavier jusqu’à frôler l’épilepsie. Bricolages d’enfants attardés, agressivité exacerbée, émotions factices, elle y voyait une démission du genre humain, un conditionnement par la machine, un refus du quotidien au profit d’une projection mentale aliénante. Largillière en était la preuve vivante et ne sortait déjà plus de son univers.

François se défendait de contribuer à l’abrutissement des masses ; dans son jeu, il n’était pas question de donjons, ni de dragons, ni de lance-roquettes à antimatière, ni d’univers fantasmagoriques et décadents, et les usagers de MIND n’étaient pas des adolescents ultra-violents hallucinés par des écrans dégoulinant d’hémoglobine. MIND fabriquait des fictions alternatives, des histoires sur mesure pour chaque joueur, selon ses affinités et ses envies. Le jeu était capable d’analyser leurs réactions émotionnelles et leur proposait des situations vers lesquelles ils tendraient spontanément dans la vie réelle comme elle disait si bien.

— C’est un peu comme si vous étiez projetée dans un film écrit pour vous mais dont vous ne connaîtriez jamais la suite.

— …?

— Dans mon jeu, on peut croiser des personnages virtuels qui ne servent qu’à nourrir l’action, mais aussi des personnes vivantes connectées en même temps que vous, pour discuter avec elles ou faire un bout de chemin ensemble.

— … Un bout de chemin ensemble, vous vous rendez compte de ce que vous dites, Largillière ?

Convaincu que son jeu faisait œuvre de salubrité publique pour tous les reclus du monde, François Largillière admettait cependant que la vie réelle était sans doute le meilleur endroit pour y croiser une Belle Wayne.

*

Pour se rendre visible aux yeux de celle qui lui faisait battre le cœur, Warren avait eu une idée saugrenue : apparaître à la fête de Dorothée Courbières avec, à son bras, un cataclysme blond.

— Comment parviens-tu à me faire faire ce que tu veux ? soupira Belle. Je te déteste pour ça !

— C’est pas que ça m’enchante mais les circonstances l’exigent. Et mets-y un peu du tien.

— Tu voudrais qu’on se roule des patins, en plus ?

— On l’a déjà fait.

— Tu avais cinq ans et moi huit !

De fait, ce soir-là, ils s’amusèrent comme des enfants à jouer les amoureux en public et à afficher leur complicité aux yeux du monde. Personne ne pouvait se douter que leurs œillades sensuelles étaient en fait des regards d’une profonde affection fraternelle, que leur façon de se prendre par la main était le signe d’une solidarité indéfectible, de celles qui unissent à jamais ceux qui ont surmonté ensemble de terribles épreuves. Belle manœuvrait mieux que son frère ne l’avait rêvé. Elle se rendait aimable aux yeux de tous, présente dans tous les groupes. Leur comédie de tourtereaux fonctionnait au-delà de leurs espérances. Le temps d’un verre de sangria, elle venait s’asseoir sur les genoux de son frère, et les jeunes gens présents auraient tout sacrifié pour être à la place de Warren. Les filles, troublées par leur étrange connivence, se demandaient quel mystère entourait ce garçon d’ordinaire si effacé.

— Il est bien dans notre bahut, non ?

— Il a un nom américain.

Par sa seule présence, Belle rendait son frère incandescent, le sortait de l’anonymat, lui donnait une existence, un nom.

— Tu comptes en faire quoi, de ta Lena, si ton idée débile a le malheur de marcher ?

— Je veux tout. Pour toujours.

— T’as pas seize ans !

— Elle est l’élue, je le sais, je le sens.

— Et supposons qu’elle soit l’élue, comme tu dis, qu’est-ce qu’elle dira quand elle apprendra que je suis ta sœur ?

— Un jour, elle m’aimera comme je l’aime et, ce jour-là, elle me pardonnera le subterfuge. Elle me remerciera même de l’avoir utilisé.

Belle décida alors de passer à la vitesse supérieure et alla s’asseoir en tailleur dans le cercle que formaient Lena, Jessica et Dorothée, une bière à la main. Lena, qui s’était toujours sentie encombrée par sa féminité, lui posa mille questions sur sa robe, sur son invisible maquillage, sur sa peau de satin, et sur le sens de l’univers. Sur quoi, on lui parla de son mec, si jeune, si discret, si différent d’elle, et Belle se montra bien pessimiste sur la suite de leur histoire.

— On ne garde pas un type comme ça longtemps. Je me prépare à mon premier chagrin d’amour.

Elle fit l’éloge de son frère comme elle le voyait avec son cœur, un être fin et gracieux, qui avait déjà tellement vécu pour son âge, et qui maintenant allait accomplir de grandes choses. Sans rien dévoiler de la vie des Manzoni, elle ne dit que la vérité.

Lena Delarue, Dorothée Courbières et Jessica Courtiol cherchèrent toutes trois la silhouette du garçon dans la foule.

Dès le lendemain, Lena manœuvra pour s’asseoir à la table de Warren. Elle n’affichait plus ce masque blasé de l’adolescente qui cherche sa place dans le monde et avait retrouvé son regard de petite fille qui s’étonne de tout.

Les semaines suivantes furent celles des déclarations et des projets de vie, à jamais et pour toujours. Leur furieux et tout jeune amour leur semblait si fort qu’il résisterait à tout, y compris aux dangers d’un furieux et tout jeune amour. À l’âge où l’on craint ce que la vie réserve, ils décidèrent de ne rien remettre au lendemain. Warren allait, dans cet ordre précis :

1) en finir avec le lycée pour suivre une formation.

2) quitter la colline de Mazenc.

3) chercher un coin pour bâtir une maison.

4) y accueillir sa Lena quand elle l’aurait décidé, et quand elle aurait choisi sa propre voie.

Son besoin de s’éloigner des Wayne participait d’un profond désir de se reconstruire, et le regard tendre de Lena lui en avait enfin donné la force. Il voulait oublier le monde et demander au monde de l’oublier.

Il ne lui restait plus qu’à en informer ses parents. Mais cette fois, il allait les affronter seul.

*

Attablé dans le restaurant La Treille, Fred raclait le fond d’une coupelle de confiture de figues qui avait accompagné son foie gras et attendait qu’on lui serve un pavé au roquefort dont il gardait un excellent souvenir. À quelques tables de là, Peter Bowles s’attaquait à une salade aux gésiers et à une assiette de pommes de terre persillées. Comme à son habitude, il avait longuement étudié la carte et posé des questions sur la composition des plats, quitte à passer pour un de ces Américains qui se méfient des cuisines étrangères. En fait, il restait tout aussi vigilant dans son propre pays, c’était même devenu un sujet de moquerie de la part de ses collègues qui l’imitaient au moment de la commande : Est-ce que vous ajoutez du glutamate dans la sauce ? Je pourrais avoir des lasagnes sans béchamel et sans fromage ? Votre tarte est faite maison ? Peter subissait sans rien dire plutôt que d’avouer son vrai problème. Jadis, il avait menti dans les questionnaires de santé du FBI et répondu néant à la question des allergies ; il avait redouté les complications et l’interrogatoire serré d’un allergologue qui aurait pu rejeter son dossier — on en avait mis dehors pour moins que ça. Après plusieurs œdèmes de Quincke qui auraient pu lui coûter la vie, Peter avait totalement proscrit le lait, la farine complète, et de pernicieux colorants que l’industrie agro-alimentaire ne signalait pas toujours sur les emballages.

Il lui fallait maintenant attendre que ce putain de repenti soigne son cholestérol avec le menu à 32 €, sans compter la bouteille de Saint-Julien 95. Il eut le temps de voir sur l’écran de son ordinateur portable l’intégralité d’un vieil épisode de Star Trek avant que Fred n’en soit au sorbet trois chocolats et sa tuile. Peter le regardait se goberger en toute impunité et lier conversation avec les tables voisines, ou griffonner une note de temps à autre comme s’il était en permanence habité par son œuvre. L’agent fédéral ne ressentait aucune fascination pour ce genre de personnage qui savait prendre du bon temps où qu’il fût, ne supportait aucune contrariété, et profitait jusqu’à l’os d’un système encore archaïque en matière de justice. Graisser la patte aux indics et protéger les repentis, il fallait en passer par là, mais Peter vivait mal les compromis avec des types comme Manzoni. Trois heures plus tôt, ce salaud l’avait blessé — trouver le moyen le plus direct de faire mal avait été son métier. Tu ne connais pas l’odeur chaude que laisse ta femme quand elle quitte le lit.

Peter était plutôt bel homme, athlétique et sans vice particulier. Il avait écrit un mémoire sur la guerre de Sécession et jouait avec une belle honnêteté des nocturnes de Chopin. De tempérament affectueux, il ne s’était jamais comporté de façon cynique avec une femme, même les professionnelles auxquelles il avait fait appel après de longues semaines de planque dans des coins perdus. Et puis, il y avait eu Cora, la fille des propriétaires de l’hôtel Cashmere, à Philadelphie, où il avait séjourné lors d’une mission de huit mois. Vingt-sept ans, éducatrice pour enfants autistes, une fleur rare au parfum inconnu, tellement douce au toucher. Elle était tombée sous le charme de Peter, ce grand type au regard de fouine qui n’ouvrait la bouche que pour dire quelque chose d’utile ou de bienveillant. Il avait pris sa main au deuxième rendez-vous, ses lèvres au troisième. La suite ne fut qu’une affaire d’avenir.

Comme tous ses collègues, il avait tardé à annoncer à sa fiancée qu’il était flic. Non pas qu’il fût honteux, mais il connaissait trop bien ce petit moment de gêne où l’autre perdait tout naturel. Peter se méfiait surtout de la réaction des femmes, à la fois intriguées et méfiantes : c’était quoi, l’intimité avec un flic ? En faisant semblant de s’intéresser à son boulot, en lui posant mille questions, Cora avait cherché à savoir ce que lui réservait une vie entière avec Peter.

Et une seule nuit lui avait suffi pour renoncer. Combattre le crime consistait avant tout à le côtoyer, à s’y acclimater au point de le prendre pour objet d’étude et matériau de base, à le comprendre, à lui trouver une logique, et elle n’avait pas le courage d’imaginer l’homme qu’elle aimait aux prises avec tant de forces malsaines qu’il lui faudrait contenir. Comment savoir s’il était assez solide pour éviter que cette violence ne le ronge de l’intérieur et que sa famille n’en souffre ?

Peter, meurtri par sa décision de ne plus le voir, n’avait pourtant pu lui donner tort ; la veille encore, il avait été confronté à l’ignominie et à la bestialité à visage humain. Leur dernier soir avait été celui des larmes silencieuses et des regrets sincères, mais il ne changerait pas, elle non plus, et quand bien même chacun aurait été décidé à parcourir la moitié du chemin pour rejoindre l’autre, cette moitié leur semblait bien longue dès les premiers pas.

Aujourd’hui, il gardait une photo d’elle partout où il allait. Elle lui envoyait une carte postale à chacun de ses anniversaires.

— Hep ! À quoi vous rêvez, Bowles ?

De loin, Fred lui désignait la place vide en face de lui et la bouteille d’armagnac posée là par le chef cuisinier pour accompagner le café de l’écrivain. Les deux hommes ne s’étaient pas parlé en face à face depuis plusieurs semaines. Peter fut surpris par ce geste qui cachait à coup sûr un cadeau empoisonné.

— Venez goûter à ce truc, et ne me dites pas que vous êtes en service.

Dans le doute, Peter quitta son siège au cas où Fred, dont le penchant naturel n’était pas le partage, aurait un message à faire passer. De fait, il en avait un.

— Vous me connaissez, Bowles, je ne sais pas faire d’excuses, mais je regrette de m’être emporté au téléphone cet après-midi. Je n’aurais pas dû dire tout ce que j’ai dit, c’était stupide et vulgaire.

L’agent fédéral, entraîné à faire face à l’inattendu, n’avait rien vu venir. Des excuses ? Fred Wayne, des excuses ?

— Ça n’est pas un coup fourré, Bowles.

Entre autres raisons, Peter méprisait Fred pour sa bêtise, cette bêtise animale dans laquelle il avait été élevé, cette faillite intellectuelle et morale qui l’avait poussé à commettre les pires atrocités, et dans laquelle il lui arrivait encore de s’ébattre, via l’écrit, comme un goret dans sa bauge. Mais c’était bien cette bêtise-là qui rendait ses excuses touchantes, car rien n’émouvait plus Peter qu’un crétin qui admettait avoir eu tort. Et plus la bêtise était grande, plus les excuses étaient sincères. Peter trinqua avec Fred pour montrer que le message avait été entendu. Ils s’accordaient là une courte parenthèse de cordialité dans un désert de dédain qui semblait ne jamais devoir finir.

*

Arnold rentra à la boutique après avoir livré la dernière commande de la soirée. Sur le coup de vingt-deux heures, le petit personnel de La Parmesane, une fois la cuisine nettoyée et les comptes mis à jour, se souhaita une bonne nuit de sommeil. Après avoir baissé le rideau de fer, Maggie s’installa sur un banc public pour y fumer la seule cigarette de la journée. De là, elle pouvait apercevoir l’imposante pizzeria de Francis Bretet et son fourmillement de livreurs autour d’une dizaine de scooters alignés.

Malgré un lancement national et une campagne d’affichage, leurs « lasagnes d’aubergines au parmesan » n’avaient pas eu le succès escompté ; ceux d’en face, par un curieux phénomène de rejet, continuaient à perdre des clients. Francis Bretet fut alors mandaté par sa direction pour faire à Maggie une offre de rachat, très généreuse, disproportionnée. Le contrat prévoyait la reprise du bail, le remboursement de l’intégralité de l’emprunt, l’exclusivité sur la recette, l’interdiction d’ouvrir un commerce de cuisine à emporter à moins de cinq kilomètres d’un de leurs restaurants, une promesse d’embauche pour chacun des employés, et une très belle somme qui aurait permis à Maggie et à Clara de profiter d’une retraite dorée.

Elle soumit la question à ses collaborateurs qui chacun avaient envie de mener jusqu’au bout l’aventure de La Parmesane — leur folle équipée tiendrait ce qu’elle tiendrait. Que le meilleur gagne, répondit-elle à Bretet, sans savoir qu’à ce jeu-là les meilleurs ne gagnaient jamais.

S’ensuivit une déclaration de guerre. Le tout petit succès de La Parmesane était intolérable pour une raison bien plus profonde que ces 17 % de manque à gagner. Il niait sans aucune explication plausible la loi du profit maximal, et cette remise en question d’une logique marchande inquiétait la direction du groupe.

— Vous rendez-vous compte que vous essayez de contredire à vous seule les fondements mêmes de l’économie de marché ? lui dit Francis Bretet.

— …?

À court d’arguments, il ajouta :

— Vous n’avez pas un mari qui vous demande des comptes ?

Maggie se retint de lui répondre : Dieu puisse t’éviter qu’un jour Giovanni Manzoni ne t’en demande des comptes, petit homme.

*

Pendant que Belle tentait de réviser ses cours, à plat ventre sur le canapé, François lui massait les cervicales, puis les lombaires, puis les fesses, à la recherche d’os qui n’existaient pas mais qu’il malaxait avec grande patience.

Leur histoire durait, mais chacun d’eux refusait d’admettre qu’ils s’aimaient. Ils avaient juste envie d’être ensemble, de faire l’amour, de se passionner pour ce que racontait l’autre, de s’abandonner à une tendresse infinie, et de faire en sorte que cela dure le plus longtemps possible. Si, en plus de ça, il avait fallu s’aimer…

Ce bonheur-là était entré chez François sans prévenir, et il n’avait plus qu’à refermer doucement sa porte pour l’inviter à rester. Mais chaque fois qu’ils se déclaraient par gestes et regards et que l’harmonie des corps était à son comble, François se sentait tout à coup minuscule devant cette aventure que Belle lui proposait de vivre. Dans ces moments-là, pour cacher son angoisse, il lui assenait une rhétorique qui la laissait chancelante. Désormais il ne sortirait plus de son monde, entouré de ses six écrans vidéo, parce que son monde tendait vers une sorte de perfection paisible et froide, inaccessible à la démence de ses contemporains : il n’avait de comptes à y rendre qu’à lui-même. Un refuge pour tous les individus dénués, comme lui, de talent pour la vie réelle. Dans la foulée, il avouait volontiers n’avoir pas grand-chose pour lui, il était un amant tout à fait oubliable, qui ferait un mari défaillant et un père terrorisé. La vie réelle ne lui avait fait qu’un seul vrai cadeau depuis la naissance, sa rencontre avec Belle. Et elle allait bientôt sortir de sa vie comme elle y était entrée, à la vitesse de la lumière.

*

Avant de fuir la colline de Mazenc, le plus dur restait à faire pour Warren : mettre ses parents devant le fait accompli. Il quittait le nid plus tôt que prévu, sans rien leur demander, ni un appui, ni une caution, ni un conseil, et ce dernier point était bien le plus humiliant. Parce qu’ils allaient avoir leur compte d’émotions fortes, il préféra passer sous silence sa rencontre avec la femme de sa vie, et se concentrer sur son plan de carrière.

— Je vais quitter le lycée pour suivre une formation. Ce n’est pas une décision prise à la légère. Je commence en septembre.

Les parents s’efforcèrent de ne rien laisser paraître et voulurent des précisions sur cette « formation » qui sonnait comme une maladie grave.

— … C’est un peu spécial.

— J’aime pas le mot formation mais j’aime encore moins le mot spécial, dit Fred.

— Tu sais, nous sommes prêts à tout entendre, ajouta Maggie. Ton grand-oncle Frank gagnait sa vie en mettant le feu à tout ce qu’on lui demandait pour frauder les assurances.

Mais Warren tergiversait, déjà accablé par les jérémiades qui allaient suivre. Ses parents imaginaient les pires choses : saltimbanque, politicien, strip-teaseur, carrières impossibles compte tenu du programme Witsec qui interdisait d’apparaître en public. Mais de Warren, on pouvait tout attendre.

— Dis-nous, bordel !

— Je veux devenir menuisier.

— …?

— Menuisier ? répéta Fred pour chercher un sens au mot. Tu veux fabriquer des armoires ?

— Non, ça c’est de l’ébénisterie. Moi je veux travailler le bois pour aménager des espaces.

Fred et Maggie se regardèrent en pensant très exactement la même chose : quelle faute avons-nous commise pour en arriver là ?

Warren aurait été bien incapable de leur expliquer comment était née cette vocation. L’incident déclencheur avait eu lieu quelques années plus tôt, dans la maison normande. Le gosse avait eu besoin d’étagères dans sa chambre et s’était légitimement tourné vers son père, lequel avait fait la sourde oreille, découragé depuis toujours à l’idée de planter un clou. Las d’attendre, il avait demandé à sa mère de trouver une solution, mais toute à ses organisations caritatives, Maggie n’avait pas pris le temps de l’aider elle-même ou de faire appel à un professionnel. De guerre lasse, il s’était rendu tout seul dans un magasin de bricolage et en était revenu avec planches et fixations, et surtout, une mallette d’outillage pour le petit ouvrage.

Avec une patience d’ange, le gosse de quatorze ans, livré à lui-même, avait ouvert des notices, fait des essais, pris des mesures, découpé ses planches à la scie sauteuse et fixé ses chevilles à la perceuse. Le travail de ponçage lui avait procuré un plaisir sensuel, il avait su rendre douces au toucher des découpes rugueuses. Gêné d’avoir raté un rendez-vous qui les aurait rapprochés, Fred était passé voir comment se débrouillait son fils. En jetant un œil sur le kit de bricolage, des souvenirs lui étaient revenus en mémoire. La perceuse lui avait rappelé cette cave dans le Queens, avec ce type attaché à un radiateur, qui avait parlé à la deuxième perforation à la mèche de 16. La scie sauteuse lui avait rappelé Jurgen le maquereau, qui avait oublié de reverser un pourcentage sur ce que lui rapportaient ses filles. Il avait fallu rendre méconnaissable son cadavre, et donc se débarrasser de la tête et des mains. C’était au doux temps où l’empreinte ADN ne leur compliquait pas encore la tâche.

Fred s’était rendu à l’évidence : son fils avait monté un mur d’étagères tout seul. Et elles étaient solides, il s’y était accoudé.

— Je suis fier de toi, mon grand.

C’était faux. Il lui en voulait d’avoir abouti et de s’être passé de son père. Le gosse s’était senti fier jusqu’au vertige d’avoir fabriqué quelque chose de ses mains, et ce quelque chose ferait désormais partie de la maison, et ceux qui viendraient après eux garderaient peut-être sa bibliothèque. Warren avait, ce jour-là, associé l’idée de travail et celle de pérennité. Comment son gangster de père aurait-il pu le mettre sur la voie ?

Quelques mois après son transfert au lycée de Montélimar, il s’était inscrit à une visite au musée des Compagnons, à Lyon. On lui avait expliqué qui étaient ces ouvriers qui apprenaient leur métier à l’ancienne, en faisant un tour de France des meilleures entreprises pour parfaire leurs connaissances dans chaque spécialité. Leur périple se concluait par un « chef-d’œuvre », le condensé de toutes les techniques acquises. Le musée comptait plusieurs de ces chefs-d’œuvre, dont celui de leur guide, Bertrand Donzelot, qui aimait autant parler de son métier que l’exercer. Il s’agissait d’un escalier courbe d’une complexité et d’une esthétique uniques. En aparté, Warren lui avait demandé mille détails sur un pareil ouvrage, et le vieux maître s’était fait une joie de les lui donner. Ils s’étaient revus près de Valence, dans l’entreprise de menuiserie du vieil homme, spécialisée dans les travaux délicats, dont les parquets anciens et les escaliers courbes. Les commandes manquaient moins que les apprentis capables de se lancer dans cette carrière de haute précision.

La première réaction de Maggie fut la stupeur. Elle avait toujours connu son fils derrière un écran, prêt à foncer dans le troisième millénaire, et il leur annonçait aujourd’hui qu’il voulait devenir… artisan ?

— Au lieu de rentrer en première, je commence mon CAP de menuiserie au LEP de Montélimar, et ensuite je m’installe près de Valence, sur le plateau du Vercors, chez un maître menuisier qui sait où me loger.

La réaction de Fred ne se fit pas attendre. Il coinça son fils quelques jours plus tard, entre hommes.

— Si tu avais voulu devenir un affranchi et reprendre la carrière là où je l’ai laissée, je ne t’aurais pas encouragé. Mais j’aurais compris.

— …

— Si tu avais voulu entrer au FBI, j’aurais compris aussi. Tu aurais fait la chasse aux wiseguys pour mettre des types comme moi hors d’état de nuire. Tu l’aurais fait contre moi. Tu aurais pris la voie exactement opposée, une façon inversée de marcher sur mes traces. Mais ça… Poser des lattes de parquet…

Deux ans plus tard, son CAP en poche, Warren s’installait comme apprenti chez Bertrand Donzelot. Sur le plateau du Vercors, il se partageait entre sa chambre d’hôte, dans une petite résidence à l’orée de la forêt, et l’atelier à bois de son vieux maître. Son corps et sa musculature s’habituaient peu à peu à une nouvelle discipline, son organisme à une nouvelle hygiène de vie, et ses sens à de nouvelles surprises. Il se levait et se couchait au rythme du soleil, se consacrait à l’ouvrage, parlait peu, et profitait d’une nature sauvage qu’il ne se lassait pas d’explorer. L’hiver y était si rude que dans certains coins on circulait en chien de traîneau, et il n’était pas rare de voir des natifs se déplacer dans la neige à l’aide de raquettes. Le programme Witsec aurait pu y reloger des repentis jusqu’à la nuit des temps, impossible d’imaginer un tueur de LCN capable d’affronter un froid et un relief pareils. Ce coin-là avait été un haut lieu de la Résistance et Warren, après quelque temps sur place, ne s’en étonnait plus.

*

Bowles descendit son verre d’armagnac en deux gorgées et le reposa d’un geste sec comme sur un comptoir de bar. Il buvait rarement mais n’appréciait que l’alcool fort, suivi parfois d’une bière pour éteindre le feu, et à l’exception de ce soir, pas pendant le service.

— Ça ne vaut pas une bonne tequila bien de chez nous, dit-il, mais je sais apprécier un poison qu’on a laissé mûrir.

— Offert par la maison, dit Fred, et pour le reste, tenez, c’est moi qui vous invite.

— C’est le contribuable américain qui paie votre addition et la mienne, Wayne.

— C’est ce qui me donne de l’appétit, et c’est ce qui vous coupe la faim, voilà toute la différence entre nous. En outre, si vous convoquez à cette table ce pauvre contribuable américain, vous serez obligé d’admettre que je lui coûte bien moins cher qu’avant. Je gagne quelques sous avec mes bouquins, Maggie avec sa boutique, et les gosses sont déjà indépendants, pressés de ne plus vivre aux crochets de l’Oncle Sam et de leur truand de père. J’ajoute que nous payons entièrement la location de ce palace sur lequel vous veillez comme une mère poule. Ce n’est pas ma faute si vos supérieurs ont tout juste de quoi vous louer un placard.

— Je me demande encore pourquoi le Bureau ne vous lâche pas dans la nature une bonne fois pour toutes, depuis le temps.

Après le Procès des cinq familles, les dirigeants de LCN s’étaient révélés incapables, malgré une prime de 20 000 000 $, de remettre la main sur le traître et de le châtier comme ils en avaient châtié d’autres avant lui. Aujourd’hui, après douze longues années, le risque de représailles était bien moins fort ; même les plus virulents et les plus rancuniers des capi commençaient à oublier le rat Manzoni. Alors pourquoi maintenir le dispositif de surveillance, avec tout ce qu’il comprenait de logistique visible et invisible ?

— Vous autres du Bureau êtes des ingrats, dit Fred. Combien de types avez-vous laissés tomber après les avoir traits comme des vaches ? Louis Fork a été retrouvé dépecé quarante-huit heures après que le Bureau lui a tourné le dos. Pareil pour Carl Kupack, avec une mention spéciale pour Paul Lippi que l’un de vous a directement vendu à son pire ennemi. Parce qu’il y a des balances aussi chez vous, les G-men[3].

— Ça n’a jamais été prouvé.

— J’en saurais plus que vous, Bowles ? Votre collègue a touché 500 000 $ pour ça. Qu’est-ce que vous croyez ? Du temps où je faisais encore partie de LCN, j’avais la liste des fédéraux qui en croquaient. Je connais mes classiques et je ne tomberai jamais dans les pièges de mes prédécesseurs.

— Ça ne m’explique pas pourquoi vous avez droit à ce traitement de faveur.

— Nous ne sommes que deux à connaître la réponse. Votre chef, Tom Quint, et moi. Et s’il ne vous met pas dans la confidence, ne comptez pas sur moi. C’est un pacte entre nous.

Le fameux capitaine du FBI Thomas Quintiliani, que tous appelaient Tom Quint, avait lui-même organisé le programme de protection du témoin Manzoni, de sa femme et de ses enfants. Il les avait relogés en France, il les avait rebaptisés, surveillés, et déplacés si souvent. Depuis, Quint séjournait en Europe pour s’occuper des retombées de l’affaire Manzoni qui semblaient n’avoir jamais de fin. Les services secrets français et la DST avaient laissé le FBI loger la famille d’un repenti américain sur leur territoire en échange de la formation à la protection de témoins que leur offrait Quint. Un tout nouveau programme qui se mettait en place dans divers pays d’Europe.

— Je suis plus malin que tous les instructeurs de Quantico[4] réunis, et vous allez me bichonner encore longtemps, les gars. J’en userai d’autres après vous, Bowles.

La trêve n’avait duré que le temps d’un verre. Peter se sentait las de cette interminable petite guerre. Il avait envie de rentrer pour téléphoner à son copain Marcus, au service des roulements, qui lui dirait dans combien de temps arrivait la relève.

*

Devant un feu de bois, un dernier verre à la main, Fred se sentait bien trop seul pour regagner son lit vide. Un soir comme celui-là, faute de Maggie, une autre aurait fait l’affaire, car ce n’était ni d’amour ni de sexe qu’il avait besoin, mais de douceur féminine. Plus il vieillissait et moins il pouvait s’en passer. Il avait appartenu à une confrérie de voyous et se félicitait désormais de s’être enfin débarrassé de la compagnie des hommes. Tant de soirées à jouer au poker, à partager des soupières de spaghettis, à fréquenter des bordels avec les gars de son équipe, de plus en plus acariâtres et bedonnants. En cas de rivalité avec un autre gang, on rencontrait les mêmes types bedonnants et acariâtres, et il fallait faire semblant d’être amis et s’embrasser comme des frères — une punition. Cet humour qu’il ne supportait plus, gras comme ceux qui en jouaient, et toutes ces cuites à dire des conneries avec toujours ces mêmes types qui n’arrivaient pas à rentrer chez eux pour aller se coucher. Fred avait été un de ceux-là. Aujourd’hui, il bénissait le ciel de ne plus avoir à supporter ces soirées où chacun évacuait son trop-plein de testostérone comme il pouvait, soit en traitant de putes toutes les femmes de la terre, soit en cassant la figure au premier venu. Les dernières années, il leur faussait compagnie en prétextant des ennuis familiaux pour ne pas les vexer et perdre leur confiance. En fait, il rentrait bel et bien chez lui pour voir un film avec Livia, ou bien il donnait rendez-vous à une de ses maîtresses dans la plus belle chambre d’hôtel de Newark, sans forcément faire l’amour, juste pour profiter de sa présence, de son odeur, de la mélodie de sa voix suspendue dans la nuit, de sa nudité offerte sans malice. Ils partageaient alors une intimité qui ressemblait à s’y méprendre à de la tendresse. Et là, plus besoin de paraître viril à tout prix ni de laisser parler sa violence naturelle, plus question de conquérir de nouveaux territoires ni de plumer de futures victimes. Giovanni repoussait tout ça au lendemain en espérant parfois qu’il n’arrive jamais. Et si, bien des années plus tard, il tentait d’analyser les raisons pour lesquelles il avait comparu à ce procès, balancé ses confrères et claqué la porte de la Cosa Nostra, l’idée avait sûrement dû germer une de ces nuits où il s’était retrouvé seul avec une femme.

Avant d’aller se coucher, il s’installa devant sa machine à écrire, sortit le calepin où il notait tout ce qui lui passait par la tête, enclencha dans le chariot une feuille remplie aux trois quarts, intitulée Notes, et y reporta la moisson du jour.

— Essayer de placer les mots “affliction” et “maléfice”.

— Et aussi la phrase : “Je sais apprécier un poison qu’on a laissé mûrir.”

— Dépasser cette putain de page 28 avant demain soir.

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