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Après être passé dans le repaire de Bowles pour un débriefing en règle, Tom remonta l’allée sans nom jusqu’à la porte d’entrée, toujours ouverte, des Wayne. Attiré par une odeur de viande et d’herbes qui crépitaient à feu doux, il s’arrêta un instant dans la cuisine, et fut tenté de soulever un couvercle pour voir ce qui se mijotait.

— N’y pensez même pas ! cria Fred en surgissant du cellier, les bras chargés de bouteilles. C’est une surprise pour le dîner.

Ils se regardèrent droit dans les yeux, échangèrent une ferme poignée de main qui les renseigna bien mieux qu’un sourire sur l’humeur de l’autre, et jouèrent au rituel des retrouvailles comme les deux bons amis qu’ils n’étaient pas. Fred proposa à Tom de le suivre dans le jardin où les attendaient un thé et des biscuits.

— J’ai pensé que c’était un peu tôt pour un de ces excellents vins blancs qu’on trouve dans le coin. Je nous ai installés dehors, ça commence tout juste à être agréable.

Sous le frais soleil d’avril, Tom longea la coursive dont la voûte en pierre blanche, vieille de trois siècles, était restée intacte. Il aboutit dans le jardin, s’assit à la table en teck patiné par la pluie et le froid, et admira la partie arrière de la maison avec les yeux de Karen, sa femme, dont le rêve était de vivre dans un pareil endroit. Il s’attarda sur le clocher, vestige de l’ancien cloître, sa pierre recouverte de lierre, les volets bleus des chambres sur trois étages, la piscine, légèrement en hauteur pour rester discrète, et la grande pièce de plain-pied où l’on pouvait recevoir le village entier. Karen aurait mérité tout ça.

— Vous avez fait des travaux depuis la dernière fois ?

Fred lui désigna la cuisine du bas, « pratique surtout l’été pour éviter d’incessants allers-retours à l’étage ».

— Du citron avec le thé ?

— Nature, ça ira.

L’agent spécial Thomas Quintiliani n’avait pas à rougir de ses appointements qui lui avaient permis d’envoyer ses fils à l’université et d’acheter une maison dans un quartier résidentiel de Tallahassee, Floride. Karen y menait une vie saine et tranquille, entre son potager et ses voisins, retraités pour la plupart. Malgré tout, elle ne cachait pas sa nostalgie du Vieux Continent, qu’elle avait connu durant ses études d’architecture, et désespérait de jamais y retourner. Aujourd’hui, c’était l’ex-gangster qui habitait en Provence, dans un lieu chargé d’histoire, au confort moderne, à trois heures de train de Paris et du reste de sa famille, quand lui, Tom, ne voyait les siens que trois fois par an.

— Est-ce que je me trompe, Fred, ou vous vous civilisez ? Les vins fins, le thé, la vieille pierre. Il paraît même que vous avez lu un livre.

— Ce serait dommage de boire des saloperies dans le pays du vin, non ? Le thé, j’en ai toujours bu, mais maintenant c’est du thé vert japonais parce que c’est bon pour la prostate, paraît-il. Sinon oui, j’ai lu Moby Dick comme tout le monde, je ne pense pas que ça mérite un rapport à Washington.

— Vous n’êtes plus tout à fait le même depuis que vous êtes ici. Vous vous êtes posé.

Ils se lancèrent dans un débat sédentarité/mobilité, chacun regrettant ce qu’il vivait le moins, et ne dirent que des choses convenues sur le rythme de la vie, le destin, et la vieillesse qui point. Il y avait là un plaisir indéfinissable à retrouver, tout comme un vieil ami, un vieil ennemi, à éprouver de la curiosité pour ce qu’il devenait, dans l’attente du récit de ses faux pas et de ses tristes confidences. Mais l’heure n’était pas encore à la révélation et, même si les colts étaient chargés, prêts à être dégainés, même si les couteaux étaient aiguisés et menaçaient de se planter au premier mot de travers, même si l’on gardait en réserve une roquette assez forte pour atomiser un village de Provence, Tom et Fred sirotèrent leur tasse de Sencha en égrenant des banalités dans la tiédeur de cette fin d’après-midi de printemps.

Le capitaine du FBI aperçut Bowles, son subalterne, s’étirer longuement à la fenêtre comme s’il venait de se réveiller.

— Il a dû piquer un petit roupillon depuis que vous avez pris le relais, dit Fred. Cet homme ne dort pas de la nuit, il me croit capable de petites escapades nocturnes comme je faisais en Normandie.

— Comment se déroule la cohabitation ?

— Il est discret, taciturne, un peu trop « anglais » pour moi. À tout prendre, j’aurais préféré un Rital à la Caputo ou Di Cicco. Je redoute déjà notre excursion parisienne de demain. Essayez de passer huit heures tout seul avec Bowles dans une voiture et vous ferez l’expérience de la solitude extrême.

Une fois l’an, et sous contrôle du programme Witsec, Fred avait l’obligation de se présenter à l’ambassade des États-Unis pour renouveler le seul document qui justifiait de son identité auprès de l’administration française : son passeport. A priori le document en question ne lui servait pas à voyager, mais Tom prévoyait toujours le cas d’un départ précipité. À chacune de ses visites, on prenait ses empreintes et sa photo, et en cas de changement de nom — en moyenne tous les trois ans — on lui demandait de restituer l’ancien passeport. Compte tenu de son statut de résident à titre exceptionnel, on lui aménageait un rendez-vous spécial, en général le dimanche, tôt le matin, afin qu’il croise le moins possible de ressortissants américains. Fred fournissait tous les renseignements nécessaires, sauf son adresse, que seuls Tom, Bowles, et le grand patron du Bureau à Washington connaissaient. Autant que faire se peut, Tom préférait éviter les transports en commun et cet aller-retour à Paris se faisait donc en voiture. Fred et Peter allaient prendre la route le samedi en fin d’après-midi, arriver à l’hôtel vers minuit, se présenter à l’ambassade dès six heures, pour un retour à Mazenc le dimanche soir. Cette année, pour des raisons que Fred n’avait surtout pas à connaître, Tom Quint avait réussi à faire coïncider dans le même week-end leur mystérieux tête-à-tête et, le lendemain, cet aller-retour à l’ambassade.

— Bowles est un très bon élément qui a désormais besoin de retourner sur le terrain. D’ici la fin de l’année, je vous affecterai un petit jeune tout frais sorti de Quantico.

— Et une femme ? Pourquoi pas une femme ? Parmi les quinze mille agents du FBI, vous allez bien m’en dégoter une. Je ne saurai rien lui cacher, et pour peu qu’elle soit gironde, elle aura le droit de se baigner dans la piscine.

— Ne commencez pas à dire des bêtises avant même d’avoir ouvert cette bouteille de blanc. En attendant, allez plutôt nous remplir la théière d’eau chaude dans cette cuisine du bas.

*

À vingt heures, Tom eut enfin le droit de soulever le couvercle du faitout qui mijotait depuis l’après-midi, et tomba nez à nez avec une forme oblongue à la chair brune et ridée qui parvenait à être appétissante.

— Je sais que les Italiens ont un nom pour cette chose, Fred.

Polpetone ! Ne me dites pas que votre mère n’en a jamais fait.

— Ma mère vient d’une famille de pêcheurs calabrais, elle n’a jamais su cuisiner la viande.

Fred coupa le feu, piqua dans la paupiette géante pour la poser sur un billot et la découpa en tranches. La farce formait, bien au centre, un beau médaillon jaune persillé dont il semblait satisfait.

— Ça n’a l’air de rien comme ça, mais ça demande un petit tour de main.

Malgré le délicat fumet de ce qu’ils allaient déguster, Tom regrettait de ne pas dîner dans le premier restaurant venu, en terrain neutre, débarrassé de toute idée d’hospitalité. Par le passé, les deux hommes s’étaient côtoyés dans les contextes les plus extrêmes ; il y avait eu la violence des premiers temps, la traque, l’arrestation de Fred. Ils avaient connu les parloirs de prison et l’assignation à résidence dans les planques du FBI, une proximité de vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans la haine mutuelle et le mauvais café. Puis ils avaient enchaîné les vols intérieurs pour déjouer les traquenards de LCN, et après le Procès des cinq familles, sous haute surveillance et pression maximale, ils avaient fait ensemble le grand bond par-delà l’Atlantique et découvert un nouveau continent. Ils avaient connu Paris, puis la campagne française, et Tom maintenait toujours sa garde rapprochée en veillant sur Fred comme sur un chef d’État. Douze ans plus tard, cet accueil, cette fausse convivialité, le fait même que Fred se soit mis devant les fourneaux gênait Tom. Ils allaient vivre un moment difficile, qui certes honorait leur pacte secret, mais qui jamais ne s’était déroulé en douceur.

— Ne cherchez pas à vous rendre utile, Tom, et dites-moi plutôt ce que vous pensez de ce petit viognier.

Tom tendit son verre de blanc vers la lumière. Il ne buvait jamais avant dix-neuf heures, et rarement plus de deux verres de vin durant le dîner. Il avait proscrit l’alcool fort, même en cocktail, et la bière, même par temps chaud. Il ne dérogeait plus à cette discipline qui, à la longue, lui avait fait perdre le goût de l’ivresse. La seule drogue de Tom était le contrôle.

— Du viognier, vous dites ? Il y a cinq ans de cela, vous n’auriez même pas pu prononcer ce mot.

— Cette putain de langue française a fini par me grignoter comme une gangrène. Il m’arrive parfois d’utiliser des mots dont je ne connais même pas le sens, simplement parce que je les ai entendus à la télé ou dans la rue. Mes enfants me parlent français et je ne vois plus assez Maggie pour qu’on s’engueule dans notre foutue langue de Newark. Je n’ai plus personne à insulter, pas même Bowles, qui prend tout de travers, et quand on a perdu l’insulte, dans une langue, qu’est-ce qui reste ? Il y a pire encore : l’autre fois, en me brûlant, j’ai dit aïe ! au lieu de ouch ! C’est un point de non-retour, non ?

À table, ils entamèrent directement le plat principal et ses contorni, poivrons à l’ail, épinards à la poêle, et brocolis. Tom, dont l’ordinaire était le plateau d’avion et le room service, retrouva avec bonheur le goût du fait maison. Où étaient les petits plats de Karen et son don pour le mélange des saveurs ? Quand ils avaient vécu à La Nouvelle-Orléans, elle avait percé les secrets de la cuisine cajun. À Tallahassee, elle maîtrisait sur le bout de la fourchette la cuisine du Sud profond. Elle avait même su voler les recettes de poisson de Mme Quintiliani mère. Mais, depuis que Tom vivait en Europe et que les enfants avaient quitté la maison, elle se contentait de découper une tomate sur un coin d’assiette et de la picorer, seule sous la véranda en bois blanc.

Fred et Tom bavardèrent un bon moment en évitant les conversations piégées. Pourtant elles l’étaient toutes. La pièce de viande à peine terminée, Fred s’indigna de la politique extérieure des États-Unis, surtout quand il voyait « nos gars » partir faire la guerre on ne sait où. Qu’il fût d’accord ou non, Tom lui fit remarquer qu’il était déchu de ses droits civiques et que parler de politique américaine lui était moralement interdit.

— Ça ne me donne même plus le droit d’avoir un avis ?

— Vous, un avis ? Je ne sais plus qui a dit : « Les avis, c’est comme les trous du cul, tout le monde en a un. » Gardez votre avis pour vous, Manzoni, surtout quand il s’agit de patriotisme, vous qui vous êtes servi de la bannière étoilée pour lustrer vos chaussures Gucci.

Tom regrettait à nouveau de ne pas être en terrain neutre. Remettre à sa place un homme qui vous invite à sa table n’était pas dans ses habitudes, mais ça ne changeait rien au fond, certaines phrases n’avaient pas à être prononcées en sa présence. En tant qu’ex-mafieux, Fred était sans doute le moins bien placé pour parler de politique internationale ; jusqu’en 2001, les deux tiers des effectifs du FBI étaient affectés à la lutte contre le crime organisé, et un tiers contre le terrorisme. Depuis, on avait inversé la proportion.

Surpris par tant de fermeté, Fred resta un instant bouche bée. Par son silence, il admettait n’avoir pas voix au chapitre. De fait, il n’était patriote que quand ça l’arrangeait et, s’il avait jamais pesté contre telle ou telle guerre, c’était en jouant aux cartes avec sa bande, dans une arrière-salle de bar, près d’une télé allumée : « Font chier avec leur putain d’occupation armée, fous-nous les cours de la Bourse sur Bloomberg TV ! » Si, dans sa vie, il avait eu lui-même à prendre les armes, c’était pour défendre son territoire de racket et de corruption, pas son pays. Seuls les conflits au sein de LCN lui tenaient à cœur. Fred ne les trouvait pas moins meurtriers, et les larmes de leurs femmes pas moins amères que celles des veuves de guerre.

— Après tout, vous avez raison, Tom. Je ne suis pas le mieux placé.

Fred n’avait jamais cru à la politique parce qu’il n’avait jamais cru à l’avenir. Un wiseguy pensait la vie à court terme, un jour après l’autre, parce que chaque jour en vie était une petite victoire qu’il fêtait, le soir venu, chez Beccegato ou chez Bee-Bee. Un wiseguy qui mourait dans son lit était soit un génie, soit un raté. En témoignant contre LCN, Fred avait cessé d’être un wiseguy, non pas parce qu’il avait trahi, mais parce qu’il s’était donné un avenir, comme un contribuable, un cave, un homme de la rue.

Plutôt que de s’en expliquer, il préféra porter un coup bas dont il avait testé maintes fois l’efficacité.

— J’ai cessé de croire à la politique quand la politique a commencé à croire en moi. Ah Tom, vous ne connaîtrez jamais ce grand bonheur de voir un gouverneur vous racheter à prix d’or cette photo où, naguère, il vous a serré la main dans un grand restaurant. Même J. Edgar Hoover, votre Saint Patron, a partagé des linguini avec des capi de légende.

— Autrefois, je serais tombé dans le piège, mais ce soir votre couplet sur le thème des politiques m’ont mangé dans la main ne va pas m’empêcher de digérer votre excellente cuisine. Ce qui m’a toujours stupéfié, chez vous autres de LCN, c’est la fascination du wiseguy pour les wiseguys. Tous les autres voyous pleurent de n’avoir pas eu droit à une vie normale, avec des parents banals et un parcours classique, ils se plaignent de n’avoir pas eu de chance et d’avoir pris le mauvais pli et glissé sur la mauvaise pente. Les mafieux, eux, bénissent le ciel d’être ce qu’ils sont, ils pensent avoir été touchés par la grâce et que des bonnes fées — Capone, Nitti, Luciano — se sont penchées sur leur berceau à la naissance. Même dans le box des accusés, je n’en ai jamais entendu un seul remettre en question le bien-fondé de sa carrière dans l’Onorata società. Même dans la pire des prisons, un affranchi ressemble à un bienheureux qui digère sa ventrée de spaghettis sur fond de Sinatra. Et le jour de votre dernier soupir, vous remerciez Dieu de vous avoir épargné cette horreur qu’aurait été une vie d’honnête homme.

— Une vie d’honnête homme ? Tout gosse, je savais déjà que je n’avais aucun talent pour ça. À sept ou huit ans, quand je me posais des questions sur la vie, les gens, l’avenir, vous savez ce que je faisais ? Je grimpais sur les hauteurs de Kearny Park pour avoir une vue d’ensemble de Newark. J’en discernais chaque bloc, chaque lumière. J’imaginais le fourmillement d’humanité qui se répandait partout dans la ville, l’infinité des situations, l’incroyable complexité des psychologies croisées, et je me demandais par quel miracle ce joyeux bordel pouvait fonctionner. Je me sentais minuscule, et bien incapable de trouver ma place dans ce monde qui grouillait à mes pieds. Je voulais savoir où était ma route, quel destin m’attendait à quel coin de rue, quelle bifurcation prendre. Tous les mômes se le demandent le temps venu, même vous, Tom.

— Vous ne pensez pas si bien dire. Moi, c’était en haut du Chrysler Building.

— La différence entre nous, c’est que là où vous voyiez passer un honnête homme qui partait au travail, moi je voyais un pauvre type qui traversait une vallée de larmes. Là où vous voyiez un brave grand-père, moi je voyais un vieillard aigri par ses ratages. Là où il y avait des couples d’amoureux, je voyais déjà des jaloux et des cocus. Derrière chaque curé, je voyais un inquisiteur, derrière chaque prof un donneur de leçons, et derrière chaque flic un flic. Et aujourd’hui, ni vous ni moi n’avons changé : pour vous, un type est a priori bon jusqu’à ce qu’il se révèle mauvais. Pour moi, il est mauvais par nature, jusqu’à ce qu’il me surprenne par un geste envers son prochain.

— Quand vous prononcez les mots honnête homme, on a l’impression qu’il s’agit d’une insulte. En ce qui concerne les wiseguys, ça n’est pas tant le mot honnête qui pose problème, c’est le mot homme. Vous n’avez jamais pris le temps de devenir des hommes. Votre QI moyen est celui d’un gosse de douze ans, et tout le reste suit : le sens moral et le respect pour autre que soi. Vous représentez la quintessence de l’enfant, obsédé par la satisfaction de ses envies et sans la plus petite notion de culpabilité. Tout individu qui a le malheur de s’interposer entre vous et le coffre à jouets est voué à une mort immédiate. Votre cruauté aussi est celle de l’enfant qui arrache les ailes du papillon pour voir comment ça fait. Parfois il vous arrive de pleurer, vous, les durs à cuire, comme des gosses démunis devant une décision arbitraire. Et quand vos chefs vous remercient, vous êtes gonflés d’orgueil comme de braves petits flattés par des adultes. Vous n’êtes pas, Fred, à proprement parler, ce que j’appelle un homme.

— Je m’en sors bien, sourit-il, d’habitude vous me comparez plutôt à un animal. J’en suis tout ému. Un peu de salade de fruits ?

— Faite maison ?

— Évidemment. Si je ne vous connaissais pas, je penserais que vous cherchez à me vexer…

Il se leva et débarrassa la table, aidé de Tom qui attendait la seule vraie conversation que Fred ne cessait de repousser.

— Un jour vous reconnaîtrez que c’est à moi que vous devez les plus beaux moments de votre carrière, Tom, et ce jour-là, vous me remercierez.

— Je vous remercie déjà, vous resterez sans doute ma plus belle victoire. Depuis que vous avez témoigné, la Cosa Nostra que nous avons connue est une ruine prête à s’effondrer.

Tom Quint avait été un des artisans de cette débâcle, et sa ténacité en avait été récompensée — on l’avait invité avec Karen à la Maison-Blanche, où il s’était entretenu en tête à tête avec le président dans le bureau ovale.

Fred allait avoir besoin d’un alcool fort et proposa une goutte de grappa, face à la plaine plongée dans les ténèbres, avec, au loin, les dernières lumières d’un village qui s’endort.

— Vous savez bien que je ne bois pas ce genre de choses, mais si vous avez une bonne infusion, je vous accompagne volontiers.

— Venez farfouiller dans les placards du haut, Maggie a tout ce qu’il faut mais je n’y connais rien.

Quelques minutes plus tard, ils contemplaient la nuit provençale, qui son petit verre frais à la main, qui sa tasse de verveine mentholée, et ils se turent un instant comme de vieux complices à qui la compagnie silencieuse de l’autre suffit. Profitant de la quiétude de l’instant, et afin d’encourager Fred à prendre enfin la parole, Tom lui tourna un petit hommage à sa façon, sans la moindre arrière-pensée.

— Je vous envie sincèrement de pouvoir profiter de ce spectacle, de cette paix. Parfois, quand je suis dans un aéroport, en vidéoconférence avec un fâcheux, et que j’entends que le vol est retardé, il m’arrive de penser à vous. Je vous imagine ici, le nez au vent, ou devant un bon feu de cheminée, et je me dis qu’un jour ou l’autre il faudra que je me pose des questions.

Contre toute attente, Fred prit très mal ce qu’il venait d’entendre. Tom se présentait comme un individu débordant d’activité, en charge de hautes responsabilités, pendant que lui, Fred, n’avait plus rien d’autre à faire qu’à déplier son plaid comme le retraité qu’il était devenu. Depuis le début de leur entretien, il avait fait plusieurs allusions à son travail d’écriture mais Tom n’en avait relevé aucune. Et le fait qu’il persiste à nier son statut d’auteur l’exaspérait plus que tout.

— La prochaine fois que vous essaierez de m’imaginer, faites entrer dans le tableau une machine à écrire. Elle n’est jamais très loin et, quand je la quitte un moment, c’est pour revenir vers elle avec les idées claires. Je pense toutefois que je ne travaillerais pas autant si je ne vivais pas ici. Je dois à ce lieu une qualité de concentration exceptionnelle. Je ne me laisse pas perturber par l’extérieur, j’ai l’impression d’aller à l’essentiel, et le reste n’est qu’une question de patience.

Tom faillit s’en mordre les doigts. Ils avaient évité le sujet plusieurs heures durant, pourquoi fallait-il qu’il leur tombe dessus juste au moment où ce salopard allait cracher le morceau ! Et comment pouvait-il se gargariser de mots comme « travail », « concentration » et « patience » pour qualifier ses dérisoires accès de graphomanie ? Tom avait beau vivre dans un monde où l’on vend des objets sans fonction, du gras sous vide et des services qui ne comblent aucun besoin, il ne comprenait toujours pas comment les écrits de Fred avaient su convaincre un éditeur. Les livres avaient bel et bien été fabriqués, deux volumes de 250 pages chacun, à la couverture rigide, au prix de 12 €, disponibles en librairie et sur Internet, on pouvait les toucher, les ouvrir, les mettre au feu, ça ne changerait rien à une telle absurdité, ils existaient.

— Ici, j’ai fait le deuil de quelques certitudes, ajouta Fred. Je pensais que le chaos était nécessaire à toute forme de création, il n’en est rien.

Tom sentit monter en lui cette fureur que seul Fred savait provoquer, une réaction à un mélange de bêtise et d’arrogance qui, comble d’ignominie, se prenait pour un art majeur.

— Dites, Tom, vous avez lu L’empire de la nuit ? Vous ne trouvez pas que j’ai fait des progrès depuis Du sang et des dollars ?

Des yeux, Tom le supplia de ne pas insister.

— Vous pouvez tout me dire, ne m’épargnez pas.

— Vous savez très bien que j’ai lu L’empire de la nuit, je suis même, par la force des choses, votre premier lecteur. Ne me demandez pas ce que j’en ai pensé.

— Si, je vous le demande.

— …

— …

— Je crois que les Français ont une expression pour ça : c’est à chier. Je ne sais pas trop ce qu’est la littérature, mais je sais que ce que vous faites n’en est pas. Après ma propre lecture, et avant de livrer votre prose en pâture à des innocents, j’ai réuni à Washington une équipe de quatre agents pour passer au crible votre manuscrit, le retourner dans tous les sens pour tenter d’y déceler des codes, des messages cachés, des noms réels, des circonstances un peu trop précises, etc. Il fallait les voir, dans une salle de brainstorming, tous les quatre affalés dans des fauteuils, en train de lire à haute voix des passages de votre roman. Ils se tapaient le cul par terre en disant : « Hé les gars, j’en tiens une bonne là ! » et la citation qui suivait les plongeait dans un état d’hystérie qui attirait tous les employés des bureaux mitoyens. Quand ils en parlent aujourd’hui, ils ont encore une petite larme qui perle au coin de l’œil.

Fred resta un moment les bras ballants, le verre à la main, incapable de trouver le mot qui lui aurait redonné un peu de dignité.

— J’ai essayé de comprendre le mystère de cette publication, poursuivit Tom. Si tant de gens écrivent et cherchent à se faire publier, pourquoi vous, qui pensez qu’une métaphore est un animal à tentacules, y êtes-vous parvenu ? J’ai relu Du sang et des dollars une fois traduit en français et publié — acheté à l’aéroport de Nice, et terminé avant l’atterrissage à Catane. J’ai eu l’étrange impression de n’avoir pas le même texte en main. Un petit miracle avait eu lieu. Votre éditeur, moins bête que je ne l’imaginais, avait mis à profit l’immense talent de votre traducteur, qui avait su patauger avec des bottes d’égoutier dans ce bourbier de mots et donner une forme présentable à ce fatras de phrases tordues qui cherchaient péniblement à traduire une violence animale. En outre, il avait débarrassé le texte d’un lyrisme tout à fait approximatif pour ne garder que des phrases toutes simples qui, dans leur apparente naïveté, rendent parfois insoutenables les horreurs qui y sont décrites. En résumé, ce n’est ni le mystérieux Laszlo Pryor, ni Gianni Manzoni, ni Fred Wayne qui a écrit Du sang et des dollars, ou L’empire de la nuit, c’est Renaud Delbosc, votre éditeur, et un certain Jean-Louis Moinot, votre traducteur. Si ce type se retrouve un jour au chômage, je l’embauche immédiatement au service de décryptage du Bureau.

Fred se tenait debout comme un boxeur sonné prêt à tomber au premier souffle de vent. Tom n’en avait pas fini et préparait le dernier uppercut.

— Heureusement, cette imposture ne va pas durer. Déjà votre second opus tourne en rond, vous n’avez plus rien à raconter et vos anecdotes tirent à la ligne. La longue liste de vos infamies n’est pas inépuisable et, quand vous aurez expliqué à vos lecteurs les cent et une façons de faire disparaître un cadavre, vous serez à sec. Je suis tranquille sur ce point : il n’y aura pas de troisième titre signé Laszlo Pryor.

Même pétrifié par la rage, Fred n’était pas assez fou pour se risquer à une agression physique sur la personne de Thomas Quintiliani dont le pouvoir de représailles était infini. Ses chefs du Bureau l’auraient couvert et lui auraient donné toute latitude pour prendre la décision qui s’imposait. Sans compter que Tom ne craignait personne au combat de rues et maîtrisait deux ou trois arts martiaux, au point que, dans tous les dojos du monde, on lui devait le titre de senseï.

— J’exagère sans doute un peu. Après tout, je ne suis pas critique littéraire.

— Pour un petit-fils de pêcheur calabrais, vous vous débrouillez bien. Dieu sait si vous m’en avez fait voir depuis que nous nous connaissons, mais vous ne m’avez jamais fait autant de mal qu’aujourd’hui.

Le capitaine Quint posa sa tasse contre le banc de pierre grise où avaient dû s’asseoir des centaines de religieuses et regarda, au loin, les étoiles sur la plaine. Il s’en voulait d’avoir pris le risque de compromettre la suite, tant attendue, de leur entretien. Mais Fred, au tapis, avait lui aussi envie d’en finir.

— Vous pouvez sortir votre calepin, Tom.

Et Tom mit la main dans une poche de sa veste.

— C’est Louie Cipriani qui nous avait renseignés sur le détournement de fonds du projet de financement de la cité Bellevue. « L’affaire Pareto » comme on l’a appelée, vous devez vous en souvenir.

Tom nota à toute vitesse sans oublier une syllabe, même s’il ne comprenait pas, pour l’instant, tous les détails que Fred avait choisi de lui donner.

— Louie avait aussi servi d’intermédiaire quand nous nous étions rapprochés de la banque Beckaert, qui avait blanchi 75 % des bénéfices de l’affaire Pareto.

Tom ouvrait grandes ses oreilles : il n’était pas question de demander de répéter. Quand Fred balançait, il fallait tout saisir du premier coup, et par écrit, car il n’aurait jamais accepté de laisser sa voix sur une bande magnétique.

— Le banquier s’appelait Fitzpatrick, je ne me souviens plus de son prénom mais vous allez facilement remonter jusqu’à lui. Il était tellement heureux de faire affaire avec nous que c’était lui, tout banquier qu’il était, qui m’avait demandé de réinvestir ses gains.

L’exceptionnelle longévité de Gianni Manzoni au sein du programme Witsec tenait dans ce pacte. Ce qu’il avait dit au cours de son procès avait réussi à le couvrir pendant plus de dix ans. Sachant qu’un jour ou l’autre l’Oncle Sam allait le lâcher dans la nature, Fred avait trouvé la parade et balançait au compte-gouttes. C’était son assurance-vie.

— Louie et lui passaient leurs vacances ensemble sur le trois-mâts aux couleurs de sa banque. Louie a aussi rabattu le hold-up de la National Cityrail pour le gang Polsinelli. Il nous l’avait proposé en premier, nous avons hésité, et nous avons eu tort. En revanche, le braquage du transporteur Farnell, c’était bien nous.

Tom notait toujours, récompensé de son année d’attente.

— Au Bureau, vous avez toujours cru que le quatrième homme était Nathan Harris, et vous l’avez fait tomber à tort, le pauvre. Il va falloir le sortir de San Quentin et lui faire des excuses. Notre quatrième homme était Ziggy De Witt.

— Ziggy De Witt ? Le « skipper » ?

— Il était encore sédentaire, à l’époque. C’est cet abruti qui a buté le chauffeur, personne ne lui avait rien demandé, il n’avait pas les nerfs. C’est après ce coup-là qu’il a mis au point un truc assez savant qui consistait à convertir des diams sud-africains en cocaïne colombienne, et tout ça transitait par les voiliers de types pleins aux as qui ne se sont jamais aperçus de ce qu’ils transportaient, les cons.

— Nous sommes bien d’accord que les deux autres, hormis vous, étaient Anthony Parish et Jeffrey Hunt ?

Fred acquiesça et reprit.

— Tant que j’y pense, je dois vous signaler une autre de vos erreurs : lors de cette rafle lamentable que le Bureau avait organisée au cynodrome de Rhode Island et qui s’était conclue par une hécatombe, les journaux ont parlé de la mort de trois membres de LCN. Vous aviez raison pour les frères Minsk, mais pas pour Bernie Di Murro, qui était un col blanc, il n’a même jamais volé une pomme à l’étalage.

Dans son déballage, Fred ne manquait jamais de glisser une ou deux erreurs judiciaires qui mettaient Tom en fâcheuse position.

— Sa famille pleure encore, et on les soupçonne de tout dès qu’il arrive un truc moche dans leur quartier. Vous ne notez plus, Tom ? Ça ne fait pas vos choux gras ? Vous préférez que je vous raconte d’où viennent 31 % des parts du financement du Pallenberg Stadium ?

— …

— Oui, vous préférez. Ces 31 % ont été versés par la Roysun Co., une société que j’ai fondée avec Artie Calabrese et Delroy Perez, et dont le siège social se résumait à une boîte aux lettres dans un immeuble en ruine de West Market Street.

Tom en eut des sueurs froides. Dix ans que des agents planchaient sur cette affaire sans avancer d’un pouce.

— J’apportais 10 %, Calabrese 11 %, soit la totalité de ce qu’il avait touché sur son trafic de 4×4, et Delroy s’était fait un plaisir d’apporter les 10 % qui manquaient en forçant ses quatre-vingts revendeurs d’héroïne à retourner dans la rue faire des heures sup. À mon avis, vos collègues de la DEA devraient faire une descente dans la cave du 1184 Tilbury Road, à Newark, c’est là qu’il entreposait la came qui arrivait de Bogota. Vous comprenez bien que dans ce stade on se sentait un peu chez nous. J’y avais ma loge à l’année. Artie, Delroy et moi, on a même porté le badge du président sortant quand il est venu y donner son dernier discours de campagne. Voilà, Tom. Ce sera tout pour cette année.

Le capitaine Quint n’en saurait pas plus. Fred avait très finement dosé la quantité d’informations qu’il livrait pour prolonger sa prise en charge par le programme.

— Rendez-vous dans un an. Si d’ici là vous me traitez comme un ami, je vous promets de vous faire l’historique complet de la filière des Caraïbes, que j’ai vue naître, et qui, paraît-il, prospère d’année en année.

Exceptionnellement, Tom posa une dernière question.

— Vous n’avez rien sur Joey d’Amato ?

— Joey d’Amato ? Le psychopathe ?

— Je suis prêt à monnayer n’importe quelle information sur cette ordure.

— J’ai peu travaillé avec lui, trop givré. Même à nous, il nous foutait la trouille. Il a fait parler de lui récemment ?

— Il est libérable dans trois mois et je n’aime pas le savoir dehors.

Fred comprenait pourquoi. Les wiseguys s’étaient passé le mot dans les cinq quartiers. Joey d’Amato avait pris quinze ans pour hold-up à main armée ; durant son procès, il avait levé la main droite et juré d’avoir la peau de celui qui l’avait mis à l’ombre : le capitaine Thomas Quintiliani en personne.

— Désolé, Tom, je n’ai rien sur lui.

— Tant pis, dit-il en rangeant son calepin, déjà prêt à se mettre au travail.

Fred avait beau imposer le rythme de ses trahisons, cette séance était un véritable arrachement. Il s’y était préparé, avait pris des notes et estimé l’impact de ses révélations. Mais chaque jour qui le rapprochait de ce rendez-vous annuel avec Tom le rendait irritable, d’une humeur sinistre. Non qu’il se préoccupât à ce point du sort d’un Delroy Perez ou d’un Ziggy De Witt, mais se revivre en traître lui retournait les tripes, lui donnait l’impression d’être à la fois l’exécuteur et la victime. La poignée d’hommes qu’il venait de désigner allaient voir leur vie basculer du jour au lendemain, et aucun d’entre eux ne comprendrait quelle malédiction venait de les frapper. Ils en arriveraient vite à la conclusion qu’ils avaient été balancés, mais par qui ? Bien des noms leur viendraient à l’esprit mais en aucun cas celui de Giovanni Manzoni, traître parmi les traîtres mais disparu depuis douze ans. Aucun d’entre eux ne pouvait s’imaginer faire partie d’une stratégie à long terme, et qu’ils seraient suivis par d’autres, tout aussi surpris de se retrouver derrière les barreaux sans rien avoir vu venir. Fred venait d’en tuer quelques-uns, entre deux gorgées de grappa, il n’avait pas appuyé sur la détente mais c’était tout comme. Des hommes allaient tomber. Des hommes à qui Fred n’avait rien à reprocher, bien au contraire. Certains lui avaient tendu la main, l’un d’entre eux lui avait même sauvé la vie en le prévenant d’un piège, et aucun ne lui avait porté préjudice. Fred venait de les jeter en prison pour cinq, dix, vingt ans. Tom en pousserait certains à trahir eux aussi et relâcherait le menu fretin pour attraper de plus gros poissons. Là-bas, outre-Atlantique, il y avait eu un avant et un après Manzoni dans l’histoire de la Cosa Nostra. Fred lui réservait encore quelques coups à la tête, mais frappés par-derrière.

— Il est temps que je prenne congé, dit Tom. J’ai eu une grosse journée et demain, vous avez de la route à faire. Le polpetone et le reste étaient excellents.

— Soyez mon hôte jusqu’au bout, installez-vous dans une des chambres du haut. Vous pouvez même prendre une aile entière, avec salle de bains et tout.

Offrir le gîte après le couvert était sa façon de mettre fin au combat la tête haute.

— Ce n’est pas dans le studio de Bowles que vous allez profiter d’un minimum de confort. Vous n’arriverez jamais à dormir, il ronfle.

— Il ronfle ? Comment savez-vous ça, Fred ?

— Heu… J’imagine que Bowles doit ronfler comme tout le monde quand il a bu.

— Bowles boit ?

— … Faites comme vous le sentez, Tom, et bonne nuit.

Le capitaine quitta la maison sans grand enthousiasme à l’idée de retrouver la promiscuité des nuits de garde. De toute façon, il n’était pas question de dormir mais de communiquer le plus vite possible à de hauts responsables du Bureau les informations qu’il venait de recueillir.

*

La journée avait été éprouvante et celle du lendemain s’annonçait pénible. Fred, au seuil de sa chambre, eut un mouvement de recul en voyant la silhouette de Maggie surgir de la salle de bains.

— C’est toi ?

— J’ai préféré prendre un train du soir, dit-elle, déjà enfouie sous la couette.

En fait, elle venait de claquer la porte de la boutique pour se réfugier auprès de son mari. Cette fois, Francis Bretet avait gagné pour de bon. Par son intermédiaire, le groupe Finefood venait de faire une offre de rachat au marchand de biens qui possédait l’immeuble de la rue Mont-Louis où La Parmesane avait son pas-de-porte. Au lieu de signer le prolongement de son bail, Maggie était sommée de vider les lieux à très court terme. Goliath déployait une logistique digne du Pentagone pour abattre un David moribond. Après avoir mis son commerce en cessation d’activité et promis à son équipe de trouver une solution, Maggie, comme le voulait la règle, avait quitté le navire en dernier. La belle aventure de La Parmesane semblait s’arrêter là.

Son combat contre l’agressivité et la mauvaise foi de ses concurrents l’avait épuisée et fait douter du bien-fondé de son entreprise ; elle regrettait maintenant d’avoir été naïve au point de vouloir défendre sa modeste place dans une jungle économique dont les lois étaient parfois bien plus cruelles que celles qui avaient régi le clan Manzoni. Et, même si elle n’avait aucune inclination pour le statut de victime, même si elle n’admettrait la défaite qu’après avoir tenté tout ce qui était en son pouvoir, elle était dégoûtée par tant de malveillance, prête à rendre les armes.

Elle tendit la main vers son homme pour l’attirer dans le lit et se blottir contre lui. Elle avait besoin de sentir ses bras l’entourer et de poser son front contre son torse. Lui, rassuré par la tendresse de sa femme, ne perçut rien de sa détresse et laissa ses mains glisser vers ses hanches et s’aventurer sur ses fesses. Maggie accepta ses caresses un moment puis sortit en douceur de son étreinte. Mais Fred n’abandonnait pas si facilement et lui fit comprendre par des gestes sans équivoque qu’il cherchait à la voir nue ; la lutte dura plusieurs minutes et se termina par un éclat de rire partagé. Il la connaissait trop bien pour ne pas savoir que, en pareil cas, il fallait lui donner le temps de revenir vers lui. À dire vrai, il était aussi préoccupé et fatigué qu’elle et n’eut pas à se faire violence pour remettre à plus tard leurs ébats. Il prit une longue douche qui lui détendit les muscles et les nerfs et s’allongea près de sa femme pour oublier cette journée devant les images silencieuses et vides de sens d’une émission de télé.

— J’étais avec Quint, en bas.

— Je vous ai vus en fermant les volets.

— Pourquoi n’es-tu pas venue nous dire bonsoir ?

— J’ai senti qu’il fallait vous laisser tous les deux. Je me trompe ?

Ils se souhaitèrent une bonne nuit mais ne surent se laisser gagner par des pensées agréables qui auraient pu se transformer en rêves. Ils se tournèrent et se retournèrent dans le lit, pour parfois se retrouver face à face, les yeux grands ouverts.

— Tu vois, on aurait dû baiser, sourit Fred.

Maggie fut tentée de profiter de leur insomnie pour raconter ses malheurs. À qui d’autre se confier sinon à son compagnon pour le pire et le meilleur ? Leur meilleur avait été bien meilleur que ceux de tous les autres, et leur pire bien pire encore. Leur couple avait traversé des épreuves démesurées, des drames impossibles à surmonter, et pourtant, ils étaient côte à côte, dans ce lit, à partager une nuit de veille. On me fait des misères, Fred ! Voilà ce qu’elle avait envie de crier à deux heures du matin aux oreilles de son mari. Car quand bien même Fred verrait d’un bon œil le retour de sa femme, il ne supporterait pas qu’on lui manque de respect, qu’on la fasse pleurer, et qu’on détruise ce qu’elle avait bâti de ses mains. Hélas, elle connaissait trop bien la seule réponse de son mari à ce type d’agression : un nettoyage par le vide.

Il commencerait par tailler en pièces Francis Bretet jusqu’à ce qu’il dise où il prenait ses ordres, et le pauvre n’opposerait pas beaucoup de résistance après avoir dégluti ses premières dents. Fred se rendrait alors au siège social et trouverait son chemin tout seul jusqu’au bureau du directeur des ressources humaines. Lequel se demanderait ce que lui voulait cet énergumène, et pourquoi la sécurité — quatre types groggy sur le parking — l’avait laissé entrer. Après avoir été aspergé d’essence, il se sentirait tout à coup très vulnérable et le conduirait lui-même jusqu’au bureau du P-DG qui, la tête fracassée contre un radiateur, avouerait qu’il prenait tous ses ordres des Américains. Peu de temps après, à Denver, à Seattle ou à Pittsburgh, au dernier étage du gratte-ciel de la Finefood Inc., un big boss à la tête de tout un empire économique verrait un fou débouler, le pendre par les pieds à la fenêtre de son bureau, et lui demander : C’est toi le patron ou il y en a un autre au-dessus ?

Le pauvre homme, entre deux hurlements, serait bien forcé de dire non, et Fred, prêt à le lâcher du soixantième étage, ajouterait : Maggie, ma femme, tu es vraiment décidé à lui couler son business ? Et l’homme, qui jamais n’avait entendu parler ni de Maggie, ni de La Parmesane, et qui jamais n’avait mis les pieds en Europe, supplierait son tortionnaire, implorerait son pardon. Enfin calmé, Fred quitterait le building avec quelques millions de dollars de dédommagements dans un sac-poubelle. C’était ça, la méthode Manzoni.

— J’aurais dû prendre une tisane aussi, au lieu de cette grappa.

— Allez viens, Fred, je vais nous en préparer une.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient affalés, en pyjama et peignoir, dans les canapés du grand salon, face à la cheminée vide, une tasse à la main.

— La verveine, c’est censé faire dormir ?

— C’est comme tout, faut y croire.

— Pas si mauvais…

Puis il ajouta, après plusieurs gorgées :

— On ne serait pas en train de vieillir ?

Maggie, attendrie par cette complicité improvisée, fut sur le point de lui annoncer que son escapade parisienne était terminée. La Parmesane resterait un bon souvenir, une victoire d’autant plus précieuse qu’elle était tardive. Elle allait taire les intimidations subies, les pressions auxquelles elle avait cédé, et l’amertume qu’elle garderait longtemps au fond du cœur.

Mais, à l’instant même où elle allait rompre le silence, Fred lui souffla la parole.

— Je sais que tu te fiches bien de tout ça, mais Quint a encore une fois tenté de m’humilier en me parlant de mes bouquins. Il prétend que cette ignominie littéraire va bientôt cesser parce que je n’ai déjà plus rien à dire. Et ce fumier a raison.

Il s’en était fallu d’une seconde. Maggie n’avait pas vu poindre ce cas de figure typique dans la vie d’un couple où il s’agit de déterminer si les contrariétés de l’un sont prioritaires sur celles de l’autre. Combien de fois avaient-ils vécu ce moment où chacun estime devoir inventorier des petits malheurs bien plus cruels que les broutilles que l’autre prétend subir. Entre Fred et Maggie, cela pouvait donner « voiture à la fourrière » contre « angine », « journée merdique » contre « Untel ne rappelle pas », « fatigue » contre « stress », etc. Elle regrettait de n’avoir pas dégainé la première et se taisait maintenant pour écouter cet égoïste tenter de l’apitoyer sur ses misérables problèmes stylistiques, quand elle-même vivait un drame humain qu’il n’avait pas su détecter.

— Je m’imaginais bien vieillir le stylo à la main, lu dans le monde entier, j’aurais pu tenir comme ça jusqu’à pas d’âge. L’empire de la nuit sera peut-être mon dernier bouquin. Je n’ai déjà plus rien à raconter et, de toute façon, je le raconte mal. Personne ne peut me lire dans ma langue d’origine, et ce n’est pas toi qui prétendras le contraire.

Sur ce point, elle ne pouvait que se taire, vexée de constater que les critiques de Quint le meurtrissaient bien plus que les siennes.

— Mon style est à chier et mes souvenirs s’épuisent. Je comprends mieux pourquoi je tourne en rond avec le personnage d’Ernie, je n’ai plus rien à lui faire faire.

— De quel Ernie tu parles ?

— Ernesto Fossataro. Il conduisait la limo le jour de notre mariage.

— Comment pourrais-je l’oublier, il savait à peine la manœuvrer.

— Il arrive en page 46 du bouquin. Je raconte le jour où je l’ai accompagné à l’institut médico-légal pour reconnaître le corps de son frère.

— Ça ne me dit rien.

— Ernie et moi on avait fait tout un pataquès parce que le frère n’avait plus de larynx.

— Pardon ?

— Le légiste nous avait présenté le corps de Paul sans son larynx. Ernie était devenu fou, il avait hurlé qu’il ne quitterait pas les lieux tant qu’on n’aurait pas retrouvé le foutu larynx de son frangin, et les flics étaient venus lui certifier qu’ils avaient retrouvé le corps comme ça, sans larynx.

— Passe-moi les détails.

— Je raconte ça et puis, plus rien, Ernie sort du bouquin. Un personnage que j’ai mis un temps fou à décrire physiquement, tu ne dois plus te rappeler mais c’est pas rien de décrire Ernie physiquement. Je l’avais bien planté dans son décor, et je commençais à m’y attacher, et maintenant je le laisse en plan parce que plus de vécu.

— Et sa mort ? Tu ne peux pas raconter sa mort ?

— Même pas ! Ernie est mort d’une rupture d’anévrisme, à l’hôpital. Je me souviens de notre toute dernière conversation, je ne l’avais pas vu depuis longtemps et je lui demande : « Comment ça va, Ernie ? » Et voilà qu’il me répond : « Pas trop bien, justement, j’ai mal à la tête. » Je me souviens d’avoir pensé : « Pourquoi il me dit ça, ce con ? » C’est vrai quoi, je posais la question juste par politesse, comme on la pose cent fois par jour à tous ceux qu’on croise, et pourquoi lui, il me parle de son mal de tête ? Il voulait me raconter sa cuite de la veille ? Il voulait que j’aille lui chercher de l’aspirine ? Moi, cette semaine-là j’avais les fédéraux au cul, et lui me parlait de son putain de mal de crâne ? Il a même ajouté : « Ma mère et ma sœur sont mortes d’une rupture d’anévrisme, c’est de famille, j’ai peur que ça me tombe dessus. » Je n’ai pas pu lui parler de mon problème avec les feds et mentalement je l’ai envoyé se faire foutre avec son mal de crâne. Moins de quinze jours plus tard on m’annonçait sa mort.

Maggie savait qu’elle n’était pas la seule, face à Fred, à passer en second dans l’ordre des plaignants.

— Au lieu d’écrire des Mémoires qui se prennent pour des romans, essaie l’inverse.

— …?

— Toi qui prétends être romancier, essaie de prolonger le destin d’Ernie.

— Faire comme s’il n’était pas mort ?

— Imagine qu’il ait continué sa brillante carrière au sein de l’Organisation et invente-lui toutes les bêtises qu’il aurait pu commettre. C’était quoi, sa spécialité ?

— Racket. Protéger un marché et calmer la concurrence. Lui et son équipe, ils savaient te mettre tout un territoire au carré.

La tasse aux bords des lèvres, Maggie marqua un temps d’arrêt. Des Ernie, elle en avait croisé des dizaines, dans tous les secteurs d’activités, et de bien pires que le racket. Pourtant, ce calmer la concurrence lui fit l’effet d’une révélation. Et déjà son regard avait perdu toute innocence.

— Alors cherche de ce côté-là, dit-elle.

Prolonger le destin d’Ernie ? se répéta Fred. Non plus se souvenir, mais projeter. Fabriquer du neuf plutôt que fourguer un matériel usagé. Ressusciter les morts pour les remettre au boulot. Honorer les disparus en les décrivant au sommet de leur art. Sortir du trou les anciens, condamnés à perpétuité, mais qui avaient encore tant à apporter au crime organisé. Des possibilités infinies pour peu que Fred soit capable de transformer le vécu en matière vive. Passer de l’anecdote poussiéreuse à la péripétie haletante. Ne plus dire j’ai été mais tremblez, me revoilà. C’était peut-être pour ça qu’un Dieu pervers avait un jour mis sur sa route une machine à écrire rouillée : réinventer sa société secrète. Non plus exhumer son glorieux passé mais écrire son histoire comme elle aurait dû se jouer. Tout ce qui n’était plus mais qui ne demandait qu’à renaître. Donner une image de l’empire tel qu’il aurait dû être et non plus se lamenter sur ce qui avait provoqué sa décadence. C’était justement parce que des Gianni Manzoni avaient leur part de responsabilité dans cette faillite que Fred Wayne, alias Laszlo Pryor, se devait d’imaginer le plus bel avenir à la Cosa Nostra !

— Tu vois, Maggie, toute sa vie on boit des trucs qui titrent 40° minimum. À chaque verre on se sent invincible, on parle vite, on voit loin. Et un soir on prend une infusion et brusquement tout devient clair, on a de l’ambition à revendre. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

Maggie ne l’écoutait pas, des mots comme territoire, pizza, Ernie, concurrence, Bretet, fiction, racket, destin, méthode et Parmesane s’enchaînaient dans un ordre impossible à décrypter pour le moment. Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir, Fred l’entraîna par le bras à travers couloirs et escaliers avec une brusquerie toute feinte. Elle se laissa happer par le mouvement en sachant qu’il se terminerait au beau milieu du lit. Ils se déshabillèrent avec la fougue d’antan, le cœur léger et les sens en feu, pleins d’une énergie inespérée à cette heure de la nuit. Fred se jeta sur elle, lui dévora le corps, et Maggie étreignit l’homme qu’elle aimait comme suspendue au-dessus du vide. Ils furent propulsés dans l’espace, puis chutèrent sur la descente de lit, et trouvèrent de nouveaux angles pour leur bouche, leurs bras et jambes. L’extase les guettait, et les prit en traître, et en même temps.

Maggie versa une larme de reconnaissance envers la vie, qu’elle avait parfois maudite de lui avoir fait rencontrer un Gianni Manzoni. Un homme qui, durant ces secondes-là, représentait son passé et son avenir. Un homme qu’elle trahirait au lever du jour, mais ses premières lueurs étaient encore loin.

*

Dans l’allée sans nom, Peter manœuvrait la voiture devant son chef, qui ne prenait pas la peine de le guider, préoccupé par le bon déroulement d’un week-end planifié à l’heure près. Fred arriva avec un petit sac à dos sur l’épaule.

— Ce pèlerinage à l’ambassade a-t-il encore une raison d’être ? À quoi me sert ce passeport si je suis l’homme le plus sédentaire du monde ?

— Ils aiment bien vous voir une fois l’an, ça leur donne l’impression de contrôler votre situation. Et puis nous ne sommes jamais à l’abri d’un départ précipité, je préfère que vous ayez un passeport en règle. Combien de temps perdu dans les bureaux de douanes, vous avez déjà oublié ?

Il était plus de dix-huit heures et le capitaine Quint pressa Fred de grimper dans la voiture.

— Je vous confie la maison, Tom.

Une recommandation bien innocente que le capitaine Quint aurait préféré ne pas entendre. Fred fit un signe de la main en direction de Maggie, à la fenêtre de leur chambre. Une fois la voiture partie, elle échangea avec Tom le même regard gêné.

Prêt pour ces vingt-quatre heures non-stop avec ce lourdaud de Fred, Peter s’était promis d’éviter les erreurs du passé : ne pas le laisser conduire, ne pas le laisser faire le plein, ne pas l’autoriser à passer des commandes extravagantes au room service de l’hôtel, etc. Il avait dormi douze heures et se sentait d’attaque pour rouler d’une traite jusqu’à Paris. De plus, il avait pris soin d’enregistrer des CD pour éviter les bavardages de son passager.

— Bowles ? J’espère que vous n’allez pas nous fourguer vos six heures de musique classique. J’ai droit à 50 % de la programmation, non ?

La voiture descendait la colline dans le jour qui déclinait déjà.

— La musique classique me donne la chair de poule, ajouta-t-il. C’est pas pour rien qu’ils en mettent toujours dans les films d’horreur. Tenez, comme dans Psychose.

— Ce n’est pas de la musique classique, elle a été écrite spécialement pour le film.

— Dites-moi, Bowles, à partir de combien de temps une musique devient-elle classique ?

Peter poussa un soupir. Le voyage allait être aussi long que le précédent.

*

Pendant que la voiture de l’agent fédéral se dirigeait vers l’autoroute, celle de Warren entrait dans l’enceinte de la gare SNCF de Montélimar. À ses côtés, Lena, tout excitée d’être enfin invitée chez les Wayne, énumérait les mille recommandations de ses parents en vue de ce grand moment. Belle, assise au buffet de la gare, fit signe en direction de la Coccinelle rouge de son frère. Les filles s’embrassèrent et évoquèrent d’emblée le seul souvenir qu’elles avaient en commun, cette fameuse soirée où Belle était apparue au bras de son frère. En voyant sa chérie si heureuse de prendre la route de Mazenc, Warren se dit que la malédiction qui le poursuivait depuis la naissance allait peut-être prendre fin.

— Vous vous ressemblez, tous les deux, dit Lena.

— Belle a tout pris, la beauté et l’agilité d’esprit. Elle ne m’a pas laissé grand-chose.

À l’heure prévue avec Tom, il gara la voiture dans l’allée sans nom. À peine descendue, Lena demanda si le clocher au-dessus de leur tête dépendait de la maison. Pour cacher sa fébrilité, elle s’émerveilla de tout, et suivit Warren jusqu’au salon, où Maggie les attendait.

— Vous êtes encore plus jolie que la description qu’on m’a faite.

Lena ne sut quoi dire et l’embrassa dans un élan spontané qui les amusa toutes les deux.

Belle s’éloigna un instant pour sortir son téléphone mobile et le ranger aussi vite : Largillière n’avait même pas laissé de message pour s’excuser de s’être conduit comme il l’avait fait la veille. Elle s’en voulait d’avoir écouté jusqu’au bout ses élucubrations au lieu de l’envoyer paître. Comment pouvait-il avoir tant d’imagination quand il s’agissait de la décourager ? Du pur Largillière, du grand Largillière, un numéro exceptionnel, des couplets inédits. Il lui avait décrit avec une étonnante précision les deux enfants qu’ils n’auraient jamais, des petits êtres faits de soleil et d’ombre, purs produits de la générosité d’une mère et d’une totale démission du père. Il avait décrit leurs visages, bizarre osmose entre la beauté de Belle et la sournoiserie de François, il avait même fait la liste des complexes qu’ils auraient à soigner plus tard.

— Belle, sers donc un verre à notre invitée.

Il avait appelé l’aîné Luigi, et la petite, Margot. Il avait même brossé une journée type de M. et Mme Largillière et leurs enfants, vingt-quatre heures délirantes qui se terminaient en apothéose avec pompiers et forces de l’ordre. Il prévoyait à Luigi un avenir de mercenaire international pendant que Margot, impuissante à rivaliser avec la beauté de sa mère, connaissait le destin d’une sorcière de Walt Disney. L’ensemble aurait pu être drôle s’il ne délivrait pas un unique message, celui du renoncement, du pessimisme, de l’incapacité d’un homme à rendre une femme heureuse.

— Belle, si tu nous préparais une petite flambée ?

Mais comment ne pas avoir envie de rater sa vie auprès d’un type comme François Largillière ?

Maggie, tout en dressant le couvert, se demandait si elle allait avoir le temps de devenir une belle-mère décente d’ici à ce que l’entrée soit servie. Quand Warren lui avait annoncé qu’il avait rencontré quelqu’un, elle s’était sentie rassurée à l’idée que son fils fût apte à tomber amoureux. Mais il avait pris soin d’ajouter, dans la foulée, qu’il voulait vivre avec la femme de sa vie. Pourquoi commettait-il une erreur si prévisible, lui qui avait su toutes les éviter jusqu’à maintenant ?

Avant de s’asseoir à table, Lena se tourna vers le siège vide.

— On n’attend pas M. Wayne ? Il travaille peut-être encore ?

— Ma petite Lena, dit Maggie, M. Wayne est un écrivain qui fera toujours passer son chapitre avant toutes les lois de l’hospitalité.

Si ce dîner avait été organisé pour qu’elle rencontre sa belle-famille, Lena était impressionnée à l’idée de se retrouver face au grand homme. Les rares fois où il était obligé de l’évoquer, Warren devenait nerveux, parfois sombre, et se débarrassait de la conversation aussi vite que possible. Lena avait essayé de faire des recherches sur Internet sans trouver ni photo ni interview de Laszlo Pryor, à peine une biographie sur le site de son éditeur, qui lui-même avouait ne l’avoir jamais rencontré. Désormais, un véritable mythe s’était créé autour de cet homme qui écrivait des livres bien trop violents pour elle. Le mythe serait devenu tabou si Warren n’avait pas organisé cette soirée.

— Notre cher père ne vit pas vraiment parmi nous, dans le monde réel, dit-il. La plupart du temps, il évolue dans son univers de fiction, bien plus tangible que le nôtre. Quand il nous fait la joie d’apparaître, il s’agit pour lui d’un intermède onirique, il nous regarde comme des êtres virtuels, assez distrayants mais sans réelle présence.

— C’est tout le contraire, dit Belle. Parfois papa est un peu dans sa tête, mais il connaît le monde réel mieux que personne. C’est un champion du réel. Je le vois comme l’individu le moins romanesque du monde.

— Reprenez de la Caesar’s salade, ma petite Lena, et ne les écoutez pas. Fred sait que vous êtes là, il est juste intimidé, vous êtes la première belle-fille de sa vie.

Lena ne savait plus si on la taquinait ou si, chez les Wayne, on pratiquait le second degré comme on passe le sel. Ils allaient vite, maniaient avec dextérité une ironie polie et piquaient comme des guêpes. Il lui tardait maintenant de rencontrer le père, sans doute le personnage clé de cette famille et de son fonctionnement si particulier.

Tom Quint arriva enfin, tiré à quatre épingles, le nœud de cravate à peine desserré, et demanda à être excusé pour le retard. Il se dirigea vers Belle et l’embrassa en se penchant derrière son épaule.

— Comment vas-tu, ma chérie ?

— On commençait à s’inquiéter.

Puis il tapota la tête de Warren et lui demanda de lui présenter cette charmante personne assise à ses côtés. Rouge de confusion, Lena se leva, prononça son prénom et tendit la main vers cet homme élégant qui lui souriait de ses yeux clairs. Tom s’installa à la droite de Maggie et empoigna le saladier.

— Ma petite famille a dû vous le dire, quand je suis dans mon bureau, je n’ai plus aucune notion du temps. Je crois que je vais changer mes horaires. J’ai entendu dire que Moravia écrivait chaque matin de six heures à midi et qu’ensuite, avec le sentiment du devoir accompli, il allait vivre sa vie.

Lena, déjà sous le charme, était récompensée de ces mois d’attente. Et Maggie, Belle et Warren, abasourdis par son entrée en scène, trouvèrent ce Fred-là impeccable.

*

Aire du Chien blanc. Après Lyon, Fred insista pour faire une pause et Peter en profita pour prendre de l’essence. Dans le restoroute, Fred jeta un œil aux produits locaux puis se dirigea vers le container réfrigéré des sandwichs. Son goût pour le pain de mie triangulaire ne se manifestait que sur l’autoroute, à raison de deux sandwichs tous les cinq cents kilomètres. Mais trouver le bon parmi l’infinie variété proposée demandait un soin particulier.

— J’espère que vous n’allez pas nous faire perdre vingt minutes comme à votre habitude, dit Peter.

— Déjà que vous m’interdisez de me taper la cloche à Paris, vous n’allez pas me gâcher ce petit plaisir ? Allez, c’est ma tournée, il va bien falloir vous nourrir aussi.

Peter, toujours très soucieux de son alimentation, n’avait pas le loisir d’hésiter ; après avoir lu la liste des ingrédients et des colorants sur l’étiquette, il se rabattit, comme d’habitude, sur le jambon et pain de mie blancs.

Une fois qu’ils eurent repris la route, Fred réussit à garder le silence pendant plus de quatre kilomètres, avec juste une sonate de Mozart qui flottait dans l’habitacle, autant dire un trop court moment de répit pour Peter.

— Une question que je me pose toujours, chez vous autres du Bureau : comment naît la vocation ?

— …?

— Nous, les wiseguys, on est souvent des enfants de la balle, on ne se pose même pas la question. Comme on dit dans la Marseillaise : Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus. Mais vous ?

— …

— Je ne parle pas du petit flic des rues, qui lui aussi est souvent fils de flic, je parle de vous, les G-men. Devenir agent fédéral n’est jamais dans aucune tradition familiale. Alors ?

— Je ne suis pas sûr d’avoir envie de répondre.

— Il n’y a qu’une seule explication à cette vocation, c’est le cinéma.

— Que voulez-vous dire ?

— Étant gosse vous avez dû voir des films avec des types en costumes stricts, qui portent des Ray-Ban et des oreillettes, et qui disent des phrases comme : Agent spécial Bowles du FBI, nous reprenons l’enquête, shérif. Ça vous a fait rêver ou je me trompe ?

— Ce qui est sûr c’est que les films où je voyais des types en costumes rayés et cravates rouges qui disaient des phrases comme : Coulez-moi ce gars dans le béton en s’empiffrant de cannellonis, ne m’ont jamais fait rêver.

— Allez, Peter, dites-le-moi. C’est quoi, ce film fondateur ?

Peter exprima son refus de poursuivre d’un geste franc de la main : pas question de se justifier devant un repenti sur les origines de sa vocation ni même d’en faire un sujet de bavardage pour tromper l’ennui. Mais s’il avait eu à répondre à la question avec sincérité, Peter aurait évoqué une mosaïque de petits événements qui l’avaient conduit jusqu’au Bureau. Il aurait parlé de son sens aigu de la loi, et de la loi au-dessus de toutes les autres, la loi fédérale. Il aurait expliqué ce que représentait pour lui la lutte contre le crime, et son envie d’en découdre. Il aurait peut-être avoué cette triste fête d’étudiants, chargée d’alcool, où il avait inhalé, pour faire comme les copains, un mélange de cocaïne et d’héroïne qui l’avait fait vomir toute la nuit. Il aurait peut-être raconté comment deux de ses meilleurs amis étaient morts d’overdose dans les mois qui avaient suivi. Quitte à faire glousser un Manzoni, il aurait fait état, sans pouvoir l’expliquer, de son étrange empathie pour les victimes en général, et de son désir profond de leur rendre justice. Il lui aurait expliqué comment le FBI l’avait attiré avec ses méthodes de pointe, son implacable précision, sa patience tenace, qui faisaient sa suprématie sur toutes les autres formes de répression du crime.

Mais Peter n’aurait en aucun cas évoqué, pour les avoir oubliées, des images en noir et blanc. Un petit écran, une chaîne qui ne rediffusait que des vieilleries, les années soixante en boucle, une esthétique d’une autre époque, et cette série qui gardait toute sa magie et résistait aux intrigues modernes bourrées d’hémoglobine et d’effets spéciaux. Fred avait raison sur ce point, des images avaient impressionné le jeune Peter bien avant tout le reste, bien avant les concepts de bien et de mal, bien avant l’idée même de morale ou de travail.

Le héros qui avait émerveillé l’enfance de Peter s’appelait Eliot Ness. En 1930, il avait fondé une brigade spéciale pour lutter contre Al Capone et tenté de faire respecter la prohibition à Chicago. Peter gardait au fond de lui-même le visage de Robert Stack qui jouait le personnage dans la série Les incorruptibles, un grand type impassible et peu loquace, qui préférait agir, et qui finissait par envoyer Capone à Alcatraz. Ce que le personnage avait de fascinant était justement sa façon de résister à la corruption, de ne jamais se laisser intimider par toute forme de pression, de rester inoxydable en toutes circonstances, surtout face à une mort tant de fois promise. Et Peter ne s’en souvenait plus.

*

— Daddy, il faut que tu saches que Lena n’aime pas la violence de tes livres.

Lena regarda Warren d’un œil noir. Il se fit un plaisir d’en rajouter.

— Elle part du principe que le monde est déjà si violent qu’il n’est nul besoin d’en rajouter. Pour elle, un livre est une œuvre d’art dont le rôle n’est pas de flatter les bas instincts du lecteur mais plutôt d’exalter ce qu’il y a de meilleur en lui.

Tom ne s’attendait pas à répondre à une question le concernant si peu. Il connaissait mieux la violence réelle que celle des livres et, plus que tout, il méprisait le soi-disant devoir de mémoire de Gianni Manzoni et sa rédemption par les lettres.

— Vous avez raison, Lena, moi-même je ne suis pas sûr de partager le goût de mes contemporains pour cette sauvagerie, mais, que voulez-vous, je me persuade de l’idée que la violence de pure fiction sert d’exutoire à la violence naturelle. Un jour, je saurai si j’ai fait œuvre d’utilité publique ou si, par malheur, j’ai suscité des vocations.

Tom jouait là une partition impensable vis-à-vis de sa hiérarchie qui jamais ne lui aurait donné son accord. Mais une décision devait être prise, et rien ne le captivait tant que de trouver de nouvelles solutions à des problèmes inédits. Et la solution qui s’était imposée était de matérialiser Fred l’espace d’une soirée, de le présenter à Lena et de le faire disparaître pour de longues années, en prétendant qu’il était retourné vivre aux États-Unis pour écrire une fresque sur l’histoire de la criminalité américaine. Lena n’en demanderait pas plus. Derrière le mystérieux M. Wayne se cachait un beau-père de rêve, insaisissable, absent pour de sérieuses raisons, mais si présent à l’esprit des siens. Chaque geste de Tom l’impressionnait, elle voyait désormais en lui une sorte de héros désinvolte qui, sans se prendre au sérieux, faisait passer sa vie d’écrivain avant celle des autres. Un choix qu’elle respectait et qu’elle admirait même.

Les Wayne découvraient aussi un Tom tout à fait inédit, acteur insoupçonné, jamais en deçà du rôle, à l’aise en improvisation. Dans l’élan d’une conversation, il posa un bref instant sa main sur l’épaule de Maggie en disant ma femme. Un geste, une parole, la même affection, celle d’un mari pour sa compagne, un geste que Warren et Belle remarquèrent à peine mais qui troubla profondément leur mère. Pour elle, le temps resta suspendu après ce ma femme, assez pour ne plus voir en Tom un mari d’emprunt pour la soirée, mais bel et bien le partenaire d’une vie. Durant cet instant-là, elle aurait pu réécrire sa propre histoire au bras de Tom Quint, capitaine du FBI.

Livia, comme elle se prénommait à l’époque, avait croisé Giovanni par hasard et s’en était entichée envers et contre tous. Pas plus que la Maggie d’aujourd’hui, elle n’éprouvait d’attirance pour les voyous. Fille d’ouvriers siciliens, sans aucune attache avec LCN ni avec aucun corps de police, elle aurait pu tout aussi bien, au lieu de rencontrer un Manzoni, se lier à un Quintiliani, qui dégageait la même force. Au lieu d’assister aux premiers pas de son amoureux sur les chemins tortueux de la criminalité, elle aurait pu, avec le même courage, accompagner Tom dans sa vocation de petit inspecteur new-yorkais qui rêve du badge fédéral. Elle se serait alors embarquée dans une vie tout aussi mouvementée, avec la même part d’inquiétude quotidienne, toujours prête à imaginer, derrière chaque retard de son mari, des coups de revolver et des détours par l’hôpital. De la même manière qu’elle avait fait ménage à trois avec Gianni et la Cosa Nostra, présente jusque dans leur lit et dans leur sommeil, elle aurait fait ménage à trois avec Tom et le Bureau fédéral. Elle serait restée à ses côtés, au nom de la Loi, comme elle était restée avec Gianni, au nom de l’Omerta. Pendant vingt ans, elle aurait redouté que des hommes au visage grave ne viennent toquer à sa porte pour lui annoncer que Tom était mort en faisant son devoir, comme elle avait redouté ceux qui seraient venus lui annoncer que Gianni était mort sans perdre son honneur. Et elle aurait pleuré les mêmes larmes de veuve ayant trop souffert de la folie de ces hommes qui, jamais, ne cesseraient de jouer aux gendarmes et aux voleurs.

— Tu as goûté mes brocolis ? demanda-t-elle à Tom, pour lui parler français, et du même coup le tutoyer.

Maggie imagina le bonheur de ses parents si, il y a bien longtemps, elle leur avait présenté un Tomaso Quintiliani. Un gars luttant contre cette vermine qui saignait les pauvres comme les moins pauvres, à commencer par la communauté italienne massée à New York et alentour. Combien ils auraient été fiers, le jour du mariage, de voir leur Livia au bras de ce brave type, un gosse du pays, mais du bon côté, le leur, un fils d’immigrés, fier d’être américain, et qui croyait comme eux aux valeurs de son pays. Le destin en avait décidé autrement ; aujourd’hui Maggie était maudite, répudiée par son père qui allait mourir sans avoir pardonné. Du reste, c’était Tom Quint qui, de temps en temps, donnait à Maggie des nouvelles des siens, un frère qui divorce, une mère à l’hôpital, mais personne ne cherchait à en avoir de Livia : elle était morte à leurs yeux le jour où, tout habillée de blanc, elle était entrée dans une église aux côtés d’un Manzoni.

Jamais elle n’avait eu la moindre pensée amoureuse pour Tom, jamais elle n’avait eu ni envie ni besoin de tromper Fred. Mais, au nom de cette certitude, elle pouvait, l’espace d’un soir, se rêver en Mme Quintiliani, rien qu’en pensée, rien que pour le jeu. Après tout, s’imaginer partager la vie de Tom n’était pas si monstrueux ; elle l’avait toujours trouvé bel homme, soucieux de son hygiène de vie et de sa forme physique, bien élevé, capable de réfléchir avant d’agir. Elle avait toujours eu un faible pour les hommes qui n’avaient pas besoin d’une femme pour s’occuper d’eux. Tom savait repasser ses chemises réglementaires mieux que le pressing du coin et ne posait jamais de questions comme Qu’est-ce qu’on mange ? ou Sur quel bouton faut appuyer ? ou Je fais quelle taille de pantalon ? Maggie appréciait par-dessus tout sa présence discrète et son don pour le geste juste ou la parole rassurante. Il avait toujours été là pour les siens dans les moments forts, bons et mauvais, particulièrement les mauvais, et Dieu sait ce qui serait advenu de la famille Manzoni si son sort avait été laissé aux mains d’un autre.

Maggie remarqua avec quelle facilité ses enfants jouaient cette obscure comédie et disaient papa aussi naturellement qu’elle donnait du mon chéri à Tom. Sans doute avaient-ils raison de prendre tout ça comme un jeu et non comme une terrible trahison. Le vin aidant, Maggie oublia peu à peu l’horrible culpabilité qui lui avait retourné l’estomac toute la journée, et accepta l’idée que cette mascarade était nécessaire au bonheur de son fils. Elle savait reconnaître l’amour quand elle le voyait passer et ses doutes s’étaient maintenant envolés : Warren et Lena allaient faire un bout de chemin ensemble. Faute de pouvoir accueillir cette petite chez les Wayne dans des conditions acceptables, Maggie ferait tout ce qui était en son pouvoir pour donner une chance à cet amour. Quitte à exclure un beau-père que personne n’aurait aimé avoir.

— Comment vous êtes-vous rencontrés, monsieur Wayne et Maggie ? Je peux vous appeler Maggie, madame Wayne ? demanda Lena.

Tom et Maggie se regardèrent à la dérobée, chacun préférant laisser à l’autre le loisir d’inventer une histoire qui aurait pu être la leur.

*

— Voyez-vous, Peter, souvent je m’interroge sur le pouvoir de la fiction. Et je m’en étonnais déjà bien avant d’écrire des romans moi-même.

À l’approche de Chalon-sur-Saône, Bowles conduisait à vitesse constante sur la file de droite, le regard bercé par le rythme des rappels lumineux. Leur conversation sur la façon inconsciente dont le cinéma suscitait les vocations avait connu quelques détours, et Fred s’était lancé dans une démonstration sibylline sur l’identification à des personnages de fiction. Peter l’écoutait sans accorder de crédit à son soi-disant statut de praticien.

— Quand ils vont au cinéma, les gentils aiment que les gentils gagnent, et les méchants aiment que les méchants gagnent. Mais ça se complique quand un cordonnier gentil regarde un film où le personnage du salaud se trouve être un cordonnier. C’est plus fort que lui, le spectateur cordonnier gentil va inventer plein d’excuses au cordonnier salaud, parce qu’il connaît si bien ce stress du cordonnier, ce blues du cordonnier qui parfois vous pousse à des extrémités.

Sans interrompre sa démonstration, Fred saisit le sac de courses sur la banquette arrière, dépiauta l’emballage de son sandwich, et proposa à Bowles d’en faire autant pour le sien.

— … À l’inverse, poursuivit-il, un petit racketteur ultra-violent qui sévit dans l’East End va s’identifier à un superflic de cinéma, parce que, au cours du récit, il apprend que le superflic est né dans la même ville que lui, à Bismarck dans le Dakota. Depuis qu’il vit à New York, notre racketteur n’a jamais rencontré personne qui soit né à Bismarck dans le Dakota, il a même honte de dire qu’il est né là-bas. Alors, quand il voit ce flic de cinéma qui lutte contre la pègre, c’est plus fort que lui, il prend fait et cause pour cet ambitieux aux nobles idéaux, né, comme lui, à Bismarck dans le Dakota. Et dès qu’il est sorti du cinéma, le racketteur retourne dans la rue pour aller briser des genoux afin de récupérer quelques dollars.

À l’inverse de ce qu’il redoutait depuis la veille, Bowles ne subissait pas la conversation de Fred. Tout ce développement sur l’influence de la fiction dans la vie réelle l’intriguait.

— J’ai compris que vous ne vouliez pas parler du film qui a fait de vous un G-man, mais vous gagneriez trois places dans mon estime si vous me faisiez une confidence : n’y a-t-il pas un film dont le méchant vous a fait rêver plus que le gentil ? Personne n’en saura rien.

— Je me fiche de grimper dans votre estime mais la question est intéressante.

Peter se laissa le temps de la réflexion et mordit dans la part de sandwich qu’on lui tendait. Fred, en quelques bouchées, termina la première moitié de son jambon/fromage/pain complet qui lui parut décevant.

— Dans la série des James Bond, dit Peter, je me prends toujours pour James Bond. Sauf dans L’homme au pistolet d’or. Le méchant s’appelle Francisco Scaramanga, c’est le plus grand tueur à gages du monde, une légende, à tel point que l’on doute même de son existence.

Fred n’avait aucun souvenir de ce film mais reconnut que Peter jouait le jeu avec sincérité. Tout en l’écoutant, il fixa les deux moitiés de sandwich qui lui restaient en main, et se demanda si Bowles n’avait pas fait le bon choix en prenant un jambon/pain blanc, tout simple.

— Il se fait payer un million de dollars par assassinat, et il ne rate jamais. Il vit sur une île paradisiaque avec une créature magnifique. Figurez-vous que je ne regarde plus la fin du film pour éviter la scène où Bond le tue. Ainsi, pour moi, Scaramanga est toujours vivant.

Après un instant d’hésitation, Fred se réserva la deuxième part du sandwich de Peter et lui tendit son jambon/fromage/pain complet sans le lui dire. Peter le mangea machinalement, sans même faire la différence avec la moitié précédente, tout concentré sur les détails qu’il donnait de la vie de Francisco Scaramanga.

Fred but une gorgée d’eau et continua le jeu avec le même sérieux que Peter.

— Moi, c’est Gene Hackman dans French connection. Il compose un rôle de flic comme j’aurais aimé en croiser un seul dans ma vie. Quand il s’est mis en tête de ne plus lâcher un truand, il y met toute sa force, toute sa détermination, ça va devenir une idée fixe, il n’en vivra plus, mais il l’aura, il l’aura toujours, parce que Popeye Doyle est plus fou que le plus fou des truands, parce que Popeye Doyle n’a rien d’autre à vivre que cette vie-là. Alors quand je le vois courir plus vite que toutes ces petites frappes, quand je le vois péter la gueule à tous ces wiseguys qui sont pourtant mes frères, quand je le vois harceler, maltraiter, tyranniser et persécuter toute cette racaille, je crie bravo et j’en redemande !

Peter laissa échapper un petit rire, surpris par une telle spontanéité. Il tendit la main pour qu’on y pose sa bouteille d’eau, et en but plusieurs gorgées avant de ressentir quelques picotements sur la langue.

— Fred, vous m’avez refilé de l’eau gazeuse ?

Non, il s’agissait bien d’eau plate, mais les picotements s’intensifiaient. Fred continua sur sa lancée sans prêter attention à Peter.

— Je ne connais personne parmi les gars de LCN qui ait jamais aimé ce film. À dire vrai, vous êtes le premier à qui j’en parle… Peter ? Ça va ?

Ça n’allait pas. Peter venait de ralentir et portait une main à son front, gagné par une bouffée de chaleur. Fred ouvrit sa fenêtre.

— Vous êtes blanc comme un linge… Arrêtez-vous… Qu’est-ce qui vous arrive ?

Peter redoutait la suite mais la sentait battre dans ses veines, lui brûler la gorge et lui gonfler la langue. Il se gara sur la bande d’arrêt d’urgence et se pencha vers les emballages de sandwichs qui traînaient aux pieds de Fred.

— Qu’est-ce que vous m’avez donné…?

— Donné ? Donné quoi ?

— Les sandwichs, nom de Dieu !

Habitué à se faire rabrouer par les gars du FBI, Fred comprit qu’il avait commis un geste malheureux, mais lequel ?

— Comment ça, quel sandwich ? Celui-là, le vôtre, dans l’emballage bleu. Allez-vous m’expliquer ce qui se passe ?

Saisi par une montée d’angoisse qui accélérait les symptômes, Peter, la bouche entrouverte et le souffle court, compara les deux étiquettes et montra l’emballage rouge à Fred :

— Vous m’avez donné un de ceux-là ? Répondez, vite !

— Il me semble que… maintenant que vous me le dites… je crois…

— Fred, nom de Dieu !

Comment un geste aussi anodin que d’échanger un pain de mie avec un autre pouvait avoir de telles conséquences ?

— Je voulais goûter le vôtre…

— … Je suis allergique au lactose, putain de putain de bordel !

Et le G-man, les yeux exorbités, porta les mains à sa gorge.

— Je fais un œdème de Quincke, appelez le 15, vite ! cria-t-il en tendant son portable.

Fred eut alors une vision de cauchemar, la langue de Peter avait doublé de volume et lui sortait maintenant de la bouche.

— Mais… vous n’avez pas un antidote sur vous ? Des cachets, un sérum… quelque chose pour stopper ça… Les asthmatiques ont de la ventoline… Les diabétiques ont de l’insuline…

Au bord du malaise, Peter n’était déjà plus en mesure d’argumenter et pensait très fort : Je contrôle de très près tout ce que je mange, bordel de putain de ta race ! En dix ans, je ne me suis jamais fait prendre en défaut ! Comment prévoir que j’aurais affaire à un tordu capable d’un geste pareil ! Il avait honte de son allergie depuis qu’il était devenu agent fédéral, censé n’avoir aucune faiblesse, rien qui puisse poser problème lors d’une mission. Et Fred Wayne aurait été la dernière personne à qui parler de son allergie, assez retors pour en tirer un parti quelconque ou l’empoisonner par pur sadisme, rien que pour voir un agent du FBI lutter contre l’étouffement, comme en ce moment même.

— Appelez-les, bordel !

Sa voix étranglée ne laissait déjà plus entendre que des grognements et Fred, paniqué lui aussi, composa le numéro. Il sut répéter œdème de Quincke à la standardiste des urgences, qui lui demanda plus de détails.

— Je ne peux pas vous le passer, il a de plus en plus de mal à parler, et puis il jure beaucoup…

— Décrivez-le-moi.

— Il a le front sur le volant, sa chemise est ruisselante de sueur, et surtout, il a la langue qui pend comme dans un dessin animé, comme un chat qui s’épuise à courir après une souris. Et puis, j’ai l’impression que sa joue et son menton se mettent à gonfler aussi, ça me rappelle un film, mais lequel…

— À quelle hauteur vous situez-vous ?

— Quelle hauteur ? Il fait noir comme dans un trou du cul, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

Fred suivit les instructions et sortit de la voiture pour remonter jusqu’à la première borne, cinquante mètres plus haut :

— Nous sommes au kilomètre 384 sur l’A6 en direction de Paris.

Elle lui promit qu’un véhicule du SAMU allait arriver le plus vite possible. Fred retourna vers Peter qui suffoquait maintenant.

— Dans cinq minutes, Peter, cinq toutes petites minutes !

Il posa la main sur l’épaule de Peter et la pressa très fort : Je suis là, ne craignez rien. Il essaya d’improviser les bons gestes, sans les trouver, et se laissa tout à coup submerger par des images — des maillots de bains rouges sur des corps superbes, des vagues californiennes, des noyés, et des gestes de premiers secours prodigués par des sauveteuses en bikinis. Mais, dans le cas présent, ses souvenirs de la série Alerte à Malibu n’allaient pas suffire. De plus en plus paniqué, il retint des Restez avec moi, Peter ! et chercha à le maintenir éveillé en attendant les secours.

— C’est quand même pas de chance d’être muté en France quand on est allergique au fromage. Je comprends mieux pourquoi vous ne goûtez jamais aux lasagnes que Maggie a la faiblesse de vous cuisiner. Elle y met une mozzarella de toute première qualité qu’elle fait venir spécialement d’un bled du Latium. Mais peut-être n’êtes-vous allergique qu’au lait de vache et pas au lait de bufflonne ? On ne sait jamais avec ces trucs-là, ça se joue à un rien. Mon copain Bartolomeo, connu dans vos services sous le nom de « Bart le singe », était allergique à quelque chose sans savoir à quoi. Au cours d’un repas tout se déroulait au mieux et hop, en moins de deux minutes on avait l’impression qu’il avait un gant de base-ball dans la bouche. Il a passé des tests et tout le toutim et on a fini par comprendre qu’il était allergique à une de ces saloperies chimiques à base de moelle de porc qu’on utilise pour épaissir les sauces ou faire tenir la gelée. On en met dans la jelly par exemple, c’est comme ça qu’on a su que Bart aimait encore la jelly à son âge, il avait fait une crise pendant le baptême de Belle, on s’en souvient encore. Une autre fois, dans un restaurant chinois, il prend une cuillerée de potage pékinois et il étouffe, juste comme vous maintenant, et voilà qu’il se précipite en cuisine pour menacer le chef de lui plonger la tête dans une marmite de bouillon s’il ne lui dit pas tout de suite ce qu’il a mis dans son putain de potage. Ça s’est fini aux urgences pour les deux, encore une soirée de foutue.

Dans le rétroviseur, Fred vit tourner le gyrophare de la camionnette du SAMU et ferma les yeux pour pousser un soupir de soulagement. Sa main gauche serrait toujours l’épaule de Peter.

*

Warren ne remplissait plus le verre de Lena qu’à moitié. La toute dernière recrue de la famille Wayne perdait le contrôle de son enthousiasme, alternait les déclarations solennelles et les signes d’affection envers son amoureux.

— Mes parents sont un peu vieux jeu sur la question du mariage, ils veulent une grande cérémonie, dit Lena en tendant son verre vide.

— Veuillez excuser ma fiancée, elle est ivre.

— Pas du tout ! Mes parents se sont mariés très jeunes et, au jour d’aujourd’hui, je ne les ai jamais entendus se disputer, même pour rire, même quand on leur dit qu’une bonne engueulade fait du bien. Ils sont comme ça, mes parents, et je les aime d’avoir contredit toutes les règles qu’on ne cesse de brandir sur les couples et leur longévité. Je les aime de s’aimer comme ils le font, dans la paix et le partage, je les aime d’être si originaux dans leur façon si simple de nous manifester leur affection, j’aimerais tellement vous les présenter, Maggie !

Maggie comprenait maintenant l’empressement de Lena comme celui de son fils. Si ses parents étaient tels qu’elle les décrivait, si elle avait vécu une enfance paisible et heureuse, comment ne pas avoir envie de suivre leur exemple le plus vite possible ? De chérir les enfants à venir comme elle-même l’avait été ?

Toute la tension du début de soirée s’était transformée en douce euphorie. Le coup monté par le capitaine Quint, inconcevable comme toutes les machinations, s’était révélé d’une efficacité diabolique. Maggie, Belle, Warren et Tom étaient désormais scellés par un secret de famille, cette famille d’un soir qu’ils n’oublieraient jamais, une famille légitimée par la seule présence d’un homme à l’éthique irréprochable.

*

Après une injection de cortisone et une autre d’adrénaline, on allongea Bowles sur une civière pour le transporter dans le car.

— Vous l’emmenez ?

— Il a fait un choc anaphylactique, on le transporte à l’hôpital Saint-Laurent.

— Et moi, je fais quoi ? dit Fred, tout surpris d’être livré à lui-même.

— Vous ne pouvez pas laisser votre voiture là. L’hôpital est à une vingtaine de kilomètres, je vous donne le numéro, sortez à Chalon.

Fred les vit partir, sirène hurlante. Il conduisit lentement, sortit de sa poche le téléphone de Bowles, essaya de composer un numéro et finit par verrouiller le clavier. Il passa sous un panneau : PARIS / AUXERRE / BEAUNE.

Depuis combien de temps ne s’était-il pas retrouvé au volant d’une voiture, libre de ses mouvements, la nuit entière devant lui, grisé comme un adolescent qui jouit de ses tout premiers moments d’absolue liberté ? Fred comprit combien la tentation de la fuite ne l’avait jamais quitté. Partir, disparaître, prendre l’air, filer droit vers la capitale, écluser des bourbons dans un bar à entraîneuses et, au petit matin, gagner le Nord. Pourquoi pas le Nord, après tout, on n’y pense jamais. Dieu qu’il était bon de voir l’avenir derrière un volant dans la nuit noire !

Il s’arrêta pourtant sur une aire de repos, prit un café brûlant pour se laisser le temps de la réflexion et le but adossé à une cabine téléphonique. Une escapade n’allait-elle pas lui valoir de nouvelles sanctions ? Tout ça à cause de leur connerie de Witsec qui prive l’homme de son libre arbitre pour en faire un animal de laboratoire. Après tout, il s’agissait d’un programme expérimental dont on ne savait pas encore s’il était viable à long terme. Fred se sentit conditionné quand il téléphona à Tom : il avait mesuré la taille de sa laisse et l’avait trouvée trop longue. Une boîte vocale le renvoya sur le numéro de Bowles. Où était-il ce con de Quint, pour une fois qu’on avait besoin de lui ? Fred regretta le petit laïus qu’il lui aurait servi, juste histoire d’entendre un blanc à l’autre bout du fil : Tom ? C’est Fred. Bowles est à l’hôpital, et moi j’ai bien envie d’aller me saouler la gueule dans un bar à putes. Il composa le numéro de la maison qui ne répondait pas plus, puis celui du portable de Maggie, et commença à s’inquiéter de tant de silence.

Il roula jusqu’à la sortie suivante, et fit demi-tour. Il était 21h30.

*

La soirée se prolongeait et Maggie, un peu avant minuit, servit le dessert pendant que Tom allait chercher du champagne dans le cellier. Lena en profita pour dire à quel point elle était impressionnée par le personnage.

— Comme vous devez être fiers d’avoir un écrivain dans la famille. J’adore mon père, mais il travaille au service clients d’un centre commercial, et malgré tous ses efforts, ça n’a jamais réussi à nous faire rêver.

Maggie aperçut la lumière du répondeur qui clignotait et se demanda qui avait pu appeler à cette heure-là, un samedi soir. Elle oublia la question dès qu’elle vit réapparaître Tom, une bouteille à la main, comme un maître de maison qui veut soigner ses convives.

— Maggie, je peux vous l’avouer maintenant, reprit Lena, avant de venir ici je me faisais de vous une image de mamma italienne, et vous êtes tout le contraire.

Pendant que Maggie réagissait sous la forme d’une énième anecdote, Fred garait la voiture de Bowles dans l’allée. Fatigué par tout ce qu’il venait de vivre depuis vingt-quatre heures, son face-à-face épuisant avec Tom, sa nuit de confidences avec Maggie, ce départ pour Paris perturbé par les étouffements de Peter, il voulait maintenant comprendre pourquoi, chez lui, personne ne répondait au téléphone. Il entra dans la maison, s’arrêta un instant dans la cuisine en voyant des restes de gigot dans le service en argent, s’engagea dans le couloir qui menait au salon et perçut l’écho d’une conversation.

— Warren est sûrement le plus italien de toute la famille, disait Maggie. Il sait préparer la pasta mieux que moi, il siffle des opéras de Verdi, et il lui arrive même de parler avec les mains.

Au loin, Fred reconnut la voix de sa femme, mais aussi celles de ses enfants qui n’étaient pas censés se trouver là. Il ralentit son pas, amusé à l’idée d’écouter aux portes.

— Vous verrez avec les années, ma petite Lena, c’est une tendance qui s’accroît. Tenez, mon mari, par exemple, il lui arrive de jurer comme un contrebandier sicilien sans jamais avoir mis les pieds là-bas.

Un dîner ? Sans lui ? Qui était cette petite Lena ?

— C’est la pure vérité, ajouta Belle. Papa et Warren se trahissent bien plus facilement que nous, ils ont du mal à cacher qu’au fond d’eux-mêmes ils sont ritals.

— C’est faux ! protesta Warren. Papa est sans doute poursuivi par un atavisme, mais moi, je me suis toujours senti viscéralement américain du temps où nous vivions là-bas. Maintenant, je suis devenu français.

Tapi contre le mur du couloir, Fred écouta un instant le débat sur la question des origines et se sentit rassuré à l’idée d’exister dans la conversation, d’être un papa et un mari. Il ne lui restait plus qu’à soigner son entrée et demander à ce qu’on lui présente cette Lena qui semblait si bien connaître son fils.

— Et vous, monsieur Wayne, vous vous sentez italien, américain, français ?

Fred se figea tout à coup.

Il y avait déjà un monsieur Wayne dans l’assistance ?

— À Rome fais comme les Romains, répondit Tom. Malgré ce qu’en pensent Belle et Maggie, je ne suis pas du tout nostalgique de nos origines, pas plus que je ne suis poursuivi par un atavisme comme le dit Warren. Mes parents avaient beaucoup de respect pour leur terre d’accueil, et ils m’ont transmis ça.

Fred se massa les tempes et tenta de remettre dans le bon ordre les mots parents, Maggie, respect et origines. Le tout, avec la voix de Tom Quint ?

— C’est ce que prétend aussi votre fils, dit Lena. Mais quand il regarde les jeux Olympiques, ce n’est pas le champion américain qu’il encourage, ni même le français, c’est l’italien.

Il y avait erreur. Le monsieur Wayne en question n’était en aucun cas le vrai monsieur Wayne, puisque monsieur Wayne c’était lui, Fred, même s’il était né Manzoni, même s’il avait été un Blake ou un Brown, ou un Laszlo Pryor. Il portait désormais le nom de Wayne, choisi par le FBI, en attendant le prochain nom, un Clark, un Robin, n’importe quoi de court et de très courant, mais pour l’instant il n’y avait qu’un seul Fred Wayne, et c’était lui. Non, il n’était pas fou, mais il allait peut-être le devenir s’il ne comprenait pas rapidement quelle farce absurde se jouait autour de cette table.

— Un jour, il m’a dit qu’il aurait de loin préféré avoir un prénom italien, insista Lena. Moi, j’aime bien Warren, ça sonne bien, Warren Wayne. C’est vous qui avez choisi ce prénom, monsieur Wayne ? Ou bien est-ce Maggie ?

Fred, pour se prouver qu’il était bien le père de ses enfants, se raccrocha à une image : la toute petite Belle qui sait à peine marcher, il la hisse jusqu’au berceau du nouveau-né : Regarde, c’est ton frère. Certes, il n’avait pas assisté à l’accouchement à cause de complications avec le syndicat des mareyeurs qui avaient bloqué les livraisons cette nuit-là, les cons. Et ce n’était pas sa faute non plus si, juste après son passage à la maternité, il avait reçu l’ordre de Don Polsinelli de filer à Orlando pour une mission d’une semaine, juste au moment où Livia avait le plus besoin de lui. Mais ça ne changeait rien à l’affaire, ces gosses étaient bien les siens.

— La réponse est toute simple, dit Maggie, j’ai pris le prénom de mon acteur préféré, Warren Beatty. J’étais déjà amoureuse de lui quand j’avais votre âge, comme une bonne moitié des Américaines. Bonnie and Clyde, Le ciel peut attendre, je les ai vus cent fois…

— Et vous n’avez pas eu votre mot à dire, monsieur Wayne ?

— Je n’aurais pas été entendu. En revanche, nous étions d’accord Maggie et moi sur celui de Belle bien avant sa naissance.

Fred sentit sa raison vaciller et dut se livrer à un travail mental d’une grande précision : jamais il n’aurait laissé Maggie appeler leur fils du prénom de Warren Beatty, ce grand bellâtre, chéri de ces dames, que l’autre moitié des Américains avait envie de gifler. Il avait choisi Warren parce que c’était le prénom de son acteur préféré, Warren Oates, qui jouait dans les films de Sam Peckinpah, surtout La horde sauvage et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, un solide gaillard capable d’une grande cruauté quand les circonstances l’exigeaient. En se souvenant de cette explication, rationnelle et indiscutable, Fred sut qu’il était bien le vrai Fred Wayne, père de Warren.

— C’est encore prématuré d’en parler, dit Lena, mais l’idée serait, d’ici deux ans, de célébrer la noce et de pendre la crémaillère en même temps dans la maison du Vercors. Ce sera la fête du siècle !

Ils en étaient déjà là.

Fred imagina la photo du mariage, avec une demoiselle en robe blanche, son fils avec des gants beurre frais, des cousins et cousines en pagaille, tous inconnus. Il se chercha sur la photo et ne s’y trouva pas.

— Je ferai tout pour être présent, dit Tom, mais dans le cas contraire j’espère que vous ne m’en voudrez pas, ma petite Lena.

Fred, prostré dans le couloir, venait de comprendre le sens de cette mystification. On l’avait exclu de la famille au profit d’un père de substitution bien plus présentable que lui. Dès lors, comment s’étonner que l’homme en question fût son ennemi juré ?

— Monsieur Wayne, conclut Lena, sachez que dans notre maison, il y aura toujours un petit bureau où vous serez tranquille pour travailler, et croyez-moi, là-haut, personne ne viendra vous déranger.

Fred retourna dans la cuisine à pas sourds, chercha quelque chose de fort à boire et mit la main sur un fond de mauvais rhum que Maggie utilisait pour les desserts. Il le vida en trois gorgées puis regagna l’air frais du dehors et grimpa dans la voiture de Bowles. Il se revit, quelques heures plus tôt, seul sur l’autoroute, tenté par l’échappée belle, et y renoncer pour rentrer au bercail. Quelle ironie ! Sa seule urgence désormais était de mettre le plus grand nombre de kilomètres entre lui et cette maison du malheur, de fuir cette famille diabolique, de demander la protection de la police ! Les tueurs de LCN étaient des enfants de chœur à côté de ces quatre-là. Il avait vécu tant d’années auprès d’individus capables de pareilles machinations, et c’était lui, Gianni Manzoni, qu’on traitait de monstre ? C’était lui qu’on avait considéré comme un ennemi public et placé sous étroite surveillance ?

Il démarra la voiture, manœuvra dans l’allée, puis, saisi d’un doute, coupa le moteur pour se laisser le temps de la réflexion. Au lieu de planter là cette belle famille Wayne et son tout nouveau papa, n’y avait-il pas un meilleur coup à jouer ? Pourquoi ne pas leur donner des sueurs froides et les forcer à aller jusqu’au bout de leur vilenie ?

Il retourna dans la maison sans plus hésiter, longea le couloir avec la détermination du tueur qu’il avait été, et fit le plus de bruit possible pour qu’on le repère de loin. Il commença même à faire entendre sa belle voix de basse avant d’entrer dans le salon.

— Où êtes-vous passés, tous ! Maggie ? Fred ?

Et comme un vieux cabot qui soigne son entrée en scène, il se montra enfin, les bras grands ouverts. Il les vit tous les cinq, assis autour de la table, le regard hébété et la cuillère à dessert suspendue en l’air.

— Bah alors ? On ne répond plus au téléphone ? J’ai laissé trois messages pour vous prévenir que j’arrivais. J’ai roulé tout l’après-midi en espérant me faire inviter chez vous. Maggie, dans mes bras !

Elle se dressa péniblement sur ses jambes et se laissa embrasser par cette apparition qui avait tétanisé l’assistance. Avec un incroyable naturel, Fred salua toute sa famille et termina par une virile poignée de main à Quint.

— On ne me présente pas la demoiselle ? Je m’appelle Tom, je suis le cousin de Maggie et le parrain de Warren. Et vous êtes…?

— Je m’appelle Lena, je suis…

— C’est ma fiancée, dit Warren avec l’enthousiasme d’un mort-vivant.

— Félicitations, et beaucoup de bonheur. Bon, à part ça, y a rien de bon à se mettre sous la dent ?

En évitant son regard, Maggie alla chercher une assiette avec une infinie lenteur.

— Ils vous ont parlé de moi, mademoiselle Lena ? Je parie que non. Je vis à Newark mais il m’arrive de traverser l’Europe pour affaires. Import/export. Je vends un tas de cochonneries françaises à des Américains et un tas de cochonneries américaines à des Français, et quand j’ai à faire dans le coin, je passe saluer ma petite famille. Tu n’as pas eu mon mail, Maggie ?

— … Si.

— Tu pourras m’héberger, cette nuit ? Sinon, je peux aller Chez l’Empereur, à Montélimar, ils auront bien une chambre.

— … Tu es ici chez toi.

Fred tapa sur l’épaule de Tom.

— Alors l’écrivain ? Tu nous prépares quelque chose ?

— … J’y travaille.

— Le dernier, je l’ai lu dans l’avion. Un régal. Je l’ai dévoré d’un trait. Un jour il faudra que tu fasses de moi un personnage. J’ai plein d’histoires à raconter, tu sais ?

— J’imagine.

— Ça fait du bien de se retrouver en famille, dit Fred en levant son verre à la santé de tous.

*

Warren et Lena prirent congé et rentrèrent chez les Delarue. Fred attendit que Belle ait regagné sa chambre pour se débarrasser de Maggie avec une inquiétante douceur.

— Ça a été une soirée pénible pour tout le monde, j’espère que ta future belle-fille ne s’est aperçue de rien. Je vais aller faire un tour pour me calmer un peu avant de dormir.

— Gianni, je voulais te dire…

Que dire après pareil désaveu ? En rajouter aurait été insultant et Maggie n’avait pas le cœur à passer de l’humiliation à l’insulte. Elle redoutait maintenant une colère de Fred qu’elle aurait été incapable de calmer. Contre toute attente, il parvenait à contenir cette insupportable douleur, et son abattement prenait une autre forme, plus profonde, plus muette. Il n’y aurait ni drame, ni tempête, ni calme après la tempête, ni retour à la normale, ni réconciliation. Il n’y aurait, désormais, plus rien. Cette certitude lui permit d’être convaincant et de trouver le ton juste.

— Tu veux que je te dise, Livia ? C’est un sale coup que tu m’as fait, mais je sais pourquoi tu l’as fait. Je suis ce que je suis, et si Warren a eu peur de me présenter cette petite, c’est ma faute. Si Tom fait un beau-père plus décent, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Qui sait si ce n’est pas une épreuve qui va peut-être me rapprocher de mon fils ?

Maggie s’attendait à tout sauf à cette étonnante mansuétude.

— Warren a grandi, Livia. C’est un homme, maintenant. Il serait temps que j’en devienne un aussi.

— Gianni…

— C’est à moi de faire des efforts. Quitte à prendre des coups en pleine figure, comme ce soir.

Maggie se laissa doucement glisser vers un faux espoir et s’y engouffra même. Et si ce miracle avait lieu, après tout ? Et si son mari se posait enfin les bonnes questions ?

Pour parfaire son mea culpa, Fred embrassa Maggie sur le front et elle accepta ce baiser comme celui du pardon, en priant Dieu que ce pardon entraînât l’oubli.

Il redescendit au rez-de-chaussée et sortit dans la nuit fraîche et boisée, tout juste éclairée par un reflet de pleine lune. Il rejoignit Tom, assis sur les trois marches en pierre au seuil de chez Bowles. Le capitaine, la chemise ouverte sur son torse nu, les bras ballants, cherchait à retrouver son calme intérieur, les yeux mi-clos, en se gorgeant d’air pur.

— Des nouvelles de Peter ? demanda Fred.

— Il est hors de danger, il sera de retour demain.

— Tant mieux. Je vais faire une promenade là-haut, à la chapelle. Vous comprendrez que j’ai besoin d’être seul.

Ce soir, Tom avait été plus que le protecteur de Maggie, il avait été son complice. Warren, ce fils qui ne le respectait plus, avait préféré une autre figure paternelle. Et Belle, la pure, l’innocente, s’était prêtée comme les autres à cette tartuferie. Elle avait appelé Tom « papa », et ce petit mot-là serait désormais bien plus difficile à oublier qu’un crachat au visage. Ah, la belle association de malfaiteurs ! Les enfants de ses enfants ne sauraient peut-être jamais qu’ils étaient des Manzoni. Fred allait devenir le plus lourd des secrets de famille, jusqu’à disparaître dans la mémoire des générations à venir.

— Bonne nuit, Tom.

— Bonne nuit, Fred.

Le G-man le laissa s’éloigner sans en rajouter. Il avait déjà été plus fier de lui que ce soir, mais il était encore trop tôt pour conclure à un succès ou un fiasco. À cette heure de la nuit, il allait envoyer paître le monde extérieur et s’oublier dans le sommeil aussi longtemps que son corps le déciderait. Mais il ne dormirait pas l’esprit tranquille s’il n’appelait pas sa femme pour lui dire à quel point elle lui manquait.

Sur le coup de 19h30, Karen, dans sa maison de Tallahassee, Floride, prête à sortir, son manteau sur les épaules, hésita avant de décrocher. Sa sœur venait de se garer devant le porche et l’attendait pour aller dîner.

— C’est moi, mon cœur.

— Thomas ? Tu vas bien ? C’est rare que tu appelles à cette heure.

— Je voulais t’embrasser avant d’aller me coucher. Je te dérange, peut-être.

— Je vais dîner mexicain avec Ann, mais ça me fait très plaisir de t’entendre, chéri. Comment ça se passe, de ton côté ?

— Je suis en France, dans le Sud, mais je remonte à Paris demain. J’ai une mission un peu délicate cette semaine ; dès que j’en ai terminé, je rentre à la maison pour quinze jours.

— Avec toi, une bonne nouvelle sert toujours à en cacher une mauvaise. Quand tu dis que cette mission est délicate, c’est pour ne pas dire qu’elle est dangereuse ?

— Oh non, je te rassure tout de suite, j’en envoie d’autres prendre des risques à ma place. Les jeunes adorent partir au feu, comme j’aimais ça moi-même, et je ne vais pas leur refuser ce plaisir.

— Je peux dormir tranquille jusqu’à ton arrivée, donc.

— Je serai à tes côtés plus tôt que tu ne l’imagines. Embrasse ta sœur pour moi.

— Ce sera fait.

— Je voulais te dire aussi…

Mais ce qu’il avait à ajouter était indicible et resta bloqué sur son cœur : Tu sais, ce soir, j’ai joué au couple avec une autre femme que toi. Je lui ai posé la main sur l’avant-bras pendant que nous étions à table, exactement comme je le fais avec toi, et j’ai évoqué avec beaucoup de conviction des souvenirs que nous n’avions pas, et puis, je l’ai appelée chérie par inadvertance. Tu vois, mes missions ne sont pas plus dangereuses que celle-là, voilà bien le maximum de risques que je prends.

— Quoi, mon chéri ?

— Je t’aime.

— Et moi donc.

Il raccrocha, l’esprit tranquille, le cœur apaisé, prêt à dormir tout son soûl. Dans deux petites semaines, il retrouverait Karen et lui ferait vivre une énième lune de miel. Le manque d’elle, durant ces longues années en Europe, avait fait de Tom, dès son retour à la maison, un romantique à temps complet et un amant fougueux. L’éloignement entretenait leur flamme et aucune érosion ne les guettait. C’était bien la seule contrepartie à tant de solitude.

Au moment de rejoindre son lit de camp, son téléphone mobile sonna, le nom d’Alec Hargreaves affiché sur l’écran. Il s’agissait du seul appel qu’il lui était impossible de ne pas prendre : la direction du Bureau à Washington. Tom poussa un soupir de lassitude et parla le premier.

— Alec ? Si tu m’appelles, c’est pour me faire part de complications et les complications sont la dernière chose dont j’ai besoin ce soir.

— Miranda vient de se casser la cheville à l’entraînement.

— Quoi ?!

— Tu la connais, toujours à vouloir en remontrer à ses camarades mâles, elle a voulu battre son record sur le parcours nº 2 et elle s’est vautrée sur une haie.

— Nom de Dieu, la conne !

— C’est à peu près ce que j’ai dit aussi.

— Je devais aller la chercher à Roissy demain soir…

— La mission Costanza est annulée. Tu vas pouvoir partir en vacances plus tôt que prévu, et j’aurais préféré me mordre la langue plutôt que d’avoir à t’annoncer une si bonne nouvelle.

— Six mois ! Six mois de préparation, bordel ! Si on rate Jerry Costanza à Paris, on ne le touchera plus avant quatre ou cinq ans, à moins qu’il ne prenne un gros risque, et il n’en prendra pas.

— Miranda n’ose même pas t’appeler, Tom.

— Elle doit s’en vouloir, la pauvre…

— …

— Bordel de bordel de bordel !

— …

— Je réfléchis à tout ça, Alec. Je te rappelle demain.

En raccrochant, il balança un coup de pied dans un carton rempli d’effets personnels que Peter n’avait jamais ouvert. La nuit n’allait pas être aussi réparatrice que prévu.

*

Fred — qui jamais n’avait eu l’intention de grimper jusqu’à la chapelle de Mazenc — s’arrêta devant l’atelier du céramiste et devina sa silhouette à travers un voilage. Un jour, tous les deux s’étaient efforcés de trouver quantité de rapprochements entre le travail de l’artisan et celui de l’écrivain et, depuis, ils ne manquaient jamais de se saluer, de loin, d’un signe de la main.

— Je peux utiliser votre téléphone ? Je dois appeler les États-Unis, il est tard mais c’est une question de décalage horaire. Ça ne vous coûtera rien, j’appelle en PCV.

Son voisin vivait seul, ne se couchait jamais avant l’aube et, pour une fois, Fred allait accepter ce café tant de fois proposé.

— Entrez.

— J’ai voulu faire le malin en installant moi-même une nouvelle prise dans mon bureau et j’ai planté toute l’installation. Le gars des télécoms a promis qu’il passerait lundi.

— Vous êtes comme moi, vous n’avez pas de portable.

— J’ai eu, mais je n’ai plus.

— Quand on travaille chez soi, comme vous et moi, on peut très bien faire sans. Le poste est à côté de la console, sur votre droite. Je nous fais un déca ? J’ai aussi une mirabelle assez coriace si vous préférez.

— Je crois que j’ai assez bu pour ce soir. Allons-y pour un déca.

Fred se dirigea vers les rayonnages d’exposition de l’atelier de céramique, saisit poteries, assiettes et soliflores, et fit les compliments de rigueur à son hôte. Puis, débarrassé de son devoir de politesse, il composa son numéro.

— Rien de grave, au moins ?

— Non, j’appelle mon neveu, c’est la seule heure où je peux le coincer.

L’homme posa la tasse devant Fred qui le remercia d’un clin d’œil.

— Allô, Ben ? C’est ton oncle.

Benedetto D. Manzoni, fils d’Ottavio Manzoni, frère aîné de Fred, vivait à Green Bay, dans le Wisconsin. Il avait été une des plus jeunes recrues de l’équipe Manzoni et s’était spécialisé dans le maniement d’explosifs. Désormais, il menait une existence tranquille, à quelques milliers de miles de ses anciennes fréquentations.

— Zio ? Quand on m’a dit que l’appel venait de France, j’ai pensé que c’était toi. Tu es toujours là-bas ?

— Oui.

— Quint nous écoute ?

— Non.

— Ça va ?

— J’ai besoin de toi, Ben.

Si la famille de Fred venait, ce soir, de lui démontrer à quel point il était un père encombrant, il se devait, par respect pour eux, de les débarrasser de lui-même.

— Tu te souviens de Laszlo Pryor ?

— Laszlo Pryor ? Le serveur du bar de Bee-Bee ? Comment l’oublier ?

— Tu penses qu’il est toujours vivant ?

*

En temps normal, Tom serait resté un jour de plus à Mazenc pour revoir Fred et estimer les dégâts de la soirée. Mais il y avait plus urgent : l’affaire Jerry Costanza lui filait entre les doigts.

Combien d’heures de vol entre Paris, Palerme et New York pour préparer cette putain d’opération ! Combien d’heures de vidéoconférences ? Combien d’informateurs à soigner ? Le Bureau n’avait pas déployé une logistique pareille depuis longtemps. L’agent Miranda Jansen ne serait pas à Roissy ce soir et aucune autre fille du Bureau n’avait le physique ni la formation suffisante pour la remplacer au débotté. Elle avait trimé comme une diablesse pour être prête, affûtée comme un rasoir, elle avait dû se teindre en blonde et apprendre un dialecte sicilien. Tom l’imaginait sur un lit d’hôpital, la cheville plâtrée, et la plaignait et la maudissait à la fois. Miranda ne connaissait pas Paris. Si l’opération de jeudi soir s’était déroulée comme prévu, Tom lui avait promis une virée inoubliable dans Paris by night.

— Tom ? Quelque chose ne va pas ?

Belle se demandait pourquoi Tom avait insisté pour prendre le même train qu’elle, il avait même changé son billet pour qu’ils puissent tous deux voyager en première. Mais à quoi bon faire la route ensemble s’il était d’une humeur de chien, perdu dans ses pensées. Sans doute s’en voulait-il pour la déroute de la veille ?

— Ne craignez rien, Tom, il s’en remettra.

Mais Tom se fichait bien de Fred, de sa susceptibilité, de sa déception, il se fichait de cette mascarade, il se fichait des secousses telluriques qui allaient agiter la famille Manzoni. Des années à traquer le père, des années à le protéger, à l’escorter, à le maintenir en vie, et même à le remplacer quand ses propres enfants avaient honte de lui. Manzoni, c’était aussi son propre exil, son éloignement de Karen. Manzoni, c’était sa plus grande victoire mais aussi sa malédiction. Et voilà qu’un gangster de la même engeance, le dénommé Jerry Costanza, allait lui passer sous le nez et retarder sa croisade contre le crime organisé. Tom n’avait pas trouvé de solution durant la nuit et n’avait pas le droit de ne pas en trouver. L’échec était le seul luxe qu’il ne pouvait se permettre.

Tiraillé par un tas d’injonctions contradictoires, son intuition lui dictait ce que le règlement interdisait, son instinct lui disait l’inverse de sa raison, et son inconscient le poussait à jouer un coup que sa morale rejetait. Mais le désir irrépressible de lancer les dés l’emporta.

— Belle, avez-vous déjà entendu parler de Mauro Squeglia ? Un capo de Palerme connecté aux Polsinelli de Brooklyn.

Belle fut étonnée de l’entendre énoncer des noms propres, a fortiori de mafieux.

— Squeglia ? Quand j’étais petite, on parlait de lui comme d’une antiquité, une espèce de pharaon. Il vit toujours ?

— Il est sous assistance respiratoire et cardiaque. Son héritier est déjà désigné. Mais les Polsinelli en auraient préféré un autre et le ton a monté des deux côtés de l’Atlantique.

C’était bien la première fois que Belle entendait Tom Quint lui donner des détails sur ses activités au sein du Bureau. Et il y en avait trop d’un coup.

— Jerry Costanza, du clan Polsinelli, a refusé de se rendre à Palerme pour régler le différend, et Giacomo Rea, le représentant des Squeglia, a rejeté une invitation à Brooklyn.

Tom ne pouvait plus s’arrêter maintenant, et Belle ne se voyait déjà plus demander : Pourquoi me racontez-vous tout ça ?

— Après plusieurs mois de tractations, chacun a consenti à faire une partie du trajet et à retrouver l’autre en terrain neutre. Ils ont rendez-vous à Paris jeudi prochain.

— …?

— L’essentiel de leur entretien aura lieu à huis clos, dans la suite de Costanza, au Plaza. Ensuite ils iront dîner dans le restaurant de l’hôtel, et Jerry remontera dans sa chambre avant minuit. Il ne varie jamais d’un iota.

Elle craignit un instant que son père n’eût repris du service et commis quelques bêtises qui auraient des répercussions sur leur vie à tous.

— À ce dîner, Costanza va vouloir une présence féminine. En déplacement, il fait appel à la meilleure boîte d’escort girls du pays qu’il traverse. On lui envoie une ou deux très belles filles à la conversation agréable, il leur joue son personnage de patriarche érudit qui sait toujours séduire et, au moment du café, il les remercie de leur compagnie et va se coucher. Les filles n’ont jamais été aussi bien payées pour dîner dans un restaurant chic, et avant minuit elles sont, elles aussi, au fond de leur lit, prêtes à s’endormir la télécommande à la main. Mme Costanza est au courant et trouve cette tradition parfaitement inoffensive.

Belle commençait à douter que cette affaire concernât vraiment son père.

— Si tout s’était déroulé comme prévu, au lieu de cette escort girl, c’était l’agent spécial Miranda Jansen que nous devions envoyer à ce dîner, mais cette crétine s’est cassé la cheville.

— Tom ? Êtes-vous vraiment en train de me demander ce que je pense que vous êtes en train de me demander ?

— Je vous ai demandé quelque chose ?

— Oui, de faire la pute pour le FBI ! C’est bien ça que je dois comprendre ?!

— Comment vous demander ça, à vous, fille de Manzoni ?

« Fille de Manzoni ». S’il avait voulu lui signifier qu’elle était mieux équipée qu’une Miranda Jansen pour ce genre de mission, il ne s’y serait pas pris autrement.

— Vous m’avez bien regardée, Tom ? Moi ? Undercover ?

— Encore une fois, je ne vous ai rien demandé et, même si vous étiez d’accord pour prendre la place de Miranda, je n’aurais pas le droit de vous engager. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez les atouts requis pour être opérationnelle ? Vous avez exactement le genre de physique qui plaît à Jerry, vous connaissez les wiseguys par cœur, vous parlez l’anglais, le français, et vous comprenez le sicilien le plus aride.

Belle empoigna son sac et quitta le compartiment. Comment Quint, protecteur jusqu’à la paranoïa, pouvait-il lui proposer une chose pareille ! Gare de Lyon, elle eut beau hâter le pas pour le distancer, elle sentit sa main la retenir par l’épaule.

— Je ne peux pas trahir deux fois mon père en si peu de temps.

— Si vous avez besoin de me voir avant jeudi, je reste à Paris toute la semaine.

Belle se sentit tout à coup très seule au milieu de la foule, sans famille, sans amis, sans personne à qui confier le secret des Manzoni qu’elle n’avait pas fini de porter.

*

Moins d’une heure plus tard, elle était dans les bras de François Largillière, tous deux vautrés sur un tapis précieux qui n’avait pas l’habitude d’être ainsi maltraité. Après leurs furieuses retrouvailles, ils se tenaient blottis l’un contre l’autre, silencieux et immobiles. Elle en eut la nostalgie d’un temps où l’innocence semblait ne jamais devoir finir.

Pourtant, François sortit lentement de leur étreinte, se rhabilla, prit son air sentencieux. Belle eut à peine le temps de la redouter que la rhétorique était déjà en marche : il allait lui prouver, une fois encore, que leur histoire était vouée à l’échec. Pourquoi tous les hommes qui comptaient dans sa vie étaient-ils si pervers ? Son père, Tom Quint et, le plus tordu de tous, François Largillière.

Sous couvert d’hommage et de compliments, il évoqua l’unique travers de Belle. Sa beauté. Son inévitable, persistante, outrancière et désinvolte beauté. Il se sentit obligé de la commenter, de lui donner et de lui ôter du sens.

— La beauté est éprise d’elle-même !

Comment pouvait-il être aussi injuste ? Belle ne s’était jamais prise pour une icône. Devant son miroir, elle était bien la seule à ne jamais remarquer cette aura de lumière que tous percevaient comme un éclat divin.

— Les très belles femmes ne commencent à vivre qu’à quarante ans…

Pourquoi vivait-il si mal la délicatesse de ses traits, au lieu d’en jouir et d’en être fier ? Qu’est-ce qui lui faisait si peur ? Pourquoi se sentait-il mis en danger ?

— Les petites filles à qui l’on dit trop souvent qu’elles sont belles finissent toujours par le croire…

Il employa plusieurs fois le mot créature sans pouvoir la définir autrement et lui renvoya au visage son ardeur à toujours chercher le soleil, et à toujours finir par le trouver. Il conclut son réquisitoire en disant que la femme de ses rêves ne pouvait en aucun cas devenir la femme de sa vie, parce que ça ne s’était jamais vu, on ne connaissait aucun précédent, ni dans la vie réelle ni dans une autre, parce que cette logique n’était pas de ce monde.

Atterrée, Belle se rhabilla en silence, claqua la porte de chez lui au milieu de la nuit et attendit d’être dehors pour fondre en larmes. Elle s’arrêta sur un banc au milieu d’un terre-plein qui bordait l’angle des boulevards Saint-Michel et Montparnasse, et appela le capitaine Thomas Quintiliani.

— Pour votre mission, je suis d’accord, Tom.

— Vous ne le regretterez pas.

— Mais je veux une contrepartie.

— Demandez-moi tout ce que vous voulez.

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