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Retrouver l’adresse de l’appartement que Pierre Foulon, le pizzaïolo, possédait à Montélimar, ne posa aucun problème. À l’époque où Gianni Manzoni était chargé de remettre la main sur un mauvais payeur, dégoter son adresse était même la partie la plus facile du job. Quand il menaçait le type du rituel : On sait où tu vis, tête de nœud, c’était en général faux mais il s’agissait d’une question de temps. Entre autres talents, il savait jouer les détectives privés et utilisait certaines de leurs méthodes — à Newark, il en avait connu quelques-uns, en général des ex-flics reconvertis qui, contre la bonne somme, n’hésitaient pas à partager leurs tuyaux. Du reste, cette facilité qu’avait LCN à localiser les particuliers était le problème numéro un du programme de protection des témoins. LCN comptait des informateurs dans la police, au fisc, dans toutes les compagnies de services, et il lui arrivait parfois de prendre directement ses informations au FBI. Avec l’expérience, Tom Quintiliani avait réussi à faire du Witsec une cellule indépendante au sein du Bureau, si bien que la plupart de ses supérieurs eux-mêmes ne savaient pas sur quelle partie du globe vivait Manzoni, ni comment il s’appelait désormais.

Fred nota le nom du locataire indélicat de son copain pizzaïolo : Jacques Narboni, 41 rue Saint-Gaucher, Montélimar. Puis, sur le coup de vingt et une heures, tout en préparant le plateau apéritif des grands soirs, il décrocha son téléphone.

— Bowles ? J’ai un service à vous demander, mais ça peut aussi arranger vos affaires.

— Vous commencez mal. De quoi s’agit-il ?

— Un problème de parabole, je ne capte plus Eurosport. Et si ça n’est pas réparé d’ici minuit et demi, vous comprenez le drame qui en découle.

Peter ne le comprenait que trop. Ce drame, il le vivait déjà à sa manière depuis deux jours.

— Avez-vous jamais raté une seule finale du Superbowl depuis votre naissance ? demanda Fred.

Le G-man n’avait pas besoin de répondre ; il était fan de football américain, et aussi loin que remontaient ses souvenirs d’enfance, il avait vibré, comme le reste du pays, aux exploits des dieux du stade. Et ce soir à minuit et demi — 18h30, heure locale — le Dolphin Stadium de Miami accueillait les Chicago Bears et les New York Giants pour l’affrontement au sommet.

— L’année dernière, il y a eu 141 millions de spectateurs, un record qui sera battu ce soir. 141 millions, Peter, et deux exclus : vous et moi ? Est-ce imaginable ?

Peter n’avait pas la télévision, il regardait les chaînes américaines via Internet, sur son ordinateur. Traditionnellement, trois réseaux de diffusion, NBC, CBS et FOX, assuraient à tour de rôle la retransmission du match, mais cette année, pour une question de droits publicitaires, NBC avait décidé de ne pas y donner libre accès sur la toile. Peter s’était résigné à appeler son ami Marcus, à Washington, pour s’entendre commenter le match par téléphone.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je saurai réparer votre antenne ?

— Vous autres, les fédéraux, vous êtes tous des bricolos, ça fait partie de votre formation. Quint, par exemple, est capable de transformer un micro-ondes en bombe à retardement. Je le dis parce que je l’ai vu faire. Vous n’allez pas me priver de cette finale ? Vous n’allez pas NOUS priver de cette finale.

— …

— Ne me dites pas que c’est interdit par le règlement ! Aucun règlement n’interdit à aucun Américain d’assister à la finale du Superbowl. Imaginez toute cette racaille qui croupit au fin fond des pires geôles américaines, à San Quentin, Attica ou Ryker’s, tous ces tueurs psychopathes qu’on autorise à voir le match suprême ! Et vous, vous n’y auriez pas droit ?

— …

— Faites comme vous le sentez. Le kick off est donné à minuit et demi. Je laisse la porte bleue ouverte.

Fred n’eut pas à attendre longtemps : une heure plus tard, Peter avait branché les bonnes fiches dans les bonnes prises de l’installation vidéo des Wayne.

— Merci, Peter. Cet imbécile de Warren a voulu enregistrer je ne sais quelle émission et m’a laissé tout ça en plan. Tenez, prenez le fauteuil, moi je vais m’installer dans le canapé si ce putain de clébard veut bien me faire une place.

Fred disposa sur la table basse un saladier plein de chips mexicaines, des coupelles de sauce, et un mélange de crackers aux goûts divers. Mal à l’aise, Bowles s’assit dans le fauteuil comme dans une salle d’attente de dentiste.

— Ne craignez rien, dit Fred. Quoi qu’il arrive, vous resterez le gentil et moi le méchant. Mais je crois que pendant deux heures, vous et moi, nous pourrions redevenir de simples Américains. Ce soir, dans ce beau pays qui nous a vus naître, tous les clivages vont tomber, il n’y aura plus de barrières sociale ou raciale, il n’y aura plus que deux grandes nations : les Giants et les Bears. Je suis un supporter des Giants parce qu’ils sont du New Jersey, et vous parce que vous haïssez les Bears. Face à l’ennemi, il n’y a plus ni gentils ni méchants, il n’y a que des fans qui doivent unir leurs efforts pour vaincre. Ce sera notre seule occasion avant longtemps d’être du même bord. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un coca light bien frais, si vous avez, sinon, de l’eau.

— C’est le Superbowl ! Si vous étiez chez vous, là-bas, en Virginie, ou même dans ce trou à rat du bout de l’allée, vous boiriez de l’eau ? J’ai de la bière, de la vodka, de la tequila, du JTS Brown, je peux même vous préparer une Margarita.

— … Vous avez de la tequila ?

La dernière fois qu’ils s’étaient retrouvés à une table de restaurant, Fred avait repéré le petit faible de Peter pour la tequila, et avait demandé à Maggie de lui en rapporter une bouteille de Paris.

— Allons-y pour un petit fond, dit Bowles.

Un verre à la main, ils firent des pronostics sur le match et ne se turent qu’aux premières notes de l’hymne américain. Fred ne se sentait plus le droit d’être ému par l’hymne d’un pays qui l’avait condamné et chassé. Il évita le regard de Peter qui, lui, se retenait de poser une main sur son cœur. Il vibrait au chant de son peuple et allait s’exalter à chaque action de son équipe. À la dernière mesure du Star-Spangled Banner, il avala d’un trait son second shot de tequila, pendant que cent mille personnes exultaient dans les tribunes du stade de Miami. Soudain, il était à la maison.

Le coup d’envoi fut donné et les deux hommes ponctuèrent les actions de Ooooh ! et de Aaargh ! avec parfois un mot intelligible comme Fuck ou Fuck it ou même What the fuck.

— Connais pas ce Hopkins, dit Fred, dans le croustillement des chips.

— Il vient de l’université de Colorado Springs, il joue line-backer depuis qu’il a rejoint les Giants.

Fred saisit à nouveau la bouteille de tequila et Peter fit mine de l’arrêter avec un temps de retard suffisant pour que son verre soit rempli. La chienne, déroutée par cette soudaine agitation, alla se réfugier au premier étage pour ne plus entendre le ton hystérique du commentateur.

La formation en « I » est dirigée par Peter Grossmann, le quater-back des Bears… Et c’est Paris Jackson qui reçoit la passe en plein vol ! Il est au 40… au 30 ! Mais il est arrêté à la ligne de 20 par l’ailier des Giants !

— Putain, la défense ! cria Fred en se dressant sur ses jambes.

Une passe de Calvillo, déviée à la ligne de mêlée… et le ballon atterrit direct dans les mains de Okele, le demi d’angle ! Il n’y a personne entre lui et la ligne des buts ! Et c’est le touch down !

Les deux hommes poussèrent le même cri de victoire et Fred remplit à nouveau les verres pour trinquer à ces premiers points gagnés. Pour cesser de boire à jeun, Peter se pencha sur la coupelle de crackers, en saisit un, l’étudia un instant, repéra de fines traces de fromage grillé, le reposa discrètement et se rabattit sur les chips et la coupelle de sauce piquante. Il avait beau être étourdi par l’alcool, il restait vigilant à toute nourriture susceptible de déclencher son allergie.

Drapeau jaune de l’arbitre… Pénalité pour les Giants qui viennent de perdre cinq yards…

— Bowles ? Depuis quand les Bears n’ont pas gagné le titre ? 85 ? 86 ?

Mais Peter n’était déjà plus là. Au quatrième verre et à la trente et unième minute de jeu, il s’était endormi sans même avoir la ressource de lutter. Fred regarda sa montre : 1h05 du matin.

Il souleva la paupière de Peter qui ronflait maintenant, saisit la bouteille de tequila, la vida dans l’évier et la rinça plusieurs fois avant de la reposer sur la table basse. L’après-midi même, il avait fait un calcul approximatif du nombre de Valium qu’il devait mélanger à une bouteille de tequila pour assommer un agent du FBI de quatre-vingts kilos ; en s’arrêtant à trois, il se laissait une marge de manœuvre de dix bonnes heures avant que Peter ne reprenne connaissance. Fred baissa le son du téléviseur, mit son blouson et s’arrêta un instant dans la cuisine. Il ouvrit le tiroir des couverts et saisit un couteau à viande si bien équilibré qu’il lui arrivait parfois de le lancer sur une planche à découper suspendue près de l’étagère à épices. Il le reposa pour saisir un pilon à pistou qui, frappé au bon endroit, pouvait provoquer un traumatisme crânien irréversible. Il le reposa aussi et préféra quitter la maison les mains vides. De loin, ses armes préférées.

*

L’adresse chiffonnée en main, Fred se gara le long des terrasses de l’avenue Aristide-Briand où un café accueillait les abonnés au dernier verre. À 1h30 du matin, il se dirigea vers le centre-ville et ne croisa pratiquement personne jusqu’à la rue Saint-Gaucher bordée de petits immeubles cossus de quatre ou cinq étages. Il poussa la grille du 41, pénétra dans un hall en stuc et cuivre, repéra parmi les noms des quatre locataires celui de Jacques Narboni, et passa sans avoir à la forcer la porte d’accès à l’escalier. Au quatrième et dernier étage, il stationna un instant devant le seul appartement du palier, et toqua plusieurs fois à une porte à double battant.

D’après la description qu’en avait faite Pierre Foulon, son locataire était bien le genre de type à boire des coups avec ses acolytes dans une boîte de nuit et rentrer avant l’aube pour commencer une partie de poker. Fred repéra les quelques marches qui conduisaient à une sorte d’entresol faisant office de grenier d’où l’on pouvait, par un escabeau et une trappe, accéder au toit. Il s’installa au mieux entre un matelas roulé et une série de tréteaux en bois, puis bloqua la minuterie en déplaçant un meuble d’angle couvert de poussière. Le reste n’était plus qu’une question de patience. Et, dans ces situations-là, Fred en avait à revendre. Attendre, il savait faire. Il avait appris. Parfois il s’en étonnait presque. C’était même le plus étrange paradoxe pour un enfant naturel de la Cosa Nostra.

Lui et ses congénères étaient sans doute devenus des truands à cause de leur impatience maladive. Tout gosses déjà, il leur paraissait impensable de suivre les étapes d’une existence classique, de faire des études pour obtenir un job, de vivoter plusieurs années avant de prendre du galon et espérer qu’une banque daigne les considérer comme solvables, de se languir durant les deux ou trois rendez-vous de rigueur avant qu’une femme ne leur offre son corps, et puis, à l’âge mûr, de compter les années qui les séparaient de la retraite pour profiter de la vie à temps plein. Un wiseguy n’attendait pas. Il ne demandait pas de crédit à la banque et préférait la braquer aussi sec, il allait directement voir une pute pour se passer une envie, il ne prétendait ni à un salaire ni à une retraite ni à des remboursements qui n’arriveraient jamais, et il ne s’adressait pas au bureau d’aide sociale pour qu’on examine son dossier. Alors d’où venait cette exceptionnelle aptitude à l’attente dès qu’il s’agissait de partir en mission ?

Fred avait passé des milliers d’heures — c’était sans doute son seul point commun avec un agent du FBI — à guetter un « client ». La patience d’un agent fédéral qui planquait pour coincer un suspect n’avait d’égale que celle d’une petite frappe qui exécutait un contrat. Il avait connu lui aussi sa part d’ennui absolu, le cul dans une voiture, à attendre qu’un pauvre type montre sa tête pour qu’on puisse lui tirer dedans. Il avait connu les gobelets de café tiède, les réussites aux cartes sur un coin de tableau de bord, les assoupissements le flingue à la main, les torticolis à force de fixer le rétroviseur, les coulées d’urine près du mur le plus proche, et, quand le client apparaissait enfin, on lui trouait la peau dans un soupir de délivrance. Si par malheur le job tournait mal, le wiseguy filait tout droit en prison pour trois mois, trois ans, trente ans, et restait allongé sur un bat-flanc, les yeux en l’air, à rêver à toutes les bêtises qu’il allait rattraper dès le premier jour libérable. Comble de l’ironie, un gars de LCN avait, au bout du compte, attendu cent fois plus dans sa vie que n’importe quel honnête citoyen. Et pour le coup, bien peu d’entre eux avaient droit à leur bungalow dans une maison de retraite.

Ce soir, allongé dans sa soupente, Fred n’était plus seul pour tromper l’attente. Il se tourna sur le côté pour trouver une meilleure position, porta la main à la poche latérale de son pantalon et en sortit son exemplaire de Moby Dick. Quelque cinq cents pages plus tôt, il s’était enfin embarqué à bord du Pequod, tout comme le jeune Ismaël, avec confiance et envie d’en découdre. Il avait quitté l’île de Nantucket, dans le Massachusetts, et s’était laissé aspirer par les vents sans savoir s’ils le ramèneraient à bon port. Et pas question de se laisser décourager dès le premier roulis : quand on s’embarque, on s’embarque, et on avance quelles que soient les intempéries. Fred s’était montré curieux de tout, de la configuration du navire, de la répartition des tâches au sein de l’équipage, des lois de la physique marine, des délicats mystères de la cétologie, de la forge aux harpons et même de la qualité de chanvre idéale pour fabriquer les filets. Il avait fait connaissance avec cet univers à force de digressions techniques que Melville, dans son désir d’exhaustivité, avait jugées nécessaires.

Au cours de quelques journées en mer, un grand absent s’était fait trop attendre, et les marins qui le connaissaient déjà avaient maintes fois évoqué son aura de mystère. Une nuit, sur le pont, juché sur sa jambe en os de baleine, le capitaine Achab était enfin apparu. Warren avait raison, le vrai héros, c’était lui, cet illuminé prêt à donner les ordres les plus extravagants pour assouvir une vengeance personnelle, obsédé jusqu’à l’aveuglement.

Après avoir mouillé au large de Buenos Aires, le Pequod filait maintenant vers l’océan Indien. Il avait croisé d’autres navires, chassé d’autres cachalots, mais jamais le bon.

Jour après jour, chapitre après chapitre, Fred avait passé ces cinq cents pages comme on franchit le cap Horn. Cinq cents pages pour un homme qui n’avait jamais ouvert un livre, c’était disparaître en haute mer, perdre le nord, tourner en rond, traverser des tempêtes, se noyer presque. Quand l’embarcation prenait l’eau, Fred s’accrochait au bastingage mais maintenait le cap, en attendant qu’un vent du large surgisse pour gonfler les voiles. Récompensé pour sa ténacité, il devinait au loin, un rivage.

Depuis ses premières tentatives infructueuses, Fred avait porté en permanence à son flanc le poids du volume. À la longue, les pages avaient donné du sens, de l’exaltation, de la connaissance, et déjà des souvenirs — c’était bien le moins qu’il pouvait espérer avec un gars comme Melville à la barre. Durant ces quelques jours, il s’était plu à imaginer qu’au fond de sa poche il y avait les quatre océans, un cachalot blanc, et un capitaine à la détermination farouche.

Ah, s’il avait eu cette révélation à l’époque où il partait en mission ! Lire ! Oublier les tristes contextes et s’évader, partir. Repousser à cheval les limites du grand Ouest pendant qu’on se les gèle dans un squat du Bronx. Fréquenter la haute société bostonienne avant de régler son compte à un gang de Latinos. Parcourir l’Europe avec une lady à son bras pendant qu’un crétin de collègue ronfle sur la banquette arrière.

Ce soir, la page éclairée par un filet de lumière mêlé de mauvaise ombre, Fred reprenait sa lecture à la page 565, au moment où le Pequod croisait un autre navire, le Samuel Enderby, dont le capitaine lui aussi avait été victime de la sauvagerie de Moby Dick. Il donnait à Achab la direction de l’est, et le Pequod reprenait la route vers sa proie. Fred se laissa happer par le tangage de sa lecture et retrouva l’équipage comme s’il en faisait partie. Plus d’une fois, il se sentit soulevé de terre par des lames de fond qui affolaient les hommes sur le pont. Affalé dans ce grenier nocturne, il prit son quart comme les autres. En croisant dans les eaux japonaises, il murmura la mélodie imaginaire d’un chant de marin dont les paroles étaient retranscrites. Son vocabulaire s’enrichissait d’un mot nouveau par page et Fred passait de la grand’hune au gaillard d’arrière sans confondre les mâts ni les voiles — ils les aurait hissées lui-même si le capitaine Achab le lui avait demandé. Son périple dura jusqu’à ce que les hommes de vigie, à la page 694, aperçoivent : « Une bosse comme une colline de neige ! C’est Moby Dick ! »

Après une interminable attente, le duel allait avoir lieu. Fred allait voir de ses yeux le diable tant de fois décrit par le délire d’Achab.

Mais une rumeur lointaine, celle-là bien terrestre, une avancée pesante et graduelle, comme le grondement d’une armée qui fait vibrer le sol de son pas cassé, arracha Fred à sa vague. Une terrible attraction tellurique le laissait orphelin de son bain originel. C’était quoi, ce choc ? Ah oui, c’était le réel. Une cage d’escalier en contrebas, un filet de lumière jaune, Superbowl, Montélimar, pizzaïolo, loyers impayés, tequila, un bloc de réel. Ce tonnerre, c’était quoi ? Des hommes. Oui, des hommes de la vie réelle, pas des marins, des Achab, des Ismaël, des Queequeg ou des Starbuck, juste des types lourds de leur poids terrestre, de la viande sur pattes, et saoule de surcroît, des êtres comme il y en a plusieurs milliards, le modèle classique et si parfaitement dépourvu de mystère.

Pour avoir entamé tant de parties de poker à cette même heure, Fred connaissait comme personne la routine des joueurs : ils commenceraient par une bière fraîche pour se rincer l’intérieur, ils allumeraient enfin leurs cigares sans qu’on les regarde de travers, et s’installeraient à leur place habituelle autour de la table. L’un d’eux battrait les cartes en fixant une mise de départ, un deuxième l’augmenterait virilement de cinquante, un autre dirait On limite la partie à midi, et le dernier conclurait par On joue ou on cause ? Fred descendit son demi-étage avant que le dernier ne soit entré dans l’appartement, lui emboîta le pas et l’encouragea d’une petite tape dans la nuque pour fermer la marche. Avant même qu’ils ne réagissent, il avait déjà tourné le verrou intérieur, et les quatre types furent tout surpris d’être cinq.

Dans l’état où il était de son héroïsme contrarié, Fred n’aurait pu se calmer avec une seule misérable victime. Il bénit le ciel de se voir entouré par quatre hommes de sa corpulence, quatre belliqueux prêts à brandir leurs grosses pattes, quatre imbéciles rassurés à l’idée d’être plusieurs. L’un d’eux émit un grognement et fit un pas vers l’intrus. Fred lui assena une gifle qui le fit tomber à terre, puis il distribua quelques coups de poing dans des arcades et des mâchoires, des coups de pied dans des reins et des entrejambes, cassa divers objets en les fracassant sur les crânes et les dos qui s’offraient à lui, puis, dès qu’ils furent tous à terre, renversa sur eux les meubles alentour. Pour couronner le tout, il les pria de faire moins de bruit, histoire de laisser dormir les voisins sur le point de se lever. Les quatre se demandaient maintenant dans quel cauchemar ils étaient embringués et comment avait surgi pareil monstre en ce petit matin semblable à tous les autres.

Fred se sentait mieux mais regrettait déjà leur manque de résistance ; faire mordre la poussière à ses contemporains était le seul exercice qui le relaxait vraiment. Depuis que l’homme vivait en tribu, on n’avait rien inventé de mieux. Qu’est-ce que proposaient d’équivalent les techniques zen ou les récentes inventions pour cadres stressés, comme le paint-ball ? Depuis qu’il avait le statut de repenti, Fred contenait son agressivité comme il pouvait, comme tout le monde, et rares étaient les occasions de s’en débarrasser dans une bonne bagarre. Le problème était que personne ne haussait le ton en sa présence, et rien ne dégénérait jamais en cassage de gueules. Comble de l’ironie, Fred était toujours flanqué d’un garde du corps armé, ceinture noire de tout, entraîné comme un béret vert, ce qui réduisait ses chances de coller quelques gifles à la sauvette. C’était bien là le plus cruel des paradoxes : l’ange gardien le plus efficace au monde veillait sur le seul homme au monde à n’en avoir aucun besoin.

L’un des types se mit à genoux pour tâtonner vers le plan de travail de la cuisine à la recherche d’un objet contondant. Fred lui empoigna une touffe de cheveux pour lui fracasser la tête contre l’angle d’un tiroir. Il regretta son geste, de peur d’avoir assommé le maître de céans, et demanda aux trois autres restés conscients :

— Lequel d’entre vous ne paye pas son loyer ?

Deux d’entre eux, en sang, vrillés de douleur, tournèrent le regard vers le troisième, et Jacques Narboni finit par lever la main, à la grande circonspection des copains, qui lui demandèrent :

— … Tu payes pas ton loyer, Jacquot ?

— Il a même un arriéré de plusieurs mois, coupa Fred. Il va falloir vider vos poches.

Dépassés par l’absurdité de la situation, les hommes à terre restaient figés, incapables de faire un geste, sinon d’essuyer avec la manche le sang qui leur coulait du visage. Comme ils tardaient, tout ébahis, à diriger la main vers leur portefeuille :

— Ne me dites pas que vous jouez au poker avec un chéquier. Je veux tout votre liquide, là, sur la table, et celui qui oublie un seul billet respirera par la bouche jusqu’à la fin de ses jours.

Fred renversa un broc d’eau sur la tête du type évanoui pour qu’il participe à la collecte. Les coupures, bien ordonnées en tas, égalaient son Moby Dick en épaisseur.

— Bon, toi là, Jacquot, je vais te dire ce qui va t’arriver si un, tu ne retires pas ta plainte contre mon ami le pizzaïolo, si deux, tu ne déménages pas dans la matinée, si trois, tu parles de notre rencontre à la police, et si quatre, mon ami le pizzaïolo est victime de représailles.

Joignant le geste à la parole, Fred le fit hurler de douleur en lui tirant l’oreille d’un coup sec pour la porter à sa bouche. Sans en faire profiter les trois autres, il lui décrivit à voix basse ce qu’il lui ferait subir si un seul de ces quatre points n’était pas respecté. Il y mit tant de précision, et avec tant de détails réalistes à base d’organes vitaux endommagés dans un ordre bien précis, et avec un tel effet de réel, inspiré par ce qu’il venait d’apprendre du dépeçage d’une baleine, qu’une ombre verte passa sur le visage de l’homme qui, sitôt qu’on lui lâcha l’oreille, se pencha contre l’évier pour vomir tout l’alcool ingéré dans la nuit.

En quittant les lieux, Fred jeta un dernier regard vers les quatre misérables, battus et cassés, qui allaient différer leur partie de poker. Sans doute était-ce l’état dans lequel Moby Dick laissait l’équipage du Pequod après leur grand face-à-face. Il allait, d’ici peu, en avoir le cœur net.

*

À huit heures, Fred fut le premier à passer la porte de la poste de Mazenc. Il choisit parmi plusieurs modèles le carton adéquat pour envoyer à Pierre Foulon son paquet de billets, et garda juste une petite coupure pour payer un affranchissement en tarif rapide.

Peter Bowles dormait toujours, recroquevillé dans son fauteuil. L’homme qui, de par sa fonction, avait le sommeil le plus léger qui soit, rampait maintenant dans des abysses de ténèbres à la recherche d’une sortie qu’il ne trouvait pas. Fred agrippa un plaid et le déplia sur lui, puis se versa une bonne rasade de bourbon pour repousser la fatigue encore un moment. Il ralluma la télévision, chercha le canal Eurosport pour connaître le résultat du match : les Giants avaient gagné 34 à 15 grâce à une action du jeune Grossmann qui avait marqué sur une passe exceptionnelle dans les trente yards.

Après avoir coupé le son, Fred s’installa dans la même position que la veille. Depuis que les imbéciles avaient interrompu sa lecture, il lui tardait de revenir à ce moment crucial de la page 694, quand Moby Dick pointait à l’horizon.

Achab, lui, avait attendu ce moment sa vie durant. On pouvait même dire que cette rencontre avec la bête — pour lui le mal absolu — était le point d’orgue de toute une existence.

Après une chasse en trois assauts distincts, Achab se retrouvait attaché au monstre marin et disparaissait avec lui dans les eaux, laissant derrière eux un navire en miettes et un équipage dévasté. Seul Ismaël, juché sur un radeau de fortune, survivait au voyage.

Fred reposa son livre et ferma un instant les yeux. Cette fin lui paraissait superbement juste et il n’en imaginait pas d’autre. Elle était sans doute porteuse de sens et touchait à un point essentiel de la condition humaine, mais il n’avait pas la force, pour le moment, d’y réfléchir. Ce dont il était sûr, c’était que ce roman parlait de lui à chaque âge de sa vie.

Il avait été le jeune Ismaël qui s’embarquait pour une aventure au risque de n’en jamais revenir. Il allait obéir à d’autres lois que celles des autres hommes. Il allait admirer ses chefs pour, le jour venu, les remettre en question. Que d’affection pour le jeune Ismaël.

Quelques années plus tard, Fred avait été Achab. Seul maître à bord, tantôt juste avec son équipage, tantôt cruel. Il avait été celui dont on attendait les décisions avec angoisse ou délivrance. Il avait été la détermination, la force, parfois la folie. Il avait eu la peau la plus dure et la vision la plus lointaine. Il avait été un meneur d’hommes.

Mais, et c’était bien le plus incroyable, dans la troisième partie de sa vie, il était devenu Moby Dick en personne. Par-delà l’Atlantique, Fred avait inspiré une haine inouïe. Depuis sa trahison, il avait été traqué, tel le monstre, et les plus aguerris des harponneurs s’étaient lancés à sa poursuite.

Après cette nuit trop agitée, il s’étira longuement, posa le roman sur la table et s’assoupit enfin.

*

Sur le coup de treize heures, Peter se dressa d’un bond. Tour à tour il regarda l’heure, le téléviseur toujours allumé, son hôte affalé dans le canapé, et la bouteille de tequila vide. Fred ouvrit l’œil quelques secondes plus tard.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, Bowles. La mauvaise c’est que vous ne tenez pas l’alcool, la bonne c’est que les Giants ont gagné.

Bowles se déplaça comme un zombie vers un miroir et vit son visage en friche, crevassé par le sommeil.

— … Que s’est-il passé, Fred ?

— Que voulez-vous qu’il se soit passé ? Vous n’avez plus l’habitude de vous siffler une bouteille entière de tequila.

— Ça n’a pas pu m’arriver… Pas à moi…

— Vous ne vous rappelez vraiment rien ? Au troisième verre, nous sommes presque devenus amis, surtout quand Mulen a marqué. Vous vous souvenez au moins de ce superbe touch down ? Non ? Ensuite, vous m’avez raconté un interminable souvenir de collège, puis vous avez voulu appeler des ex-petites copines — j’ai réussi à vous en dissuader — et vous vous êtes endormi d’un coup, sans sommation.

— Il faut que j’aille prendre une douche… Vous n’avez pas l’intention de bouger tout de suite ?

— Non, prenez votre temps, je ne sortirai pas de la journée.

— Fred, je suis embarrassé…

— Ne vous inquiétez pas, Quint ne saura jamais rien de cette soirée. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr qu’il apprécie le football.

Bowles fit un merci honteux, et quitta la pièce. Fred s’étira longuement, prêt à s’assoupir de nouveau, mais dans son lit cette fois. Il éprouvait une sensation de quiétude qui appelait un surcroît de sommeil. Sur la table basse, il saisit son Moby Dick et le retourna dans tous les sens, masse désormais vide dont il devait se débarrasser comme, jadis, il l’aurait fait d’un cadavre. Il y avait des endroits pour ça. Des cimetières à bouquins. Il grimpa jusqu’à la bibliothèque du premier étage, et la cérémonie dura juste le temps de dégager une place libre sur l’étagère pour y loger son exemplaire. Persuadé qu’il le voyait pour la dernière fois, il passa le doigt sur la tranche, eut une dernière pensée pour Achab, et remercia Herman Melville de l’avoir aidé à franchir le cap de cette nuit-là. Une telle intimité s’était créée entre ce roman et lui que Fred n’éprouvait même plus le besoin de s’en vanter. Il n’était pas sûr d’avoir lu un chef-d’œuvre mais il était venu à bout de Moby Dick, et jamais il n’aurait imaginé qu’à son âge, après avoir vécu tant de vies, quelque chose pouvait le rendre plus fort.

*

Pressé par l’ultimatum de Lena, Warren fut bien forcé de joindre le capitaine Tom Quint. Aucune décision importante n’était prise sans celui qui les accompagnait dans le programme Witsec depuis le premier jour. Grâce à lui, Maggie, Belle et Warren étaient devenus d’honnêtes citoyens américains en passe d’obtenir leur nationalité française si leur intégration se faisait sans heurt et s’ils savaient se fondre dans la masse. Quand Belle s’était installée à Paris, Tom était venu visiter son studio avec elle, puis il était venu déjeuner plusieurs fois en face de sa faculté pour connaître son nouvel univers. Quand Maggie avait ouvert La Parmesane, il l’avait aidée dans certaines démarches administratives et avait été présent le jour de l’ouverture. Quint pouvait être fier de lui : hormis l’imprévisible Fred, les Manzoni s’étaient enfin stabilisés et prouvaient ainsi l’efficacité du programme de protection des témoins.

— Que me vaut ce plaisir, Warren ? Je crois que nous nous voyons bientôt, je passe le week-end prochain à Mazenc pour m’entretenir avec votre père. Vous y serez, non ?

— C’est prévu. Mais je n’y serai pas seul.

— Auriez-vous une bonne nouvelle à m’annoncer ?

— Vous vous souvenez d’une Lena que j’avais rencontrée au lycée ?

— Votre « petite fiancée » comme vous l’appeliez ?

Sans oublier une étape, Warren raconta l’histoire qui le liait désormais à cette petite fiancée.

— Je ne sais pas pourquoi, j’ai tout de suite senti que c’était sérieux avec cette jeune fille. Je suis heureux pour vous, Warren.

— Vous ne me dites pas que tout ça est précipité ? Que je m’engage trop vite ? Avec la toute première ? Que je vais être déçu ? Que je vais regretter ? Que j’ai tout le temps devant moi ?

— Je ne me le permettrais pas. J’aurais très mal pris qu’on me mette en garde quand je me suis entiché de ma femme, j’étais à peine plus vieux que vous, et la suite m’a donné raison. J’ai toujours eu confiance en vous et en votre sœur, j’ai assisté à votre progression d’année en année, et je suis bien placé pour savoir que, par la force des choses, vous avez bien plus d’expérience que la moyenne des jeunes gens. Je respecte votre engagement, Warren.

Des mots qui allaient droit au cœur du jeune homme amoureux qui, plus que jamais, avait besoin de la confiance d’un aîné. Sur le ton de la confidence, Warren lui expliqua son dilemme, que Tom comprit sans avoir besoin de détails : s’il ne présentait pas Lena à sa famille, il la perdait. Mais comment présenter un père imprésentable ?

— Inclure un nouveau membre dans une famille est une joie, mais la vôtre n’est pas une famille comme les autres. Si, comme je vous le souhaite, Lena devient votre femme et la mère de vos enfants, il est très risqué, dans un premier temps, de la mettre dans la confidence du programme Witsec.

— À vrai dire, le mieux serait qu’elle ne le soit jamais.

— Serez-vous capable de ne jamais partager ce secret avec la femme que vous aimez ?

— Je crains que notre couple ne se remette pas de cette déflagration.

Warren n’avait pas besoin d’en rajouter. Tom connaissait ce gosse par cœur, il l’avait vu évoluer, puis chuter et se remettre sur pied comme un vrai petit soldat, sans jamais se plaindre. Un gosse qui avait vécu la douleur du bannissement, un gosse qui avait été tenté par les valeurs et la carrière de son père mais qui avait compris toute l’horreur que représentait une vie entière au sein d’une organisation criminelle. Un gosse qui avait nié la tradition ancestrale de l’Onorata società pour mener sa vie d’homme libre.

— Je vais vous dire une chose terrible : l’idéal aurait été de le faire passer pour mort. Je me voyais bien jouer le rôle de l’orphelin, tellement plus facile que celui du fils du monstre. Mais avant même que nous fassions connaissance, Lena savait que mon père était américain et qu’il écrivait des livres. Elle en a même lu un…

Du sang et des dollars ?

— Non, L’empire de la nuit. Elle ne l’a pas terminé, elle m’a juste dit : « Mais où ton père va-t-il chercher toutes ces horreurs ? »

Tom rêva un instant au soulagement que serait, pour lui aussi, la mort de Fred. Plus rien à redouter de son ennemi de toujours, fin du dispositif de surveillance, et les membres de LCN continueraient à se déchirer entre eux en imaginant Fred bien vivant, en train de se la couler douce — le couronnement du programme Witsec. Cela voulait dire aussi, pour Tom, des retours plus fréquents aux États-Unis, et la satisfaction d’avoir survécu à ce salopard qui ne l’avait pas épargné depuis douze ans.

— Comment allons-nous procéder ? Tout gosse, je vous voyais déjà régler les problèmes que mon père posait.

— Cette fois, j’ai besoin d’un temps de réflexion.

— Ne me laissez pas tomber.

— L’ai-je jamais fait ?

*

Maggie ne se forçait plus à rassurer ses troupes par une bonne humeur toute feinte. Chaque étape de sa journée lui demandait de puiser dans des ressources qu’elle n’avait plus, comme il lui était de plus en plus pénible de dissimuler la gravité des problèmes de La Parmesane. Après la désertion de ses précieux fournisseurs, elle en avait trouvé de nouveaux, moins bons et trop chers pour ses faibles moyens. Personne ne s’était rendu compte que la qualité avait à peine baissé, sinon Clara, seule dans la confidence. Avec le temps, elle aurait pu surmonter ce coup bas si, comme elle s’y attendait, d’autres n’étaient venus la frapper.

Francis Bretet vint la voir à la boutique et lui proposa une solution, il osa prononcer le mot : Il y a sans doute une solution pour vous en sortir, madame Wayne. Celle qu’il proposa était le rachat pur et simple après une reddition sans conditions et, cette fois, sans le moindre avantage.

Peu de temps après son refus, une dénonciation anonyme provoqua la visite des services d’hygiène. Deux agents de contrôle passèrent au crible tout ce qui pouvait l’être, la température des produits, les risques de rupture de la chaîne du froid, ils procédèrent à des prélèvements pour les analyser en labo, ils vérifièrent les huiles de friture usagées, les congélations, les conditions d’emballage, ils fouillèrent l’arrière-boutique, les frigos, la cave, et inspectèrent les éviers, lavabos et W-C du personnel. Ils constatèrent l’absence de rongeurs et d’insectes, et ne relevèrent aucune infraction, aucun produit corrompu ou non conforme à la réglementation, ou présentant un danger pour les consommateurs. Selon la Direction des affaires sanitaires et sociales, La Parmesane était aux normes, ce que Maggie savait déjà.

Quelques jours plus tard, elle eut la visite de l’inspection du travail, suite à des informations informelles de violation de la législation. Les contrôleurs interrogèrent les salariés et consultèrent les contrats de travail et les fiches de paie. Ils firent le tour des locaux, vérifièrent la date des extincteurs, le système d’aération, la sécurité. Sur ce plan-là aussi, La Parmesane était irréprochable.

Maggie ne parut pas étonnée quand, peu de temps après, elle eut droit à un contrôle fiscal. On vérifia la totalité de la comptabilité, les déclarations de TVA et de taxe professionnelle, les relevés de compte bancaire, le bail commercial, les contrats avec les fournisseurs, l’origine des frais financiers, les emprunts, les découverts, les crédits, le livre d’inventaire, les documents annexes de recettes et de dépenses et les notes de frais. La comptabilité fut considérée comme sincère et régulière et Maggie reçut un avis d’absence de redressement.

À tous les contrôleurs qui défilèrent durant cette période perturbée, elle fit goûter ses melanzane alla parmiggiana, et n’eut que des compliments.

Même si elle les avait surmontées, toutes ces nuisances lui paraissaient bien injustes et lui avaient pris tout le temps dont elle aurait eu besoin pour régler d’autres problèmes. Elles émoussaient sa confiance en elle et la rendaient irritable. Un soir, au téléphone, elle refusa de prendre la commande d’un client qui appelait tous les jours ; dans un accès de paranoïa, elle le soupçonna d’opérer une razzia sur son stock, juste avant le rush, afin de tuer l’offre auprès de sa clientèle. Le type tomba des nues devant une telle accusation — il était juste accro aux aubergines à la parmesane et en abusait sans doute, mais il ne travaillait pas pour la concurrence. Ça ne calma pas l’agressivité de Maggie : Si vous dites vrai, vous êtes en train de vous rendre malade. Nos produits sont de tout premier ordre mais un estomac ne peut pas supporter cette quantité de fromages et de sauce tomate tous les jours. Comment ça, ça ne me regarde pas ? Si, ça me regarde, ma cuisine ne rendra personne malade. Ce soir-là, elle resta un bon moment dans la pénombre, assise sur le banc faisant face à l’usine à bouffe de Francis Bretet, qui tournait à plein régime. À ses idées sombres se mêlèrent des images d’une violence inouïe. Maggie savait qu’il était inutile de les refouler et attendit qu’elles passent.

*

À peine venaient-ils de faire l’amour, avec la rage des amants séparés par une éternité de trois jours, que François Largillière alluma le projecteur au-dessus de son lit. Comme d’autres s’endormaient ou fumaient une cigarette, lui n’aimait rien tant, entre deux ébats, que de faire défiler des images sans forcément leur prêter attention. Belle se demanda à nouveau pourquoi l’homme qu’elle aimait ne parvenait pas à prolonger leur frénésie par une tendre étreinte. De surcroît, Largillière ne goûtait que les films d’action qui vidaient l’instant de toute son intimité. Il aimait le fantastique intello, le gore raffiné, la science-fiction pourvu qu’elle soit un peu sanglante et, surtout, les films de gangsters qui savent mêler le cruel et l’émouvant. Genres pour lesquels Belle n’avait aucune attirance, mais elle finissait toujours par se blottir contre lui et s’assoupir, avant qu’ils ne s’enlacent à nouveau, ou que Largillière ne lui propose une idée extravagante pour prolonger la nuit.

— Belle ? Est-ce que vous avez vu Le parrain ?

Le parrain ?

— Oui, de Francis Ford Coppola.

François enclencha le DVD. Il était de la pire race des cinéphiles, ceux qui n’hésitent pas à commenter l’action, à traduire les enjeux psychologiques, ou à précéder d’une courte seconde un dialogue. Persuadé que Belle n’avait encore vu aucun des films qu’il plaçait au plus haut de son panthéon, il se faisait un devoir de l’initier au film noir en partant du principe que les femmes y étaient bien moins sensibles que les hommes.

— Oui, je sais ce que vous allez dire, ce sont des histoires de truands qui s’entre-tuent, mais ça va bien au-delà, si vous saviez !

Des destins terribles et sublimes, des luttes fratricides, de l’honneur et du sang, des larmes et des morts, que d’émotions ! Métaphysique du crime, testostérone et art lyrique, hymne à la vengeance, du grandiose ! Et la scène où une famille rivale veut tuer Vito Corleone à l’hôpital, et la retraite en Sicile avec la mort de la promise, et la Saint-Barthélemy du crime orchestrée par Michael, et surtout, les dernières images du film, la mort du père sous les yeux de son petit-fils. Quel déchirement !

Belle assista à ce panégyrique avec la patience d’une femme amoureuse et s’amusa de voir François se pâmer pour une réplique culte ou une scène mythique — tout devenait emphatique quand il s’agissait du Parrain. Son exaltation ne l’avait jamais quitté depuis l’adolescence, elle trahissait sa profonde admiration pour les gangsters tels que le film les dépeignait. Il s’agissait là d’une identification à son point ultime, le rêve doré de la plupart des hommes, cette virilité-là était rayonnante : fallait-il avoir des couilles, mais aussi du cœur, pour se faire une place au sein d’un clan mafieux.

C’était pour Belle le comble de l’ironie. François Largillière était le parfait contraire d’un affranchi. Il vivait reclus, fuyait les petits drames ordinaires de ses contemporains, rasait les murs quand un rendez-vous le poussait hors de son quartier. Il n’avait déménagé que deux fois dans sa vie et n’avait jamais mis les pieds dans cinq des vingt arrondissements de Paris.

— Écoutez, là ! Quand il dit : go to the mattresses, littéralement ça veut dire aller aux matelas, c’est comme une déclaration de guerre. Ça vient d’une expression italienne traditionnelle, quand les soldats se barricadaient dans des maisons désertées par leurs habitants, et protégeaient les portes et les fenêtres avec des matelas.

François se trompait mais Belle s’abstint de le reprendre ; l’expression concernait justement les habitants en fuite qui, dans les villes avoisinantes, demandaient à être hébergés et louaient des matelas posés à même le sol.

— Vous voyez cet acteur, là, Robert Duvall, c’est le seul du clan Corleone à ne pas être sicilien, il est irlandais, mais Vito le considère comme un de ses fils. Il joue le rôle du consigliere, le conseiller du clan.

Belle ouvrit grands les yeux pour feindre l’étonnement et posa une question naïve pour encourager François dans son cours magistral. Il appelait tous les personnages de mafieux par leur prénom, il parlait de Sonny, de Vito, de Tom, et surtout de Michael, le fils prodigue, l’héritier de l’empire, le héros, joué par Al Pacino, la légende. Il parlait de Michael comme d’un proche, il le comprenait si bien, ses drames intérieurs, ses affres, et pour finir, ses décisions, parfois sanglantes, mais soutenues par une éthique et un sens de l’honneur exemplaires. Ah, comment communiquer tant d’enthousiasme à Belle !

Et comment la douce et tendre Belle, cette madone d’innocence et de pureté, pouvait-elle gâcher le plaisir de son homme ? Le faire tomber de l’échelle où il était perché, tout là-haut, au paradis des mauvais garçons ? Comment avouer qu’elle avait connu ce film avant sa naissance, dans le ventre de sa mère ? Il avait fait partie de son héritage, posé dans son berceau comme un hochet et un nounours. Combien de fois le bébé Belle avait-elle grimpé sur les genoux de son papa qui revoyait sans se lasser ce film à la musique si triste ? Une musique qui lui avait servi de berceuse, elle la chantonnait en même temps que Jingle Bells, un air que l’on apprend avant même de savoir parler et dont on ne se débarrasse jamais. Comment pouvait-elle raconter à François que son propre parrain, celui qui l’avait portée sur les fonts baptismaux, s’appelait Anthony De Biase, et qu’il était le consigliere du clan Manzoni ? Anthony, l’homme sage qui, sur une simple consultation, pouvait déclencher ou faire cesser une guerre. Elle aurait pu lui citer quantité de personnages, inconnus du public mais véritables légendes de LCN, qui avaient déposé un baiser sur son front. Elle aurait pu lui dire combien de mains qui avaient donné la mort l’avaient bercée, combien de tueurs sans pitié l’avaient sacrée « la plus belle créature du monde », combien de caprices on lui avait passés parce qu’elle était la fille du boss. Les figures que son François admirait aujourd’hui étaient les fantômes de la vie de Belle, qui lui avaient offert une enfance de princesse. Quelle petite fille devenue grande avait droit à des souvenirs de cette force ?

— Attention ! Vito va lancer sa réplique culte : Je vais lui faire une proposition qu’il ne pourra pas refuser.

Comment dire à François, sans le décevoir, que tous les personnages qu’il vénérait faisaient désormais partie d’un folklore, que les Corleone n’existaient plus sous cette forme, et que déjà Gianni Manzoni, son propre père, ne jouait plus avec les mêmes règles.

Le film se termina enfin et, tard dans la nuit, ils s’enlacèrent, apaisés, dans le silence d’une harmonie pure. Jusqu’à ce que François Largillière ajoute, avant de sombrer dans le sommeil :

— Le pire c’est que je vais reprocher à toutes celles qui vont vous succéder de n’être pas vous.

*

Tout appel téléphonique pour les Wayne transitait par le standard de Peter Bowles. S’il était capable d’identifier le correspondant, il faisait suivre sur le poste des Wayne, idem pour les coups de fil vers l’extérieur. Fred savait contourner le dispositif pour passer un coup de fil discret lors de ses rares escapades, mais le problème n’était pas là : il n’avait plus de coups de fil discrets à passer à quiconque.

Vers les dix heures du matin, alors qu’il s’apprêtait à entrer dans son bureau, une tasse de thé à la main, il vit s’afficher le nom de son éditeur sur l’écran digital. Renaud Delbosc n’appelait que pour de bonnes raisons, et jamais Fred ne se sentait plus écrivain qu’en bavardant avec lui.

— Bonjour Laszlo, c’est Renaud.

— Renaud ! Donnez-moi des nouvelles de moi avant de me donner des nouvelles de vous.

— Vous allez être traduit en japonais.

— En japonais ?

— J’ai rencontré à la foire du livre de Francfort un M. Nakamura, sa maison ressemble un peu à la mienne, par la taille et aussi par l’esprit. Il publie des romans policiers étrangers, pas plus de deux ou trois par an, rien que des coups de cœur. Il pense que les Japonais vont raffoler de vos histoires extravagantes de mafieux américains.

Renaud Delbosc avait créé sa petite maison d’édition après avoir longtemps travaillé pour un gros groupe éditorial. Deux ou trois auteurs de renom l’avaient suivi dans son entreprise et lui avaient donné une crédibilité dans le milieu. Son éclectisme avait, à la longue, étoffé un catalogue où se côtoyaient le roman exotique et l’essai élitiste, le thriller qui tue et la petite perle du bout du monde. La politique éditoriale de Renaud Delbosc tenait en un seul point : plaire à Renaud Delbosc.

— Si ma mémoire est bonne, ça nous fait trois traductions pour L’empire de la nuit. Et en France, nous allons passer les dix mille exemplaires, ce qui, de nos jours, est tout à fait estimable. J’ai connu des auteurs heureux pour moins que ça, Laszlo.

Fred sentait que son éditeur avait pris cette traduction pour prétexte et appelait en réalité pour se renseigner sur l’avancement du troisième roman. Il recula un moment l’échéance en lui demandant le détail des ventes du premier.

Du sang et des dollars approche les quinze mille et va être traduit en espagnol. Ils sont en train de lire L’empire de la nuit et ils voulaient savoir si vous étiez sur un troisième.

— J’y travaille, j’y travaille…

Il y travaillait effectivement mais ce manuscrit, qui ne portait pas encore de titre, stagnait à la page 48, et Fred avait beau lire et relire le début, rien ne lui permettait de supposer qu’un jour il y aurait une page 49. Depuis qu’il s’était attaqué au troisième volet de ses Mémoires, Fred peinait à retrouver la même évidence, la même urgence que pour son tout premier. Il avait tellement prétendu être écrivain, il l’avait clamé si fort à ceux qui voulaient l’entendre que même ceux qui ne le voulaient pas se le tenaient pour dit. Il s’était demandé si les autres écrivains avaient, comme lui, stocké assez de souvenirs pour les transcrire leur vie durant, ou si leur seule imagination suffisait. Fred se souvenait avec nostalgie du jour où, quelques années plus tôt, il avait annoncé à Tom Quint qu’il avait terminé son premier roman.

— Un roman ! L’oisiveté vous est montée à la tête, Fred.

Tom Quint, tout comme les membres de la famille Manzoni, avait mal vécu cette vocation tardive. Mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence le jour où l’analphabète avait relié 286 feuillets en un seul bloc, noir de lignes et presque sans ponctuation. Du sang et des dollars existait désormais et contenait son énergie maléfique dans une boîte de Pandore que personne n’avait envie de voir s’ouvrir.

Pour d’évidentes raisons, Tom avait été le premier lecteur de cette autobiographie noire qui l’avait épouvanté par une accumulation de détails, de noms et de faits réels.

— Vous consignez là vingt ans d’histoire de LCN vue de l’intérieur. Non seulement vous nommez en toutes lettres vos anciens collègues, mais vous ne nous épargnez aucun détail sur leur pedigree ni sur la façon dont chacun se débarrasse d’un cadavre.

— Qu’avez-vous pensé du passage où je raconte comment Dominick Mione et moi avons réduit en miettes le supermarché Moffat, à l’angle de la 55e ? Toute la description dans la chambre froide ?

— Je n’ai pas été sensible à tant de poésie.

— Ne me dites pas que vous n’avez rien appris sur les méthodes de LCN en matière de lutte contre la concurrence ? Et tout ce passage sur les paris truqués du cynodrome, et ce suspense sur la course de Lampo, mon lévrier ? Et la bagarre qui a suivi, avec cette bande de Chinois qui voulaient nous découper à la machette ?

— Ils nous auraient privés d’un grand auteur mais ils m’auraient débarrassé de vous. De deux maux il faut choisir le moindre, comme disent les Français.

— Vous êtes bien sévère. Dites plutôt que, tout comme Maggie, l’idée même que j’aie osé écrire vous insupporte. Vous auriez préféré que je croupisse le reste de mes jours dans le remords, rongé par une maladie qui me condamne à errer sans trouver le repentir.

Au lieu de ça, Fred Wayne avait exhumé Giovanni Manzoni pour en faire une sorte de héros moderne et sans scrupules, voleur par tradition et tueur par devoir.

— Que vous vous donniez le beau rôle, et que vous fassiez de votre commerce crapuleux une sorte de récit picaresque ne m’étonne pas plus que ça. Après tout, on peut aussi lire ce manuscrit comme un document sur la sauvagerie en milieu urbain, ou comme un traité de productivité à l’usage des voyous, voire comme un panthéon érigé à votre propre bêtise. Ce qui est honteux n’est pas tant ce que vous décrivez mais plutôt ce que vous ne décrivez pas. Vous avez trié dans vos atrocités, parce que, malgré tout, vous connaissez la frontière entre l’avouable et l’inavouable, entre le pittoresque et l’immonde. Vous taisez vos actes de pure barbarie pour ne pas entacher votre personnage de gouape au grand cœur.

— Vous croyez que je peux faire tenir ma vie en un seul volume ? J’ai de quoi en remplir quelques-uns, et je risque de vous surprendre.

— Ce que j’ai trouvé tout aussi lâche, c’est ce que vous n’évoquez pas pour vous éviter les foudres de Maggie. Tout ce qu’elle suppose mais qu’elle préfère ne pas savoir, votre chambre à l’année chez Madame Nell, sans parler des soirées romaines avec vos sbires.

— Dans ces soirées romaines, comme vous les appelez, il n’était pas rare de rencontrer des flics et des politiques, et parfois les femmes de ceux-ci. En revanche, j’avoue n’avoir jamais croisé un seul agent fédéral. Vous-même, Tom, je suis bien certain que vous n’avez jamais mis les pieds dans un bordel.

— Les descentes et les perquisitions me suffisaient. Et je laissais aux jeunes recrues du Bureau le soin d’installer les écoutes et les caméras de surveillance, ou même de persuader certaines filles de faire partie de nos informateurs. Nous avons plus d’enregistrements de vos frasques qu’il n’y a de DVD au rayon porno de votre vidéoclub.

Tom avait raison sur un point : par égard pour Maggie, mais aussi par peur de représailles, Fred s’était très peu attardé sur sa vie de débauche. Comme il avait laissé de côté toute la période où il avait usé et abusé de drogues qu’il aurait interdites à ses enfants. Pourtant, l’essentiel de son récit ne concernait pas ses vices privés mais bien l’exercice quotidien du pouvoir au sein de LCN. Sa vie de traître caché prenait un autre sens, et sa carrière dans la mafia n’était plus le lieu de la nostalgie mais une matière première qu’il avait engrangée pour la restituer aux générations à venir — Melville et Hemingway avaient-ils procédé autrement ?

Fred avait accouché d’une œuvre, et l’idée de la publier allait vite le tarauder. Sur ce point, Tom avait dû faire preuve de diplomatie afin que la boîte de Pandore ne lui explose pas au visage — Fred était capable de prendre tout le monde à revers en envoyant son brûlot à tout ce que l’Europe et les États-Unis comptaient d’éditeurs, ou même à la presse, quitte à bazarder le programme Witsec.

Le capitaine Quint en avait référé à ses chefs de Washington qui, après un vent de panique, lurent l’ouvrage. Curieusement, le fait qu’un Manzoni raconte ses souvenirs de truand ne les inquiétait pas vraiment ; ils avaient surtout craint d’y voir figurer les noms de certains politiques qui, naguère, avaient directement ou indirectement côtoyé la planète LCN. Rassurés sur ce point, ils laissèrent les mains libres à Tom qui se retrouva encombré d’un libelle de 286 feuillets écrit par son plus redoutable ennemi. S’engagea alors un bras de fer qui dura plusieurs mois. Fred consentit à retravailler les passages sur les dossiers toujours d’actualité, maquilla tout ce qui aurait pu l’identifier, jusqu’aux descriptions physiques des individus — même ceux qu’il avait, au sens propre, taillés en pièces. Il changea les noms et les lieux, transposa certains événements dans des villes où il n’avait jamais mis les pieds, modifia les contextes et rendit méconnaissables les épisodes les plus fameux. Après que le G-man eut exigé ces coupures et corrections, l’ouvrage passa de 286 à 321 feuillets.

— Soyons pragmatiques, Tom. Si je publie mon roman, je coûterai moins cher au gouvernement américain.

— Parce que non seulement vous pensez que votre littérature est publiable, mais qu’elle va vous rapporter de l’argent ?

— Un coup à tenter, rien que pour vous contredire. Si personne ne veut de mon bouquin, je vous jure que j’abandonne mes prétentions littéraires et que je deviens le bon petit repenti qui se terre dans le remords.

— Pour qu’une telle chose soit possible, il faudrait que vous publiiez sous pseudonyme.

— Laszlo Pryor.

— … Pardon ?

— C’est mon pseudonyme. Vous ne trouvez pas que ça ressemble à un nom d’écrivain ?

— Pourquoi Laszlo Pryor ? Il y a une signification particulière ?

— Laszlo parce que ça donne un côté slave et mystérieux. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours l’impression que les écrivains crédibles sont slaves et mystérieux. Et Pryor parce que je suis fan du film Comment claquer un million de dollars par jour avec Richard Pryor.

Rien de cela n’était vrai, un Laszlo Pryor existait bel et bien et travaillait comme homme de peine dans un bar de Newark, le Bee-Bee. Fred avait utilisé son nom parce qu’il en aimait la sonorité, mais aussi parce qu’il avait toujours entretenu un rapport particulier avec ce drôle de type. Laszlo Pryor et Giovanni Manzoni étaient comme les faces sombre et lumineuse d’une même pièce, et ce pour des raisons que Fred n’avait pas envie d’évoquer devant Tom.

— Interdiction de rencontrer votre éditeur ou même de donner la moindre interview.

— Ça me va, Tom.

— De toute façon, je suis tranquille, personne ne voudra de votre diarrhée de graphomane analphabète. Comment voulez-vous qu’un éditeur mise de l’argent sur vous ? Quel bûcheron oserait même déboiser un carré de forêt pour fabriquer la pâte à papier nécessaire à la publication de pareilles inepties ?

— Sachez que si ce petit miracle avait lieu, vous n’auriez plus jamais à vous plaindre de moi, je serais un repenti exemplaire, un repenti heureux, dans la force de l’âge et à l’apogée de sa carrière de repenti.

Via ses sources, Tom se fit établir un topo sur le milieu de l’édition en France. Puis, presque par gageure, et pour décourager ce prétentieux de Fred, ils se mirent d’accord sur une courte liste d’éditeurs possibles. Tom servirait d’interface à toute l’opération, il aurait le statut de mandant pour le compte d’un auteur désirant garder l’anonymat. Un seul éditeur, Renaud Delbosc, se manifesta de longs mois après avoir reçu le manuscrit de Blood and dollars, by Laszlo Pryor.

Renaud Delbosc expliqua à Tom ce qu’il avait sincèrement ressenti à la lecture du texte. Il trouvait le style sommaire et chaotique, le livre impubliable en l’état mais seulement après une réécriture en profondeur et un minutieux travail de traduction. En revanche, il avait été troublé par la haute précision dans la description des scènes d’action, qui créaient une étonnante violence graphique, presque désincarnée, hors limite, et sans le plus petit accent de réel.

— On ne croit pas une seconde à la scène où le héros et sa bande de malfrats vont vider un squat du Bronx occupé par un gang de Portoricains, ou encore ce passage hallucinant où Victor Gilli compresse une Buick dans une casse auto avec, à l’intérieur, quatre types qu’il soupçonne de l’avoir balancé au FBI.

Victor Gilli s’appelait en réalité Vincent Di Gregorio, il ne s’agissait pas d’une Buick mais d’une Chevrolet Silverado, mais les quatre types s’étaient bel et bien retrouvés compressés dans un bloc de métal de moins d’un mètre cube, et ce pour avoir donné des informations confidentielles sur le clan Gilli, non pas au FBI, mais à Don Polsinelli, un capo rival. Retranscrit dans les Mémoires de Fred, cet épisode ressemblait à une sorte de performance d’artiste, éphémère moment d’osmose entre chair et métal, avec, au final, sortant de la presse, une sculpture contemporaine qui symbolisait l’ultime sépulture de la vanité humaine.

— On n’y croit pas une seconde, répéta Delbosc, mais quelle imagination, quelle sophistication, quel sens aigu du détail monstrueux, quelle cruelle abondance ! Je ne sais pas qui se cache derrière le nom de Laszlo Pryor, et, somme toute, je ne suis pas sûr de vouloir faire sa connaissance, mais je veux le publier. Je peux lui proposer un contrat sans à-valoir pour une publication dans ma collection de poche, pour un petit tirage de trois mille exemplaires, sans publicité. On laisse faire le bouche-à-oreille et on voit comment ça réagit.

Du sang et des dollars sortit l’année de l’installation des Wayne à Mazenc. Tom, le mandant, signait les contrats, recevait les coups de téléphone et les très rares coupures de presse sur le livre, qui fut réimprimé deux fois pour atteindre les huit mille exemplaires vendus la première année — un score honnête qui permettait à une maison d’édition indépendante de le rester, et, pourquoi pas, de sortir un prochain Laszlo Pryor.

Toutefois, avant que le manuscrit ne lui paraisse publiable, Renaud Delbosc avait fourni un travail d’orfèvre. Il avait réussi à obtenir de Fred certains allègements non pour des raisons de censure mais pour le bon équilibre du texte. Tom, qui n’avait ni le temps ni l’envie de s’occuper de ces finasseries, fut bien contraint de les laisser travailler en direct. Il se mit d’accord avec Fred sur le personnage de Laszlo Pryor : un haut fonctionnaire américain ayant pris sa retraite en Provence, et qui, plus pour tuer le temps que pour se lancer dans une carrière tardive, s’était mis à écrire. On avait connu plus tordu.

— Ce M. Nakamura adorerait vous rencontrer, comme nous tous. Je lui ai parlé de nos conventions d’anonymat et il s’est engagé à les respecter.

Fred songeait déjà à son public nippon. Avec un peu de chance, quelques yakuzas, les redoutables barons de la mafia japonaise, se pencheraient sur sa prose, et qui sait, en tireraient peut-être des leçons. Un jour, se disait-il, il faudrait que quelqu’un fonde, par un document écrit, l’Internationale des voyous, le grand livre œcuménique de toutes les mafias du monde.

Mais Fred se sentait trop vieux pour en jeter les bases. Il préféra retourner vers son troisième opus qui risquait bien d’être le dernier.

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