— T’as envie de quoi, tonton ?
— Un bar de nuit, mais choisis-le bien.
Un repaire à tous les vices. Je vais commencer par les trois premiers. Pour les autres, j’ai tout le temps.
Après un transit à J.F.K., j’atterris à l’aéroport Austin Straubel de Green Bay, Wisconsin. Ben m’y attend. Le soulagement dans son regard quand je passe le portique. Sur l’autoroute à huit voies qui nous ramène en ville, je me sens enfin chez moi. Avant d’entrer dans le bar, je reste adossé à la voiture, la tête me tourne. J’ai envie de dire aux passants que je suis revenu. Avant d’aller picoler, je prends une bonne bouffée d’air américain.
— Comment je m’appelle, Ben ?
Il me tend un passeport tout patiné mais qui sent encore la colle.
— Christian Malone ? Je dirai Chris si une fille me demande mon petit nom.
Une identité que je vais essayer de garder le plus longtemps possible. Et qui sait, peut-être qu’un jour, au milieu de nulle part, on butera sur une pierre tombale : “Ici repose en paix Christian Malone”.
— Et la planque ?
Un lieu où me poser pendant quelques mois pour retrouver le rythme du pays. Disparaître, encore et encore. Après douze ans de Witsec, je suis devenu un expert. Le stade suprême c’est quand on arrive à ne ressembler à rien, comme tous ceux qu’on croise dans la rue sans jamais les remarquer. À tel point que les gens ne se rendent compte que vous avez existé que quand vous êtes parti. Alors même si j’ai envie de voir si les immeubles ont poussé pendant mon absence, je vais marcher dans la rue en regardant mes pompes encore un bon bout de temps.
— Je sais pas ce que tu vas foutre dans un port de pêche au lieu d’aller t’en payer une bonne tranche à Vegas.
Il y a des choses que même un neveu ne peut pas comprendre. Ça n’est pas à Las Vegas qu’on commence son grand roman américain, mais à l’opposé. L’opposé, c’est Nantucket.
— En trois heures j’en avais fait le tour, de ton île à la con. J’ai fini par te dégoter une pension complète tout confort, la dame est un peu bavarde mais elle cuisine le mérou comme personne.
La question est de savoir si les feds vont déclencher une opération Manzoni. Est-ce que le Bureau tient encore à moi ? Me mettre en taule, c’est me condamner à mort ; en moins de deux heures on me retrouve sur le bat-flanc avec un fragment de miroir planté dans la jugulaire. Me remettre la main dessus pour que je continue à balancer ? Pourquoi pas. Une chose est sûre : l’option “foutre la paix à Manzoni” n’est pas prévue.
Je pose une coupure de cent sur le comptoir pour que le barman remplisse nos verres de Jack sans avoir à les commander. Pourquoi a-t-il meilleur goût ici qu’en France ?
— Combien il reste de cash, Ben ?
— Après les 25000 que j’ai filés à Laszlo, et les 5000 que je me suis gardés pour les frais, il te reste 20000.
Je ne l’avais jamais oublié, ce petit bas de laine. À l’époque de mon procès, un des rares types qui s’était félicité de me voir disparaître dans le programme Witsec était ce vieil escroc d’Alvy Metcalf, le plus gros bookmaker de l’Illinois, pour qui j’avais truqué des paris hippiques (intimider les propriétaires, faire chanter les entraîneurs, graisser la patte des jockeys, la routine). Entre-temps le FBI m’était tombé dessus et Alvy n’avait jamais pu me régler les 50000 unités qui me revenaient. Alors j’ai mis Ben sur le coup quand il a fallu payer Mister Dito. Alvy n’a pas été difficile à localiser, il avait ouvert un gigantesque magasin de bricolage dans la grande banlieue de Chicago. 50000 c’était rien pour lui, et Ben n’a pas eu besoin de le menacer, il a juste dit sur le ton de la rigolade que tout le matériel dont il avait besoin pour faire sauter son magasin de bricolage, il le trouverait dans le magasin lui-même, y avait tout ce qu’il fallait. Alvy lui a sorti la somme sans faire d’histoires, il était même content de ne pas payer dix ans d’arriérés.
Avec ces 20000, je vais tenir un sacré bout de temps, à Nantucket.
Toutes les affaires réglées, je peux prendre des nouvelles de mon cher neveu. Plus il vieillit, plus il ressemble à un Manzoni.
— Dis-moi, Ben, tu m’as trouvé une nièce ou pas ?
Un vieux code entre nous : “Si un jour tu demandes une femme en mariage, n’oublie jamais que tu m’imposes une nièce du même coup, alors veille à ce qu’elle soit à la hauteur.” Mais il a toujours été discret sur ces questions-là.
— J’ai rencontré quelqu’un, Zio.
— C’est du sérieux ?
— Je ne sais pas encore, c’est spécial…
— Quoi, spécial ? Qu’est-ce qui peut être spécial ? Elle est mariée ?
— Non, mais c’est compliqué…
— Quoi, compliqué ? Qu’est-ce qui est compliqué ? Je sens que je vais m’énerver. T’es un homme, c’est une femme, vous êtes libres, c’est quoi la complication ?
— Elle me voit comme un type bien. Je veux dire, quelqu’un dont on peut se faire un ami.
— Un quoi ?
— Un ami…
— C’est quoi cette connerie ?
— On a passé plusieurs nuits chez elle. La première fois elle m’a dit : “Tu es un des rares hommes avec qui l’on peut partager le même lit sans que ça se transforme en un banal truc de cul.” Après ça, qu’est-ce que je pouvais faire ?
— La prendre en levrette, imbécile.
— J’avais tellement peur de faire un geste et de lire de la déception dans son regard… C’est à la deuxième nuit qu’elle m’a convaincu. J’ai eu un doute, je me suis dit que peut-être l’amitié homme femme ça existait vraiment et que j’allais sans doute faire une belle connerie en posant ma main sur sa cuisse. Quand je la vois dormir, toute pelotonnée, tout abandonnée, je peux plus rien tenter.
Douze ans que je n’ai pas mis les pieds dans mon pays… De loin, j’ai assisté à la crise que traversent les États-Unis. L’empire a tremblé sur ses fondations, on le remet en question partout dans le monde, on brandit sur tous les continents des pancartes anti-américaines, on brûle la bannière étoilée. J’ai essayé de comprendre pourquoi sans rien trouver de convaincant. Jusqu’à ce soir, à travers cette lamentable conversation avec mon neveu. Si un homme chez qui coule le sang chaud des Manzoni, plutôt bien fait de sa personne et à coup sûr bon mari et bon père, si un homme comme lui en arrive à se faire avoir par des conneries pareilles, il n’y a plus à chercher pourquoi l’Amérique va si mal.
— Zio, je vais te poser la question à laquelle personne n’a jamais répondu : les hommes et les femmes, c’est pareil ou c’est pas pareil ?
Il a raison, personne n’a donné d’explication à ce grand mystère de la création, pas même les esprits les plus brillants, pas même Melville. Et ce n’est ni Gianni Manzoni, ni Fred Wayne, ni l’écrivain Laszlo Pryor, ni même ce tout nouveau Christian Malone, à Green Bay Wisconsin, qui va apporter une réponse.
— Quand j’étais un crétin d’adolescent, je me disais : les hommes et les femmes, c’est vraiment pas pareil. Nous, les mecs, on pense qu’à fourrer notre queue partout. Cette fille-là est d’accord, celle-là il va falloir la travailler un peu, etc. Et elles, à chaque fois qu’elles rencontrent un type, elles se demandent si c’est le bon. On veut de la chatte, elles veulent de la romance. Voilà ce que je pensais.
En disant toutes ces conneries je sens monter le meilleur moment du Jack Daniel’s, quand il vous pose sur coussins d’air et qu’il enclenche le pilote automatique.
— Et puis tu deviens un adulte, et tu te dis : les hommes et les femmes, c’est exactement pareil. On cherche les mêmes choses. Un job qui nous donne envie de nous lever le matin et une maison qui nous donne envie de rentrer le soir. Et puis rencontrer quelqu’un, à qui on pense quand il n’est pas là, et qu’on a envie de toucher dès qu’il est là. Enfin tout quoi, on est pareils.
Qu’on soit à Green Bay, à Paris, ou même dans le trou du cul de la civilisation, il arrive toujours un moment, avec le Jack, où l’endroit dans lequel on se trouve n’a plus aucune importance.
— Et alors, il suffit de laisser passer encore quelques années pour comprendre que les hommes et les femmes, ça n’a rien à voir. Elles, elles ont un ventre et tout tourne autour de ça. T’as beau dire ce que tu veux, elles veulent donner la vie, malgré toi s’il le faut. Et toi tu te dis : et si j’avais une autre vie à vivre que celle d’un putain de père de famille ?
Ça me va bien de dire un truc pareil. J’ai pensé à Maggie et aux gosses.
— Pas longtemps après tu te rends compte que les hommes et les femmes, c’est pareil. Tout le monde veut tout et son contraire. On a tous la trouille d’avoir raté quelque chose, et on se dit que c’est trop con de crever d’avoir fait les mauvais choix.
J’ai de plus en plus de mal à agripper mon verre de gnôle qui rapetisse en même temps qu’une bonne âme le remplit.
— C’est à cette époque de la vie que les hommes et les femmes pourraient se contenter du chemin parcouru. Se retrouver, en paix. Au lieu de ça, elle, elle pense : il va me quitter pour une plus jeune. Et lui, il pense : j’aimerais bien aller voir ailleurs de temps en temps et rentrer à la maison tout de suite après. Et c’est reparti pour un tour.
— Dis tonton, si un jour je rencontre la femme de ma vie, à quoi je le saurai ?
— Crois-en mon expérience : choisis-toi une femme avec laquelle tu es complémentaire sur le poulet.
— …?
— Si tu aimes le blanc, vis avec une femme qui aime la cuisse, ou inversement. Si vous aimez tous les deux le blanc, ça collera jamais.
— Il est temps que je te ramène, Zio.
En prenant la route de Nantucket, je vais veiller à ce que Christian Malone ne se mette pas dans les embrouilles. Après tout, je ne le connais pas encore, ce gars-là, il peut me surprendre.
— Jouer les beatniks à ton âge, Zio…
J’ai un billet d’avion via Boston, un passeport qui me donne l’air d’un vétéran du Vietnam qui veut qu’on lui foute la paix, et même un paquet de pognon tout frais (pourquoi cette envie d’avoir des billets plein les poches dès qu’on arrive dans ce pays ?).
— Ton vol est à 8h50, on peut se mettre en route, histoire de ne pas courir.
Dans la voiture, il me donne des nouvelles des anciens de la confrérie, ceux qui sont morts, ceux qui sont au trou, ceux qui en sont sortis, ceux qui ont tenté une reconversion.
— Je ne vais pas t’étonner si je te dis que Little Paulie est mort d’une cirrhose. Amadeo Sampiero a fini comme lieutenant d’Ettore Junior qui le traite comme une petite pute. Romana Marini a continué dans le zircon, sa petite affaire marche toujours aussi bien. Les frères Pastrone sont toujours fourrés ensemble, ils en sont chacun à leur troisième divorce et ils se demandent pourquoi. Lucca Cuozzo, il est à Ryker’s pour vingt ans. Joe Franchini s’est fait rectifier par les hommes d’Auggie Campania, Joey D’Amato a eu sa libération anticipée. Art Lefty est toujours hitman au service du clan Gilli, et Curtis Brown a…
— Joey D’Amato a eu sa libération anticipée ?
— Comme je te le dis. On se demande où ils recrutent leurs psychologues, ces cons-là.
À en croire les spécialistes de l’administration pénitentiaire, la plupart des wiseguys sont “en proie à de sévères dysfonctionnements psychologiques et nerveux” qui nous rendent capables du pire. Pour chacun d’entre nous, ils ont des diagnostics longs comme le bras. Alors pourquoi ces types sont-ils assez dingues eux-mêmes pour ne pas s’apercevoir que D’Amato est fou comme un lapin, et le relâcher dans la nature ? “Prisonnier modèle”, bien sûr qu’il était un prisonnier modèle, pourquoi en douter, il devait s’occuper de la bibliothèque et régler les problèmes dans les blocs et même balayer par terre, tout ça pour sortir le plus vite possible et recommencer. D’Amato nous faisait peur à tous, même à moi, et plus personne ne voulait être en affaire avec lui.
— C’est pas la première fois que la justice américaine relâche un dingue, dit Ben. Qu’est-ce que t’en as à foutre ?
D’Amato a toujours juré que, dès qu’il sortirait de taule, il se vengerait de celui qui l’avait fait tomber : l’agent Thomas Quintiliani. On l’a tous dit à un moment ou à un autre de notre carrière, mais à l’entendre dans la bouche de Joey d’Amato, Tom peut prendre date pour des représailles.
— Qu’est-ce qui te tracasse, Zio ?
Je ne m’explique pas cette contrariété, ça ressemble à une sorte d’inquiétude, et plus j’essaie de m’ôter Quint de la tête et plus il s’impose, et pas triomphant, pas au mieux de sa forme, au contraire. Hormis pour sa famille, pour qui s’inquiète-t-on ?
Sinon… un ami.
Quint ? Ce salaud de Quint ? Un ami ? Comment pourrais-je être l’ami d’un type capable d’extraire x décimales de Pi, de désarmer une escouade de malfrats à mains nues, et de nager le quatre cents mètres quatre nages en moins de six minutes ? Non, Quint est bel et bien un ennemi, impossible de confondre, la cause de tout mon malheur, alors autant m’inquiéter pour ma chienne Malavita, m’inquiéter pour des inconnus dans la rue, m’inquiéter pour la santé des plus grands dictateurs de la planète, mais surtout pas pour Tomaso Quintiliani, Rital qui se croit du bon côté de la barrière parce qu’il a une carte avec l’aigle impérial américain imprimé dessus !
À l’aéroport, j’appelle d’une cabine téléphonique le Bureau fédéral de Washington en me faisant passer pour un informateur qui a des tuyaux de première à communiquer à Tom — cette partition, je la connais bien, je demande même du blé et montre que je connais bien la maison. On me répond que le capitaine Quintiliani est bien aux États-Unis mais injoignable pour le moment.
— Ils peuvent tracer l’appel, Zio.
— T’inquiète.
Je suis un des rares à avoir le numéro direct de Tom, et tant pis s’il me localise, tant pis s’il sait que je suis de retour au pays. Je laisse un message et dis que je rappelle dans dix minutes. Juste le temps de me demander à quoi l’on reconnaît un ami. Il doit bien y avoir des critères.
— C’est quoi pour toi un ami, Ben ?
— T’as de ces questions…
Il faut dire que je ne suis pas non plus un spécialiste. Tout gosse, je me suis entouré d’une bande de voyous et, à l’âge adulte, d’une équipe. J’ai eu des clients, j’ai conclu des pactes avec des partenaires, j’ai eu toute une ribambelle d’associés mais, au milieu de tous ces gens-là, je serais bien en peine de donner à un seul le statut d’ami.
— Tu veux un journal pour le voyage ?
Il faut que je me souvienne d’un VRAI ami, juste un, juste pour comparer.
Jimmy Lombardo ?
Nés à un jet de pierre l’un de l’autre. Compagnons de la première heure. Tant de bons moments, mais aussi tant de mauvais qu’on a surmontés ensemble. C’est peut-être ça qui définit une amitié : on peut boire des verres avec des types pendant trente ans, le cul sur des banquettes de bar, et se marrer avec eux et conclure des alliances, ça ne veut rien dire, ça n’est pas de l’amitié et ça ne résiste pas au premier pépin. Je n’y connais pas grand-chose mais je suis sûr qu’une vraie amitié a connu l’épreuve du feu. Avec Jimmy, on s’est associés pour nos premiers gros coups et jamais on ne s’est balancés l’un l’autre. Je me suis relevé la nuit pour l’aider à enterrer des macchabées, j’ai même fait des faux témoignages au risque de plonger avec lui. Après un affrontement avec une bande rivale, on a passé 180 jours dans la même cellule en laissant un bakchich au directeur et aux gardiens (avec qui peut-on passer 180 jours et nuits sans se taper dessus, sinon un ami ?). Jimmy m’a rendu tant de services, et il a été le seul présent à ma première sortie de taule. Il a même été témoin à mon mariage. Si un seul homme au monde peut se vanter d’avoir eu un ami, c’est bien moi.
Mais quand Jimmy est devenu un capo, le pouvoir lui est monté à la tête, et plus d’une fois il a passé les bornes. Combien de fois je l’ai mis en garde ?
— Arrête d’énerver Don Polsinelli, il est de la vieille école, il est persuadé que c’est toi qui as fait buter Roddy Trigger.
— Mais J’AI fait buter Roddy Trigger !
Tous les affranchis du coin m’appelaient : “Tu veux pas calmer ton copain Jimmy ?” Être l’ami de Jimmy était devenu intenable, et même suspect, et quand enfin on m’a appelé à deux heures du matin pour m’annoncer qu’on venait de retrouver mon copain d’enfance avec un fil de fer autour de la gorge, j’ai poussé un soupir de soulagement et je me suis rendormi comme un bébé.
— Tu vas rater ton vol, Zio.
Tom ne rappelle pas, lui qui doit être sur les dents depuis ma fuite, lui qui doit avoir envie de m’atomiser pour ce que j’ai fait.
— Zio ?
— Je vais changer mon billet.
— Tu vas où ?
— À Tallahassee.
— Où ça ?
— C’est la capitale de la Floride mais tout le monde pense que c’est Miami.
Durant toutes ces années de protection rapprochée, Quint et moi, quand on n’était pas dans l’affrontement, ou dans le silence du mépris, les soirs de grande nostalgie, on se mettait à parler du pays comme les deux déracinés qu’on était. Il décrivait sa baraque comme celles qu’on voit sur les cartes de vœux, et surtout il s’attardait sur le jardin potager, avec les laitues de Karen, les pommes de terre de Karen, et les poivrons de Karen. Ah çà, il fallait l’entendre parler des poivrons de sa femme. D’ailleurs il s’émerveillait de tout quand il parlait de sa femme. Après tout, c’est normal quand on ne la voit jamais, à la longue elle devient une perfection d’épouse, c’est même ce qui risque de m’arriver en vivant à dix mille kilomètres de Maggie.
Tallahassee est une de ces villes universitaires où toute l’activité est concentrée autour du campus. Pas de centre, pas de quartiers, rien qu’une gigantesque université, une ville dans la ville, et le reste, c’est des rues pavillonnaires où vivent les profs et les fonctionnaires, dans des petites maisons, avec une grande cave et pas de premier étage parce que la chaleur monte en été, mais une véranda immense qui devient vite la pièce principale. Elle est là, sa maison blanche, entre l’église presbytérienne et le cimetière, dans une rue bordée d’immenses chênes et de pins qui se touchent en leur sommet et forment comme une voûte au-dessus du bitume (pour les décrire, Quint adore prononcer le mot “canopée”, j’ai dû ouvrir un dictionnaire mais la définition était incompréhensible, et pas la moindre photo). C’est donc là qu’il va un jour prendre sa retraite, voir les longs étés succéder aux courts hivers, c’est sûrement un bon endroit où soigner ses rhumatismes et guetter les surprises du jardin. Mais je me demande, en longeant ces foutues canopées, si Quint est vraiment fait pour ça. Qu’on soit gendarme ou voleur, quand on a connu l’action comme on l’a connue, on n’est pas fait pour écouter l’herbe pousser et les insectes baiser. Et ce malgré les promesses faites à nos familles. J’en suis la preuve vivante.
Je me suis annoncé à grands coups de sonnette et de “Hey Tom”, mais il a fallu un temps fou avant que la porte s’ouvre, qu’il passe la tête dans l’entrebâillement, et dise avec la voix d’un mort-vivant :
— Ah c’est vous, Fred.
Sans rien ajouter, sans me proposer d’entrer, il a fait demi-tour en laissant la porte ouverte. Je le trouve dans le salon, assis dans un fauteuil, pas rasé, le regard mort et la bouteille de rye à la main.
Et dire que j’ai cassé mon Witsec, que j’ai quitté la France sans qu’il puisse rien faire, et lui a juste dit “Ah c’est vous, Fred”. Je pensais déclencher sa rage ou son admiration, et rien du tout ! Lui seul est capable de me vexer comme ça.
C’est moi qui suis obligé de le secouer, le grand soldat Quint, le capitaine, la machine de guerre qui ressemble aujourd’hui à une carpette. “Reprenez-vous, Tom”, je dis, c’est stupide comme phrase mais ça me rappelle tellement celle qu’il m’a dite des années plus tôt : “Fred, mettez-y du vôtre si vous voulez continuer à voir grandir vos enfants.” Ensuite je n’ai qu’à prononcer le nom de D’Amato et il craque, là devant moi. Le reste tient en peu de mots : la première chose que le taré a faite en sortant du trou c’est de débouler dans le potager des Quintiliani et de jeter madame dans un coffre de voiture pour l’emmener Dieu sait où. Et le pauvre Tom qui se demande comment D’Amato a trouvé son adresse personnelle.
— Ce dingue a commencé à se renseigner dès son premier jour de placard, Tom. Il a dépensé tout ce qu’il fallait pour mettre la main sur le bon informateur, y compris un gars du Bureau qui n’allait pas refuser un paquet de dollars en coupures usagées contre l’adresse d’un collègue, même le célébrissime Quint. Je ne voudrais pas vous faire encore plus de peine, mais il y en a sûrement plus d’un qui vous déteste dans vos propres rangs.
Tel que je connais Quint, s’il surmonte cette épreuve, il aura la peau de tous ceux qui ont permis à Joey de remonter jusqu’à lui. Pour l’heure, on a une autre urgence. Quint ne connaît D’Amato qu’à travers ses filatures ou derrière des barreaux, habillé dans une combinaison orange. Moi, je le connais pour avoir bu des coups avec lui, pour l’avoir vu rosser des types avec une rage de psychopathe, pour l’avoir entendu nous proposer des affaires aux montages compliqués, avec des victimes collatérales parfaitement inutiles, mais on sentait son réel plaisir à en allonger le plus possible. Nous, c’était tout ce qu’on voulait éviter, beaucoup de cash tout de suite avec le moins d’intermédiaires possible, au pire assommer des gardiens, mais pas les carnages que nous proposait Joey. Et puis, ce que je ne dis pas à Tom pour pas le voir définitivement à terre, c’est que Joey l’a peut-être déjà jetée dans un canal, sa Karen, même s’il doit finir sur la chaise pour ça. Joey c’est le type qui peut casser la gueule à un présentateur de la météo parce qu’il pleut, alors on peut imaginer ce qu’il a envie de faire subir à un capitaine du FBI qui l’a mis à l’ombre.
Le métier de Quint, c’est de réagir à des situations comme celles-là, mais c’est toujours pareil, on est maître de soi quand il s’agit des autres, mais quand c’est votre famille qui est touchée on fait moins le malin. Il n’a même pas appelé à la rescousse ses copains du Bureau, et il a bien fait s’il veut garder une chance de revoir sa femme en vie. S’il avait prévenu Washington, sa petite place au soleil serait devenue un quartier général prêt à déployer une logistique de guerre. Je le sais bien, moi, ce dont Tom a besoin, c’est d’un allié sans foi ni loi, connecté à LCN pour l’avoir fréquenté de l’intérieur, capable d’anticiper sur les mouvements de D’Amato, et libre de suite. Mais où trouver un type aussi providentiel ?
Tout ça m’éloigne de mon œuvre. C’est même un peu le contraire de l’idée que je me fais de la littérature, ce détour par Tallahassee et les petits malheurs de Quint. Ai-je le droit de retarder ne serait-ce que de vingt-quatre heures mon grand roman américain pour prêter main-forte à ce gars-là ? Je suis censé décrire les grands espaces, et raconter aux jeunes générations ce vieux rêve qui a attiré tant d’immigrants, dont mes grands-parents. Et voilà que je me retrouve dans un quartier résidentiel de Floride avec un agent du FBI qui tente de se calmer au whisky canadien. Je pourrais le planter là et filer droit vers Nantucket sur les traces de Melville. Seulement voilà, j’ai là une occasion unique de me venger.
Quint m’a cent fois volé ma place de père, il a pris toutes les décisions que j’étais censé prendre, moi, en temps que chef de famille. Il a rassuré ma femme sur son sort et il a accompagné mes enfants vers leur vie d’adulte. Un beau jour, il a vraiment joué mon rôle, entouré des miens. À ce type-là, j’ai envie de dire : “Je vais te rendre ta femme, Ducon. Je vais me venger de toutes ces humiliations en te rendant redevable à vie.” Comment rater une occasion pareille ? “C’est le solde de tout compte, tu vas le retrouver grâce à moi ton petit bonheur de futur retraité, parce que moi aussi, je vais faire en sorte que ta femme et toi vous restiez en vie. Tu vas avoir besoin de MA protection, Tom. Tu vas voir, après ça, comme on se sent plein de gratitude et comme on déteste le type à qui on le doit.”
Ce sadique de D’Amato a dit qu’il rappellerait ce soir. C’est ce que j’aurais fait aussi, rien demander, pas de rançon, juste laisser supposer les pires horreurs. Mais nous, on ne va pas attendre que l’autre dingue daigne se manifester. Faut réagir dans l’heure et si possible le coincer avant la fin de la nuit. On peut être sûrs que Joey n’a pas parcouru des kilomètres avec Karen dans son coffre et qu’il a une planque dans le coin. Il a opéré seul, parce que personne ne serait assez fou pour le suivre dans une vengeance personnelle contre un agent fédéral. Mais là où il a besoin d’un coup de main, c’est pour s’aménager une porte de sortie quelle que soit l’issue de ce kidnapping, et seul un gars comme Rick Bondek de Miami peut la lui dénicher.
— Qui ? demande Tom comme s’il se réveillait d’un coup.
Évidemment que ça ne lui dit rien, Rick Bondek est inconnu des services de police, c’est même pour ça qu’il est surtout connu des services de LCN, un type pas connecté du tout, non traçable, jamais fiché. Un petit passeur de cocaïne qui travaille pour son propre compte en plus de son job au service des immatriculations fluviales de Miami. À l’époque, avec sa femme, il avait mis au point une combine qu’il gardait pour lui. Jamais plus de deux kilos à la fois. Mais il lui était impossible de revendre sur place et il s’était donc associé avec Joey qui écoulait par ses réseaux à New York. Joey D’Amato me l’avait présenté une fois pour passer un des nôtres en Colombie et lui trouver sur place de nouveaux contacts. Ça nous avait coûté un max, mais ça avait marché.
— C’était une des cartouches que je vous réservais pour l’année prochaine, Tom, il faisait partie des petits veinards que j’allais vous livrer sur un plateau.
Le temps d’appeler le Bureau, Tom est redevenu le capitaine Quintiliani. Il a demandé une vérification de routine et en moins que rien ils ont localisé Rick et Martha Bondek sur South Beach, avec la liste de leurs trente derniers coups de fil reçus. L’un d’eux venait d’un petit motel situé sur la route de Woodville, à vingt miles de Tallahassee.
— Guidez-moi, je préfère prendre le volant, j’ai dit à Tom.
En quittant Tallahassee, on a traversé une banlieue plus modeste, avec moins de 4×4 et de japonaises mais des vieilles Oldsmobile et des vieilles Ford des années 70 retapées, et un peu plus loin, après un cimetière à pickup rouges, tous du même modèle, on a traversé un campement avec des familles qui cherchaient un peu d’ombre par 34 °C. Et puis, tout à coup, la civilisation a quitté le paysage et je n’ai vu qu’une longue longue bande de bitume qui brillait au soleil, bordée de chaque côté par un fossé bourbeux.
Au bout de deux ou trois miles, j’ai poussé un cri en croisant une forme oblongue et sombre, immobile la gueule ouverte, avec des rangées de dents qui sortent de partout.
— Quint ! Nom de Dieu ! J’ai vu un crocodile !
Mais Quint ne s’aperçoit de rien, il s’en fout, aussi immobile que les bestiaux. Pendant tout le trajet, il reste muet, mais ça n’est déjà plus le même silence.
— Je vous jure que c’est vrai, Tom !
Il y en a plein d’autres qui dorment au bord de la route, à deux mètres de mes roues, et la plupart ont une carapace brunâtre qui se confond avec le marronnasse du marigot.
— Ce ne sont pas des crocodiles mais des alligators.
En général, un gars qui dit ça veut à tout prix vous expliquer la différence, mais pas Quint. Avant, je me serais bien fichu de la connaître, mais depuis que j’ai lu Moby Dick…
— C’est quoi, la différence ?
— Les crocodiles ont la mâchoire supérieure mobile, chez les alligators c’est la mâchoire inférieure. Plutôt comme nous, donc.
Exactement le genre de détail dont Melville aurait tiré trois pages, ce rapprochement entre l’homme et l’alligator. Et dix décennies plus tard, des universitaires dans des amphis remplis d’étudiants s’émerveilleraient du chapitre et en rajouteraient même. Pour sortir Tom de sa réflexion morbide, j’essaie de le lancer là-dessus mais il s’en fiche bien.
— Entre le cagnard qui tape et les alligators, on a intérêt à avoir une roue de secours par chez vous, j’ai dit, sans que ça suscite de commentaire.
Après quelques miles de silence plombé et d’alligators pétrifiés, je vois se profiler une forêt, et je me dis que c’est ça, la route de Woodville. Tom me demande de tourner en direction d’une bretelle d’autoroute qui file vers le golfe du Mexique, avec, juste avant l’embranchement, le Sunstar Motel. Avant de descendre, je lui fais remarquer qu’il a son arme de service mais moi pas.
— En bon mafieux que vous êtes, vous avez bien un instrument contondant sur vous.
— Vous rigolez ? Dans l’avion, on m’a même pris ma lime à ongles.
— De toute façon, si vous vous retrouvez nez à nez avec D’Amato, il va sentir le coup fourré s’il vous voit armé.
— C’est plutôt si je me présente devant lui sans arme qu’il va sentir le coup fourré.
Le taulier est là, derrière son desk, et Tom lui brandit sa carte du Bureau sous le nez. Au grand soulagement de tous, et surtout de Tom, il me répond “chambre 31” quand je lui donne le signalement de Joey.
Je demande au patron où est son “home gun”, l’arme de la maison, parce que dans ces coins-là, que ce soit en Floride ou ailleurs, chaque foyer, même le plus paisible, a son arme maison, comme un moulin à café, une bible ou une boîte en métal pour les cookies. Parfois même le home gun est caché dans la boîte en métal pour les cookies.
— J’en ai pas.
— Pas de home gun ?
— Non…
— Vous tenez un motel et vous n’avez pas d’arme ? Vous vous fichez de nous ?
Mais non, c’est bien vrai, on est devant le seul commerçant des États-Unis ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre qui n’a rien pour se défendre ! Ce gars-là va nous porter la poisse !
— Vous avez au moins un Saturday night special ?
Je me souviens de la fois où j’ai essayé d’expliquer à un voisin, en Normandie, ce qu’était le Saturday night special, le gars a cru que je plaisantais. L’idée que les Américains gardent traditionnellement chez eux une pétoire à trois sous qu’on sort le samedi soir pour faire la fête lui paraissait difficile à croire. Et moi, ce qui me paraît difficile à croire c’est que cet imbécile de tenancier de motel n’a rien chez lui qui puisse faire éclater une tête ou tout au moins lancer un appel à la bonne volonté. Il a fini par dire :
— J’ai bien une batte de base-ball mais je ne peux pas vous la donner, elle a été dédicacée par Babe Ruth en 1926.
— Vous proposez quoi, Fred ? me demande Tom.
On n’a plus le choix, maintenant, faut y aller, et c’est moi qui dirige la manœuvre. La manœuvre, pour le coup, est la plus simple qu’on puisse imaginer. Si dans ma vie j’ai toujours cherché l’effet de surprise, je pense que, de toute l’histoire des effets de surprise, celui-là restera un classique.
— Vous allez procéder comment ?
— Je vais frapper à la porte, et je vais me présenter.
— …?
Et c’est ce que je fais : je toque à la porte de la 31 et j’entends le son de la télé qu’on baisse.
— C’est quoi ? a grogné Joey.
— C’est moi. Gianni Manzoni.
S’il y avait un seul nom au monde qu’il ne s’attendait pas à entendre, c’était bien le mien. J’ai été le repenti le plus célèbre des États-Unis, on a mis ma tête à prix à 20 000 000 $, j’ai été le cauchemar de LCN, et puis j’ai disparu pendant dix ans, et voilà qu’à cette seconde précise j’étais derrière cette porte, dans le trou du cul de la Floride, dans un motel sans piscine à deux heures de l’après-midi par une chaleur à faire cuire des œufs sur les ailes de voiture. La porte s’est à peine entrouverte et, de l’autre côté, j’ai vu le blanc de ses yeux dans la pénombre. Depuis que je suis revenu chez moi, j’ai ce don de faire blanchir les visages.
— Nom de Dieu de nom de Dieu…
Il a coincé son arme dans sa ceinture et a avancé d’un pas dans le couloir comme pour me flairer, en ne cessant de répéter “Nom de Dieu de nom de Dieu…”.
— Moi aussi ça me fait plaisir de te voir, Joey.
— … Manzoni ? T’es pas mort…?
— T’as que ça à me dire ?
— … Qu’est-ce que tu fous au pays ?
— Et toi, qu’est-ce que tu fous en Floride ?
— Et qu’est-ce que tu fous dans ce motel ?
Avant que j’aie eu le temps de répondre, une détonation m’a déchiré l’oreille gauche et j’ai vu le corps de Joey se plaquer contre le mur avec une béance dans le ventre.
Je n’ai même pas le temps de féliciter Quint pour son tir, il se précipite dans les toilettes où Karen est enrubannée de scotch dans l’état de catalepsie où l’autre trou du cul l’a laissée. Mais vivante.
Tom a retrouvé son autorité de capitaine et voilà qu’il se remet à me donner des ordres. Peut-être qu’il réserve sa gratitude pour plus tard. (Ce salaud-là va-t-il réviser mon dossier pour qu’on me foute la paix et qu’on me laisse écrire mon grand roman américain…?!) Le fait est que le boulot n’est pas terminé. Pas question d’appeler la police ni le Bureau pour venir faire le ménage, c’est à Tom de se démerder pour que ça s’arrête là. C’est son problème, mais ça n’est pas le seul…
— D’Amato respire encore, j’ai dit.
Avec le peu d’angle qu’il avait, Tom l’a touché à l’abdomen, là où ça peut prendre des heures avant le dernier soupir. Vu le sang que perd Joey, on n’aurait qu’à rester là, à boire un café en bavardant gentiment, et il se viderait complètement dans la baignoire. Mais le temps presse, et de toute façon, il faut qu’on se débarrasse du corps. Tom, qui n’a jamais pratiqué cette discipline, me demande comment on va faire. Lui, il ne va rien faire du tout, il nettoie avant de partir, il raccompagne sa femme à la maison et il s’occupe d’elle, et moi je garde la voiture, j’en termine avec cette affaire, et je commence mon grand roman américain.
Sauf que je ne suis pas dans le New Jersey, sur mon territoire, là où je connais les bons coins où enterrer les macchabées. Pourtant, j’ai ma petite idée, on peut même dire que je l’ai eue sur le chemin aller, en voyant ces carapaces immobiles sur le bord de la route. Le plus simple, pour faire disparaître Joey, c’est d’aller nourrir ces bestiaux-là. C’est propre, et on ne risque pas que ces gars de la police scientifique vous retrouvent le corps quinze ans plus tard et parviennent à l’identifier à partir d’une rognure d’ongle ou d’une étiquette de tee-shirt. Et puis, c’est logique de leur laisser Joey en pâture, lui qui raffolait des pompes et des ceintures en croco, c’est un juste retour des choses.
La vision de Joey bouffé n’est pas pour lui déplaire, mais Tom joue les indignés, juste pour la forme. Il dit aussi que c’est risqué d’abandonner Joey sur le bord d’une route, ça peut prendre des jours avant qu’une famille d’alligators en vienne à bout. Il m’indique le chemin de Wakulla Springs, à trente miles de là, une réserve pour la faune et la flore qu’on visite à l’année. À la pointe sud du lac, il y a une sorte d’enclave marécageuse où personne ne va jamais parce que c’est pas navigable, que rien n’y pousse d’intéressant, qu’à part les alligators aucun animal ne s’y aventure, que les marécages puent, et que c’est donc l’endroit idéal pour me débarrasser de Joey.
Lequel pousse un râle terrible quand je le balance dans le coffre. Il me reste trois heures avant la nuit.
En sortant de la forêt de Woodville, Route 363, je retrouve cette nature de buissons et de branches mortes, et toujours ces fossés pleins de mâchoires noires et fermées qui ne demandent qu’à s’ouvrir. Au milieu de rien je croise l’enseigne du Seafood Wilma Mae, un restaurant de poissons, et j’hésite à m’arrêter pour me tremper la tête dans un seau de glaçons, boire une bière et engloutir des crevettes frites, et pourquoi pas, faire un brin de causette avec les natifs à la peau tannée, avec leur drôle d’accent nasillard et leur débit verbal en boucle. Mais je file droit vers l’ouest en me réservant tout ça pour plus tard, quand je me serais débarrassé de l’autre cinglé qui donne de temps en temps un coup sous le capot comme un battement de cœur isolé.
Trente minutes plus tard, le no man’s land jaune et poussiéreux commence à reverdir au loin, et je vois enfin la pancarte du “State Park” de Wakulla Springs où des touristes s’arrêtent pour prendre une navette et faire la visite, l’appareil photo en bataille, dans l’espoir de surprendre un oiseau bizarre ou un poisson mulet qui saute en l’air.
Le lac Wakulla, bien clair et frais aux abords du parc naturel, s’épaissit peu à peu en descendant vers le sud, pour se transformer en bayou. Je longe la réserve et, guidé par l’odeur et les moustiques, je finis par apercevoir l’endroit que Quint m’a décrit, où soi-disant ça grouille d’alligators qui attendent que la nourriture leur tombe du ciel. Je laisse la voiture sur une avancée de terre encore ferme et je les cherche du regard, ces bestiaux préhistoriques censés vivre là par familles entières.
Mais est-ce un effet d’optique qui rend leur camouflage encore plus efficace, ils sont invisibles. Impossible de savoir s’il y en a cent, ou ne serait-ce qu’un seul, fondu dans le décor. Quand je pense que, hier encore, je me vantais de savoir disparaître… Je dois prendre mon courage à deux mains et avancer là-dedans au risque d’y laisser une jambe. Parce que ces bestioles me font penser à certains exécuteurs de LCN que j’ai rencontrés dans ma carrière. Des taiseux, complètement impassibles, capables de rester assis dans un fauteuil pendant des heures, le regard fixe. Quand on s’aperçoit qu’ils ont bougé, il y a un mort au sol. Des alligators de LCN, j’en ai croisé quelques-uns. Mais là, dans cette merde que j’ai jusqu’aux genoux, rien. C’est bien la première fois qu’un tuyau de Quint est foireux. Il m’avait assuré que j’en verrais par dizaines et qu’il leur faudrait cinq minutes pour se partager Joey. Eh bien non ! À croire qu’il fait trop chaud et que eux-mêmes ont trouvé un coin plus frais. Il y a des oiseaux suspendus à des branches, des milliers d’insectes voraces, des serpents d’eau, mais pas un seul de ces putains d’alligators. Je continue d’avancer dans la fange, bouffé par les moustiques, avec la peur au ventre, et je me dis que c’est mon Vietnam à moi, cette virée, et que dorénavant je pourrai me considérer comme un vrai vétéran.
Non, franchement, c’est pas cette nature-là que j’ai envie de décrire dans mon grand roman américain.
Et toujours pas de mâchoires prêtes à engloutir un wiseguy. Un moment j’ai la tentation de jeter Joey dans ce cloaque, mais vu que c’est plus de la boue que de l’eau, son corps resterait en surface, peut-être des jours entiers, exposé au regard d’un garde forestier, et je ne peux pas prendre ce risque.
Furieux, je regagne la voiture. Impossible de l’enterrer, de le jeter sur le bord de la route ou dans ce marais infect. Il continue à se manifester, cet enfoiré, j’ai même l’impression qu’il reprend des forces.
J’ai un petit coup de fatigue mais je me ressaisis vite. J’ai connu des situations bien pires. Ne pas trouver d’alligators par 34° à l’ombre avec un mourant dans son coffre n’est pas ce que j’ai vécu de plus compliqué. Loin s’en faut.
Sur la route, à force de tourner sans trop savoir, j’avise un panneau qui indique la direction du golfe du Mexique, à quarante miles.
L’océan. Si proche, et je ne l’avais pas senti.
Après ces terres arides où il est impossible de faire disparaître un corps, c’est juste d’eau fraîche que j’ai besoin. L’océan, mon ami. Pas le même que le mien mais il ne doit pas y avoir de grande différence. Au bord d’un océan, je sais faire.
— Tu vois, Joey, tu vas retourner là d’où l’on vient tous, de la mer. Souviens-toi qu’il y a bien longtemps tu n’étais qu’une amibe. Après des millions d’années d’évolution, tu vas boucler la boucle.
La lumière prend des reflets dorés à mesure que le soleil décline doucement. Je n’ai pas croisé de voiture depuis un bout de temps et je me guide à un phare qui se profile au loin. Comme si je n’étais plus seul.
En fait, je le suis bel et bien. Je stationne au pied du phare sans croiser âme qui vive, je klaxonne comme une corne de brume. Le reste de l’humanité doit se planquer dans des bars à siroter des cocktails bien frais avec l’air conditionné poussé à fond. Pour m’en assurer, je crie des choses si choquantes qu’elles feraient sortir de son trou n’importe qui.
J’engage la voiture sur un sentier de sable et l’arrête quand la lumière crue de l’océan me saute aux yeux. Je descends pour le rejoindre, et j’entends craquer sous mes pas des myriades de petits crabes rouges qui cherchent, comme moi, leur chemin vers l’eau.
Pas même un baigneur égaré, ou un pêcheur sur une barque, personne, je suis tout seul face à l’onde argentée à perte de vue. Le jour commence doucement à décliner et quelque chose prend fin là. Melville a raison quand il raconte comment l’homme a toujours été attiré par l’eau. Je m’assieds sur le sable, le cœur à nouveau tranquille, après toute cette frénésie et toute cette violence. La touffeur du jour s’estompe pour laisser place à une brise marine qui vient me caresser le visage. Je ferme les yeux pour mieux sentir mon corps se vider de ses dernières tensions, mais l’irrésistible spectacle de la mer me les ouvre à nouveau.
Comme si tant de beauté ne suffisait pas, j’aperçois un reflet d’acier au milieu des flots doux et bleus, une forme effilée qui dessine des huit dans l’eau avec une belle symétrie. Je ne quitte plus des yeux ce triangle de lumière qui danse de façon régulière, et bien plus rapide que toute vie alentour. Mon cœur se met à battre quand je vois l’aileron s’élancer dans les airs et entraîner avec lui l’animal entier. Il a sauté comme un dauphin qui joue mais ce n’est pas un dauphin et il ne joue pas.
J’ai devant moi la plus dangereuse créature jamais engendrée par la nature. L’être le plus meurtrier et le plus fascinant des sept mers. À moins de cent pas, j’ai sous les yeux, un grand requin blanc.
J’avais sans doute besoin de pleurer depuis longtemps mais c’est là que c’est venu. Jamais je n’avais vu, et d’aussi près, tant de sauvagerie et de majesté mêlées. Les alligators que j’ai croisés plus tôt n’étaient que des killers à sang-froid, mais là, j’ai le “capo di tutti capi”. Comment ne pas avoir de respect pour une créature capable de susciter une telle terreur. Je te jure, Herman, si tu l’avais eu sous les yeux, celui-là, Moby Dick n’aurait jamais été un cachalot. Égaré par la faim dans le golfe du Mexique, et si près du bord, il perd son temps à courir après des proies indignes de lui.
Au loin, j’entends un râle venu du fin fond du coffre. Joey a lui aussi hâte d’en finir. Il s’agite encore assez pour attirer à lui le plus grand prédateur de l’homme que la mer ait porté. En somme, je rends service à tout le monde ; je livre l’autre taré à un exécuteur digne de sa propre cruauté, je débarrasse l’humanité d’un Joey D’Amato, et je redonne des forces à cet animal qui ne dort jamais et dont la seule obsession ici-bas est de tuer. Il va reprendre sa vie d’aventure et hanter les pires cauchemars des insulaires et des peuples de toutes les rives du monde.
Je me dis que mon grand roman américain peut commencer ici et maintenant. Et les tout premiers mots iront vers cette étrange réflexion que je me fais, au bord de cet océan, sur le cours des choses. Parce que c’est un peu ça, la vie : on s’attend à croiser des alligators et on tombe sur un requin.
Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça me paraît tellement vrai.