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Pendant que Maggie et Fred poursuivaient leur plan de campagne contre le libéralisme sauvage, pendant que Warren regagnait sa montagne en pleine nuit, pendant que Belle quittait sa robe d’espionne pour aller se coucher, deux individus, par-delà l’Atlantique, s’apprêtaient à passer à table.

Sur le coup de dix-neuf heures, Benedetto D. Manzoni, dit Ben, cherchait un coin isolé chez Zeke’s, un restaurant au croisement de la 52e Rue et de la 11e Avenue de New York, où il n’avait pas mis les pieds depuis bientôt quinze ans.

— Avant c’était un restaurant français, dit-il, déçu, à son invité.

L’enseigne n’avait pas changé mais le bistrot chic était devenu un banal diner’s sans cachet particulier. En proie à une douce nostalgie, Ben se revit à la grande époque, installé à une table ronde avec ses complices, Frank De Vito, Greg Marchese, Will Fogel, essayant de décrypter le nom des plats français à la carte. C’est quoi des pom de teur à la layoneze… layonazi ? Jusque tard dans l’après-midi, ils goûtaient aux grands crus classés à deux cents dollars la bouteille puis s’en allaient travailler. Leur bande contrôlait plusieurs boîtes de nuit des beaux quartiers, où l’essentiel de leur activité consistait à se faire rincer par les patrons et à inviter des filles à leur table. Hormis quelques interventions d’urgence lorsque des équipes rivales se montraient trop présentes, les nuits se succédaient sans varier d’un iota.

— J’étais fait pour cette vie-là, soupira-t-il.

Depuis que son oncle Manzoni avait témoigné, Ben était devenu subitement indésirable dans les lieux qui avaient été ses terrains de chasse et de jeu. Il s’était exilé à Green Bay dans le Wisconsin, où il avait vite croqué ses économies — une bien maigre somme après tant d’années de bons et loyaux services au cœur de la nuit new-yorkaise — et avait accepté un emploi de caissier dans un petit établissement de jeux vidéo. Un temps, il avait cherché un job où son seul talent aurait pu s’exprimer : la dynamite. Il s’agissait là d’un don qui, comme tout don réel, ne s’expliquait pas. Il ne s’était jamais intéressé à la physique ni à la chimie, et pourtant il cuisinait une nitroglycérine d’une qualité réputée dans les cinq quartiers du comté de New York. C’était toujours à lui qu’on faisait appel pour créer une béance là où, quelques heures plus tôt, se dressaient plusieurs étages d’un chantier en construction — combien d’inaugurations annulées à cause d’une opération nocturne de Ben et de ses camarades ? Hélas, rare était le recyclage dans pareil domaine et il avait dû se résoudre à aller de petits boulots en jobs d’étudiant. Aujourd’hui, plus aucune urgence ne le réveillait la nuit, hormis les rares fois où, à plusieurs milliers de kilomètres de là, son oncle Gianni l’appelait à l’insu du FBI pour lui confier une mission délicate.

Ben ne courait aucun risque particulier en retournant au Zeke’s où plus personne de l’époque ne remettait les pieds. Du reste, tout avait changé, la carte, la décoration et surtout la clientèle ; là où des costumes et des robes de couturiers se pavanaient devant des veloutés d’asperge et des gibelottes, on ne croisait aujourd’hui que des tee-shirts et des casquettes devant des onion rings et des spare ribs.

— Désolé, Mister Dito, dit-il à son vis-à-vis, je voulais te faire goûter au pigeonneau à la Villeroi, ça sonne barbare mais c’est bon.

— C’est pas grave, je préfère manger des choses dont je connais le nom. Essaie juste de ne pas m’appeler Mister Dito quand tu es en face de moi.

Celui que les malfrats de Newark surnommaient Mister Dito s’appelait en réalité Laszlo Pryor, né Laszlo Piros dans une famille d’immigrés hongrois qui avaient américanisé leur nom. Tout jeune, à la recherche d’un moyen de subsistance, il était entré dans le bar de Bee-Bee pour ne plus jamais en sortir. Depuis plus de trente ans, il était l’âme damnée du lieu, factotum, homme de ménage, serveur, responsable des stocks, chien de garde et veilleur de nuit. Il s’était aménagé un grabat dans la cave et menait une existence résignée, entre les corvées et les lazzis des mauvais garçons qui avaient fait du Bee-Bee’s leur repaire. Mais rien ne le destinait à devenir célèbre auprès des wiseguys s’il n’y avait eu cette étrange ressemblance avec le chef de l’un d’eux, le redouté Giovanni Manzoni. C’était cette ressemblance qui avait valu au malheureux le surnom de Mister Dito, Monsieur « Idem ». Une ressemblance à laquelle Giovanni en personne n’avait jamais vraiment cru. À l’époque, le premier à avoir fait le rapprochement avait été son lieutenant, Anthony De Biase.

— Gianni ? Tu ne trouves pas que le serveur te ressemble ?

— Tu vas me lâcher avec ça…

— C’est dingue, on dirait ton sosie ! Hein les gars, vous ne trouvez pas que le loufiat, là-bas, ressemble au patron ?!

Cette nuit-là le cauchemar de Laszlo Pryor passa à la vitesse supérieure.

— Mais si, regarde bien, Gianni ! La même forme de visage, le même nez, le même regard, on dirait ton frère.

— Ce gars-là ne ressemble à rien. Il est épais comme un fil, il n’a pas d’épaules, il a les joues creuses et les cheveux qui bouclent. Tu veux vraiment me vexer ?

Mais Gianni n’avait pu lutter tant cet air de famille avait fait l’unanimité. C’était devenu un sujet de plaisanteries permanent, et des plus inavouables. En moins de six mois, Laszlo Pryor avait été surnommé Mister Dito par tout le monde, même par les autres clients, même par Bee-Bee, son patron.

— Je voulais t’emmener ici pour que tu commences à goûter aux bonnes choses, reprit Ben. Demain on ira dans un vrai restaurant français, va falloir que tu t’habitues à leur cuisine, vieux. Tu verras, ils mangent de tout, même des animaux qui rampent ou qui sautent. Même la cuisine de chez nous est meilleure là-bas.

— Je ne sais pas me servir de couteaux à poisson ni même apprécier un grand vin, dit Laszlo.

Ben l’invitait au restaurant deux fois par jour pour lui faire prendre du poids. Selon lui, personne ne résistait à la gastronomie française et, quitte à grossir, autant le faire avec des produits fins et luxueux aux saveurs inconnues.

— Prends tout ce qui te fait plaisir, mec, lâche-toi !

Depuis plusieurs jours, Benedetto Manzoni avait mis au point un programme drastique afin d’accentuer la ressemblance naturelle entre Laszlo et son oncle Giovanni, et la prise de poids n’en était que la première étape.

— La chance que tu as, Laszlo. Ah si j’avais dix kilos à prendre au lieu de dix kilos à perdre, nom de Dieu ! Tout me profite, j’ai déjà du bide à moins de trente-cinq ans, je me suis interdit les féculents le soir. Et toi : cinquante piges, maigre comme un clou. C’est la cuisine de Bee-Bee qu’est si dégueulasse ? Ou alors tu te dépenses trop, à voir la manière dont il te fait trimer de l’aube à l’aurore. T’as pas envie de l’envoyer chier une bonne fois pour toutes ?

Mister Dito n’attendait que ça. Seul un séisme dans sa vie avait une chance de déjouer un destin tout tracé : crever avant l’âge, une lavette à la main, derrière un comptoir. Et Laszlo avait longtemps espéré cette occasion unique de quitter sa vie d’esclave avant qu’il ne soit trop tard. Au téléphone, Ben avait prononcé les mots magiques, « nouveau départ », tout recommencer ailleurs, dans un autre pays, avec assez d’argent pour voir venir. Ça demandait un peu de préparation psychologique et physique : on ne pouvait pas prendre ce nouveau départ avec la peau sur les os.

Laszlo porta son choix sur une entrée de guacamole et crevettes, avec un hamburger salade à suivre.

— Une salade ? Ici, à l’époque, ils faisaient les meilleures frites du monde.

— J’ai du mal avec tout ce qui est frit.

— La friture, c’est ce qui a eu la peau de ma mère ! C’était sa passion, elle faisait tout frire. Même les sandwichs, elle les faisait dans des beignets. Toi qu’as 1,8 g de cholestérol et un estomac d’adolescent, tu ne peux pas ne pas goûter aux frites de chez Zeke’s. Fais-le en mémoire de ma mère.

— Mais puisque tu me dis que ce n’est plus le Zeke’s que tu as connu ?

— Si tu n’y mets pas un peu du tien, on n’a pas fini !

Laszlo poussa un soupir de résignation. Son nouveau départ n’irait pas sans quelques sacrifices.

— Ces dix kilos, on les prendrait bien plus vite à coups de pizzas et de bière, dit Ben.

— La bière, j’en trimballe toute la journée, ça me fait attraper des tours de rein, et puis c’est moi qui nettoie les chiottes après le passage de tous ces types bourrés, alors non, pas la bière. Et puis la pizza, c’est gras, sauf la pizza blanche qu’un Argentin fait en face du bar.

— Grasse, la pizza ? En fait, c’est ça le problème, t’aurais été italien, tu les aurais déjà pris ces dix kilos.

Laszlo s’attaqua à la coupelle de guacamole en y plongeant de grosses crevettes roses.

— Les crevettes, ça tient pas au corps, fit Ben. Et le guacamole, c’est bien de l’avocat, non ?

— Et alors ?

— C’est un légume. À la carte, il y avait une omelette sur toasts qui avait l’air délicieuse.

— Je peux manger tranquille ou tu vas me pomper l’air jusqu’à la fin du repas ?

Ben se tut et termina son sandwich au pastrami tout en imaginant le visage de Laszlo après un lent processus de transformation ; des lentilles de contact de couleur foncée pour lui donner le regard noir des Manzoni, des sourcils plus clairsemés, des cheveux très courts et coiffés en arrière avec un dessin en pointe au sommet du front, et des joues d’un homme de son âge, plus rondes et plus tombantes.

— Tu seras plus à ton avantage un peu remplumé. Je suis sûr que les femmes vont te trouver bien plus craquant.

Les femmes… Parmi les quelques arguments utilisés par Benedetto pour lui faire accepter son pacte diabolique, celui des filles était le plus perfide mais le plus efficace. La bête de somme n’avait plus eu de femme dans sa vie depuis qu’il avait franchi la porte de ce maudit bar. La seule population féminine qu’il fréquentait se résumait aux clientes qui lui lançaient, sept jours sur sept, des Remets-nous une tournée, Mister Dito ou T’as pas des allumettes, Mister Dito ou Y a un gros lourd de camionneur qui me casse les couilles, va chercher Bee-Bee avant que je lui pète la gueule moi-même. Ben avait appuyé sur le bon bouton en lui disant, le plus sérieusement du monde, qu’il pouvait plaire à nouveau.

— Et puis, en France, tu verras, c’est plein de Françaises.

Laszlo était connu pour son mutisme qui ajoutait à la grande tristesse de son regard, le regard d’un homme de cinquante ans, fatigué et maigre, un homme qui, avant de recommencer à vivre ou de rencontrer une compagne, avait besoin de retrouver sa dignité.

Une serveuse vint débarrasser et prendre la commande des desserts. Ben ne laissa pas à son invité le loisir de s’exprimer :

— Pour moi un café et, pour mon ami, une bonne part de tarte aux myrtilles avec une boule de glace à la vanille dessus.

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