La Parmesane en cessation d’activité, Clara, Rafi et les livreurs étaient rentrés chez eux en priant le ciel pour que la patronne trouve des solutions. Mais quelles solutions pouvait-elle trouver à six cents kilomètres de là, dans son village de la Drôme ?
Fred pensait que sa femme restait à ses côtés par culpabilité après ce triste week-end. Elle se montrait plus affectueuse que d’habitude, disponible dès qu’il la sollicitait, et allait même jusqu’à lui demander, pour la toute première fois, des nouvelles de son écriture. De son côté, Fred continuait à jouer la mansuétude et parvenait à lui faire croire que le coup de poignard qu’il avait reçu dans le dos commençait à cicatriser. Si bien que, tous deux au sommet du mensonge, leur intimité avait repris le dessus.
Seul devant la page blanche, Fred souffrait de ce fameux blocage qu’il n’avait jamais connu. Maggie lui avait assuré que seul un travail de pure fiction lui permettrait d’avancer : Tu connais le solfège, invente la mélodie. Mais Fred était-il seulement capable d’imaginer quoi que ce soit ? Sa seule part d’inventivité s’était exprimée à l’époque où, devenu boss, il avait proposé des scénarios originaux à but lucratif, des montages financiers inédits, et des arnaques considérées par ses pairs comme les plus audacieuses de la côte Est. Tout ce matériel avait été dilapidé dans ses deux premiers ouvrages qui avaient amusé une poignée de lecteurs par leur violence à outrance. Mais ce que tous prenaient pour du cynisme et du second degré était, pour Fred, de la nostalgie, du devoir de mémoire.
— Tout ça c’est des vieilleries, fit Maggie. Arrête avec le bon vieux temps, on s’en fout de tes souvenirs. Raconte-nous plutôt comment Ernie le racketteur s’y prendrait pour mettre au carré un territoire et calmer la concurrence, mais raconte cette histoire ici et maintenant, avec des enjeux d’aujourd’hui, en France, et pas dans ta zone du New Jersey qu’on a dû raser depuis notre départ. Si c’est précis, crédible, et surtout si tu arrives à me convaincre, moi, c’est gagné.
Fred se savait être un des derniers spécimens d’une espèce en voie de disparition mais détestait qu’on le lui rappelle. Pourtant, Maggie avait raison : une intrigue fondée sur le rançonnement à grande échelle fournissait une structure de récit où pouvaient se greffer bien d’autres secteurs de l’activité mafieuse : le chantage, l’intimidation, l’extorsion de fonds, le blanchiment. Fred entrevoyait déjà les dix ou quinze prochains chapitres de ce roman qui ne portait pas encore de titre, mais qui pouvait devenir, si on lui fournissait une bonne matière première, et si l’inspiration lui revenait, le Nouveau Testament du crime organisé. Tout au long de son exercice au sein de LCN, Fred ne s’était jamais reconnu de talent pour les stupéfiants et la prostitution, qu’il préférait laisser à d’autres, mais plus pour le prêt usuraire et, surtout, pour l’infiltration dans l’économie légale. Il pensait avoir inventé le concept de libre entreprise et estimait que chaque patron lui devait des droits de copyright.
— J’ai travaillé deux ans pour Ernie, il m’a légué tous ses secrets. Si un type au monde connaît le sujet, c’est moi.
— Prouve-le-moi. Prends un cas concret. Dis-moi par exemple comment il aurait fait pour racketter ma boutique.
— Ta boutique de lasagnes ?
— D’aubergines à la parmesane.
— Jamais tu n’aurais été une proie intéressante pour Ernie, comment aurait-il pu imaginer gagner un dollar sur ton dos ? Te racketter toi, c’est s’exposer au ridicule des bandes rivales. Te racketter toi, c’est avouer qu’on est tombé bien bas, comme si moi, je m’étais mis au vol de sac à main.
Maggie, vexée à l’idée que son petit commerce ne puisse éveiller l’intérêt d’un racketteur, avait pourtant posé problème à un trust de la restauration industrielle, et ça valait tous les autres prédateurs. Elle avait été le caillou dans la chaussure d’un géant obsédé par le profit, dont les armes étaient tout aussi redoutables que celles des gars de LCN.
— Admettons que je sois du menu fretin pour Ernie Fossataro, le genre qu’on rejette à l’eau après l’avoir pêché. Mais imaginons qu’il me fasse cet immense honneur de venir me racketter : il est donc censé me protéger.
— Oui.
— Que se passerait-il si un bien plus gros poisson venait nager dans mes eaux ?
— Gros comment ?
— Un vrai requin, qui dévore tout sur son passage, une race qui s’est propagée dans le monde entier parce que plus féroce que les autres.
— Aucune citadelle n’était imprenable pour Ernie. Je suis sûr que si Coca-Cola avait ouvert une usine dans son coin, il leur aurait vendu sa protection contre Pepsi. Tu te souviens de ce marché aux légumes qui s’était créé à deux pas de la maison ? On l’avait annoncé comme le « potager du New Jersey ». C’était la Ricks & Brooks, un géant de l’agro-alimentaire qui avait acheté le terrain et créé la structure pour la vente en semi-gros et détail.
— C’est là que je faisais mes courses, on y trouvait des poireaux été comme hiver.
— La maison Ricks & Brooks est devenue, du jour au lendemain, la Ricks & Brooks & Fossataro. Ernie en détenait 21 % en tant que représentant du clan Gallone. Il les avait forcés à s’associer avec lui s’ils voulaient continuer à prospérer dans la région, et Ricks & Brooks, tout Ricks & Brooks qu’ils étaient, ont dû obtempérer. Seulement, pour réussir ce coup-là, il ne suffit pas d’une batte de base-ball et de renverser trois cageots de tomates.
— Admettons qu’un géant de la pizza vienne s’installer en face de ma petite boutique, un véritable symbole de la libre entreprise, une multinationale rayonnante. Il fait quoi, ton Ernie ?
Elle y avait mis la pointe d’ironie suffisante pour que Fred le prenne comme un défi.
— Pour t’en faire la démonstration, l’idéal serait qu’il y ait vraiment un géant de la pizza en face de chez toi.
— Il y en a un.
L’avenir avait, de nouveau, de beaux jours devant lui.
Warren et Lena s’appelaient dès le réveil, lui dans sa chambre d’hôte sur le plateau du Vercors, elle dans sa chambre d’enfant à Montélimar. Ils émergeaient de leur sommeil ensemble, commentaient leurs rêves, passaient en revue le planning de leur journée et fixaient les moments où ils pourraient se rappeler. Dès le jeudi, ils évoquaient les projets du week-end et s’impatientaient déjà.
Ce matin-là, juste après avoir raccroché, il se rasa à la hâte et déboula dans l’atelier, où son patron lui confia une mission.
— Tu files à Villard-de-Lans, chez Griolat, il m’a mis de côté un lot de lames de parquet anglais.
Warren enveloppa dans un linge une latte du parquet d’origine et prit la route, tout heureux de cet impromptu, et si tôt dans la matinée. Depuis quelques mois, il ne regardait plus du même œil la nature environnante et voyait un lieu de vie derrière chaque accident de terrain, de l’ouvrage dans chaque tas de bois, un voisin en chaque inconnu. Le bruissement des frondaisons lui donnait une âme de poète, un panorama sur un village escarpé faisait de lui un philosophe, un rai de lumière entre deux falaises le rendait mystique. Il se pâmait pour un rien et décrétait l’authentique en tout.
Leur nid d’amour serait comme une arche de Noé où attendre le déluge. Il y élèverait des huskies, pas moins de quatre, pour les jours de grande neige. Il aurait aussi un corbeau apprivoisé, superbe et fier, qui viendrait se poser sur son épaule, un oiseau qui contredirait la mauvaise réputation de l’espèce. Et puis tiens, ces deux chevaux qui couraient en liberté, à l’approche de Villard-de-Lans, auraient eux aussi leur place dans le décor !
Warren longea le premier entrepôt des établissements Griolat où l’on stockait des meubles anciens destinés à la restauration, et aboutit dans un second où, sur des rayonnages coulissants, s’entassaient des pièces de vieux bois de toutes les nuances de brun. Après avoir chaussé ses lunettes, Alain Griolat inspecta la latte de parquet qu’on lui tendait.
— Je n’aurai pas exactement la même teinte, mais il doit me rester un bon mètre carré très proche de ça.
Il chercha un instant, remit la main sur le bon carton, et le jeune apprenti compara les deux lattes.
— Remontez le vernis, patinez-le un peu et ça fera l’affaire, dit Griolat.
Warren hocha la tête, paya par chèque, et se vit raccompagné jusqu’à l’entrée.
— Saluez le vieux Donzelot pour moi.
Au moment de franchir le seuil, une étrange impression de déjà-vu fit se retourner Warren. Il revint sur ses pas dans l’allée centrale, bordée de vieux meubles.
— Vous avez oublié quelque chose ?
Une sensation rétinienne persistait. Il chercha un instant où fixer le regard et s’arrêta devant une petite table dont on n’apercevait que les pieds en écaille rouge sous un pan de drap bleu clair. Il s’agenouilla et inspecta, à la cambrure de chaque pied, des médaillons dorés représentant des visages de femmes. Pour en avoir le cœur net, il fit glisser le drap et découvrit un plateau finement décoré d’incrustations de cuivre sur fond d’écaille.
— C’est une table style Boulle, époque Napoléon III, dit Griolat.
— Je sais.
— Je n’ai pas eu grand-chose à faire dessus à part un bon nettoyage et poncer le tiroir. Je ne la laisserai pas partir à moins de 6 000 €.
Il suffisait à Warren de dire : Cette table a été volée, je sais à qui, appelez les gendarmes, et l’affaire était réglée. Impossible de la confondre avec une autre, cette console avait appartenu aux Delarue. Ils l’avaient même montrée à Warren pour lui demander, en tant qu’homme de l’art, son avis sur la console Boulle en écaille rouge. Il avait précisé : Je suis menuisier, pas ébéniste, mais il avait été plus pertinent que sur Mozart.
Les gendarmes ne leur avaient donné que peu d’espoir de la revoir ; soit ils avaient eu affaire à des amateurs qui souvent s’encombraient d’un objet trop précieux pour eux et s’en débarrassaient dans un container, soit à des professionnels qui savaient très bien ce qu’ils venaient chercher et comment l’écouler. La preuve, cette table rare allait vite trouver acheteur à 6000 € chez un antiquaire dont l’honnêteté et la réputation ne faisaient aucun doute.
Si Warren prononçait la phrase : Cette table a été volée, je sais à qui, appelez les gendarmes, sa belle-famille récupérait son bien, il passait pour un héros, et Lena racontait cette histoire à leurs enfants.
Et partis comme ils l’étaient, ils en auraient en pagaille, des enfants. Warren leur fabriquerait des jouets en bois, pour filles et pour garçons, que les aînés repasseraient aux plus jeunes, et qu’à leur tour ils transmettraient à leurs enfants. Avec Lena, il allait fonder une dynastie de grands voyageurs qui parcourraient le monde mais qui jamais n’oublieraient d’où ils venaient. Des jeunes gens honnêtes qui n’auraient aucune bonne raison de se croire au-dessus de la loi.
Warren n’avait plus qu’à dire à Griolat : Cette table a été volée, je sais à qui, appelez les gendarmes, et sa grande saga familiale pouvait commencer. Au lieu de quoi, il s’entendit dire :
— J’ai peut-être un client, un dentiste de Valence qui nous a demandé, à l’atelier, où il pouvait trouver une table comme celle-là. Je peux lui en parler, mais je sais qu’il voudra un certificat.
Le jeune Wayne avait une bonne raison de prononcer cette phrase plutôt que l’autre. Le jour du cambriolage, les Delarue eux-mêmes ne savaient pas qu’ils allaient quitter la maison deux heures durant : seul un de leurs proches avait pu renseigner des cambrioleurs avec tant de précision. Warren tenait à savoir qui avant tout le monde.
— J’en ai un, pensez. C’est un petit brocanteur du côté de Die qui me l’a vendue, il fait des vide-greniers et vend son bric-à-brac sur les marchés. Il aurait pu la garder dix ans avant de trouver quelqu’un qui y mette le prix. Dites à votre client de m’appeler, je peux même vous laisser une photo.
Warren regagna sa voiture et prit la route de Die sans plus s’émerveiller du paysage.
Je vais devoir porter un micro ? avait demandé Belle. Tom s’était amusé de la voir prendre sa mission très au sérieux et s’imaginer en super agent du FBI, prêt à risquer sa vie pour enregistrer les conversations secrètes du grand banditisme.
— Non, pas de micro. Ils ne chercheront même pas à vous fouiller.
— Tom, vous m’avez répété cent fois que je ne risquais rien. J’ai besoin de me l’entendre dire une cent unième fois.
— Notre dispositif ne présente aucune faille : deux de mes hommes seront à une table voisine de celle que vous occuperez avec Costanza et Rea, et eux porteront un micro pour me commenter ce qui se passe. Ils ne vous perdront pas du regard et moi je serai dehors, en sous-marin dans notre van, prêt à intervenir, mais ça n’arrivera pas.
— J’aimerais vous y voir…
— Restez la plus naturelle possible, essayez de sourire sans montrer que vous êtes payée pour ça, participez à la conversation mais sans vous imposer, riez de leurs bons mots mais jamais de façon ostensible, laissez-vous dire des compliments mais sans entrer dans un jeu de séduction poussée, écoutez ce qui se passe sans vous montrer curieuse, parlez de vous sans rien dévoiler, et surtout, montrez-vous brillante mais pas plus intelligente qu’eux : ce sera sans doute la partie la plus difficile.
Le jour J, elle se réveilla tard et traîna en tee-shirt jusqu’à ce que Tom lui fasse livrer une robe du soir crédible. Face à son miroir, elle se demanda comment se maquillaient ces filles que l’on payait si cher pour profiter de leur compagnie. Triste paradoxe, le seul homme au monde à qui elle aurait voulu plaire était le seul homme au monde à la trouver trop belle pour lui. Dieu qu’il était tortueux, ce chemin pour parvenir jusqu’à François Largillière.
Il appela au moment même où elle passait cette robe noir et bleu d’une élégance à laquelle elle aurait pu prendre goût.
— On se voit ce soir ?
— J’ai un dîner.
— Un dîner ? Vous ? C’est quoi ce dîner ?
— Je vais jouer les escort girls pour le compte du FBI qui veut un rapport sur un grand patron de la Cosa Nostra.
— Non, sérieux, c’est quoi ?
— Rien, des copines de cours qui m’invitent chez elles.
— Quand se voit-on ?
— Je ne sais pas.
Elle raccrocha sèchement en pensant très fort : Je fais tout ça pour vous, Ducon.
Elle se rendit au Plaza en taxi et demanda au concierge de prévenir Jerry Costanza qu’elle l’attendait au bar.
— Qui dois-je annoncer ?
— Asia.
Tom avait proposé Nadia mais Belle, pour une affaire de sonorité, ne voulait pas rater cette occasion unique de passer la soirée dans la peau d’une pute de luxe qui s’appellerait Asia.
Ni Maggie ni Fred ne trouvaient curieux que l’autre s’intéresse à ce point à ses affaires ; elle avait toujours ignoré son écriture comme lui sa boutique, et quelques heures leur avaient suffi pour rattraper les années passées. En cette fin d’après-midi, dans le grand salon transformé en quartier général, Maggie avait étalé sur la table les documents qu’elle possédait sur la plus grande chaîne de pizzerias du monde, l’organigramme complet de la Finefood Inc., un trombinoscope de ses dirigeants, et quantité de coupures de presse. Certains chiffres procuraient à Fred une douce sensation de vertige.
— Aux US, ils ont livré 1 300 000 pizzas pendant la finale du dernier Superbowl.
Ce chiffre-là impressionnait moins Maggie que les 300 000 tonnes de fromage à pizza utilisées par an — toute représentation de la quantité en question lui parut monstrueuse. En parcourant une volée de notes, Fred poussa un râle d’indignation et lut à haute voix :
— Ils ont lancé l’été dernier une Calzone Fiorentina, avec de la ricotta, un peu de sauce napolitaine, des épinards, des œufs et de la crème fraîche, tout ça dans une croûte assaisonnée…
— Miam…
— Rien que pour avoir inventé une pareille ignominie, ils auraient eu Ernie sur le dos. Il n’aimait pas qu’on plaisante avec la bouffe ritale, et encore moins quand des WASP s’octroyaient notre pizza et notre pasta pour en faire des milliards.
Maggie avait perdu la partie face au géant et préférait accepter son échec sans plus se battre. Ce livre de Fred serait comme un message posthume de La Parmesane à ses fossoyeurs. Une manière de leur dire qu’elle aurait pu déchaîner les enfers contre eux mais qu’elle ne l’avait pas fait, de leur montrer ce à quoi ils avaient échappé. Elle pria tous les diables pour que Fred soit aussi fort à l’écrit qu’il l’avait été à l’époque où il avait saigné un État d’Amérique à lui tout seul.
— Pour s’attaquer à une cash machine comme celle-là, dit-il, il faut investir une somme de départ et embaucher le personnel requis. Il faut cibler trois postes stratégiques de la hiérarchie : ton Francis Bretet, le responsable du secteur Paris/Grande Couronne, et le P-DG Europe — on remontera jusqu’au big boss de Denver plus tard. Je veux savoir où ils vivent et identifier les membres de leur famille proche, je veux connaître leurs habitudes, leurs digicodes, leurs plannings et leurs emplacements de parking. En deux semaines, un privé pourrait même te dire où leurs femmes achètent leurs soutiens-gorge.
Pour cette partie-là, Maggie allait faire appel à Sami et Arnold, qui, échaudés par l’arrogance de ceux d’en face, ne demandaient pas mieux que de se rendre utiles et leurs scooters aussi.
En voyant Fred se mettre au travail, elle se retint de l’encourager : Ne te prive de rien, mon amour, fous-leur une trouille noire. Fais-le pour moi.
Sur la route, Warren appela son patron et prétexta une panne de voiture qui l’obligerait à rentrer tard dans la soirée. À Die, il n’eut aucun mal à retrouver le brocanteur dans son hangar poussiéreux et sans enseigne, où s’entassaient des ressorts de matelas au poids, des dessus de cheminée Belle Époque et des marmites en cuivre qui émerveillaient les Parisiens. En attendant qu’il se débarrasse d’un client qui chipotait sur le prix d’un présentoir à pipes, Warren s’approcha d’un coin bureau aménagé entre deux armoires en métal.
— J’arrive de chez Griolat à qui vous avez vendu une petite table en écaille rouge.
Il n’eut pas même besoin de montrer la photo du meuble.
— J’espère qu’il en a tiré un bon prix.
— Cette commode a été volée, et je sais à qui. Si vous me dites comment vous l’avez obtenue, je vous promets que vous ne serez pas inquiété.
— Inquiété ?
Le mot était mal choisi et Warren le regretta aussitôt. L’homme n’avait aucune intention de se laisser inquiéter par le premier fouille-merde qui lui demandait des comptes. Mais le jeune Wayne n’était animé d’aucune hostilité particulière et avait juste besoin de connaître les circonstances du vol, quitte à faire surgir une vérité bien pire que la perte d’un meuble dont tout le monde se passait. Que cet homme fût ou non un receleur n’avait aucune importance — comment Warren aurait-il pu remettre en question la logique d’un voyou ? Ces histoires-là lui avaient volé son enfance mais n’allaient sûrement pas encombrer sa nouvelle vie. Le monde était ce qu’il était, il ne le changerait pas, mais il n’était pas question non plus que le monde nuise à ceux qu’il aimait.
— Vous semblez en savoir plus que moi sur ce meuble, je vous écoute.
Warren reformula sa question avec plus de diplomatie mais n’obtint pas la réponse souhaitée. Pourtant, sa cause était juste, et régler le problème seul, sans faire de dégâts alentour, était la meilleure des solutions, même pour cet inconnu qui perdait son sang-froid.
— Foutez-moi le camp…
Le jeune Wayne se laissa gagner par la colère de n’être pas compris, la colère de celui qui ne veut surtout pas se mettre en colère. Il empoigna le type par le col et lui fit mettre un genou au sol, le traîna sur plusieurs mètres et lui plongea la tête dans le dernier tiroir d’une armoire métallique. L’homme hurla, tambourina, suffoqua sans pouvoir se dégager, Warren le fit taire d’un coup de pied dans le tiroir qui lui écrasa la gorge.
Le silence revenu, le jeune Wayne fut le premier surpris d’avoir dansé ce petit pas-de-deux avec tant d’aisance. Il entrouvrit à peine le tiroir, non pour laisser sa victime respirer mais pour pouvoir l’entendre.
— … Une petite vieille qui voulait débarrasser son garage… Dans l’inventaire, il y avait cette console… Elle n’avait aucune idée du prix et j’en ai profité… C’est pas joli mais on fait tous ça… Si vous voulez bien regarder, j’ai un papier signé de la vendeuse, dans un classeur, là, juste au-dessus…
Warren ne doutait pas de la présence de ce document — qui avait permis d’établir un faux certificat — mais de la version qu’on lui servait, si. Il se livrait pour la première fois à un délicat exercice : reconnaître un accent de vérité dans la voix d’un homme qui a la tête coincée dans un tiroir. La vraie difficulté consiste à déterminer le moment précis où l’individu cesse de s’accrocher à son baratin pour cracher tout ce que son tourmenteur veut entendre. Entre ces deux instants-là, la vérité finit toujours par apparaître.
Oui, quand une bonne affaire se présentait, le brocanteur pouvait jouer les receleurs, oui, il laissait venir à lui les cambrioleurs de la région qui visitaient des particuliers, oui cette console avait été volée, il ne savait pas où mais il pouvait contacter les deux gars qui la lui avaient fourguée.
Warren lui demanda d’être convaincant au téléphone afin de les attirer dans l’heure, sinon je t’enferme dans un bahut breton et j’y fous le feu. Puis il fit le tour de l’entrepôt afin d’y trouver un quelconque assommoir, et hésita entre un tuyau de canalisation et le montant métallique d’un banc de square en pièces détachées. Il mania les deux et porta son choix sur le tuyau de plomb, assez lourd pour fracasser un crâne sans s’y reprendre à deux fois.
Fin prêt pour recevoir les cambrioleurs, il se remémora un passage de Du sang et des dollars, écrit par son père. Pourquoi avait-il gardé ces quelques mots en mémoire, et pourquoi s’en souvenir aujourd’hui ?
Voir le juste frapper est un spectacle dont les gens ne se lasseront jamais. Il ne crée aucune culpabilité chez celui qui frappe, ni chez celui qui le regarde frapper. Voilà bien la seule violence qui m’ait jamais fait peur.
Jerry Costanza, dans son complet brun, la soixantaine paisible, accueillit Belle avec des manières de gentleman. Ses deux hommes de main, en revanche, la détaillèrent de pied en cap comme ils le faisaient avec toutes les femmes, a fortiori celles qu’ils ne pourraient jamais s’offrir. L’un des deux était le modèle de base, fort comme un bœuf, aussi musclé que gras, bloqué à l’âge adolescent, d’une obéissance absolue au boss, et terrorisé par les femmes. Belle n’avait rien à craindre de celui-là mais bien plus de l’autre ; il fallait particulièrement se méfier de ceux, rares et très dangereux, qui restaient minces avec l’âge, continuaient à faire du sport pour ne rien perdre de leur agilité, ne se seraient pas damnés pour un plat de pasta, ne se laissaient bichonner ni par la mamma ni par leur femme, et qu’on ne reconnaissait pas au premier coup d’œil comme des Ritals trop bien nourris. Ceux-là prenaient du galon et devenaient des exécuteurs qu’on traitait comme des champions. En général, ils ne fondaient pas de famille et mouraient au feu en laissant derrière eux un champ de bataille couvert de morts.
À la vue de ces trois silhouettes côte à côte, Belle se revit toute petite, dans le restaurant de Beccegato, quand les tablées d’hommes poussaient des bravos à son arrivée. Elle volait de bras en bras au-dessus des assiettes puis attendait, à la fin du repas, les tours de Chevrolet, de Buick et de Cadillac que ces messieurs faisaient faire à la princesse. Un retour dans le passé qui l’aurait presque rendue mélancolique.
Pas le moins du monde impressionnée, elle se chargea elle-même de détendre l’ambiance. Pour avoir été élevée parmi les fauves, elle possédait ce sens inné du contact avec la sauvagerie, et pouvait entrer dans une réserve, aller au-devant d’eux avec cette assurance qui impressionne les bêtes, et les flatter de quelques tapes sur la tête. Elle en avait dressé plus d’un à obéir à ses caprices, des figures notoires qui auraient pu en imposer à ces deux-là, à commencer par Rico Franciosa, dit Ricky the French, « nettoyeur » au service du clan Gallone, le genre de type qui savait rendre un cadavre inidentifiable et brûler tout un étage pour éviter qu’on y retrouve des empreintes. Ricky s’était entiché de la petite et l’emmenait au manège un samedi par mois. Quelques heures durant, sa menotte dans la paluche de Ricky, la gosse s’émerveillait de son premier chevalier servant. Un jour, il avait appelé pour se décommander à cause d’une mission de dernière minute, mais en entendant la petite fondre en larmes près du téléphone, il avait promis de venir la chercher quand même. Cet après-midi-là, pendant qu’elle riait aux éclats devant un numéro de clown, Ricky entrait par effraction dans un cabinet d’avocats pour allumer un feu de joie dans la salle des archives. Belle ne s’était même pas aperçue de son absence et l’avait embrassé sur le front pour le remercier de ce moment inoubliable. Ce jour-là, Ricky s’était dit qu’il ne mourrait pas sans avoir fait d’enfant, et au moins une fille.
Afin de profiter, seul, de sa nouvelle dame de compagnie, Jerry ordonna à ses sbires — en italien du New Jersey qu’elle comprit parfaitement — de quitter la table jusqu’à l’arrivée de Giacomo Rea. Jerry souriait peu mais savait mettre à l’aise les inconnus, surtout les femmes, en s’aidant de quelques gestes délicats qui trahissaient sa bonne éducation.
— Un autre verre, Asia ?
Buvez peu mais prenez au moins un verre d’alcool, ils n’aiment pas quand un convive reste lucide pendant qu’ils boivent, ça leur gâche la soirée et ça les rend méfiants. Un ou deux verres de vin, pas plus.
Elle commanda un second Jack Daniel’s sans glace qu’elle apprécia autant que le premier.
Restez concentrée sur le capo et ne mentionnez pas ses deux sbires. Ils sont censés être invisibles.
— Vous ne vous déplacez jamais sans vos gardes du corps ?
— Sécurité.
— Vous devez être quelqu’un d’important, Jerry.
— Pas tant que ça.
Surtout, ne lui posez aucune question sur ses activités.
— Vous faites quoi dans la vie ?
— Des affaires. Rien de très excitant. Vous allez vite vous barber si je vous raconte.
Ni aucune question sur son passage à Paris.
— Vous êtes de passage à Paris ?
Costanza fit une réponse évasive et embraya sur la joie d’être à Paris, le charme des rues de Paris, et la lune de miel à Paris qu’il avait promise à sa femme mais qui n’avait jamais eu lieu.
Rien de trop personnel. N’ayez pas l’air de fouiner dans sa vie privée.
— Jerry, je suis sûre qu’elle attendra cette preuve d’amour tant que vous ne la lui donnerez pas.
Belle n’avait sans doute pas la facilité d’une escort girl à parler de Voltaire en trois langues, ni son sens aigu de la galanterie masculine, mais elle connaissait par cœur les rapports sophistiqués qu’un boss de LCN entretenait avec sa femme. Elle en avait eu un exemple parfait sous les yeux durant toute son enfance, et aucune Miranda Jansen n’en savait plus qu’elle sur la question. Elle les avait vues vivre, ces femmes de wiseguys qui vénéraient à la fois Dieu et le billet vert, qui trouvaient tout vulgaire excepté elles-mêmes, qui fabriquaient des enfants-rois tout en gardant leur âme de midinette. Moins douées que les hommes pour l’omerta, mais bien plus pour la vendetta : elles n’oubliaient jamais.
— Je suis trop vieux pour jouer les maris romantiques.
— À ses yeux, ce voyage à Paris aurait bien plus de valeur aujourd’hui qu’à l’époque. Elle se sentirait fière de vivre avec un homme qui tient sa parole vingt ans plus tard, et imaginez sa joie de rendre folle de jalousie toutes ses copines qui n’ont pas la chance d’avoir un mari toujours soucieux de les séduire.
— …?
À trois tables de la leur, deux agents fédéraux habillés en faux riches sirotaient un jus d’abricot tout en donnant l’impression d’échanger de bonnes blagues. En fait, les agents Cole et Alden s’adressaient à Tom Quint qui, des écouteurs sur les oreilles, attendait les détails de la mission, dans le « sous-marin » garé avenue Montaigne.
— Vous la voyez, là ? demanda-t-il.
— Oui, chef. J’ai l’impression qu’elle force un peu sur le bourbon.
— Pardon…?
Jerry se félicitait d’avoir fait appel à cette agence qui lui avait envoyé ce qu’ils avaient de mieux en rayon, une superbe blonde aux cheveux longs, à la repartie piquante, et de surcroît une véritable homegirl, originaire de New York, qui parlait exactement la même langue que lui. Il se pencha discrètement vers elle pour capter son odeur où se mêlaient fragrance de luxe, grain de peau et soieries diverses.
Lors de ses rares voyages en Europe, ces quelques heures de présence féminine étaient autant de bouffées d’oxygène au milieu d’interminables apnées dans des univers d’hommes ; après trois jours d’une cruelle promiscuité avec ses gardes du corps, il avait envie de leur taper dessus à coups de chaise et de les condamner à un silence de trappiste.
Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de Giacomo Rea, que Jerry appela Jack. Il ressemblait aux photos montrées par Tom Quint, un homme d’une quarantaine d’années au visage creusé par le vent de la campagne et tanné par le soleil du Sud. Une moustache droite, de fines lèvres qui dessinaient un sourire inversé, et des cernes qui rehaussaient la gravité de ses yeux sombres. Son costume sans âge, sa chemise blanche à petit col semblaient sortis d’une armoire pleine de lavande. Après ce long après-midi de négociations, il avait eu le temps de repasser à son hôtel et de faire quelques courses pour ses sœurs de Palerme. Son sbire attitré, les bras chargés de paquets aux logos des boutiques chics, s’installa à la table des gardes du corps de Jerry. Giacomo serra la main d’Asia en la regardant à peine et s’adressa directement à son hôte. Au premier coup d’œil, Belle comprit à quel point ces fameuses négociations s’étaient bien déroulées, et d’autres images lui revinrent en mémoire. Son père quittant un petit salon privé de chez Beccegato, la panse en avant et le cigare aux lèvres, en compagnie d’un homologue aussi réjoui que lui. Les deux hommes s’y étaient enfermés et n’en étaient sortis qu’après avoir trouvé un accord qui les satisfaisait tous les deux. Ce soir, Costanza et Rea avaient ce regard-là, et l’on pouvait être sûr, du côté du FBI, que les affaires entre Brooklyn et Palerme allaient refleurir, que des coffres allaient bientôt se remplir, que des comptes anonymes allaient se créer, que des milliers de jeunes gens allaient pouvoir s’en mettre plein le nez et les veines, que des investisseurs en col blanc allaient optimiser leurs stock-options, que des concurrents allaient creuser leur propre tombe à la pelle, et que des avocats tirés à quatre épingles allaient augmenter leurs pourcentages.
— Qu’est-ce que tu prendras, Jack ? demanda Jerry.
Si Belle savait déchiffrer sans peine des personnages comme Jerry Costanza, elle avait plus de mal avec un Rea, d’une italianité bien différente. Rares avaient été ses occasions de rencontrer des Siciliens d’origine, et le spécimen qu’elle avait sous les yeux semblait correspondre aux critères qui les définissaient : silencieux, sédentaires et peu galants avec les dames.
Lui aussi vous laissera en paix durant la soirée. Il semble apprécier la présence des femmes mais on ne sait absolument rien de sa vie privée, on ne lui connaît aucune liaison, et jamais il ne se connecte sur des sites pornographiques. Il rapporte à la pègre sicilienne plusieurs millions d’euros par an, alors on évite de lui poser des questions qui fâchent.
Dans sa camionnette, un café à la main et son casque sur les oreilles, Tom se demanda s’il allait exercer ce métier encore longtemps.
Vers vingt-deux heures, Maggie et Fred partageaient des sandwichs sans interrompre leur briefing de campagne qui allait se prolonger une bonne partie de la nuit.
— On va d’abord s’attaquer à ton Francis Bretet. L’idéal serait de le croiser hors de son restaurant, dans un bistrot par exemple.
— Il lui arrive de boire un demi au comptoir du Fontenoy, en fin d’après-midi.
— Je te décris la scène. Ernie s’installe à côté de lui et engage la conversation : Vous êtes bien le gérant de la chaîne de pizza ? Ils discutent gentiment jusqu’à ce qu’Ernie lui demande s’il a à se plaindre de la concurrence. Le type lui répond non, et Ernie dit que la patronne de La Parmesane, si. Là, Bretet pense à une blague, mais Ernie lui conseille de te laisser prospérer gentiment. Le ton monte : Vous essayez de m’intimider, là ?, et c’est là qu’Ernie sort, du fond sa poche, un œil, un œil tout frais, et le plonge dans le demi du type.
— … Un quoi ?
— Un œil de bœuf. Je peux t’assurer que dans un verre, ça fait son effet. L’expression du gars à cette seconde-là est un régal dont on ne peut se lasser. Cet œil va le poursuivre, il va le voir partout, dès que la nuit tombe, à chaque coin de rue, jusque dans son sommeil.
Maggie refusa de croire qu’elle avait vécu vingt-cinq ans avec un homme capable d’un geste si horrible.
— S’il passe te voir, tu fais l’étonnée, idem s’il se plaint aux flics, mais il ne le fera pas, il est déjà terrorisé, surtout si Ernie a appelé ses enfants par leurs prénoms. Entre-temps, on aura pris soin de placer un des nôtres dans sa pizzeria, ça embauche et ça débauche à tour de bras dans ces trucs-là, et on aura choisi un type doué en informatique pour avoir accès aux e-mails de la boîte, aux courriers et à la compta. Un homme à nous, de l’intérieur, est une grenade dégoupillée. C’est là qu’il faudra monter d’un cran dans la hiérarchie et impliquer le responsable Paris/Grande Couronne. Pour ça, on a besoin d’un relais médiatique. Tu te souviens du scandale de la chaîne Taco Wings, dans les années 90 ?
— C’est vague…
— Une bactérie dans la laitue iceberg, soixante-dix personnes intoxiquées dans quatre États différents, toutes avaient déjeuné dans un Taco Wings. C’était un coup d’Ernie.
— Ernie a empoisonné des gens ?!
— Tout de suite les grands mots ! Un peu de fièvre, beaucoup de vomi et quelques turistas. Résultat, Ernie a eu droit à un entretien avec le responsable commercial de Taco Wings au niveau national, qui lui donnait du Cher monsieur Fossataro à chaque coin de phrase.
— C’est immonde.
— C’est efficace, et on ne va pas s’arrêter là. Dans un autre point de vente, on ne pourra pas faire l’économie des rats, un classique, quatre ou cinq rats dans une cuisine et tu appelles le service d’hygiène en te faisant passer pour un employé maltraité : à 8h00 du matin deux types sont là pour l’ouverture, à 8h10 le magasin est fermé jusqu’à nouvel ordre. En matière de restauration, c’est une rumeur qui ne demande qu’à se propager, et avec les moyens modernes ça devient un jeu d’enfant. Si on met le feu à un troisième restaurant, au fin fond d’une banlieue, le responsable Paris/Grande Couronne va commencer à croire que, dans une vie antérieure, il a commis de sérieuses bêtises.
Rien de ce monstrueux plan ne serait appliqué dans la vie réelle et la toute symbolique vengeance de Maggie resterait pure fiction. Seule cette certitude lui permettait d’écouter ces horreurs.
— C’est à ce moment qu’il faudra encore monter d’un cran et chercher toutes les accointances possibles entre le P-DG Europe et les banquiers privés tombés pour blanchiment dans les quatre ou cinq dernières années ; s’il n’y en a pas, on se chargera de les inventer. Et là, on tombe dans ma spécialité. Parallèlement, je demande à mon neveu Ben de me faire un topo complet sur la façon dont leur empire s’est créé aux US et a prospéré à travers les époques. S’ils ont eu besoin, de quelque façon que ce soit, de passer un accord avec une famille de LCN, ne serait-ce que pour implanter un seul de leurs putains de restaurants, je le saurai, et je saurai m’en servir. Le stade suivant est sans doute celui que je préfère, dans la pratique c’était un régal, et ce sera aussi délicieux à écrire : choisir quelques personnages clés à la direction générale et les impliquer dans des scandales à base de pots-de-vin, de dope, et de sexe. Sur cinq, j’en faisais tomber un ou deux, c’est pour ça qu’Ernie aimait travailler avec moi. Il n’en faudra pas beaucoup plus pour que cette année ne soit déclarée, par le big boss de Denver, annus horribilis.
Maggie se délectait déjà d’une image : un trust planétaire se plaignant aux autorités et la pointant du doigt : vous voyez cette petite dame, là, dans son restaurant d’aubergines, elle n’arrête pas de nous faire des misères !
À l’arrivée des deux cambrioleurs, le rapport de force semblait clair. Warren, trop jeune pour être de la police, se présentait avec la légitimité de celui qui a la loi pour lui, mais se présentait seul. Quand il leur montra la photo de la console volée, ils se tournèrent vers leur receleur, qui s’en lavait les mains.
Si tu frappes le premier, frappe fort entendit Warren, au loin.
Il fit surgir de son blouson le tuyau de plomb et le fracassa sur le crâne de celui qui demanda : T’es qui, toi ?
Son collègue, abasourdi par une réponse aussi furieuse, resta les bras ballants, incapable de secourir l’un ou de combattre l’autre. De fait, ce fut le seul coup donné de toute l’entrevue, et assez fort pour ne pas en appeler un second. Warren avait obéi à cette voix et fait gicler le premier sang, sans joie ni retenue, et son rythme cardiaque n’avait pas augmenté d’un seul battement. Il se tourna vers celui des deux qui restait encore debout :
— J’ai déjà vu des types recracher les os de leur nez par la bouche.
La phrase qu’il venait de prononcer lui fit penser à quelqu’un mais à qui ?
Les deux voyous avaient bel et bien volé cette table chez des bourges d’un quartier bourge de Montélimar, quelques mois plus tôt, rien d’autre à embarquer, même pas de liquide, que cette putain de console encombrante dans tous les sens du terme.
— Quelqu’un vous a rencardés.
— Comment tu sais ça, toi ?
Warren lui fit remarquer qu’il n’avait pas tout à fait la tête d’un gars capable de reconnaître un meuble Napoléon III quand il en croisait un.
— Je sais plus comment il s’appelait, ce petit branleur…
— Guillaume, grogna l’homme à terre. Faut que j’aille à l’hôpital…
— Guillaume comment ? demanda Warren.
— Guillaume j’en sais rien, c’était le fils de famille, le petit con avait besoin de pognon.
L’intuition de Warren avait été la bonne, un voisin ou un visiteur aurait pu connaître l’existence de la console mais seul un proche avait pu éloigner les Delarue au moment opportun. Il ne regrettait plus d’avoir manœuvré comme il l’avait fait ; s’il avait appelé les gendarmes, les parents de Lena auraient connu un drame plus terrible que ce vol : leur fils était un voyou, dont ils avaient été les premières victimes. Warren releva les numéros des cartes d’identité des deux types, prit leur téléphone et les incita à se faire oublier.
— Vous n’avez rien à craindre de la police. Vous avez à craindre de moi.
Il remonta dans sa voiture, quitta l’endroit le plus vite possible et roula jusqu’à la route des Goules qui longeait la montagne sur un à-pic de huit cents mètres. Il se gara contre une rambarde, sortit faire quelques pas au-dessus du vide et appela Lena pour lui dire qu’elle lui manquait plus que jamais.
Asia, Jerry et Giacomo terminaient leurs poissons grillés pendant que, à la table voisine, les trois hommes de main racontaient à mi-voix leurs faits d’armes devant des entrecôtes fondantes. Costanza s’apprêtait déjà à regagner sa chambre pour boire son infusion devant les nouvelles de CNN ; ne lui restait plus qu’à prendre congé sans que les autres ne se sentent obligés d’en faire autant. La compagnie d’Asia l’avait enchanté ; il s’était senti séducteur et viril quand elle l’avait gratifié de quelques œillades à la dérobée, et il avait oublié, deux heures durant, qu’il était le client, et que le client était roi. Il souhaitait à cette adorable créature de trente ans de moins que lui de trouver sa vraie voie, et de quitter ce job d’escort au bon moment, pour n’en garder que de bons souvenirs. Avant de se lever de table, il ne put s’empêcher de se pencher une dernière fois vers son cou pour sentir son parfum qui, au fil de la soirée, s’était mêlé d’une très délicate âcreté. Ce moment d’égarement fut si délicieux que Jerry le prolongea de quelques secondes, et sans doute une de trop.
C’était bien le premier geste choquant que Giacomo voyait faire à son nouveau partenaire américain. Avait-il glissé quelque chose à l’oreille de la fille ? Une messe basse ? Une invitation à le rejoindre dans sa chambre ? Combien de fois Giacomo avait-il vu ses associés, au moment des mignardises, s’octroyer les filles comme des prises de guerre et en disposer sur-le-champ ? Ces mœurs ne l’étonnaient plus, et il aurait pu les pratiquer lui-même s’il n’avait pas été le mystérieux Giacomo dont personne ne supposait l’infinie timidité devant les femmes. Lui, le dur à cuire, l’homme qui se nourrissait des vices de son prochain, n’avait pas encore séparé les affaires de cœur et les caprices du corps.
Mais ce soir, il n’avait pas envie d’être le timide Giacomo, comme il n’avait pas envie de voir cette fille étonnante, si différente, si mutine, suivre un Jerry Costanza qui se comportait tout à coup comme un vieux barbon. D’un geste lent mais ferme, il posa la main sur l’avant-bras d’Asia et commanda au serveur trois limoncellos dans des grands verres givrés.
— Un digestif, Jerry ? Ça fait les nuits plus paisibles que la camomille.
Surpris, Jerry précisa qu’il n’en prendrait pas. Giacomo répondit qu’il n’y était pas obligé. Jerry crut saisir un euphémisme qui en disait long sur son impatience à le voir quitter la table.
— Ils prennent des digestifs, dit l’agent Cole, le doigt sur son oreillette.
Tom fronça les sourcils et demanda des détails sur ce très léger changement de programme. Au lieu de regagner sa chambre, Jerry avait décidé en effet de rester un moment pour avoir confirmation de l’effronterie de Giacomo, qui faisait tournoyer son verre avec un air de défiance. Un homme avec lequel il avait conclu un pacte à la manière des anciens, persuadé qu’il était de ceux pour qui la parole donnée suffisait. Jerry s’était-il trompé sur son compte ? Avait-il à ce point vieilli qu’il n’était plus capable de jauger un homme au premier coup d’œil ? Giacomo croisa le regard de son second qui n’avait rien perdu de cette soudaine tension à la table des boss : Costanza a besoin d’une marque de respect.
Giacomo haussa les épaules. Il n’avait pas été irrespectueux, au contraire, il avait accepté les exigences de Jerry pour que l’accord pût se conclure. Que voulait-il de plus ? Qui était-il, après tout, pour qu’on lui embrasse la main comme s’il s’agissait d’un Don ?
— Je ne connais pas bien le Paris de la nuit, j’ai besoin d’un guide, dit Giacomo en direction d’Asia.
En clair : On plante là Costanza et on va boire un verre ailleurs.
— Tu veux déjà nous priver de ta présence, Jack ?
En clair : À cette table tu es mon invité, et je serais très contrarié si tu prenais congé avant moi.
— J’ai l’impression que le ton monte entre Rea et Costanza, dit l’agent Alden à son capitaine.
— Et Belle ?
— Elle sirote un truc jaune dans un grand verre…
Asia se tenait coincée entre les deux hommes qui lui maintenaient chacun un bras cloué à la table.
— C’était un plaisir de traiter avec toi, dit Jerry. Mais si tu pensais que la fille était incluse dans le deal, tu t’es trompé.
— N’oublie pas de présenter mes hommages à ta femme quand tu seras de retour à Brooklyn, et bonne nuit.
— Jack ? Es-tu déjà en train de me faire regretter nos accords de cet après-midi ?
— Tu n’as rien à regretter, Jerry. C’est moi qui regrette.
Pour avoir assisté à de sévères escarmouches entre wiseguys, Belle anticipait déjà la suite : après quelques piques sur le business serait abordée la question de l’âge.
— Tu tétais le sein de ta mère pendant que j’assistais à la naissance du crack et que je propageais la bonne nouvelle à travers tout Brooklyn.
— Va te reposer, Jerry. Nous les Siciliens, avons encore le respect des aînés…
Le ton allait monter et les invectives suivre un ordre de gravité bien précis. La question de l’âge en appelait une autre, inévitable et bien plus délicate, celle des racines.
— Toute ma famille est dans la confrérie depuis le XIXe siècle, dit Giacomo. Toi, ton grand-père paternel était notaire, non ?
— Sors du Moyen Âge, Jack. Et viens nous voir dans le troisième millénaire, c’est à peine à cinq heures d’avion.
Belle eut le temps de se resservir une goutte de liqueur de citron avant que les affaires de grade ne soient abordées.
— C’est vrai ce qu’on raconte, Jack ? Tu as eu ta nomination dans le clan quand ton père a pris huit ans à la place du boss ? Tu fourguerais encore tes Marlboro de contrebande, sinon. Je me trompe ?
— Paraît que tout le monde te surnomme Jerry l’Otage. En cas de guerre des gangs, c’est toi qu’on refilerait à l’ennemi en échange d’un bon élément.
Belle vit Jerry poser la main près d’une fourchette en argent, pendant que Giacomo approchait la sienne d’un couteau à poisson. Elle héla un serveur pour qu’il vienne débarrasser la table.
À cent mètres de là, Quint imaginait le scénario qui succéderait à un clash officiel entre les deux familles. Le gang de Brooklyn, sans l’appui du clan sicilien, aurait besoin d’un associé à l’est pour lui ouvrir la route de l’héroïne thaïlandaise. Jerry se tournerait alors vers son ami Yuri Bikov, qui se chargerait d’acheminer la came et demanderait en contrepartie à fourguer ses armes dans divers pays d’Amérique du Sud. De leur côté, les Siciliens, sans le soutien logistique d’une famille américaine, ne pourraient plus protéger leurs investissements dans les casinos et se retourneraient vers les triades chinoises implantées à New York, en échange de quoi ils les laisseraient pénétrer la communauté européenne via les holdings luxembourgeoises pour recycler leur argent sale.
À la table, Belle se demandait ce qu’on trouvait, dans l’échelle des valeurs d’un affranchi, au-dessus du grade. Elle misa sur les liens du sang. La suite lui donna raison.
— Comment va ton frère Bert ? demanda Giacomo. Il se fait toujours soigner dans une clinique spécialisée dans le syndrome de Tourette ? Méfie-toi, il paraît que c’est génétique.
— Dis, Jack, les anciens racontent que tu ressembles comme deux gouttes d’eau à Calogero le Boucher. C’était le garde du corps de ton père, mais on dit qu’il gardait plutôt celui de ta mère…
Le scénario catastrophe de Quint ne cessait de prendre de l’ampleur. Ce que Costanza ne savait pas, mais que le FBI redoutait depuis plusieurs mois, c’était que Bikov et son armée avaient intercepté un chargement de plutonium enrichi qu’il était en passe de convertir en ogives nucléaires. Mais il lui était difficile de les vendre sans alerter les polices russes, et, à l’insu de ses amis américains, il allait proposer à ses nouveaux contacts sud-américains 50 % du profit s’ils lui trouvaient un client pour ses ogives. Et en moins de temps qu’il n’en faut pour détruire la planète, ils s’adresseraient à une puissance mondiale ou à une organisation terroriste toute prête à les utiliser.
Costanza et Rea étaient allés trop loin dans l’insulte, il leur fallait maintenant porter l’estocade. Après les liens du sang, se dit Belle, le seul terrain possible était celui de l’honneur.
— Dis-moi, Jerry, on dit que dans l’affaire du casse du Banco dell’Estero, tout le monde en a pris pour cinq ans, et que toi, tu n’es même pas resté dix minutes dans le bureau du juge d’instruction. Une bagnole de flics t’a même raccompagné chez toi.
— C’est Giacomo Rea qui parle ? Le killer le plus respecté de la Méditerranée ? Il paraît qu’on retrouve toutes tes victimes avec une balle entre les omoplates.
Les trois hommes de main à la table voisine, prêts à défourailler, ne perdaient pas une miette de l’affrontement des chefs et imaginaient déjà comment le raconter de retour au pays. L’ensemble des sujets à haut risque avaient été évoqués, tout le fiel avait été craché, les non-dits ne l’étaient plus. La poudre allait enfin parler.
Pourtant, Belle n’avait pas vu passer le tabou suprême, bien au-dessus de l’âge, des racines, du grade, des liens du sang, et de l’honneur. Bien au-dessus, il y avait la virilité.
— N’essaie pas de partir avec cette fille, Giacomo, tu ne saurais pas quoi en faire.
— …?
— Tu n’aimes pas les femmes, tout le monde le sait, et je ne suis pas sûr que tu aimes les hommes, alors je ne laisserai pas une belle fille comme elle entre les pattes d’un type dont on ne sait pas ce qu’il aime.
— Jerry, je n’ai aimé qu’une seule femme : la tienne. Si je te dis qu’en septembre dernier, pendant que tu négociais avec les familles de Miami, j’ai loué un bungalow à la Barbade, sur la plage de Cobblers Cove. Et dis-nous où était la brave Annunziata en septembre dernier, Jerry ?
Belle aurait tout donné pour que François Largillière la voie à cet instant précis, entre ces deux hommes prêts à déclencher une guerre mondiale pour ses beaux yeux. Et cet idiot, à l’heure qu’il était, devait s’exciter devant un de ses jeux vidéo débiles !
L’agent Alden sursauta en entendant Tom Quint lui crier dans l’oreille :
— Débrouillez-vous pour qu’elle quitte la table coûte que coûte !
Belle profita d’un instant de silence avant que Jerry et Giacomo ne s’entre-tuent.
— Jerry, vous n’avez pas compris que Giacomo est un grand romantique qui regarde les femmes en poussant des soupirs ? Un homme qui n’éprouve aucune attirance pour une fille dont il n’est pas amoureux ? Et dans son monde, c’est comme une honte, n’est-ce pas ?
— …?
— Et vous Giacomo, dites à Jerry que c’était du bidon, cette histoire à la Barbade. Jerry est un monsieur fidèle à sa femme, qui l’est tout autant.
— C’est vrai, Jerry. C’est Benny Pellegrini qui est allé à la Barbade en voyage de noces, c’est lui qui m’a dit qu’il y avait reconnu Mme Costanza.
Jerry en eut les larmes aux yeux de soulagement.
— Tu sais, Jack, tout ce que j’ai dit sur ta famille, c’était pour te taquiner, j’ai le respect pour vous tous.
— Serrez-vous la main, faites-moi plaisir.
En les voyant réconciliés, Belle se dit que si on débarrassait ces deux gars-là de tout leur folklore, si on les imaginait sans leurs flingues, leur organisation, leurs voitures de luxe, leurs années de prison, leurs mères en jupons noirs, leur omerta, leurs gardes du corps, et leurs costumes en soie sauvage, ils redevenaient de simples hommes, qui, comme tous les autres hommes, s’affronteraient jusqu’à la fin des temps, faute d’avoir trouvé mieux.
Avant qu’elle ne les quitte, Jerry et Giacomo embrassèrent cette Asia qu’ils n’oublieraient plus : Une vraie wisegirl, cette petite. Elle sortit et alla frapper au carreau du van de Tom Quint, au bord de l’apoplexie.
— Je connais le nom du successeur de Mauro Squeglia, je sais où aura lieu la prochaine réunion des deux familles, j’ai retenu plusieurs noms de nouveaux venus et quantité de détails qui vont vous plaire. Mais avant, il va falloir que je vous explique comment vous allez me payer de cette mission.
Tom s’attendait au pire. Belle lui donna raison.