Les mots lui étaient revenus et se bousculaient même pour se tailler une place dans la page. Tout ragaillardi d’avoir découvert une application pratique à sa science de l’extorsion, Fred avait retrouvé le même aplomb qu’à l’époque où il pillait le bien d’autrui. Tôt le matin, il faisait jaillir ses phrases en rafales et ne se privait pas de placer quelques détonations au détour d’une page. À lui de décrire désormais comment quelques hommes motivés faisaient vaciller un parangon de la libre entreprise. Fred démontrait avec un soin particulier que, derrière les institutions, les graphiques en hausse et les tours en verre, se cachaient des monarques qui avaient besoin qu’on leur rappelle leur condition de petits êtres de chair. Et qu’une seule nuit suffisait pour que leur beau rêve de prospérité s’effondre. Depuis qu’il s’était lancé dans cette gageure, il n’était plus le caïd mis au rancart qui ressasse ses anecdotes à peine dramatisées, mais le chef de clan qui n’avait rien perdu de sa violence et de sa ténacité. En imaginant les dialogues qu’il aurait eus avec ses hommes, en évoquant l’état dans lequel il laissait ses victimes, en développant son scénario de dévastation d’une structure tentaculaire, il repartait en mission et s’autorisait les métaphores les plus tordues, les digressions les plus arbitraires — c’était Gianni Manzoni qui écrivait ce roman-là, pas Laszlo Pryor. On trouvait un Bretet, rongé par la paranoïa, à l’affût derrière ses rideaux, criant à sa femme : Ils sont là, dehors, ils m’attendent, éteins la lumière ! Dans le chapitre suivant, Fred dépeignait les cauchemars du P-DG Europe à base d’animaux hideux et de verre pilé dans la mozzarella. Quelques pages plus loin, il multipliait les scènes de détournements de camions de fournisseurs, qui tous finissaient empilés dans un ravin — un grand moment de littérature. Il s’était aussi beaucoup amusé à imaginer un dialogue entre le responsable Paris/Grande Couronne et son équipe de maintenance informatique : Pourriez-vous m’expliquer clairement ce que vous entendez par « panne système généralisée » ? Au cours du récit, on voyait s’accumuler les mémos alarmants d’une équipe de polyvalents bien décidés à décortiquer la comptabilité. Et pour mettre un peu d’action entre deux scènes de bureaux, Fred s’était attardé, avec force détails, sur l’explosion d’un hangar plein de matériel et de matières premières — le soutien technique du neveu Ben avait créé un effet de réel saisissant. Par ailleurs, il avait tenu à suggérer, au fil des chapitres, une angoisse grandissante chez les salariés de la compagnie où circulaient des rumeurs d’OPA et de menaces de rachat, sans parler des taux qui chutaient et de la hantise de voir débouler « les Américains » au siège de Gennevilliers. De retour dans les restaurants, on assistait à un défilé incessant de nouveaux clients qui trouvaient tout immonde et qui le faisaient savoir : esclandres, vitrines éclatées à la barre à mine, alertes à la bombe. Quand parfois l’auteur s’épatait lui-même de quelque nuisance sophistiquée, il regrettait de ne pouvoir la mettre en pratique et passait à la suivante. En travaillant jour et nuit, les pages s’étaient accumulées ; Fred ne s’épargnait aucun effort pour parachever son œuvre, et en finir une bonne fois pour toutes avec ses Mémoires de mafieux.
Naguère, il s’était imaginé vieillir le stylo à la main, dans sa belle demeure provençale. Il s’était même vu mourir à un âge canonique et aurait pu décrire la scène : tard dans la nuit, penché sur sa machine, dans une attitude devenue si familière que ni la scoliose ni l’arthrose ne l’avaient rendue pénible, il aurait cherché le mot qui lui manquait. Pour ne l’avoir jamais utilisé, il l’aurait cherché longtemps, mais le mot existait bel et bien, caché depuis des lustres entre deux pages d’un dictionnaire en attendant qu’un écrivain daigne le choisir. Il aurait fini par le trouver, comme la petite touche de couleur qui donne un reflet de lumière à tout le paragraphe. Et puis, satisfait mais fatigué après cet effort, il aurait un instant posé la tête sur ses bras croisés et se serait assoupi pour toujours.
Ce moment-là n’aurait jamais lieu. Fred ne pouvait désormais plus rien imaginer de ce que serait la suite et la fin de sa vie. À peine son troisième opus livré à son éditeur, il remiserait sa Brother 900 dans un grenier et Laszlo Pryor tirerait sa révérence. Car si Fred devait un jour reprendre la plume, ce serait en homme vraiment affranchi, qui n’éprouverait ni remords ni nostalgie, enfin libéré de son passé. S’il devait de nouveau décrire des paysages et créer des personnages, il le ferait comme un pionnier partant conquérir un territoire. Et là, pour peu qu’il échappe à la fois à la vengeance de LCN et aux sanctions du FBI, il essaierait de comprendre ce qu’était devenu le rêve de ses arrière-grands-parents qui s’étaient embarqués pour le Nouveau Monde, ce rêve qui avait tourné au cauchemar pour le reste de la planète. Si Fred devait à nouveau se confronter à la page blanche, ce serait pour écrire ce qu’il appelait désormais son grand roman américain. Et s’il devait ancrer son récit quelque part, ce serait forcément dans le port de Nantucket, là où jadis s’embarquaient les marins pour chasser la baleine. Là où le capitaine Achab pilonnait de sa jambe en os de cachalot le pont du Pequod, en attendant que tous les lecteurs soient à bord.
D’ici là, il allait devoir boucler l’ouvrage en cours et évoquer, page 241, la sculpture contemporaine en tubulures rouillées ornant la façade du siège européen de la Finefood Inc., à Gennevilliers. Il la décrirait avec ses faibles moyens lexicaux, comme il décrivait toutes choses, mais certaines l’inspiraient plus que d’autres.
Warren passa le week-end chez les Delarue, moins pour revoir sa Lena que pour s’entretenir avec son frère. Amaigri, fatigué, Guillaume tendit sa main gauche pour saluer Warren et montra sa droite, fracturée et maintenue dans un strap.
— Avoir une main handicapée le met dans une humeur de dogue, dit Lena.
Il se sentit obligé d’expliquer une énième fois les circonstances de son accident, mais Warren savait pertinemment qu’il mentait, et il attendit le moment opportun pour se retrouver seul avec lui.
— Ta fracture, c’est pas une chute à la con, c’est un coup de marteau sur le poignet.
Guillaume, au bord des larmes, finit par lui raconter comment il s’était fourvoyé en se lançant dans une combine à base de décodeurs pirates pour chaînes du satellite. Sa belle entreprise avait tourné court, et il s’était retrouvé devoir 6 000 € à un investisseur qu’il avait réussi à convaincre et qui avait plongé avec lui. Au lieu d’en parler à ses parents, il avait gravi une marche de plus et les avait volés. C’était, d’après lui, le seul moyen de s’en sortir.
Après partage du butin — la console et quelques bricoles — Guillaume n’avait récupéré que 2 500 €, une somme qu’il avait crue suffisante pour éponger sa dette, jusqu’à ce qu’on lui fasse comprendre d’un coup de marteau sur la main que personne ne lui ferait cadeau des 3 500 restants. Depuis, il en avait réuni 2 000 en empruntant ici et là et en vendant son scooter, mais il avait encore besoin d’un bon mois pour régler le solde — il allait travailler comme serveur, donner des cours de math, il paierait, c’était juste une question de temps.
Warren lui épargna le cours de morale et Guillaume se sentit moins seul. Désormais c’était leur problème. Il s’en remettait volontiers à un type de son âge, timide et sans manières, fou amoureux de sa sœur, qui n’avait pourtant pas le physique du redresseur de torts.
Warren allait le sortir de ce mauvais pas. Ce serait la connerie de jeunesse de Guillaume. La connerie de jeunesse de l’adolescent qui consomme bien plus vite qu’il ne produit, qui ne résiste pas au tout dernier gadget et se croit plus futé que ses camarades. Celle qu’il pense si loin de la délinquance mais qui lui donne un faux air de rebelle. Qu’il voit comme la seule alternative au job pénible et si mal payé. Une connerie à le faire vieillir de vingt ans en deux jours, si anxiogène qu’elle lui fait dire : Ma vie est foutue. Le sentiment de culpabilité s’estompera, bien sûr, et l’adolescent devenu adulte s’en souviendra avec une pointe d’indulgence envers lui-même. À la longue, le monsieur bien rangé y tiendra, à sa connerie de jeunesse. Elle sera la preuve qu’il a été jeune.
Contre toute attente, Warren lui proposa d’anticiper le rendez-vous avec son créancier et de le rencontrer séance tenante.
— … Maintenant ?
Demander un délai supplémentaire, et sans majoration de la somme due, se fit sans difficulté. Nullement impressionné par le créancier en question, Warren lui assura que la dette serait honorée au centime près, mais plus tard. Il employa le ton de celui à qui l’usage de la force ne pose aucun problème, mais qui préfère, de bonne foi, l’éviter. L’homme avec lequel il négociait s’imagina l’impasse où le mènerait une inflation de violence face à ce curieux petit gars qui vous parlait comme si ses troupes se tenaient là, toutes proches, en embuscade.
Belle avait tant redouté ce moment qu’elle avait fini par l’attendre. Maladroit comme il pouvait l’être, François Largillière avait parlé de « terrain neutre ». Il lui donna rendez-vous au Petit Parisien, rue du Val-de-Grâce, à dix heures du matin, l’heure où il consentait à lâcher parfois son clavier pour tâter du monde extérieur, croiser des gens dans la rue, prendre l’air, n’y trouver aucun plaisir et revenir sur ses pas. Ils s’embrassèrent lentement sur la joue, une seule fois, le terrible baiser des amants qui ne savent plus où ils en sont, on évite la bouche mais on n’en est pas encore aux bises claquées entre copains. Pour repousser l’échéance, ils s’étendirent sur la médiocre qualité du thé dans les cafés parisiens et sur la petite phrase assassine d’un ministre qui faisait la une. Jusqu’à ce que François se lance :
— … J’ai à vous parler.
À lui de s’illustrer dans une scène de genre : le rendez-vous de rupture. Pas de dernier verre, pas de dernière soirée, pas de dernière nuit, juste ce café matinal dans la lumière d’une douce journée de juin.
— Depuis quelques semaines, vous avez dû sentir que…
Comment ne pas le sentir, à force de discours sans fin sur son inaptitude à aimer, mais aussi sur l’inaptitude de tout individu à aimer qui que ce soit — lui c’était un cas, d’accord, mais les autres, les gens, n’étaient pas plus doués que lui, si le couple avait un avenir, ça se saurait, d’ailleurs l’amour en personne est mort, etc.
— J’ai bien réfléchi…
C’était le contraire de la réflexion qui avait abouti à ce rendez-vous, c’était un mouvement de repli, une peur de sortir de son cocon, de s’engager, de se reconnaître dans un petit être naissant, la peur d’avoir à mettre de côté toutes les autres peurs. Comment osait-il commencer des phrases par j’ai bien réfléchi, comme si Largillière était un garçon régi par le bon sens. Si les mots avaient pu le guérir des mots, de cette terrible logorrhée tout juste bonne à rationaliser son inaptitude au bonheur, Belle aurait répondu à de tels arguments. Mais la dialectique, au lieu de les sortir de l’ornière, ne faisait que les y enfoncer davantage. Belle n’en pouvait plus de ces justifications, de ces théories et de ces grandes envolées qui n’ajoutaient même plus au charme de cet idiot.
— C’est difficile à dire, mais…
Il allait porter l’estocade d’un trop long discours qu’il aurait pu s’épargner tant le message était clair : Je t’aime mais j’ai peur de tout ce que l’âge d’homme me réserve.
De plus en plus cérémonieux, il posa la main sur celle de Belle et prononça une formule juste assez habile pour prendre la faute sur lui sans passer pour un parfait salaud. Elle était tombée sur un spécimen unique : de tous les hommes au monde qui quittaient une femme en prétextant de ne pas être à la hauteur, elle avait rencontré le seul qui le pensait vraiment.
Il termina son laïus en fuyant son regard et attendit qu’elle réagisse. Mais le silence, bien plus gênant pour lui que pour elle, s’éternisait.
— … Vous ne dites rien ?
— …
— Vous m’en voulez ?
— Non, au contraire. Je suis soulagée. Je ne voulais pas vous voir souffrir de notre rupture.
— …?
— Je n’ai plus le droit de vous faire prendre de risques.
— … Quels risques ?
Elle ne lui en avait pas parlé tant qu’ils étaient ensemble mais la fréquenter était dangereux. Depuis bien longtemps, elle était traquée, surveillée, et son sort était lié à un individu que personne n’avait intérêt à croiser.
— … Ça veut dire quoi, surveillée ?
— Il m’a retrouvée. Je vais devoir retourner vivre à La Reitière.
— … La quoi ?
— C’est son hôtel particulier, à Louveciennes.
— … Louveciennes ? À l’ouest de Paris ?
Elle en avait déjà trop dit. Moins il en saurait, mieux cela vaudrait pour lui.
— Mais de qui parlez-vous…? Qui vous a retrouvée ?
— Je suis son trophée.
— …?
Elle appartenait à un homme. Un homme puissant à qui elle était destinée depuis l’enfance, et elle avait passé sa vie à lui échapper, mais il la rattrapait toujours. Il se voulait son protecteur, il était son geôlier. Dans son grand manoir de la forêt de Louveciennes, sa prison dorée, il disposait d’elle comme il l’entendait. Parfois, le soir, il la sortait pour la montrer à ses amis. Il la voulait comme femme légitime et mère de ses enfants. Belle ne savait plus comment fuir ce destin qui semblait désormais être le sien. Comment avait-elle tenu aussi longtemps hors de son emprise ?
— Je ne vous demande qu’une chose, François, au nom de nous deux, de ce que nous avons vécu. Si je ne réponds plus à vos appels, ou si vous n’entendez plus parler de moi, ne prévenez jamais la police.
— … La police ?
— Promettez-le-moi !
— …
— Promettez-le-moi ou vous me mettriez en danger !
— … Mais allez-vous me dire de qui il s’agit ? Comment s’appelle-t-il ?
— Dans votre intérêt, je ne vous le dirai pas.
L’homme était connecté à la mafia, protégé par des politiques, intouchable.
— Un jour, il m’a poursuivie jusqu’au fin fond d’une banlieue de New York et m’a ramenée chez lui. Quand je vous ai rencontré, j’ai cru que le cauchemar était terminé, mais j’ai eu tort.
Dans son état de pétrification, François ne put remarquer le 4×4 Rover gris qui venait de se garer en face du bistrot, ni les deux hommes qui en sortirent.
— Je vais devoir partir. Oubliez tout ce que je viens de vous dire, et surtout, oubliez-moi.
Il vit alors les deux hommes dans la rue, les bras croisés, adossés à la voiture. Les agents Alden et Cole, du FBI, n’avaient pas de gros efforts à fournir pour paraître menaçants. Non seulement ils avaient cette étrange immobilité dans le regard, propre aux agents du FBI, mais ils possédaient de surcroît de véritables talents d’acteurs. Si l’on en jugeait par toutes les missions où ils avaient dû infiltrer des milieux de truands et se faire passer pour les plus coriaces d’entre eux, toutes ces filatures où ils avaient fait semblant d’être des badauds, des touristes, des clients de coffee shop, toutes ces surveillances où ils avaient joué les veilleurs de nuit, les vigiles ou les clochards, tous ces interrogatoires où ils avaient improvisé des dialogues de gentil ou de méchant flic, devant témoins et suspects, on pouvait dire qu’Alden et Cole avaient joué la comédie plus souvent que n’importe quelle vedette de l’Actor’s Studio.
Cette fois, on leur avait demandé de tenir un rôle incompréhensible, mais on ne discutait pas les ordres du capitaine Quint.
— Vous allez m’embrasser une dernière fois et je vais me lever, je vais vous sourire et quitter cette table.
François Largillière n’était pas sûr de désirer que tout se passe ainsi.
— Si je les suis sans créer de complications, ils ne vous feront aucun mal. Pour eux, vous n’existez pas. Ne craignez rien.
— …
— Je ne vous oublierai jamais, François Largillière.
Après son départ, il mit un bon quart d’heure avant de recouvrer l’usage de ses jambes et de rentrer chez lui. Pour l’usage de la parole, il aurait besoin de beaucoup plus de temps.
Après avoir consulté deux dictionnaires de synonymes et essayé diverses tournures pour trouver des équivalents au mot pizza, Fred fut forcé de constater qu’il n’y en avait qu’un seul : pizza. Avec n’importe quel plat de pâtes, il aurait eu le choix entre plusieurs termes, il aurait même créé une ou deux images, mais la pizza ne supportait aucune autre désignation. À force de taper cent fois le même mot, Fred avait fini par se demander, sur le coup de midi, depuis combien de temps il n’avait pas mangé de pizza faite dans les règles de l’art — pas une de celles qu’il décrivait dans son bouquin. Il laissa en plan son chapitre pour descendre au village et se réjouit de voir en contrebas, après plusieurs semaines d’absence, la camionnette de son copain le pizzaïolo ; un signe qu’en ce bas monde certaines choses n’étaient pas destinées à changer.
En voyant arriver Fred, Pierre Foulon perdit son air jovial, comme s’il redoutait ce face-à-face depuis qu’il avait retrouvé la route de Mazenc.
— Calzone ?
— Non, une napolitaine. Vous pouvez vous lâcher sur l’anchois et les câpres. Je dois avoir besoin de sel.
L’homme goûta au pastis que Fred avait posé sur son comptoir et travailla la pâte en silence.
— Vous vous êtes fait rare, ces derniers temps, dit Fred.
— Des choses à régler.
— Et vous les avez réglées ?
— Disons qu’elles se sont réglées toutes seules, comme par enchantement. J’avais des difficultés, je vous en avais parlé, vous vous souvenez ?
— Vaguement.
— Mais si… un locataire indélicat, des loyers impayés, l’embarras auprès des banques, la camionnette que je suis sur le point de revendre et ma famille qui se serre encore plus la ceinture, ne me dites pas que vous avez oublié mes petits malheurs ?
— Ça s’est arrangé ?
— Un miracle. Le locataire a payé tous les loyers en retard avec une majoration de 176 %, j’ai fait le calcul. Et puis il a vidé les lieux sans faire d’histoire, il a retiré sa plainte et m’a fait des excuses. J’ai raison de parler de miracle, non ?
— Il doit y avoir une explication rationnelle.
— Sans doute mais je ne veux surtout pas la connaître. Je veux que ça reste un mystère toute ma vie. Si Dieu m’a envoyé un ange gardien pour me sortir de cette impasse, j’espère qu’il gardera l’anonymat. Idem si c’est le Diable.
— Peut-être qu’il s’agit là d’un authentique cas de repentir ? Ce gars a eu des problèmes de conscience, il a voulu réparer.
— C’est peut-être le cas. Mais je préfère la version de l’ange gardien.
Dans une autre vie, pour ce service rendu, Fred lui aurait demandé un paiement en nature jusqu’à la fin des temps. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il aurait été en droit d’exiger toutes les pizzas qu’il voulait, avec anchois à volonté et mozzarella di buffala. Il aurait pu le réveiller à trois heures du matin et dire : On fait une fête avec des copains et on a un petit creux, ce serait tellement gentil à vous de nous livrer vingt pizzas margharitas d’ici trente minutes. Mais les temps avaient changé et Fred ne chercherait pas à faire de cet homme son débiteur à vie. Si on lui avait demandé la vraie raison de son geste, il l’aurait gardée pour lui, ou il aurait concédé que c’était le seul moyen de trouver une pizza correcte dans les environs.
En saisissant le carton qui lui brûlait les doigts, Fred se félicita de voir que la pizza hawaïenne avait disparu de la carte.
Si le paradis était vert et frais, s’il sentait l’humus et l’écorce, s’il était situé si haut que seuls les cœurs vaillants pouvaient l’atteindre, Warren et Lena s’y trouvaient ce matin-là.
Ils disposèrent la couverture dans l’herbe, à l’endroit exact où ils imaginèrent leur lit, et le reste de la maison s’organisa autour. La salle de bains, à gauche, non, plutôt à droite, avec une petite fenêtre pour voir la neige à perte de vue pendant qu’on prend un bain, là, la cheminée et des canapés pour recevoir des copains, mais si on reçoit des copains ça veut dire une chambre d’amis, on la met où, la chambre d’amis ?
Dans la boîte à gants de la Coccinelle, les actes notariés étaient prêts à la signature et attendaient une dernière lecture de M. Delarue, qui se portait garant. Le bois pour la construction du chalet serait livré avant la fin du mois et Warren allait pouvoir se mettre à l’ouvrage avec le précieux soutien de maître Donzelot. En définitive, la partie la plus délicate consistait à trouver un type de construction qui convînt à Lena. Warren lui avait montré quantité de chalets, tous dans des styles différents, mais aucun n’avait trouvé grâce à ses yeux.
— Ça, c’est un chalet ? Tu veux qu’on vive dans une cabine de sauna ?
— Et celui-là ?
— On dirait un coucou suisse. J’imagine les rouages à l’intérieur.
— Et celui-là, le tout noir ?
— La mangeoire à merles ? Encore un architecte qui dort sur ses deux oreilles !
— Et celui-là, près de la scierie, il est pas mignon ?
— On dirait une maison de poupées. J’imagine bien Ken et Barbie en convalescence ici après une dépression nerveuse.
Lena était tombée sous le charme en voyant le terrain, ce serait là et nulle part ailleurs qu’elle vivrait. Au bord d’une falaise qui surplombait une immense forêt de conifères, ces quelques arpents d’herbe rase descendaient en pente douce jusqu’à la vallée, sous le ciel toujours bleu des rudes hivers de la région.
Warren profita d’un nouveau passage par leur chambre imaginaire pour lui proposer de faire l’amour par terre, en arguant que c’était le seul moyen de déterminer avec certitude la bonne orientation de la maison et de capter au mieux les ondes telluriques du sous-sol. Il ajouta que c’était la meilleure façon de s’approprier le lieu, de marquer leur territoire, et que cet acte d’amour serait fondateur de tous les autres. Lena se laissa convaincre et glissait avec lui sur la couverture quand son téléphone sonna.
— Ne réponds pas ! Pas maintenant ! Pitié !
— C’est maman, je suis obligée de décrocher.
Quand elle consentit à revenir vers lui après une interminable conversation, Warren l’agrippa avec gourmandise mais se vit repoussé dans l’instant.
— Tu n’as rien à me dire à propos de Guillaume ?
— …?
— Il a été interrogé dans le cadre d’une enquête sur une histoire foireuse de piratage de satellite, ou quelque chose comme ça.
— …
— Il a raconté que tu étais intervenu pour obtenir un délai.
Guillaume avait avoué sa participation à une tentative d’escroquerie ; il allait éviter une sanction pénale et en serait quitte pour une mention sur son casier. Il avait cependant passé sous silence le cambriolage de son propre foyer — une vérité que personne, pas même Lena, n’avait besoin de connaître.
— Maintenant j’aimerais que tu m’expliques pourquoi tu ne m’en as rien dit, et si ta réponse est : J’ai cru bien faire, je reprends le train immédiatement.
Que répondre à ça ? Que son Delarue de frère s’était pris pour un Manzoni mais qu’il n’était pas taillé pour le job ? Warren reconnut ses torts mais pensait tout le contraire. Ce pieu mensonge qui le liait à Guillaume était un moindre mal, tout comme il avait usé d’une légitime violence face à une poignée de malfaisants pour que cette histoire fasse le moins de dégâts possible. Grâce à lui, les parents Delarue ne sauraient jamais que leur propre fils avait ouvert leur porte au malheur en personne. Depuis que tout était rentré dans l’ordre, il fallait oublier, et le plus vite possible.
— J’aurais dû t’en parler, je sais. Pardonne-moi.
Pardonner ? De retour chez Warren, Lena passa la nuit entière, assise dans un fauteuil, à se demander comment pardonner à son fiancé ce manque de confiance en elle. Ses parents lui avaient appris qu’il était illusoire de s’inventer de petits arrangements avec la vérité, et qu’aucune cause n’était assez bonne pour justifier un geste violent.
— Demain tu vas bâtir une maison dans laquelle je te rejoindrai bientôt, dit-elle. Elle va te demander un travail et une patience énormes. Une fois terminée, elle sera comme l’aboutissement de toutes les techniques de ton art. Ce serait dommage que, après un pareil effort, le mensonge entre le premier dans cette maison.
— …
— Maintenant, si tu as quelque chose à me dire que tu m’aurais caché, même pour m’épargner, c’est le moment de t’en délivrer une bonne fois pour toutes avant de te mettre au travail.
Ne me demande pas ça, mon ange. Mon vrai père n’est pas ce capitaine du FBI que je t’ai présenté. Je suis en réalité un fils de gangster et j’ai failli en devenir un moi-même. Mais pour te raconter mon histoire, il faudrait d’abord que je te raconte la sienne, et aussi celle de son père et celle de son grand-père avant lui.
— J’attends une réponse, Warren.
— Rien, je ne te cache rien, mon ange.
Et pour embrayer le plus vite possible, il ajouta :
— On n’a pas fait l’amour mais on a eu notre première dispute. C’est l’autre acte fondateur dans la vie d’un couple. Maintenant, on en est débarrassés !
Aux premières lueurs du jour, Lena le laissa la prendre dans ses bras, tout heureuse de retrouver son amoureux. Après de tendres réconciliations, ils se levèrent tard et déjeunèrent chez les Donzelot. Puis ils retournèrent sur leur lopin de terre pour se fixer sur une première esquisse des plans de la maison. En fin d’après-midi, Warren prit la route de la gare de Valence.
— Il faut que je pense aux actes notariés, dit-elle.
— Dans la boîte à gants, mon ange.
Il se gara sur le parking et se dirigea vers le coffre pour prendre le sac de Lena avant de l’accompagner au train. Étrangement immobile, elle ne quittait pas des yeux le contenu de la boîte à gants.
— … Lena ?
Warren allait devoir lui expliquer ce que faisait là une photo de la console Napoléon III, volée quelques mois plus tôt dans la maison de son enfance.
Entre autres images, il se revit coincer la tête d’un homme dans un tiroir et fracasser celle d’un autre avec un tuyau de plomb.
— Écoute, ça va être difficile à croire…
Cette fois, il lut dans le regard de Lena qu’il n’y parviendrait pas.
François Largillière quitta un instant son état d’hébétude pour se servir un long whisky, puis retourna s’allonger dans le canapé du salon en cherchant des yeux la fissure écaillée du plafond qu’il avait fixée des heures durant. Il était terrassé par un sentiment auquel il ne parvenait pas à donner de nom, un sentiment qui n’avait pas été répertorié dans la palette des sentiments humains, un sentiment que les poètes n’avaient pas encore chanté et que les psys n’avaient pas encore décortiqué. François venait d’inventer ce sentiment, une sorte d’angoisse exaltée par la soudaine évidence d’un amour. En voyant Belle quitter le bar-tabac, il avait fait la triste expérience du vide et de l’absence et regrettait maintenant toute sa rhétorique débile de la rupture. Il se détestait d’avoir été si bavard, puis tout à coup si muet à l’arrivée des deux types venus la chercher. Fallait-il être stupide pour ne pas s’imaginer qu’un autre homme puisse tomber amoureux d’elle au point de vouloir se l’approprier ? Une réalité presque statistique : parmi les quelques milliers de mâles qui s’étaient retournés un jour sur le passage de Belle, quelques-uns s’étaient sans doute imaginé la posséder comme un objet de valeur et, parmi eux, il y en avait eu un encore plus fou, plus puissant et plus retors que les autres pour y parvenir. Un trophée, elle avait employé le terme. S’il existait un seigneur assez dément pour s’octroyer les plus grands chefs-d’œuvre que portait la terre, comment imaginer meilleur trophée que Belle ?
Pour pouvoir appréhender la situation, François Largillière dut la traduire en des termes familiers qui tenaient à la fois du conte de fées et du jeu vidéo : un roi tyrannique, une princesse prisonnière, un château, des gardes. Dans cette configuration-là manquait un prince charmant, seul élément capable de résoudre l’équation, mais François était à peu près le contraire d’un prince charmant ; il ne quittait jamais sa tour d’ivoire, attendait que les princesses viennent à lui, avançait dans la rue avec une prudence de souris et réservait sa part d’héroïsme à ses logiciels. Une princesse aurait pu mourir de désespoir ou d’ennui avant qu’un François Largillière ne vînt la délivrer.
Comment avait-il pu côtoyer une femme si merveilleuse sans s’apercevoir qu’elle cachait une vérité inavouable ? Belle lui avait montré ce qu’était le vrai courage, et lui l’avait vue s’éloigner, incapable de réagir. À quoi lui servait désormais toute sa science des situations virtuelles ? L’héroïne, c’était elle, demoiselle en détresse qui avait su taire son drame à l’homme qu’elle aimait.
François cessa enfin de se lamenter et obéit à ce besoin irrépressible de délivrer sa Belle, de la prendre dans ses bras, de lui faire une kyrielle d’enfants, de ne plus la quitter des yeux. Au fond d’un débarras, il remit la main sur une lampe-torche qu’il n’utilisait jamais ; l’objet était massif, long, noir, et pouvait servir de matraque — c’était même un argument de vente, la publicité disait la lampe-torche la plus achetée aux États-Unis par les adeptes de l’autodéfense. Il en donna quelques coups sur des têtes imaginaires puis la fourra dans une besace en même temps que sa bouteille de whisky. Il descendit dans un parking à quelques rues de chez lui, ouvrit un box qui lui servait de remise et réussit à faire démarrer un scooter qu’il n’utilisait plus depuis des années. Il mit le cap plein ouest et s’arrêta devant une armurerie de la porte d’Orléans pour faire l’acquisition d’une bombe lacrymogène — un aérosol de défense disait l’étiquette qui s’employait à décomplexer cet achat. L’insécurité qui règne oblige les individus à s’équiper. L’aérosol de défense permet de neutraliser l’agresseur sans le blesser. L’apprentissage d’un maniement ou l’emploi de la force ne sont pas nécessaires. Simple à utiliser et de petite taille, il peut se glisser dans une poche ou dans un sac à main. L’agresseur atteint par un gaz paralysant est tout de suite hors d’état de nuire. Diffusé sur les yeux, il provoque une sensation de brûlure et rend impossible la coordination des gestes. Les armes de sixième catégorie sont en vente libre mais sont interdites de port (sauf autorisation, déclaration ou motif légitime). Manifestement, François avait trouvé le bon article.
Il affronta l’agressivité du trafic, emprunta le périphérique, traça sa route dans des contrées inconnues. Ne sachant plus très bien à quoi ressemblait désormais le reste du monde, il longea plusieurs villes de banlieue qu’il imaginait toutes pleines de danger. Mais il était désormais dans l’action et plus rien ne lui paraissait insurmontable en comparaison de la peur de perdre sa Belle. Après avoir passé Saint-Cloud et Versailles, il roula encore un bon quart d’heure puis entra dans le village de Louveciennes. Cette première étape surmontée, il s’arrêta sur une place, but une longue gorgée de scotch, puis demanda au premier venu si le nom de La Reitière lui disait quelque chose.
À moins de deux kilomètres de là, à l’orée de la forêt de La Freyrie, dans une splendide propriété entourée d’un jardin à la française, quatre individus jouaient au Monopoly dans une pièce circulaire aux murs recouverts de cuir de Cordoue. Belle Wayne, Tom Quint et les agents Alden et Cole tuaient le temps comme ils pouvaient.
— C’est quoi l’équivalent de la rue de la Paix, chez nous ?
— Je ne sais plus… Le Boardwalk ?
— J’achète ! dit Cole.
Seul Tom Quint avait du mal à cacher son impatience et regardait Belle d’un œil noir.
— Qu’est-ce qu’il fout, votre sauveteur ?
— Vous m’avez donné jusqu’à demain matin.
— J’ai un vol pour Zurich à 7h30 et je le prendrai, qu’il daigne apparaître ou pas.
Belle n’en était plus si sûre. Mais quelque chose lui disait que son histoire avec François Largillière n’allait pas s’arrêter là.
— De toute façon, ajouta Quint, demain une équipe de tournage s’installe ici pour deux semaines.
— Les propriétaires n’y habitent jamais ? demanda Cole. Faut être fou comme un Français pour posséder un palace pareil et vivre ailleurs.
— L’agence m’a dit qu’on y célébrait beaucoup de mariages japonais, et que des grosses boîtes y donnaient leur fête annuelle.
— Je me demande si je n’ai pas vu un film en costumes tourné ici.
— Je ne sais pas comment je vais expliquer une telle dépense au Bureau de Washington, dit Quint.
— Boss, en attendant payez-moi le loyer sur l’avenue Mozart.
François gara son scooter près d’un chemin vicinal où une pancarte indiquait « La Reitière » et fit le tour de la propriété à pied. Il termina sa bouteille de whisky d’un trait et franchit la grille d’entrée sans s’annoncer.
— Je crois que l’énergumène est arrivé, dit Arthur Cole en revenant de la cuisine une bière à la main.
— Allez l’accueillir, dit Quint, et opposez-lui un peu de résistance.
François remonta l’allée de gravier, grimpa trois marches et s’arrêta devant l’entrée d’un péristyle où l’agent Cole vint l’accueillir.
Arthur, qui aurait pu l’estourbir d’un simple atémi dans le cou, dut se contenter de passer pour le cerbère maître de lui-même. Par habitude, il se méfiait des amateurs qui jouaient les durs, leurs gestes étaient désordonnés et leur intense nervosité les rendait incontrôlables. Après que François eut dit qu’il ne quitterait pas les lieux sans avoir vu une Mlle Wayne, Arthur aperçut, dépassant de son sac, un long manche en métal et une bombe lacrymogène. Il pria le ciel pour que cet imbécile choisisse la matraque.
Tom Quint s’installa dans un fauteuil, pressé d’en finir mais soucieux de bien jouer son rôle — après avoir été un père tout à fait respectable pour Warren, il tenait à être un prétendant crédible pour Belle. À la suite de quoi, Tom lui donnerait sa bénédiction en espérant qu’elle soit heureuse et qu’elle disparaisse de la circulation.
Belle se chercha un masque de gravité mais son cœur criait déjà victoire. François Largillière était sorti de son petit quartier et de son personnage de reclus ténébreux pour venir jusqu’à elle. En forçant cette porte il avait affronté ses propres démons, et allait enfin accepter l’idée qu’une femme se pose à ses côtés.
Au loin, elle entendit l’agent Alden pousser un râle exagéré après avoir reçu une bonne giclée d’aérosol de défense — Cole, plus chanceux, s’était écroulé à terre après un coup de matraque sur l’épaule droite. François entra dans la pièce, tout galvanisé à l’idée de s’être débarrassé de deux gardes du corps intimidants et peu commodes. En le voyant apparaître, Belle se précipita dans ses bras et l’appela mon amour. Leur étreinte dura juste assez pour que Quint comprenne que toute cette mise en scène n’avait pas été inutile. Pour une fois, un de ses pièges servait une bonne cause. Belle Manzoni, qu’il avait connue toute petite, qu’il avait vue franchir, dans la tourmente, les étapes d’une vie de jeune femme, venait de donner une des plus belles preuves d’amour à un homme en faisant de lui un héros.
Tom joua l’indigné avec conviction. Lui qui avait à son tableau de chasse des Anthony Parish, des Fat Winnie, et même des Gianni Manzoni, exécuteurs à la cruauté suprême, lui qui avait affronté mano a mano des tueurs psychopathes et neutralisé des mass murderers en pleine bouffée délirante, se retrouvait aujourd’hui face à un François Largillière qui affirmait ne pas vouloir porter la main sur un homme plus âgé. Mais qu’il le ferait s’il y était obligé.
Tom appela sa garde rapprochée qui ne vint pas à son secours — dans la cuisine, l’agent Cole tendait à Alden une compresse pour ses yeux. Malgré toute l’étrangeté de la situation, François laissa parler son cœur : Belle n’était pas de celles que l’on met en cage, même dorée : elle allait perdre toute sa lumière à force de rester dans l’ombre. C’est lui que j’aime, dit-elle, blottie dans les bras de son prince.
Tom se souvint alors d’une mission, quand il était une toute jeune recrue du Bureau et qu’il n’avait pas encore avoué à Karen, sa fiancée, qu’il était agent fédéral. À force de le voir quitter le lit à toute heure de la nuit et répondre à des coups de fils en douce, la malheureuse s’était mis dans l’idée qu’il la trompait. Un soir, elle l’avait même croisé en compagnie d’une prostituée qui travaillait pour le compte de Jimmy Bracciante. Fallait-il avoir confiance en lui pour le laisser commencer une phrase par : Je suis victime des apparences…
Belle donna l’impulsion du départ, et Tom, vaincu, une main sur le front en signe d’accablement, crut bon de conclure en disant qu’il ne la harcèlerait plus mais qu’elle reviendrait à lui de sa propre initiative. Il l’attendrait toujours.
Belle et François quittèrent la propriété sans plus d’obstacles. Elle grimpa en amazone sur le scooter qu’il démarra d’un coup de kick rageur.
Les yeux grands ouverts, Fred coupa l’alarme de son réveil avant qu’elle ne sonne. Il se tourna vers la fenêtre et devina la toute première lueur du jour, puis se pencha vers Maggie endormie et lui effleura le cou d’un baiser. Sans savoir s’il la reverrait un jour, Fred était bien certain que jamais il ne retrouverait une si belle intimité avec une femme. Par-delà les déchirements et les crises, un lien indéfectible les relierait à jamais où qu’ils soient sur la planète. Un lien unique, tissé dans une autre vie, sans cesse mis à l’épreuve par la violence qui s’engouffrait parfois dans la maison. Combien de fois la Livia d’alors avait vu son Gianni rentrer dans un état pitoyable, rossé par une bande rivale, blessé lors d’une bataille rangée, mis sur le carreau à la suite d’un règlement de comptes, rescapé d’un guet-apens. S’il n’avait reçu ni balle ni coup de couteau, il préférait éviter les urgences ou même le médecin marron qui soignait discrètement les membres de LCN. Il se faisait déposer chez lui où il se présentait à Livia en l’état, des plaies suintant de partout, cassé en deux, et s’en remettait à elle.
Au début, elle avait improvisé des gestes de premier secours et avait séché les plaies de son mari en même temps que ses propres larmes. Aux mille questions qu’elle lui posait, il se contentait de répondre : C’est rien. Tu devrais voir la gueule de l’autre type… Giovanni avalait des anti-inflammatoires avec une demi-bouteille de bourbon, puis se couchait une douzaine d’heures. Le lendemain, elle changeait ses pansements et le voyait repartir vers d’autres embrouilles, comme renforcé par les coups qu’il venait de prendre, encouragé à les rendre au centuple.
Au bout de quelques années, les larmes de Livia s’étaient taries, et ses gestes, plus précis, étaient devenus ceux d’une vraie petite infirmière qui savait à quel moment le blessé devait mordre sa ceinture, qui savait poser des points de suture sur un cuir chevelu et faire la différence entre un simple hématome et une hémorragie. À force de recoudre l’homme qu’elle aimait, elle avait le sentiment de faire de lui sa créature.
Plus tard, Giovanni était devenu un capo et n’était plus monté au feu lui-même. Il n’avait plus de leçons à prendre mais c’était désormais à lui d’en donner, en souvenir des années où il s’était durci le cuir sous les coups.
Fred caressa une dernière fois la chevelure de sa femme puis quitta la chambre en tâtonnant dans la pénombre. Souvent, il s’était couché au petit matin, pour de bonnes et de mauvaises raisons, mais jamais il ne s’était levé si tôt. Un café à la main, face à la fenêtre du salon, il admira une dernière fois la Provence dans l’aube naissante, et se promit que dans sa prochaine vie il donnerait le meilleur de lui-même avant midi. Il prit une douche dans la salle de bains du bas puis s’interrogea sur la manière dont il allait s’habiller pour le long périple qui l’attendait. Il hésita entre tous les tee-shirts dont il ne pouvait se passer mais fut bien forcé d’en choisir un seul, et enfila un pantalon en toile beige avec poches latérales. Dans le bureau, il saisit Peur bleue, son manuscrit de 355 pages imprimé la veille, et le glissa sous enveloppe. Puis il enclencha une feuille dans sa Brother 900 et frappa trois petits mots destinés aux siens :
Il s’arrêta devant une photo de Maggie entourée de Belle et de Warren mais la laissa sur l’étagère en pensant au danger qu’elle représenterait en cas de fouille. Il remonta dans le salon, chercha où Malavita avait bien pu se cacher et la trouva endormie sur la dalle du cellier, comme si elle redoutait avant tout le monde la chaleur à venir. Elle ouvrit un œil étonné en voyant son maître changer l’eau de sa gamelle et lui caresser les flancs à une heure si matinale.
— De toutes les maisons qu’on a fréquentées, toi et moi, c’est celle-ci que je vais regretter le plus. On était bien, ici, hein ? Surtout au début, quand Maggie et les gosses étaient encore là.
Une lueur incrédule dans le regard, la chienne attendit la suite.
— Avant j’étais un danger pour eux, aujourd’hui je suis une honte. Et toi, tu n’as jamais eu honte de moi, Mala ? Même mon chien pourrait avoir honte de moi…
Fred la saisit sous les mâchoires et l’incita à se dresser sur ses pattes. Elle se laissa caresser et embrasser le haut du crâne, toute surprise de cette affection inattendue.
— Qu’est-ce que tu dirais si on te proposait de retourner dans le bush australien, sur le territoire de tes ancêtres ? Tu resterais avec moi ? Non, bien sûr. Tu irais courir après les troupeaux, tu irais dans le désert et tu t’y sentirais bien, faite pour ce décor-là, ce serait chez toi. Je vais retourner chez moi, Mala.
La chienne le regardait dans les yeux et ne comprenait qu’une seule chose à ce débit suave et rythmé : on s’adressait à elle.
— Sans doute iras-tu vivre avec Maggie, à Paris. Ce sera moins bien qu’ici, je sais. Ne lui en veux pas si elle oublie de te nourrir ou si elle a la tête ailleurs, tu sais comment elle est, toujours travaillée par son âme, toujours en contact direct avec Dieu ou quelqu’un dans le genre.
Fred serra la gueule de la chienne dans ses mains et lui dit à l’oreille :
— Adieu, petite mère.
Il la quitta en la laissant debout, immobile, en proie à une inquiétude qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps.
Il retourna dans le salon et décrocha son téléphone. Le petit clic qui déclenchait l’écoute de Bowles mit plus longtemps que d’habitude à se faire entendre.
— Ne me dites pas que je vous réveille, Peter. À cette heure-ci vous rentrez de votre jogging.
— Ce qui m’étonne c’est que vous, vous soyez déjà réveillé.
— Quelque chose m’a empêché de dormir, il faut que je vous en parle. Je peux passer ?
— Je vous attends.
Fred remonta l’allée sans nom dans l’air encore frais du matin. Il entra chez Peter sans qu’on l’y invite, et le trouva encore en jogging, trempé de sueur, un mug de thé à la main.
— Combien de miles aujourd’hui ? Trois, quatre ?
— Quatre.
— Ça m’épate. Je crois que courir est l’activité la plus stupide et la plus ennuyeuse jamais créée par l’homme. Je ne dis pas ça pour vous…
— Qu’aviez-vous à me dire à une heure pareille ?
— Je suppose que vous n’avez pas encore jeté un œil sur la piscine ?
— …?
— Je sais que vous en avez l’habitude mais ce n’est pas beau à regarder.
Peter se précipita à la fenêtre, regarda dans la direction du bassin et ne vit rien. Il scruta mieux encore, penché, les yeux plissés, et reçut dans la nuque un coup de poing si violent qu’il en perdit connaissance. Fred n’était pas mécontent d’avoir créé une toute dernière frayeur chez Peter Bowles, avant de lui faire ses adieux de façon aussi directe.
Pour avoir agressé physiquement un agent du FBI, Fred venait de rompre à tout jamais avec son programme Witsec. À cette seconde précise, il n’était plus Fred Wayne, mafieux repenti et relogé par la police fédérale américaine, il redevenait Giovanni Manzoni, repris de justice et passible de prison, sans protection, sans raison sociale, et déchu de ses droits civiques.
— Vous n’étiez pas le pire, Bowles.
Il détruisit tout le matériel de surveillance, l’ordinateur, jusqu’au téléphone portable qu’il plongea dans le mug de thé. Puis il attacha les mains et les pieds de Peter à chaque montant du lit pour retarder le plus possible le déclenchement des recherches. Enfin, il saisit ses clés de voiture et se retourna une dernière fois vers lui.
— C’est fini pour vous aussi, Peter. Vous allez rentrer au pays.
Fred descendit la colline en direction du centre-ville, où un premier cafetier sortait, sous une tonnelle, ses chaises de terrasse. Il s’arrêta un instant devant la poste, saisit l’enveloppe de son manuscrit où il inscrivit l’adresse de son éditeur, le déposa dans la boîte et prit la direction de Paris.
L’ascenseur de la tour Eiffel accédait directement au restaurant situé au deuxième étage. Malgré une légère tendance au vertige, Fred était curieux de ce lieu qu’il n’avait vu que dans un film de James Bond. Mais il l’avait choisi avant tout pour éblouir son invité.
— J’ai réservé une table pour deux au nom de Laszlo Pryor, dit-il au maître d’hôtel, qui n’eut pas besoin de consulter son grand livre.
— Un autre M. Laszlo Pryor vous attend à la table, monsieur Pryor.
Sans s’étendre sur un quiproquo qu’il aurait eu bien du mal à clarifier, Fred suivit le chef de rang vers un escalier qui rappelait les structures métalliques de la tour, puis vers une table superbement située, éclairée dans des tons argentés aux reflets ocre, d’où l’on pouvait admirer la nuit qui tombait sur Paris. Un homme attendait là, le front contre la vitre, émerveillé au-delà du possible. Le chef de rang qui installa Fred ne remarqua rien de l’étonnante ressemblance entre les deux hommes, mais la serveuse qui leur proposa de l’eau fraîche les prit pour des jumeaux.
Le vrai Laszlo Pryor mit un temps fou avant de s’apercevoir qu’il n’était plus seul à table.
— Tu as changé, Laszlo…
— Si j’ai changé, c’est parce que toi, tu te ressembles toujours autant, monsieur Manzoni.
Maintenant qu’elle servait ses intérêts, Fred acceptait cette ressemblance. Ben avait bien fait les choses : la courbe du bas du visage, l’implantation des cheveux, la couleur des yeux, tout correspondait à cette photo d’identité que Fred lui avait envoyée. C’était bel et bien le visage du vrai Fred Wayne qui apparaissait sur le passeport que Laszlo s’était fait établir pour quitter le sol américain. Le premier passage en douane n’avait posé aucun problème et le second allait être une formalité.
— On t’appelle toujours Mister Dito ?
— Après ton procès, ce putain de surnom m’est resté collé, mais la ressemblance faisait moins rire les bandes rivales. Même qu’un soir ce salopard de Nick Bongusto a voulu me refaire le portrait parce que je lui faisais trop penser à toi. L’année dernière, quand on m’a annoncé sa mort, j’ai volé une bouteille de cordon rouge à Bee-Bee et j’ai fêté ça tout seul dans ma cave.
À l’époque où Gianni Manzoni éclusait dans le bar de Bee-Bee, ses lieutenants Anthony Parish et Anthony De Biase lui avaient dressé la liste des utilisations possibles d’un Mister Dito. À commencer par la plus évidente, en mesure préventive contre l’attentat qui menaçait tous les capi.
— Le symposium des cinq familles aura lieu en juin. Il y aura l’autre fils de pute de Sal De Santis, il peut pas te saquer depuis que t’es devenu boss, Giovanni. Il serait bien capable d’un coup d’éclat pour impressionner les Don. On prend Mister Dito, on l’habille dans un de tes costards, on le balade en ville et c’est lui qui prend les pruneaux dans la tête. On n’est jamais trop prudents.
À la longue, ils évoquèrent bien d’autres raisons d’utiliser le don d’ubiquité.
— Ta femme te croit au match, et c’est l’autre guignol de Mister Dito qu’on installe dans ta loge, exposé à tous les regards. Pendant que toi, t’es avec ta gumma[5], tranquille. Ni vu ni connu.
— Et tous les endroits où il est bon de te montrer et où t’as pas envie d’aller ? Serrer la louche à tous ces entrepreneurs sur les chantiers, ou te pavaner dans les quartiers, au volant de ta Toyota, pour décourager les petits malins qui pensent que tu ne vas plus sur le terrain. Pour tout ça, l’autre naze peut se faire passer pour toi.
Il les avait écoutés sans les prendre au sérieux. Jamais Laszlo n’était sorti de son bar pour jouer les doublures. Mais Gianni avait profité de façon secrète et inavouable de cette ressemblance. À force d’entendre les élucubrations de ses sbires, et de voir ce pauvre type s’échiner vingt heures par jour dans ce bar, il avait fait de Laszlo son alter ego de cauchemar, son négatif, son moi inversé. Si tout roi avait droit à son fou, Giovanni Manzoni, qui régnait sur Newark, avait son triste clone, rappel vivant qu’il suffisait d’un rien pour retomber dans le caniveau. Avoir un double obscur lui avait rappelé la prudence et la sagesse, et l’avait mis en garde contre la trop grande soif de pouvoir. Quand il lui arrivait de laisser dix dollars de pourboire à Laszlo, c’était à lui-même qu’il faisait l’aumône. Quand il lui arrivait de serrer la main de Laszlo, c’était pour lui témoigner une marque de respect que personne d’autre ne lui accordait. Et bien des années plus tard, quand Fred avait voulu choisir un pseudonyme, il n’avait pas eu à réfléchir longtemps et avait imposé celui de Laszlo Pryor en hommage à son âme damnée, pour des raisons qu’il n’avait pas besoin de justifier devant Quint.
— Alors, Paris ? demanda-t-il à son invité, toujours hypnotisé par le vide qui scintillait autour d’eux.
— … Paris ?
Laszlo ne savait quoi ajouter, étourdi par l’intensité de ce moment, suspendu à deux cents mètres au-dessus de la plus belle ville du monde. Il avait travaillé trente longues années dans un coin sans âme de Newark, dans l’arrière-salle d’un bar crasseux rempli de types sans manières qui l’avaient pris comme tête de turc, de rares femmes qui ne le voyaient même pas, de rangées de tables recouvertes de nappes en vichy rouge, de fûts de bière à changer tous les jours, de caisses de bouteilles à stocker, de vomi à nettoyer, de bagarres à calmer et de railleries à subir. Voilà à quoi se réduisait son univers, parce qu’il n’y avait rien par-delà le bar de Bee-Bee. Et malgré les mauvais traitements et les humiliations, Laszlo craignait que son patron ou l’un de ses fils ne le jette dehors, sans adresse et sans ressources, pour le remplacer par un jeune.
Jusqu’au jour où Benedetto Manzoni lui avait mis un étrange marché en main. Impossible de savoir s’il s’agissait d’une machination perverse ou d’un conte de fées, mais Laszlo avait dit oui. Et depuis moins de trois heures il était à Paris, avec assez d’argent pour voir venir. Un jour ou l’autre, il irait visiter ses cousins de Hongrie, tout prêts à l’accueillir, mais il pouvait aussi mourir de bonheur, là, tout de suite, ça n’avait plus d’importance.
Il goûta au margaux et l’apprécia bien davantage que les liquides sucrés qu’il servait dans des verres pleins à ras bord.
— Si tu es sensible à un vin comme celui-là dès la première gorgée, dit Fred, c’est que tu vas vite t’acclimater à la France.
Durant le dîner, ils évoquèrent assez peu le bon vieux temps qui, pour Laszlo, ne l’avait jamais été. En revanche, il avait mille questions à poser sur les us et coutumes de ce pays dont il rêvait maintenant depuis des mois. Puis, un verre d’alcool blanc à la main, Laszlo sortit son passeport tout neuf et son billet de retour, prévu pour le lendemain. Fred regarda la photo d’identité, puis Laszlo, puis il chercha son propre reflet dans la vitre et vit, dans la nuit naissante, le fugitif le plus serein du monde.
— Je te le renvoie poste restante, tu le récupères dans dix jours au plus.
— Et toi ?
— J’en ai un qui m’attend là-bas.
Les deux hommes allaient disparaître, chacun sur son continent, et ne se reverraient jamais. Aucun des deux ne savait de quoi le lendemain serait fait et ils l’avaient voulu ainsi. Mais, avant de partir, Fred avait un cadeau pour Mister Dito.
— Au fait, Laszlo, ne sois pas surpris si tu tombes sur des bouquins signés de ton nom.
— …?
— Ben ne te l’a pas dit, mais tu es écrivain. Tu as même un titre à paraître d’ici quelques mois.
— …?
Fred dut s’y reprendre à plusieurs fois pour lui faire comprendre qu’il était l’auteur de trois ouvrages, très documentés, réputés féroces, et plutôt bien reçus par les lecteurs.
— Mon éditeur rêve de rencontrer Laszlo Pryor…
Écrivain ? À Paris ? Laszlo se demanda si tant d’années de servitude ne valaient pas la peine d’avoir été vécues si elles se terminaient par cet instant d’euphorie.