Cette année-là, les Wayne n’avaient pas passé Noël ensemble, et Fred, seul sur sa colline, y avait vu un signal fort. Maggie n’avait pas eu le cœur de lâcher son équipe un soir de réveillon ; à la fin du service, ils s’étaient retrouvés tous les cinq autour de quelques bouteilles et avaient ouvert la porte de La Parmesane aux traînards et aux sans-abri du quartier — une nuit inoubliable. De son côté, Belle avait laissé François Largillière transformer Noël en fête païenne et ne l’avait pas regretté. Warren avait été invité chez les Delarue, un geste symbolique d’intronisation du futur gendre ; le père, en le voyant à table, avait dit : « Toute la famille est au complet, nous pouvons commencer. » Et Fred avait réveillonné en tête à tête avec la chienne, qui avait eu droit à un beau quartier de dinde.
Le premier week-end de février fut celui des retrouvailles. Maggie arriva la première, le vendredi soir, avec une seule idée en tête : dormir douze heures de suite. Fred connut une première déception en la voyant filer dans le salon sans se laisser embrasser, pressée d’ouvrir son courrier et de passer un coup de fil. Elle avala machinalement deux cuillerées d’un consommé de pois cassés dont il avait repéré la recette dans un de ces magazines qu’elle n’avait plus le temps de lire. Son téléphone portable sonna en plein milieu du dîner et Maggie décrocha avant même que Fred ait eu le temps de marquer son exaspération.
— Comment ça, plus de barquettes de quatre ? Et dans la réserve, derrière les cartons Spinelli ? Passe-moi Rafi…
Fred haussa les épaules en la voyant s’éloigner pour continuer sa conversation à mi-voix.
— Tu leur as dit que tu avais une vie, toi aussi ?
Pour toute réponse, Maggie lui rappela l’époque où, devenu chef de clan, Fred ne rentrait jamais avant cinq ou six heures du matin.
— Et pour faire quoi ? Pour « travailler » comme tu disais ? Non, pour traîner avec ta bande d’abrutis dans des tripots crasseux qui puaient le cigare et l’eau de Cologne.
Elle lui demanda à nouveau pourquoi il lui en voulait tant de s’être lancée dans cette aventure de La Parmesane. De peur de dire ce qu’il avait sur le cœur, Fred se mura dans le silence. Sans doute lui en voulait-il pour cette tardive et si épuisante solitude qu’elle lui imposait, mais ça n’était pas la raison principale. Il lui en voulait surtout d’avoir pris une indépendance professionnelle totale qui en présageait une autre, plus radicale. En créant son affaire à Paris, elle posait les bases d’une nouvelle vie, celle de l’après-Fred.
Dans l’heure qui suivit, il attendit un geste affectueux qui ne vint pas. Le pire fut sa façon sournoise de disparaître dans la chambre sans prévenir. Vexé, il retourna dans son bureau et écrivit un passage où son personnage principal exprimait toute sa rage sexuelle avec deux prostituées prêtes à tout. Fred s’étonna d’avoir tant d’imagination en la matière et se laissa surprendre par des situations qu’il mettait en scène sans les avoir vécues. À deux heures du matin, pris d’une inspiration vengeresse qu’il entretenait à la vodka, il décrivit un pur moment de pornographie qui se consuma jusqu’à l’aube.
Onze jours qu’il n’avait pas fait l’amour avec sa femme, désormais sa seule partenaire — dans un hameau de moins de cent habitants, avec un Bowles aux aguets toute la sainte journée, Fred était bien le dernier homme au monde à espérer aller voir ailleurs. À sa grande époque, ça ne serait jamais arrivé. Il aurait téléphoné à Jennie, sa fuck buddy, copine de toujours qui aimait lui faire plaisir sans poser de questions, et qu’il couvrait de cadeaux pour se donner l’impression de ne pas la payer. Il y avait eu aussi la belle Matilda, l’inaccessible, la divine Matilda. Gianni rêvait d’elle quand il la voyait, au Twin Club, paraître au bras d’Amadeo Cortese qui régnait sur l’East End ; avec tout le respect qu’il devait à la maîtresse d’un capo, Gianni effleurait d’un baiser le dos de sa main, quand il avait furieusement envie de retourner la dame dans tous les sens et de la faire crier devant tout le monde. À la mort d’Amadeo, elle avait osé paraître à l’enterrement, et la veuve, devant le cercueil, lui avait craché au visage. Comme toutes les ex-maîtresses de mafieux, Matilda était tombée dans la misère, entre un job à temps partiel dans une boutique de fleurs et un studio vétuste à la périphérie de Newark. Giovanni Manzoni l’avait revue, soi-disant pour lui présenter ses hommages et lui assurer qu’elle serait toujours son amie. Ils avaient couché ensemble une semaine plus tard, après une bouteille de champagne français qu’il était désormais le seul à lui faire boire.
Fred donna à l’une des deux prostituées les traits de Matilda, et ce simple procédé l’inspira plus encore. Il décrivit, avec ses mots à lui, deux ou trois passes savantes qu’il avait l’habitude de pratiquer avec elle. En relisant l’ensemble, Fred dut convenir que, somme toute, s’il n’avait pas couché avec sa femme cette nuit-là, il avait écrit quatre feuillets qui l’épataient par leur ardeur. À quelque chose malheur est bon.
À huit heures, le jour pointait entre les rideaux, et Maggie s’étirait, fraîche et reposée après cette longue nuit. Elle voulut attirer Fred dans ses bras pour lui faire les câlins dont il avait été privé la veille. Sur le point de s’assoupir, il lui tourna le dos en disant :
— J’ai travaillé tard, je suis crevé, chérie.
Le TGV de 11h40 en provenance de Paris déposa Belle à Montélimar. Adossée à la voiture, sa mère l’attendait sur le parking. Depuis que La Parmesane était en danger, Maggie se sentait coupable de n’être pas avec ses troupes. On avait bien plus besoin d’elle rue Mont-Louis, dans le onzième arrondissement de Paris, que sur la colline de Mazenc. Belle fut surprise de ne pas voir son père, qui habituellement venait la chercher, toujours accompagné de Bowles.
— Il dort, fit Maggie. Il s’est pris pour Stephen King toute la nuit.
À peine arrivée dans la maison, Belle monta dans la chambre jaune, côté sud, et y retrouva son bric-à-brac de jeune fille, divers objets adoptés dans chacune des villes où les Manzoni étaient passés, mais presque plus rien de Newark, sinon une sorte de souris en peluche baptisée Groggy qui la suivait depuis la naissance. Elle s’allongea sur le lit et sortit son téléphone portable dans l’espoir d’y entendre un message de Largillière. Ce salaud-là n’appelait jamais pour éviter d’en avoir pris l’habitude le jour où ils ne se verraient plus. Comme si elle lui avait jamais demandé de s’engager auprès d’elle ou de changer quoi que ce soit à son style de vie ! Au contraire, elle l’acceptait avec toute sa bizarrerie, et Dieu sait si parfois celle-ci prenait des contours obscurs. En voyant sa messagerie vide, elle le haït pour la centième fois depuis le réveil, et il n’était que midi.
Quand Fred fut levé, Belle se précipita dans ses bras et l’entraîna dans le séjour d’été, pour bavarder jusqu’au déjeuner, et seuls. D’emblée il devina une ombre de mélancolie sur le visage de sa fille adorée.
— Raconte-moi ta vie, demanda-t-il. Je ne veux entendre que les mauvaises nouvelles, si par malheur il y en a. Je sais faire un sort aux mauvaises nouvelles, j’ai encore du talent pour ça, ma fille.
— Pas de mauvaises nouvelles.
— Si, tu as maigri, ça veut dire que tu es malheureuse.
— Mais non, je n’ai pas maigri, et puis non, je ne suis pas malheureuse.
— Tu as un amoureux qui te fait souffrir ?
— Qu’est-ce que tu vas chercher ? répondit-elle, rougissante que son père ait mis dans le mille.
— Si un jour le cas se présentait…
— Je sais, papa, tu m’as déjà fait le descriptif de ce que tu lui ferais subir. Dans mon souvenir, tu commençais par les genoux.
— Le genou se travaille bien à la matraque ou, à défaut, au tuyau de plomb. Quand on frappe bien latéral, le type marche pour le reste de sa vie comme sur le pont d’un bateau qui tangue. Ensuite je lui arrangerai l’estomac avec un sac d’oranges. Tu connais le sac d’oranges ?
— Oui, papa. On met cinq oranges dans un linge et on tape dans le ventre pour provoquer des hémorragies partout à l’intérieur sans que ça se voie à l’extérieur.
— Ensuite je finirai par ses dents. Après mon détartrage, quand ton type dira : finfore fon farfon, cela voudra dire : j’implore ton pardon.
— Papa…
— Si quiconque te fait souffrir, voilà ce que je ferai. Je peux te le jurer. Dis-le-lui.
Malgré la gravité de son ton, Fred éprouvait un réel plaisir à se voir démolir un coquin épris de sa fille. Et malgré la brutalité du tableau, Belle ne put s’empêcher de sourire en imaginant François Largillière en pièces détachées. Quitte à le réparer ensuite et faire de lui son éternel débiteur.
Maggie, le tuyau d’arrosage à la main, les épiait de loin et regrettait de ne rien entendre de leurs messes basses. Elle s’occupait sans enthousiasme d’un jardin qu’elle laissait à l’abandon ; son tamaris avait l’air triste, son figuier avait peu donné cette année, ses rosiers ne passeraient pas l’hiver, et son laurier blanc se mourait.
— Le samedi, c’est bien le jour de la camionnette à pizzas ? Va nous en chercher quatre, demanda-t-elle à Fred. Avec une salade ça suffira.
Une proposition ferme qu’il valait mieux ne pas négocier. Fred décrocha le téléphone sans composer de numéro et attendit le déclic habituel.
— Bowles ? Je vais chercher des pizzas. Je peux y aller seul, mais c’est vous qui voyez. Au cas où, je vous en rapporte une ?
L’agent fédéral savait que Fred était bien moins enclin à faire des bêtises entouré de sa famille.
— Une quatre-saisons, sans fromage.
Emmitouflé dans sa vareuse en cuir, Fred descendit au cœur du village où se croisaient les routes de Montélimar et de Dieulefit. Il s’arrêta au bistrot pour commander deux pastis, qu’ils allaient déguster, malgré le froid, au comptoir de la camionnette, le pizzaïolo et lui. C’était désormais leur rituel, été comme hiver.
— Tiens, c’est l’écrivain, fit-il en s’essuyant le front couvert de sueur et de farine. On se plaint de mes pizzas mais on y revient toujours.
— Vous avez compris quelque chose à la pâte mais vous avez encore beaucoup d’efforts à fournir sur la garniture.
Fred avait réussi à se faire accepter par la petite commune de Mazenc qui voyait en lui un artiste reclus dans son château, plongé nuit et jour dans sa création. Mais c’était aussi un garçon jovial qui discutait avec toutes les pipelettes, trinquait avec les ivrognes, et caressait les chiens des mamies. Pierre Foulon, le vendeur de pizzas, était l’un des rares dont Fred recherchait vraiment la connivence.
— Bientôt vous n’aurez plus à vous plaindre de mes pizzas, l’écrivain.
— Pourquoi, vous allez prendre des cours chez Di Matteo, à Naples ?
— Non, parce que je vais devoir arrêter.
— … Vrai ?
— Vrai.
— Je retire tout ce que j’ai dit, elles sont excellentes, vos pizzas, surtout la calzone.
— Je ne plaisante pas, j’arrête.
Fred sentit poindre un aveu difficile.
— J’y arrive plus, je vais devoir revendre la camionnette.
— Mais… il n’y a pas si longtemps vous disiez qu’on commençait à vous connaître un peu partout dans la région.
— C’est vrai.
— Vous savez, ma femme tient à Paris une espèce de petite entreprise comme la vôtre, de la bouffe à emporter, quoi. Si vous avez des soucis de gestion, elle peut peut-être vous conseiller.
Pierre Foulon, ancien transporteur routier, avait sillonné l’Europe durant des années. Un jour, lassé de ne pas voir grandir sa petite dernière, il avait donné sa démission à ses risques et périls pour tout miser sur un rêve qui sentait la farine chaude et la sauce tomate. Il avait investi dans une camionnette et une licence et, après des débuts difficiles, il était devenu « le pizzaïolo » pour les sept ou huit villages qu’il visitait chaque semaine. Le soir, toujours à la même heure, il rentrait chez lui pour jouer avec la petite, qui ne résistait pas à sa pizza aux anchois.
— Non, c’est pas la gestion.
Fred ne pouvait plus couper à un exposé dont il se serait bien passé. Quel besoin avait-il eu d’ouvrir cette brèche dans laquelle l’autre allait s’engouffrer.
— Alors, c’est quoi le problème ? lâcha-t-il, sans aucune curiosité pour la réponse.
Afin de rendre possible son montage financier et de payer les traites de la camionnette et du four, Pierre Foulon avait dû louer le seul bien qu’il possédait, un grand trois-pièces dans Montélimar. Il s’était installé en rase campagne avec sa famille, une nouvelle vie avait commencé, mais il s’agissait là d’un équilibre instable qui se jouait certains mois à une centaine d’euros près.
Fred se demanda pourquoi les gens donnaient autant de détails quand ils racontaient leurs petits soucis. Il lui paraissait indécent de se confier à un quasi-inconnu, de se montrer en situation de faiblesse.
— … Les vrais ennuis ont commencé il y a un an, poursuivit-il.
Son locataire avait tout à coup cessé de payer. Pierre Foulon avait bien essayé de patienter, de négocier, il lui avait même proposé de l’héberger dans une grange, avec le minimum de confort nécessaire, et gratuitement, mais le locataire indélicat lui avait ri au nez.
Fred écoutait à peine et priait pour que le pizzaïolo mît enfin la main à la pâte. Les deux calzones, les deux napolitaines, et la quatre-saisons sans fromage n’allaient pas se faire toutes seules, on n’allait pas y passer l’après-midi, d’autant qu’on pouvait tout à la fois se plaindre et malaxer une boule de pâte, bordel.
— J’ai été tenté de porter plainte mais les services sociaux m’ont donné tort : on ne peut pas mettre un type dehors en plein hiver. Et vous ne savez pas la meilleure, j’ai appris que le gars était plein aux as ! Il organise des parties de poker en plus, chez moi !
Où Fred trouverait-il désormais ses pizzas si Pierre Foulon rendait son tablier ? Il avait testé deux ou trois pizzerias de Montélimar mais aucune ne l’avait convaincu. Pas question non plus de surgelés ou autre infamie du genre. Alors quoi ?
— Et puis, les voisins m’ont signalé des dégâts des eaux, et des bruits de travaux dans l’appartement, et ça m’a inquiété. Alors j’ai décidé d’y faire un tour, je sais que je n’en avais pas le droit mais j’avais gardé un double.
Les faire soi-même ? Il fallait être équipé pour, une cuisinière classique ne chauffait pas assez. Installer un four à pizza dans le jardin ? Ça nécessitait autant d’entretien qu’une piscine, sans parler des travaux, de l’autorisation à demander, que des soucis.
— J’avais pas eu le temps de constater les dégâts que ce salaud de locataire a prévenu la police ! Il a même porté plainte pour violation de domicile. La loi lui en donne le droit.
Pierre Foulon était désormais passible d’une peine de prison et de 15 000 € d’amende.
— J’espère que mon ancien patron va me reprendre, juste pour éponger mes dettes.
— Avez-vous pensé à tous ces gens qui vont regretter vos pizzas ? Il faut vous accrocher, il y a sûrement des solutions. Et quand vous aurez surmonté cette épreuve, vous verrez qu’à quelque chose malheur est bon.
L’homme se demanda à quoi ce terrible coup du sort pourrait bien lui servir un jour.
— La seule chose qui me console, dans votre départ, c’est que je ne verrai plus cette saloperie de pizza hawaïenne à votre carte, conclut Fred. De l’ananas et du maïs sur une pizza ? Pffft…
Chez ses parents, Warren perdait son humour habituel, celui qu’il maniait depuis l’enfance et qui avait créé chez lui une armure contre les agressions de toutes sortes. Il n’ironisait plus sur les ambitions littéraires de son père ou les prétentions commerciales de sa mère, et se demandait si l’heure était enfin venue d’annoncer sa liaison avec Lena. Il la gardait toujours secrète et craignait que ses parents ne le découragent de s’engager si vite, comme ils l’avaient fait pour son travail. Quand on lui proposa la salade, il faillit dire qu’il était amoureux d’une fille végétarienne qui savait préparer les algues et le tofu. Quand on évoqua la possibilité d’un orage en fin d’après-midi, il fut sur le point d’ajouter qu’elle avait une peur panique du tonnerre, et que c’était une bonne raison pour l’épouser. Mais en voyant son père lui demander : « Tu manges pas les bords de ta pizza ? », en écoutant sa mère se plaindre des charges sociales trop lourdes, en surprenant sa sœur en train de tripoter son téléphone, Warren jugea que ce n’était toujours pas le bon moment et désespéra de le trouver un jour. Il attendit la fin du repas dans l’espoir de filer direct à Montélimar pour se coller contre sa bien-aimée jusqu’au soir. Mais sitôt levé de table, son père lui lança :
— Cet après-midi, tu m’aides à remettre en état la piscine ? Il faudrait la vider et la nettoyer, on y trouve des variétés inconnues de flore et de faune.
C’était le prétexte qu’avait imaginé Fred pour se retrouver seul avec lui, et Warren n’eut pas le courage de se débarrasser de son père à peine arrivé. Fred voulait savoir s’il persistait dans ses intentions de devenir un petit ponceur de parquets.
— Ton arrière-grand-père siégeait à Atlantic City quand le grand Al fonda le syndicat du crime. Ton grand-père avait la confiance absolue de Luciano. Moi, ton père, j’ai levé une armée et conquis un empire sur toute la côte Est. Et toi, aujourd’hui, tu veux courber l’échine devant des patrons, le rabot à la main ?
Ce genre de conversation était une des raisons qui incitaient Warren à se faire plus rare sur la colline de Mazenc. Désormais il ne cherchait plus à se justifier mais s’étonnait encore du mépris d’un père pour le devenir de son fils. Un père avec lequel il était impossible de partager les deux grands événements de sa vie de jeune adulte.
Ils passèrent le reste de l’après-midi dans un profond silence, à nettoyer, aspirer, vidanger l’eau croupie, sous l’œil de Malavita et, au loin, celui de Bowles, penché à la fenêtre de son studio. Avant que son gosse ne remonte dans sa chambre, Fred eut besoin de retrouver un peu de complicité avec lui, et lui demanda à la dérobée :
— Quand est-ce que tu nous ramènes une fiancée ?
Surpris de se voir servir sur un plateau l’occasion qu’il cherchait depuis des mois, Warren fut tenté d’avouer tout son amour pour une demoiselle qui, c’était écrit, ne sortirait plus de sa vie. Mais il n’eut pas le temps de se laisser aller à la confidence que Fred ajouta :
— Quand je dis une fiancée, c’est façon de parler. Pense à ton vieux père, reclus ici, sans visite, sans personne. Ramène-nous des filles qui feraient du monokini dans la piscine, des grandes, des petites, des blondes, des brunes, toutes celles que tu veux. Fais-moi honneur. Je compte sur toi, fils !
À la nuit tombée, Fred et Maggie firent l’amour et se parlèrent enfin.
— Pardon d’avoir été d’une humeur de chien depuis mon arrivée.
— Je préfère quand tu es d’une humeur de chienne.
Ils reconnurent qu’il leur fallait désormais vingt-quatre heures sous le même toit avant de se retrouver, puis ils passèrent en revue les sujets importants : travail, famille, FBI. Ils s’endormirent une petite heure jusqu’à ce qu’un mauvais rêve vienne perturber le sommeil de Fred qui, à force de se retourner et de tire-bouchonner son oreiller, finit par réveiller Maggie.
— … Tu ne vas pas encore faire l’écrivain ?
Les grands moments d’inspiration comme celui de la veille n’étaient pas si fréquents et Fred n’avait aucune envie de se remettre au travail. Ça n’était pas un personnage de fiction qui venait le hanter mais un individu bien réel. Si encore il s’était agi d’une de ses nombreuses victimes revenue de l’au-delà pour l’empêcher de dormir, il aurait eu l’embarras du choix. Alors pourquoi, à trois heures du matin, le visage de Pierre Foulon s’imposait-il comme une mauvaise conscience ? Un type à qui il n’avait rien fait, au contraire. Ils s’appelaient mutuellement « l’écrivain » et « le pizzaïolo », ils trinquaient, plaisantaient le plus souvent et, pas plus tard qu’à midi, Fred avait même écouté ses malheurs. Ce type traversait une passe difficile, mais qui n’a pas de croix à porter en ce bas monde ? Et pourquoi rêve-t-on de gens sans importance, qui font tout juste partie du décor et peuvent en sortir du jour au lendemain sans qu’on s’en aperçoive ?
À moins qu’on ne l’y aidât, le sommeil ne viendrait plus. Il hésita à regarder un DVD, des écouteurs sur les oreilles, mais rares étaient les films qui parvenaient à l’endormir. Un somnifère ? Il redoutait trop l’état cotonneux dans lequel les médicaments pouvaient le plonger. Alors quoi ?
Il n’eut pas à se poser la question longtemps et saisit sur sa table de chevet un roman de 731 pages dans une édition de poche, soit 380 grammes de littérature. Il l’avait pesé comme il pesait ses propres romans dès qu’il les recevait. Celui-là était bien plus gros, ses caractères bien plus petits, et ses lignes bien plus serrées. Un vrai livre.
Fred avait écrit plus de pages qu’il n’en avait lu et l’heure était maintenant venue de se tourner vers les classiques pour comprendre comment ils l’étaient devenus. Cette décision de venir à bout d’un roman signé de la main d’un autre n’avait pas été prise sans atermoiements ; pendant qu’une petite voix lui soufflait qu’il n’était pas responsable de son peu de goût pour la lecture, une autre lui rappelait que ses propres enfants, dès le plus jeune âge, avaient ouvert des livres sans la moindre illustration, sans que personne ne les y contraigne, et ils y avaient pris plaisir ! Et ce plaisir-là, des milliards de gens y avaient droit, où qu’ils se trouvent sur la planète et à n’importe quel moment de la journée. Ça ne faisait pas d’eux des intellectuels, ni même des passionnés, mais de simples lecteurs occasionnels qui se plongeaient dans un récit et jouissaient de ce voyage intérieur. Immobiles des heures durant, ils passaient les frontières de leur propre imagination, ils acceptaient de se laisser mener là où l’auteur l’avait décidé, et ils en redemandaient. Alors pourquoi pas moi, bordel ? Après cinquante et un ans de réflexion, Fred se sentait enfin capable d’ouvrir un livre et de le lire jusqu’à la dernière page. Lui qui pouvait fournir des efforts insurmontables aux yeux du commun des mortels, casser la figure à une bande de motards qui bloquent l’entrée d’un parking ou faire sauter une pompe à essence, allait-il laisser un livre lui résister ?
Le choix et l’attente de l’ouvrage furent de vrais bons moments. Pour se mettre à jour d’une vie de lecteur qu’il n’avait jamais eue, il avait voulu viser haut. La priorité était d’aller vers un de ces bouquins qu’on ouvre comme on entre dans une église, un roman assez puissant pour séparer le monde en deux : ceux qui l’avaient lu, et les autres. Les premiers noms qui lui vinrent à l’esprit furent Hemingway et Steinbeck. L’image du premier plaisait à Fred, le gars viril, la boxe, la tauromachie, le baroud, la guerre, tout ça avait dû donner de bons romans. Mais Hemingway, c’était un monument national, une institution, tellement connu qu’on n’avait pas besoin de le lire, c’était ça, les grands écrivains. À sa manière, Steinbeck était aussi un monument, mais moins ostensible, plus raffiné, il avait dû écrire des trucs bien plus délicats, comme Des souris et des hommes. À moins que ça ne fût de Faulkner ? Ou d’un autre ? Fred dut ouvrir un dictionnaire pour en avoir le cœur net. William Faulkner avait écrit Les palmiers sauvages, mais il avait aussi écrit Le bruit et la fureur que Fred aurait volontiers attribué à Steinbeck par une curieuse association d’idées avec Les raisins de la colère. En revanche, Steinbeck avait bien écrit Des souris et des hommes, mais Fred aurait parié qu’Hemingway, et non Steinbeck, avait écrit À l’est d’Éden — qu’il n’avait pas besoin de lire parce qu’il avait vu le film. Dans la bibliographie de Faulkner, il s’arrêta sur un titre qu’il ne connaissait pas mais qui pouvait sans doute faire l’affaire : Tandis que j’agonise. Fred s’imaginait très bien lire un bouquin intitulé Tandis que j’agonise. Il avait entendu tant de types agoniser qu’il lui semblait intéressant d’écouter le point de vue du malheureux. Fred aurait donné beaucoup pour un titre pareil, il se voyait déjà attablé au bistrot de Mazenc, le roman ouvert devant lui, et entendait le patron lui demander : « Tandis que j’agonise, de quoi ça cause, monsieur Wayne ? » Au fait, ça parlait de quoi ?
Ce qu’il lut dans son encyclopédie le découragea plutôt, il s’agissait d’une famille de fermiers qui transportaient dans une carriole le corps en décomposition de la mère. Fred avait hélas vécu un épisode de cet ordre et, même si les circonstances étaient totalement différentes, il n’avait aucune envie de voir ressurgir tous ses mauvais souvenirs en lisant ce bouquin. Amelia Manzoni, née Fiore, était morte, dans son sommeil, d’une embolie pulmonaire massive, ce qui avait rendu la cause du décès difficile à déterminer. L’affaire se serait arrêtée là si Amelia, quelques jours avant sa mort, n’avait reçu la visite de son frère Tony venu cacher chez elle un butin de 150 000 $ après le braquage d’un diamantaire. La police avait perquisitionné et retrouvé l’argent mais pas Tony, parti se faire oublier au Canada. Le commissaire chargé de l’enquête avait demandé une autopsie pour faire le lien entre cette mort soudaine et la somme d’argent. César, le père, avait tenté de convaincre les autorités qu’il s’agissait d’un pur hasard mais il avait fallu attendre qu’une chaîne de décisions se mette en place pour qu’on leur rende le corps. Pendant ces trois jours-là, les Fiore s’étaient entassés chez les Manzoni, et cette promiscuité avait exacerbé tensions et non-dits. Le permis d’inhumer était arrivé comme une délivrance, le tout fut bouclé en une matinée. L’oncle Tony, toujours en cavale, était parvenu à faire le deuil de sa sœur aînée, mais pas de ses 150 000 $.
Ne trouvant pas son bonheur chez ces trois auteurs-là, Fred se tourna alors vers Dos Passos, juste pour la sonorité : Dos Passos. Il aurait aimé avoir lu Dos Passos avant même de s’y coller, histoire de placer des John Dos Passos à tout va dans ses conversations. Dans une bibliographie, il s’arrêta sur 42e parallèle, jusqu’à ce qu’il comprenne que la trilogie complète totalisait un bon millier de pages. Puis son attention se porta sur Manhattan transfer, « une fresque sur la création de New York ». Une fresque sur la création de New York ? Il en venait, de New York, et savoir comment New York était devenu New York ne lui paraissait pas urgent. Du reste, si New York était devenu New York, c’était, dans une très modeste part, un peu grâce à lui. Dos Passos oublié, Fred étudia le cas de Scott Fitzgerald qui, pour sa très grande faute, avait écrit Tendre est la nuit. Fred ne pouvait se résoudre à lire Tendre est la nuit après avoir écarté Tandis que j’agonise. En résumé, si John Dos Passos avait écrit Tandis que j’agonise, et si ce bouquin avait raconté une autre histoire que celle d’une famille qui attend de se débarrasser du cadavre de leur mère, le problème de Fred aurait été réglé. Comment faisaient les vrais lecteurs pour choisir un bouquin, bon Dieu ?
Et puis un soir, pendant qu’il regardait un documentaire sous-marin du National Geographic sur la vie des cétacés, l’évidence lui apparut : il lirait Moby Dick d’Herman Melville.
Moby Dick, c’était bien l’histoire de ce type qui court après une baleine ? De l’aventure, du surpassement humain, avec en prime le souffle du grand large, que demander de plus ? Le roman avait enchanté des générations de lecteurs, des moins lettrés aux plus érudits. L’encyclopédie précisait que l’auteur avait été hanté toute sa vie par l’idée que sa littérature ne fût pas reconnue de son vivant. Et Fred comprenait si bien une pareille angoisse. Pourquoi en choisir un autre qu’Herman Melville ?
Dans l’impossibilité de se procurer Moby Dick en langue anglaise à Montélimar, Fred hésita à demander à sa femme de le lui rapporter de Paris. Maggie, qui dénigrait depuis le début toute velléité littéraire chez son mari, se serait exécutée de mauvaise grâce sans lui épargner ses quolibets. Ne pouvant lui-même accéder à Internet, Fred pria Bowles de le lui commander dans une librairie américaine en ligne.
Une semaine plus tard, en sortant le livre de sa boîte aux lettres, Fred se sentit intimidé et le cacha dans sa table de nuit sans même l’ouvrir. Plusieurs jours durant, il se chercha quantité d’excuses pour reculer l’échéance et doubla son rythme de travail afin de ne plus avoir le temps ou l’énergie de commencer sa lecture. Ouvre-le, bordel, et Melville fera le reste.
En cette nuit d’insomnie, sa femme blottie contre lui, le moment était enfin venu. Il alluma sa lampe de chevet, se redressa dans le lit sans réveiller Maggie, et ouvrit le roman à la première ligne du chapitre 1 :
Je m’appelle Ismaël.
Ça y est, il était en train de lire Herman Melville.
Il venait de se lancer dans Moby Dick !
Là, dans la nuit noire, à la lueur rosée de sa lampe, Fred s’embarquait pour la toute première fois de sa vie dans un long périple qui commençait par :
Je m’appelle Ismaël.
Combien d’obstacles avait-il surmontés depuis l’enfance avant d’en arriver à ce tout début de roman ? Chez les Manzoni, il n’avait jamais vu un seul livre, on ne lisait que des quotidiens, surtout pour avoir des nouvelles de la famille quand un de ses membres se faisait arrêter ou passait en jugement. Combien de fois avait-il vu son père lever le nez du journal et dire : « Je comprends mieux pourquoi le cousin Vinnie ne répond plus au téléphone, il vient de prendre deux ans ferme à Joliet. » Le petit Gianni avait dû attendre le cours élémentaire avant d’approcher un vrai livre, et à peine avait-il eu le temps d’apprendre l’alphabet qu’il retournait dans la rue pour y former sa première bande. Son dossier scolaire fut remis à la préfecture de Newark et, dès lors, l’école et toutes les belles choses qu’on y enseignait ne furent que de l’histoire ancienne.
Les années suivantes, au lieu de se contenter d’ignorer les livres en général, il claironnait à qui voulait l’entendre sa profonde aversion pour la littérature en particulier. La première fois qu’il maudit un bouquin fut ce jour où Don Polsinelli lui demanda de « prendre soin » d’un petit entrepreneur de travaux publics d’origine sicilienne qui gardait ses distances avec tout type d’organisation criminelle. Il crachait par terre chaque fois qu’il entendait un nom de mafieux et rejetait les petits arrangements des émissaires envoyés par le capo de la famille locale. Après tout, on ne lui demandait pas grand-chose, sinon d’accepter certains chantiers et pas d’autres, et, en contrepartie, il était assuré d’avoir toujours de gros clients, et ses chantiers protégés. Il refusait pourtant la protection de ses coreligionnaires, il les insultait publiquement et alla jusqu’à porter plainte pour intimidation, mais ça n’empêcha pas Gianni de lui casser l’épaule comme on tord une aile de poulet. L’homme se radicalisa dans son attitude, porta à nouveau plainte pour coups et blessures, et donna une interview dans la presse locale : il ne fléchirait jamais devant ces brutes, et attendait que son pays, les États-Unis d’Amérique, fasse triompher la justice. Une semaine plus tard, Gianni reçut l’ordre d’exécuter le petit entrepreneur courageux afin de faire un exemple. Il utilisa la méthode classique, celle qui rappelait les riches heures du syndicat du crime : deux hommes dans une voiture, un chauffeur et un exécuteur qui tire à bout portant. Une manière de signer le meurtre en toutes lettres : LCN. Jimmy Lombardo et Giovanni Manzoni attendirent l’homme à la sortie d’un bar où, comme chaque vendredi soir, il prenait une bière avec ses ouvriers avant de rentrer chez lui. Au volant d’une vieille Ford volée deux heures plus tôt, Jimmy surgit d’une impasse au moment précis où le type traversait la rue. Gianni, parfaitement synchrone, lui logea trois balles dans la région du cœur, et la Mustang traça dans Newark en cette fin d’automne.
La mauvaise nouvelle tomba le lendemain : le type avait survécu.
Gianni en aurait pleuré en lisant l’article à la une du Daily Newark. Photo du miraculé sur son lit d’hôpital, déjà réveillé et presque souriant. Pour Gianni, c’était impossible, il se souvenait très bien des impacts de ses trois balles dans la région du cœur : on ne survivait pas à un tir aussi précis. Dans l’édition du soir, ils eurent enfin une explication à ce mystère. Les trois tirs étaient effectivement groupés, le premier lui avait traversé le pectoral gauche au niveau de l’aisselle, et les deux autres s’étaient fichés dans un ouvrage relié cuir, calé dans une poche de son bleu de travail, et suffisamment épais pour freiner deux balles de calibre .6,35 tirées à cinq mètres.
Giovanni dut reprendre la phrase plusieurs fois pour être sûr d’avoir bien lu. Un ouvrage relié cuir.
Un livre ?
C’était bien de ça qu’il s’agissait, un livre ? Un putain de bouquin ? Le genre de truc qui prend la poussière dans les rayonnages d’une bibliothèque, ou sur une table basse, ou dans une librairie qui sent le moisi ? Un truc qu’on s’attend à trouver dans le sac d’un étudiant mais pas dans le bleu de travail dégueulasse d’un putain d’ouvrier du bâtiment qui rentre chez lui après s’être arrêté au bistrot !
Contre toute attente, c’était la pure vérité. L’entrepreneur n’avait pas lu grand-chose dans sa vie, excepté Anniù suli non tramonta mai, de Aguile Lungharelli, le seul écrivain né dans le même petit port que lui, à Ficarazzi, où « le soleil ne se couche jamais ». Ce bouquin lui rappelait ses origines mieux qu’un documentaire, il mettait en scène de façon à peine romancée des personnages du cru, et décrivait avec amour la campagne pelée et les monts rocailleux face à la mer. Le patron avait prêté le précieux ouvrage à un de ses ouvriers, issu du même village, qui le lui avait rendu ce fameux jour où Gianni l’attendait au coin de la rue, calibre en main.
Si l’affection de cet homme pour ce livre était déjà énorme, après qu’il lui eut sauvé la vie, il en fit une relique. Un prêtre vint bénir l’ouvrage qui trônait dans le salon, sur un petit autel dressé pour l’occasion, et les voisins firent la queue pour tourner une page du porte-bonheur. La légende de l’homme sauvé par un livre était née. Dès lors, plus question de s’approcher à moins de cent pas du miraculé, qui fut le seul Italien de Newark à avoir tenu tête à LCN et à vivre une retraite paisible sous les cocotiers.
Après l’humiliation subie — tous les wiseguys s’en donnèrent à cœur joie — Gianni se mit à maudire les livres, tous les livres du monde. À l’orée du troisième millénaire, à quoi pouvaient bien servir tous ces milliards de milliards de putains de bouquins ? Pourquoi tant d’arbres abattus à cause de toutes ces descriptions interminables de lieux et de visages qui n’existaient même pas ? Avait-on encore besoin de descriptions, à l’heure du numérique ? À quoi bon s’emmerder à lire trente pages qui décrivaient une tour qui penche quand, nom de Dieu, tout le monde connaissait la tour de Pise. Il suffisait d’avoir vu une seule photo pour s’en souvenir à jamais ! Tous ces romans bourrés de détails inutiles et d’histoires abracadabrantes dont chaque phrase pouvait être contredite par la vie même. Que pouvait-on apprendre dans les livres que la vie n’enseignât pas ?
Gianni s’étonnait que l’humanité au grand complet ait lu au moins UN livre, même le plus attardé des sbires de son équipe. Un jour, il avait surpris Jimmy, son frère d’élection, avec un roman policier.
— J’aime bien, ça me détend.
Il avait vu ses propres enfants grandir et se rapprocher des livres. Toute petite, on retrouvait Belle cachée dans le jardin de la maison de Newark, un recueil de poésie à la main. Elle avait déjà compris ce qu’était un vers et en avait même tourné quelques-uns — elle avait notamment fait rimer human race et pretty face, ce qui avait tout de même suscité l’admiration de son père. Mais Giovanni avait encore moins de respect pour la poésie que pour la prose. La poésie ne racontait rien, elle lançait des gerbes d’images et accolait des mots qui n’avaient jamais demandé à être réunis, et tout ça devait exalter des qualités de cœur, et avec tant de lyrisme que c’en devenait dégoûtant. Le Manzoni qu’il était alors se sentait agressé par l’idée même de poésie, et sa femme avait eu beau lui expliquer que c’était un peu comme des chansons sans musique, il y avait, selon lui, un fond bien plus pervers à tout ça. Dans quel monde fallait-il vivre pour s’extasier devant des strophes ?
Warren, lui, avait lu des essais sur la mafia des origines à nos jours. Des essais ! À douze ans, il en connaissait plus que son père sur les rites, l’histoire, les méthodes, la symbolique et l’organisation de la grande confrérie.
— Dis papa, je ne savais pas que le mot MAFIA venait du milieu du XIIIe siècle, quand les Siciliens résistaient à l’occupant français. En fait, le mot est un sigle : Morte Ai Francesi Italia Anela, ce qui veut dire : « L’Italie aspire à la mort des Français. »
— …?
Au même âge, Warren avait non seulement vu mais lu le fameux Parrain de Mario Puzo, le nouvel évangile des affranchis, le livre qui les avait fait passer de brutes psychopathes à gangsters de légende. Pendant le temps de sa lecture, Warren s’était absenté au reste du monde. Au lieu de suivre dans la rue les gosses du quartier, il s’était enfermé dans sa chambre, prêt à envoyer valser quiconque l’obligerait à lâcher son bouquin. Fred et Maggie durent se rendre à l’évidence, leur enfant chéri n’en était déjà plus un, quelque chose l’avait changé. Il s’attardait moins sous les papouilles de sa mère et redoublait d’admiration pour son père. Il savait désormais ce qu’était un chef de clan qui traitait des affaires occultes et de grande envergure. Son papa était un des leurs, et ça, il l’avait appris dans les livres.
À la longue, Gianni assuma sa monstruosité : il était bel et bien le seul homme au monde à n’avoir lu aucun livre. Et ça lui faisait gagner un temps fou, nom de Dieu ! Il agissait, au lieu de rester le cul sur une chaise à s’efforcer de croire à tous ces rebondissements débiles et à toutes ces psychologies tordues. Il en vivait un par jour, de roman, lui, Giovanni Manzoni. Les romans, c’était bon pour les caves, ceux qui partent à l’aventure en allant pêcher la truite, ceux qui croient qu’un pneu crevé est un coup du sort, ceux qui payent des impôts parce qu’on le leur demande avec un peu de fermeté, ceux qui ont peur de tout, et même peur d’avoir peur, mais qui ne peuvent pas s’en empêcher, tous ceux qui trouvent la vie angoissante ou mortifère, oui, ceux-là pouvaient oublier leur triste existence en s’identifiant à celle d’un être de papier.
Je m’appelle Ismaël.
Bon, c’était une première phrase. Pourquoi ne pas commencer comme ça, après tout. Le gars se présente simplement, voilà, c’est court et c’est fait. On peut passer à la suite, tous ces trucs en haute mer avec cette baleine obsédante. Il fallait avoir le courage de ce dépouillement, pensa Fred, qui avait perdu un temps fou à chercher la première phrase de L’empire de la nuit, son deuxième titre, au lieu de commencer tout naturellement par :
Je m’appelle Laszlo Pryor.
Melville avait le droit, lui, mais pas Fred. D’ailleurs, il n’avait aucun droit. Quand il avait décidé d’écrire, les siens avaient nié son statut d’auteur et le lui avaient fait comprendre avec une ironie qu’il avait supportée faute de pouvoir exécuter sa propre famille. Un jour, il surprit une phrase de Warren, la plus cruelle de toutes : « Papa ? Un roman ? Un singe qui taperait au hasard sur les touches aurait plus de chance de nous réécrire Pour qui sonne le glas. » Fred prit l’image au pied de la lettre et se vit comme un chimpanzé grimaçant sous l’effort, le doigt en l’air, hésitant à frapper une touche, n’importe laquelle. Cette image-là en appela beaucoup d’autres chaque fois qu’il osait s’enfermer avec sa quincaillerie et sa ramette de papier. On ne lui épargnait rien, à croire que ce rêve fou leur faisait peur. Et ce n’était pas seulement la peur de le voir exhumer son passé de gangster et de consigner sur papier ses souvenirs de brute sanguinaire, il s’agissait d’une crainte bien plus profonde que personne n’aurait su définir. Fred ne devait pas écrire parce que c’était indécent, ça n’était pas dans la logique des choses ni dans l’ordre du monde. Par-delà le grotesque, il y avait la crapulerie, la même que du temps de son exercice mafieux, le manque absolu de sens commun, l’impunité qui consistait à passer au-dessus des lois et à s’en créer de nouvelles à usage personnel. Il s’attaquait au roman en prenant ses lecteurs en otages comme jadis les clients d’une banque. Et peu importait si le résultat était d’un intérêt quelconque, le mal était fait et se répétait chaque jour, jamais remis en question, car personne n’était parvenu à dire à Fred, pas même une petite voix intérieure : Prends garde, malheureux ! Ne sais-tu pas que des millions d’autres s’y sont essayés avant toi et que seuls quelques-uns ont été à la hauteur de cet acte sacré ? Avec leur style, le souffle de leurs récits, ils ont fait surgir le sublime au détour d’un chapitre, ils ont enrichi le patrimoine humain. Tout ce que tu pourras dire ne sera jamais aussi éclatant que la blancheur de cette page, alors laisse-lui sa pureté, c’est le meilleur service que tu rendras à la littérature. Il n’entendit rien de tout cela et enfonça ses doigts replets dans les touches. Les marteaux vinrent frapper le papier, et les mots se frottèrent les uns aux autres, le plus souvent la nuit, dans le plus grand secret, jusqu’à ce qu’ils fussent assez nombreux pour que Fred leur octroie le statut de roman. Pas une seule fois, il n’eut l’impression d’entrer dans le panthéon des Lettres, ni la tentation de se regarder de trois quarts dans le miroir de la postérité littéraire : il se sentait plus fort que les livres, et sa vie méritait d’être racontée à des inconnus, persuadés que des vies comme celles-là, on n’en trouvait que dans les livres. Le monde était sûrement rempli de bons élèves qui savaient mettre les virgules aux bons endroits, mais qu’avaient-ils à raconter ? Lui, Fred Wayne alias Laszlo Pryor, avait en mémoire des faits si réels et si choquants que la littérature elle-même craignait de s’y colleter.
Je m’appelle Ismaël.
Fred n’avait pas eu le courage de dire je et de se poser comme narrateur. Il s’était interdit ce je, persuadé qu’il était réservé au journal intime, et un journal intime s’écrivait à la main sur un cahier à carreaux. Fred voulait s’attaquer à un vrai livre, avec des caractères en script et des bords bien alignés à droite et à gauche. Le roman, c’était d’abord une mise en page rectiligne, comme déjà imprimée : qu’un seul mot dépassât et la ligne était fichue, il fallait alors la reprendre. Son obsession du texte symétrique conditionnait sa façon d’écrire, le forçant à éviter un adverbe trop long, une mauvaise césure, une ponctuation qui tombait mal. Il choisissait ses mots selon leur taille, et s’il ne pouvait les couper au bon endroit en fin de ligne, il en tapait d’autres. Au bout de plusieurs mois de cet exercice, il en était arrivé à une conclusion : on pouvait dire une même chose avec des mots différents. Était-ce cela qu’on appelait « le style » ?
Fred ne s’était jamais préoccupé de style. La première page en avait appelé une autre, puis une autre, et il avait raconté sa vie comme il avait pu, dans un texte brut, à son image, succession d’événements décrits dans les termes les plus directs, sans se soucier des répétitions et des digressions, une gifle était une gifle, une balle dans le ventre était une balle dans le ventre, et au final, dans la vie comme dans les livres, seul le résultat comptait. Il ignorait les lois de la syntaxe comme celles du code pénal et ne se souciait pas de tournure ou de forme. Quand son fils avait tenté de lui en toucher deux mots, Fred n’avait rien compris à cette notion de « style ». Pour appuyer sa démonstration, Warren avait choisi des références plus parlantes aux oreilles de son père.
— Admettons que tu sois toujours un capo et que tu aies besoin de faire descendre un type, qui tu vas choisir de Paulie Francese ou Anthony Parish pour exécuter le contrat ?
— Ils sont de deux écoles complètement différentes. Anthony est un rationaliste, ses scénarios sont très épurés, presque « naturels ». Il va toujours chercher à coincer le type là où il s’y attend le moins pour en finir le plus vite possible. Chez Paulie, en revanche, le mode opératoire est parfois plus important que la mission elle-même. Il varie souvent les armes et ne reproduit jamais deux fois le même assassinat. Il est capable d’innover, de réinventer le genre.
— Eh bien tu vois, c’est ça, le « style ».
Contre toute attente, cela avait déclenché chez Fred un début de réflexion. Depuis, il puisait dans son arsenal de patron de la pègre pour aiguiser son vocabulaire, il choisissait des mots tranchants comme des rasoirs, proposait des métaphores à base de meurtre et décrivait les douleurs morales comme s’il s’agissait de douleurs physiques.
Mais, par-delà le maniérisme, seuls comptaient vraiment le sens du récit et l’urgence à le jeter sur le papier. Le souvenir d’une vie entière vouée à l’abjection grondait encore en lui et jaillissait par salves.
À 3h50, les yeux mi-clos, il décida de ne plus se laisser parasiter par tous ces souvenirs, bons et mauvais, et retourna vers ce personnage qui venait à peine de se présenter.
Je m’appelle Ismaël.
Sur quoi il s’endormit, la lumière allumée, le livre sur le ventre.
À son réveil, le lit était vide. Fred tâtonna à la recherche de son bouquin et le trouva à terre. Il s’en saisit, passa une robe de chambre, descendit dans la cuisine sans croiser personne et s’y servit un fond de café tiède. Il resta un moment en apesanteur et reprit lentement ses esprits : Nous sommes dimanche matin, ils sont là jusqu’à ce soir. La chienne vint le rejoindre et posa la gueule sur les genoux de son maître.
Belle, les bras chargés de courses, entra dans la cuisine et embrassa son père sur le front.
— On revient du marché, avec Mom.
Tout en rangeant le contenu des sacs dans le réfrigérateur, elle demanda à son père :
— Papa ? Tu lis ?
— …?
— Tu lis Melville ? Toi ?
Belle désigna le volume que son père, dans un demi-sommeil, avait posé contre la cafetière. En fait, il comptait bien reprendre sa lecture là où il l’avait laissée, et franchir le cap de cette première ligne, quitte à y passer le dimanche.
— J’en ai besoin pour mon roman, dit-il. C’est difficile à expliquer.
— Et tu en es où ?
— Au début.
— Tu verras, c’est vraiment bien après les deux cents premières pages.
Fred s’étira un long moment, déjà vaincu par l’effort à venir. Dans la remarque de sa fille, il y avait plus d’admiration pour Melville que pour lui. Se rendait-elle seulement compte de ce que représentaient deux cents pages pour un type comme lui ?
Warren arriva d’on ne sait où, rasé de frais, dans des vêtements plus habillés que ceux de la veille, ce qui ne lui ressemblait pas.
— Je vais faire un saut à Montélimar, je serai de retour pour le déjeuner.
Sur le point de quitter la cuisine aussi vite qu’il y était entré, il se figea un instant, se tournant vers son père.
— … Qu’est-ce que j’ai vu ? Un bouquin ?
— …
— C’est Moby Dick ? Mon père lit Moby Dick ?
Fred préféra ne pas répondre et rangea le volume dans la poche de sa robe de chambre.
— Pourquoi tu t’emmerdes à le lire, le film existe. C’est même un truc de ton époque, avec Gregory Peck. C’est lui qui joue Achab.
— … Qui ?
— Gregory Peck.
— Non, le personnage.
— Le capitaine Achab.
Fred avait bien croisé un Ismaël, mais aucun Achab. Qu’est-ce qu’on lui voulait, si tôt le matin, encore embrumé ? Il n’avait pas encore appareillé, il n’était même pas monté sur le bateau, et il connaissait à peine le nom du narrateur, nom de Dieu.
Warren, trop pressé pour poursuivre, sortit dans l’allée sans nom, croisa sa mère, le téléphone en main, et quitta le village aussi vite que sa Coccinelle le lui permettait. Si, la veille, il avait fourni quelques efforts pour rester à Mazenc, il lui paraissait maintenant insurmontable de savoir sa Lena à moins de vingt kilomètres et de ne pas la rejoindre. D’autant qu’il avait une grande nouvelle à lui annoncer.
Trois jours plus tôt, pendant qu’il traversait une forêt du Vercors, une idée extravagante lui avait traversé l’esprit, une idée qui serait peut-être la première étape de leur vie de couple. Il s’était demandé si, au lieu de restaurer une ruine en pierre, il ne valait pas mieux bâtir de toutes pièces, avec le bois des forêts alentour, son chalet. Depuis qu’il vivait là-haut, il en avait repéré de toutes sortes, en rondins, en planches plates, sur pilotis. L’idée de vivre dans un matériau qu’il travaillait tous les jours l’exaltait plus que tout. Son patron lui avait parlé d’une entreprise qui avait fait faillite faute d’avoir obtenu les autorisations requises, et la municipalité vendait pour une bouchée de pain un gigantesque tas de bois qui allait bientôt pourrir. Bertrand Donzelot lui avait même proposé de le racheter à son compte, à charge pour Warren de le rembourser quand il le pourrait. Ne restait plus qu’à chercher le lopin de terre et emprunter à une banque.
À peine arrivé chez les Delarue, Lena ne lui laissa pas le temps d’annoncer sa grande nouvelle.
— Pourquoi ne m’as-tu pas proposé de venir chez tes parents ? C’était l’occasion ou jamais !
Pris de court, Warren prétexta la mauvaise ambiance qui régnait à Mazenc et lui promit que la prochaine fois serait la bonne.
— Tu as honte de moi ?
— … Qu’est-ce que tu dis, mon ange ?
— Tu as honte de moi, Warren. Mets-toi à ma place et tu verras qu’il n’y a pas d’autre explication.
Il dut reconnaître qu’elle avait des raisons de douter. Warren avait été adopté à part entière par les parents de Lena et s’était fait un allié en la personne de son frère Guillaume. Il dormait sous leur toit, farfouillait dans leur réfrigérateur, trouvait son rond de serviette dans un tiroir, et dépiautait des cadeaux à son nom au pied du sapin de Noël.
La toute première fois qu’il dîna chez eux, Lena voulut le mettre à l’aise : Sois naturel, ce sont des gens très simples, une phrase qui annonçait exactement l’inverse, et Warren sentit poindre la mise à l’épreuve. De fait, il passa la soirée à étudier les gestes des autres pour les reproduire, placé à la droite de la maîtresse de maison, que les enfants appelaient maman. Quand elle lui tendit les hors-d’œuvre, il intercepta le regard froncé de Lena et saisit le plat pour que Mme Delarue se serve en premier, comme l’exigeait le protocole. Au plateau de fromages, il hésita devant un roquefort que personne n’entamait et se découpa une fine barrette de comté. Il se priva d’une seconde part de tarte parce que personne d’autre n’en reprenait. La conversation s’arrêta un temps sur Mozart et sur les Noces qu’on montait à l’opéra de Lyon, avec un bémol de René Delarue sur le metteur en scène qui s’était fourvoyé dans une Flûte enchantée contestable. Chacun des convives devisa gaiement sur le thème, Guillaume évoqua la fantaisie nostalgique de Mozart, et Warren aurait tout donné pour une telle incise. Mais non, rien, il n’avait rien à dire sur Mozart, il avait vu Amadeus comme tout le monde et se retint de dire : Quel génie ce type ! On lui demanda d’où venait un nom comme Warren Wayne, et il répondit : « Du New Jersey, mais c’était il y a très longtemps » et ça fit rire tout le monde sans qu’il sache trop pourquoi. En sortant de table, Lena lui prit discrètement la main, le temps de passer au salon, et lui chuchota à l’oreille qu’il s’en était bien tiré.
Warren se sentait chez lui au sein d’une famille qui réglait plus de problèmes qu’elle n’en posait. À côté des Delarue, il voyait les Manzoni comme des rustres d’Américains, des émigrés sans manières qui élevaient la voix pour tenter de convaincre, et qui évoquaient plus fréquemment l’œuvre de Frank Costello que celle de Mozart. Quand Lena prononçait la terrible phrase : « Tu as honte de moi, Warren », il s’agissait de l’exact contraire, il avait honte d’eux.
Les premiers temps, il avait invoqué les nombreux voyages de ses parents aux États-Unis, puis il avait trouvé des excuses au coup par coup, une dépression de sa mère, une fin de roman difficile de son père, et divers règlements de comptes familiaux qui se tenaient forcément à huis clos. Et puis, il avait manqué d’imagination, de naturel, et avait tenté des échappatoires de plus en plus suspectes, en se maudissant d’en arriver là.
— C’est quoi, cette fois ? Tes parents divorcent ? Ta sœur s’est cassé la jambe ?
Désormais, chaque mensonge de Warren était pris comme un affront qui mettait en péril leur avenir commun.
— Si quelque chose te gêne, dis-le, amour. Tu ne me crois pas capable de comprendre, d’accepter de les voir comme ils sont, ou comme tu penses qu’ils sont ?
— J’en suis sûr, mon ange. Mais mon père est un individu assez… assez particulier.
— Et alors ? Il n’a tué personne, que je sache !
Si Warren ne s’était pas mordu la langue, il aurait très exactement répondu :
— Je ne souhaite à quiconque de croiser la route de mon père et encore moins de déjeuner avec lui. Il aspire bruyamment chaque gorgée de son thé, mais il aspire aussi ses tartines à peine trempées. Il pense que Schopenhauer est un pilote automobile et, quand il croise une femme, c’est son visage qu’il découvre en dernier. Mais ses manières de rustre ne sont rien : c’est aussi un tueur. Non, ça n’est pas une expression toute faite, c’est une réalité : mon père a exécuté des gens, et pas en temps de guerre, au contraire, durant une période prospère de l’histoire de son pays, il a tué pour pouvoir faire chaque jour la grasse matinée. Il fait partie d’une espèce dangereuse pour l’homme. Il ne fait rien de ce qu’il dit mais il fait tout ce qu’il pense. Son autorité est à l’épreuve des balles, et Dieu en personne devrait rajouter deux ou trois commandements rien que pour lui.
Cette vérité, inacceptable pour tous, l’aurait été plus encore pour une Lena qui, sous son air frondeur, était vulnérable à toute forme de violence. Un trait de caractère propre aux Delarue. Pour eux, si un homme volait, c’était par besoin, si un autre tuait, c’était à cause de sa terrible enfance. Quand deux types se battaient, aucun n’avait tort ni raison, la vérité se situait toujours à mi-chemin. Quand deux nations s’affrontaient, la solution diplomatique allait finir par leur montrer la voie de la raison. Ils avaient foi en la justice et pensaient que l’homme était toujours rattrapé par sa mauvaise conscience. La petite Lena avait été élevée selon des préceptes du genre : Le méchant est puni par sa propre méchanceté et C’est au plus intelligent de céder. Warren ne cessait de s’étonner de leur innocence. Le sommet fut atteint le triste jour où des cambrioleurs s’introduisirent chez eux. Ils n’emportèrent presque rien, hormis une petite table Napoléon III que les Delarue se transmettaient de père en fils. Ce meuble avait été la fierté de M. et Mme Delarue, il devint leur drame. Lena en eut les larmes aux yeux, elle parla de « viol », et ce n’était ni la valeur marchande, ni la valeur sentimentale de la pièce volée qui la peinait tant, c’était l’idée même de ces individus qui avaient pénétré dans leur petit cocon familial pour se servir. Et tout ça pourquoi ? Pour une poignée de billets qui allaient passer de main en main ?
Dans ces conditions, comment Warren pouvait-il avouer à Lena que, dans une vie antérieure, son père avait coulé des types dans le béton en se demandant si le chinois du coin était ouvert ? Qu’il avait mis des quartiers à feu et à sang pour arrondir ses fins de mois ? Et que s’il avait cambriolé les Delarue, il leur aurait fait cracher où se trouvait le coffre qu’ils n’avaient pas ?
Même si, au plus fort de leur amour, Lena avait dit à Warren : Tu es innocent des crimes de ton père, elle n’aurait cessé de se demander s’il n’était pas l’héritier direct de tant de violence. Warren ne voulait pas prendre le risque de lire un jour ce doute sur son visage et craignait que ses beaux-parents ne voient en lui un descendant d’Al Capone. Il y avait pire encore : la vendetta. Tant qu’il y aurait un descendant d’Italien connecté à la traditionnelle Cosa Nostra, une menace de mort pesait sur Gianni Manzoni et sa descendance. Belle et Warren s’y étaient faits dès la naissance, ils avaient même fini par l’oublier, mais comment la partager avec des innocents ?
Warren avait repoussé l’échéance. Sans doute trop. Lena s’était lassée de ce manque de confiance. Bientôt elle allait se lasser de lui.
— Tu veux une preuve d’amour, mon ange ?
— …?
— Je te fais la promesse solennelle de ne pas revoir ma famille sans toi à mes côtés.
Lena eut un petit rire de surprise et se laissa prendre par la taille.
Ce dimanche à Mazenc prenait un tour inattendu. Clara venait d’annoncer à Maggie une rafale de mauvaises nouvelles qui viraient à la catastrophe. Le marchand de mozzarella attendu pour le lendemain ne livrerait plus, un tout nouveau client venait de faire une razzia sur sa production et demandait l’exclusivité sur le produit pour un prix défiant toute concurrence. Par ailleurs, le fournisseur de parmesan de Reggio Emilia avait reçu un coup de fil d’un individu qui avait émis des doutes sur la solidité financière de La Parmesane, insinuant qu’elle était au bord de la cessation de paiement et du redressement judiciaire. Clara avait cherché, en vain, à le rassurer. En outre, et c’était bien le plus grave, Rafi était revenu les mains vides des halles de Rungis : les meilleures aubergines avaient été préemptées par un client qui désormais se porterait acquéreur, chaque matin, de la totalité du stock sans jamais discuter le prix. En dernière minute, Rafi avait acheté une marchandise de moins bonne qualité et bien plus chère, chez un marchand de légumes du boulevard de Charonne.
— Je prends le train et j’arrive, dit Maggie.
Ces coïncidences n’en étaient pas : elle savait mettre un nom sur cette série noire. Retrouver des fournisseurs ne se ferait pas sans mal, il allait falloir en tester de nouveaux et les convaincre de la choisir comme cliente, ce qui demanderait un temps et un investissement dont elle ne disposait pas. Bien sûr, elle pouvait se montrer moins exigeante sur les produits, ses six cents parts quotidiennes se vendraient quand même, mais c’était exactement cette logique-là qui l’écœurait le plus, celle de ses virulents ennemis.
Maggie eut la tentation de déclarer forfait. Après tout, elle n’allait pas attraper des ulcères pour un plat d’aubergines, ni sombrer dans une dépression à cause de la boutique. Elle s’était prouvé ce qu’elle voulait. Elle pouvait aussi bien mettre la clé sous la porte et retourner s’occuper de son petit jardin.
À quelques mètres d’elle, dans le canapé du grand salon, Belle essayait de réviser un cours sans parvenir à se concentrer. Pourquoi perdait-elle son temps avec un François Largillière ? Il déclarait haut et fort n’être pas fait pour elle, comme il refusait de croire à l’attirance des contraires. Pourquoi s’attacher à un fou qui la regardait comme un péril en sa demeure ? Qui lui reprochait de trop exister ?
Qu’il y reste, dans son douze-pièces, derrière ses six écrans, ce con.
Cette bonne résolution prise, elle reçut un appel du fou en question.
— Vous me manquez, Belle.
À l’étage, en attendant le déjeuner, Fred venait de s’isoler dans une toute petite pièce en pierre nue qui avait dû être une cellule de nonne. Il reprenait sa lecture sans que personne ne le regarde comme un débile s’apprêtant à fournir un effort intellectuel au-dessus de ses moyens.
Je m’appelle Ismaël.
Ça y est, c’était Gregory Peck, bordel ! Peu importait le nom du héros, Ismaël, Achab ou Tartempion, la tête de Gregory Peck s’imposait maintenant et ne le quitterait plus. Tout ça à cause de ce petit salaud de Warren !
— Fred…? Tu es où ?
Est-ce qu’on allait lui fiche la paix ? Maggie ouvrait toutes les chambres de l’étage pour le débusquer. Elle aussi allait se fendre d’une petite réflexion qu’il n’avait pas méritée, tout ça pour avoir ouvert un livre, lui, le monstre, l’inculte. On ne lui laissait même pas le bénéfice du doute, on ne lui donnait même pas la possibilité de s’embarquer.
— J’ai des soucis à la boutique, une urgence, j’ai le temps de prendre le 12h06. Désolée. Tu as trois jours de courses au frigo.
Belle entra à son tour et embrassa son père dans la foulée.
— Je vais remonter avec Mom, la prochaine fois je resterai plus longtemps, mais là… Et puis Warren vient d’appeler, il déjeune à Montélimar et rentrera directement chez lui, il t’embrasse.
Dix minutes plus tard, sans rien comprendre à cette désertion subite, Fred retrouva ce silence absolu qui lui était devenu si familier. Sonné, allongé dans sa cellule, le livre dans la main.
Il se leva et retourna vers sa machine à écrire. Drapé dans sa chère solitude, il commença à taper quelques phrases que lui soufflait une soudaine tristesse. Après tout, si les siens n’avaient pas besoin de lui, il n’avait pas plus besoin d’eux, et tout son temps pouvait être consacré à ce qui était devenu l’épicentre de sa vie : son désir de raconter. Le deuxième chapitre faisait du surplace, c’était sans doute le moment ou jamais d’en sortir.
Moby Dick devrait encore attendre.
Malavita quitta sa cachette pour s’endormir dans le bureau de son maître, bercée par le cliquetis de la machine.