Épilogue

Maggie rendit la maison de Mazenc à ses propriétaires et ne garda aucun meuble, aucun souvenir, sinon le matériel de travail de Fred, machine, manuscrits et dictionnaires. La chienne Malavita resterait le seul vrai témoin de toutes ces maisons occupées et de toutes ces vies traversées. Maggie en prenait grand soin. Le manque de Fred les avait rapprochées.

Depuis le départ de son mari, elle se contentait de la seule vérité capable de l’aider à supporter l’absence : Fred avait eu une enfance unique, une vie en marge, un destin exceptionnel, comment aurait-il pu se résigner à vieillir comme un retraité qui redoute l’hiver ? Ou pire, comme un mauvais écrivain qui n’a plus rien à raconter ? Après avoir été privé de douze longues années de liberté, Fred avait repris sa route. Une route dont même sa femme et ses enfants n’avaient été qu’une étape.

Elle eut de ses nouvelles par Tom ; Fred était vivant et en lieu sûr. Bientôt, il appellerait lui-même Maggie, et ils reprendraient l’habitude de se parler. Et puis, qui sait, dans un, trois ou cinq ans, à Paris, à New York ou ailleurs, ils seraient de nouveau réunis.

Trois mois après son départ, elle reçut par la poste un exemplaire de Peur bleue.

Ce livre est dédié à ma Livia, que j’aimerai toujours, où qu’elle soit.

La suite racontait comment une brave commerçante de quartier faisait appel à une poignée de professionnels du crime pour tailler en pièces une multinationale jusque-là invulnérable. Toute la science, toute la technicité jamais mises au point par la séculaire Cosa Nostra y étaient résumées ; racket, chantage, extorsion, menace, représailles, blanchiment, chaque étape de cette entreprise de destruction avait été décrite avec une telle précision que Maggie elle-même sauta des passages pour s’épargner de pénibles détails. Qui d’autre que Fred aurait eu le talent, la matière et l’impunité suffisants pour livrer pareil document à ses contemporains ?

Elle ne put s’empêcher de partager l’ouvrage avec les principaux intéressés. Arnold et Sami se firent une joie de jouer les livreurs, une centaine d’exemplaires distribués à ceux d’en face, chefs, directeurs, cadres supérieurs. Même si toute ressemblance avec la réalité n’était que coïncidence, la plupart se reconnurent.

Francis Bretet, d’une voix aussi blanche que son teint, se manifesta pour regretter la disparition de La Parmesane. Les fournisseurs retrouvèrent la route de la boutique, les tracasseries administratives cessèrent, le bail fut renouvelé, et Maggie put ouvrir à nouveau ses portes.

Sur le perron, Malavita veillait.

*

— Prends toute la place qu’il te faut, avait dit François.

Mais Belle n’en prenait pas tant que ça. Elle investit une partie de la penderie et des tiroirs, puis elle hésita entre deux pièces vides du second étage pour y installer son bureau. Il demanda pourquoi cette pièce-là, moins éclairée et bizarrement asymétrique. Pour tester sa réaction, elle répondit : l’autre est plutôt une chambre de bébé. Un argument frappé au coin du bon sens, selon François Largillière.

Chacun dans son univers, ils communiquaient par courriers électroniques et s’invitaient parfois à partager un café surprise ou une étreinte crapuleuse. Le soir, ils se retrouvaient pour ne plus se quitter jusqu’au lendemain.

Les phrases de François s’étaient raccourcies. Il passait moins de temps à expliquer comment le monde courait à sa perte et cherchait plutôt à s’étonner de ses bonnes surprises. Et quand parfois Belle l’appelait « mon héros », il ironisait sur la question mais se sentait flatté au plus profond de lui-même.

*

L’inné et l’acquis, l’hérédité et l’atavisme, les gènes et la fatalité, désormais le jeune Wayne ne se tourmenterait plus avec des questions bien trop complexes pour lui. Il avait joui de son libre arbitre et l’avait perdu, à quoi bon chercher une autre vérité ? Pourquoi aller vers la tendresse quand on était doué pour la violence ? Pourquoi manier le bois quand on était fait pour le métal ? Pourquoi vouloir tisser son petit cocon de bonheur quand on était d’envergure à mettre le monde à sa botte ? Warren était né Manzoni et le resterait à jamais. À vingt ans, il ne trahirait plus ses grandes espérances.

Avant de quitter sa montagne, il dit à M. Donzelot qu’il ne l’oublierait jamais. Le vieil homme lui demanda :

— Et ton chef-d’œuvre ?

De peur de laisser à son ancien maître le remords d’avoir accueilli en son sein le Diable en personne, Warren ne lui dit rien de ce qui, bientôt, allait devenir son chef-d’œuvre. Mais avant de le commencer, il devait remonter aux origines de son art pour en percer les délicats mystères.

Il prit des trains, plusieurs, en cherchant le sud, jusqu’à ce qu’il en trouve un, à quai, en direction de Palerme.

*

Dans le cockpit de l’hélicoptère, Fred découvrait une interminable mer turquoise qui cernait des îles plus petites que son ongle, et si nombreuses que peu d’entre elles devaient porter un nom.

— Vous allez me dire où on va, bordel ?

Jadis, à l’époque de son témoignage, Fred avait pris tant de fois l’hélico du FBI. Pour perdre le clan Gallone, on l’avait déplacé dans un comté différent toutes les quarante-huit heures.

Comment avait-il pu imaginer que Tom Quint le laisserait circuler librement, avec des papiers en règle ? Solde de tout compte ? Avec la bénédiction du Bureau ? Un doux rêve.

— Tom, je vous l’ai demandé vingt fois, où sommes-nous ?

Mais Tom se taisait et Fred dut attendre qu’ils atterrissent sur une piste à peine défrichée. L’île était si petite que Fred pouvait en voir les contours en pivotant sur lui-même. En son milieu était planté un bungalow surmonté d’un auvent, avec, à son flanc, ce qui ressemblait à une glacière reliée à un groupe électrogène.

— Vous allez enfin m’expliquer ce qu’on fiche ici, nom de Dieu ?

— Je vous installe dans votre nouvelle résidence.

— …? Arrêtez de déconner, où sommes-nous ?

— À vrai dire, je ne le sais pas moi-même.

— …?

— Comprenez-nous, Fred. Depuis douze ans nous n’avons cessé de vous reloger et depuis douze ans vous n’avez cessé de vous faire repérer, vous avez même réussi à nous fausser compagnie et à rentrer au pays sous notre nez. Vous êtes le repenti le plus encombrant de l’histoire des repentis.

— …

— Nous en sommes arrivés à cette conclusion que si vous-même ne saviez pas où vous vous trouviez, personne ne viendrait vous y chercher.

— …?

— Voyez les bons côtés : fin du dispositif de surveillance, aucune menace en vue, plus de problèmes de voisinage ni de promiscuité.

— Ce que vous faites n’est pas légal, dit Fred, qui comprenait enfin que Tom ne plaisantait pas.

— Légal ? Ce mot dans votre bouche a quelque chose de délicat. Somme toute, vous avez raison. Vous vous êtes longtemps cru au-dessus des lois et vous avez enfin réussi. Ici, tout est permis. Faites ce que bon vous semble. Vous qui taquinez l’adjectif, écrivez votre propre Constitution, personne n’ira la contredire. Édictez vos lois, appliquez-les, et violez-les une par une si c’est votre inclination naturelle. Organisez le crime, proclamez-vous capo di tutti capi, ou même monarque absolu de votre territoire. Les limites seront celles de votre imagination.

— Cet endroit dépend-il seulement des États-Unis d’Amérique ?

— Aucune idée.

— …

— Je vous évite la prison à vie à Ryker’s, et là, personne n’aurait rien pu pour vous.

— Tom, je pouvais vous soupçonner de tout sauf d’être un ingrat.

— Combien d’hommes donneraient tout ce qu’ils possèdent pour vivre pareil rêve ? Ermite sur une île déserte ? Tout le monde en parle mais qui l’a jamais vécu à part Robinson Crusoé ?

— …

— Vous serez ravitaillé toutes les semaines. Vous pouvez même nous contacter par radio, mais n’en abusez pas.

— …

— N’est-ce pas l’endroit idéal pour écrire ce grand roman américain ?

Fred tourna à nouveau sur lui-même pour estimer la taille de son île. Elle n’était pas plus grande que cinq minutes plus tôt. Quelque chose lui dit qu’il allait vérifier souvent.

— Bon, il est temps pour moi de vous laisser, fit Tom. J’imagine que vous n’allez pas me serrer la main.

— …

Fred le vit grimper dans son hélico qui lentement disparut dans l’azur. Il n’y eut plus dans l’air qu’un léger vent au relent d’écume, et un grand silence à peine souligné par le ressac.

Il s’assit au bord de l’eau en regrettant de n’avoir pas emporté de lecture.

Fred allait devoir se remettre au travail.

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