5

La main pressée contre son oreille, Delroy Perez entra dans la pharmacie située à quelques mètres de son QG de Tilbury Road, Newark, New Jersey. Toute la nuit, il avait souffert le martyre à cause d’une sinusite que les médecins n’arrivaient pas à soigner ; il avait tantôt les yeux en feu, tantôt le haut du nez pris dans une pince, sans parler de ces pointes migraineuses qui lui vrillaient les tempes. Mais le pire, c’était l’oreille gauche.

— J’ai l’impression qu’on me plante un clou dans le tympan, dit-il au pharmacien. Non, plutôt une vis, une longue vis qui gagne lentement le cerveau.

Entre deux et trois heures du matin, à court d’antalgiques puissants, il avait vidé une boîte d’aspirine et posé une compresse chaude sur sa joue. Il avait même réveillé la fille qui dormait à ses côtés pour l’engueuler d’avoir si mal, mais rien n’y avait fait. À bout de patience, il avait envoyé la malheureuse en quête d’une pharmacie de garde dans un quartier sinistre. Et il s’était étonné de ne pas la voir réapparaître.

— Désolé, mais pour du Neproxene, j’ai besoin d’une ordonnance.

— Je sais, nom de Dieu ! Mais c’est maintenant que je souffre ! Le temps d’aller voir un de ces charlatans et le mal aura gagné l’autre oreille. Je dois prendre tout de suite deux Neproxene, et je vous jure sur la tête de ma mère que je repasse dans la journée avec l’ordonnance.

Après une demi-bouteille de vodka, il avait sombré dans un sommeil agité pour se réveiller aux premières lueurs du jour avec une douleur d’intensité égale. Il avait bu un café, vomi peu après, et avait filé à la pharmacie.

— J’aimerais vraiment vous rendre service mais je ne fais jamais d’entorse.

— C’est un simple antalgique ! Que voulez-vous qu’il arrive, nom de Dieu ? Après avoir fumé une pipe de Neproxene, j’attrape un fusil et j’abats douze personnes dans le premier fast-food ? C’est quoi, le risque, bordel ?!

L’homme en colère qui prononçait ces paroles tenait stocké à trois cents mètres de là un ballot de soixante kilos de cocaïne débarqué la veille de Colombie. Entre autres raisons pour lesquelles il lui était impossible de se rendre chez un médecin, il y avait ce rendez-vous avec son revendeur en chef pour le dispatching. La moitié de la livraison devait partir le jour même pour New York où les dix principaux dealers spécialisés dans une clientèle show-biz avaient promis un arrivage imminent. Son chimiste serait présent pour estimer la qualité de la marchandise afin de fixer le prix du gramme. Paul « Demon » Damiano, le représentant du boss local, serait aussi des leurs. La discussion promettait d’être serrée car Paul allait se mêler du prix du gramme en cherchant à augmenter le pourcentage de sa dîme — il se montrait chaque fois plus arrogant, comme s’il était le boss lui-même.

— Monsieur le pharmacien ! J’ai un besoin urgent de ces comprimés, dit-il en sortant un rouleau de coupures de cent dollars. Je suis prêt à payer mille fois leur prix, mille fois, nom de Dieu ! Juste deux comprimés, et vous l’aurez avant la fin de la journée, votre putain d’ordonnance.

Pour Delroy qui sortait de son lit de souffrance, il s’agissait là d’une véritable injustice. Cette douleur qui pouvait s’estomper en vingt minutes allait perdurer et lui faire perdre des points face à cet enfoiré de Damiano, et tout ça à cause de ce sale con en blouse blanche, borné et malveillant, qui refusait de lui donner ces deux comprimés. Plus qu’une injustice, une absurdité ! La délivrance était là, à portée de la main, dans un tiroir ! La douleur devenait si vive que ses molaires se rappelaient à lui, mais cet abruti derrière son comptoir restait intraitable.

Et Dieu sait si Delroy s’y connaissait en douleur. Il avait commencé comme petit dealer de quartier vingt ans plus tôt, et avait vu des centaines de jeunes gens réduits à l’état de loques tendre la main vers lui pour avoir leur dose. Il les avait saignés et vidés jusqu’à ce qu’ils meurent dans le caniveau. Il avait poussé des adolescents à vendre tout ce qu’ils possédaient et ce qu’ils ne possédaient pas, certains auraient bradé leurs organes ou même leur petite sœur pour un fix d’héroïne. Delroy avait déclenché des vocations en pagaille chez ses clients : voleurs, assassins, agresseurs de toutes sortes, n’importe quoi pourvu qu’ils calment la douleur du manque.

— Écoutez, je ne sortirai pas d’ici sans ces comprimés. J’ai mal, nom de Dieu, comment faut-il vous le dire ?!

Pendant que le pharmacien tentait de nouveaux arguments pour calmer son client, sa femme, dans l’arrière-boutique, avait déjà appelé le 911 et donnait son adresse à un inspecteur de police — un coup de fil comme elle en passait deux ou trois par semaine. Moins de cinq minutes plus tard, pendant que Delroy renversait un présentoir de pastilles pour la gorge, les deux hommes en bleu entrèrent dans le magasin. Contre toute attente, au lieu d’embarquer le semeur de trouble, ils se tournèrent vers le pharmacien.

— Vous voyez bien que cet homme souffre, non ?

— …?

Malgré la douleur, Delroy eut la même expression stupéfaite que le pharmacien.

— Donnez-lui immédiatement son médicament ! ordonna le sergent.

— Comment pouvez-vous laisser un homme dans un état pareil ? ajouta son collègue comme s’il souffrait lui-même.

En trente années d’exercice, le couple de pharmaciens avait connu quantité de cas d’urgence : junkies en manque, trafiquants d’amphétamines, adolescents en recherche de sensations chimiques, braqueurs divers, mais jamais aucun flic n’avait donné raison à un agresseur, et au mépris de toutes les lois de la pharmacie américaine.

— Mais je n’ai pas le droit, monsieur l’agent…

— Cette fois vous ferez une exception, et je suis bien certain que monsieur, en toute bonne foi, reviendra avant la fin de la journée avec son ordonnance. N’est-ce pas, monsieur ?

La surprise passée, Delroy crut réellement qu’il avait su apitoyer un flic, bien plus humain que ceux qu’il croisait d’habitude. Pour la première fois, il n’avait pas eu besoin de mentir, sa douleur avait parlé pour lui, et le reste de l’humanité se montrait solidaire de la souffrance d’un seul.

Une demi-heure plus tard, et grâce à l’intervention inespérée de ce flic, ses organes avaient retrouvé le silence. Delroy se sentait enfin d’attaque pour recevoir son chimiste et affronter Paul Damiano.

Dès le début des négociations, six agents de la Drug Enforcement Administration, avec fusils d’assaut et gilets pare-balles, firent irruption dans le hangar, avec à leur tête les agents Timothy Furlong et Bruce Ryckman, qui avaient pris Delroy en filature depuis soixante-douze heures et attendaient la transaction proprement dite pour coffrer tout le monde. Le matin même, dans leur voiture stationnée devant la pharmacie, Furlong et Ryckman avaient réussi in extremis à intercepter les deux patrouilleurs qui risquaient de flanquer toute l’opération par terre s’ils coffraient Delroy.

— Vous lui donnez ce qu’il demande, avait dit Ryckman, et s’il veut prendre ses médicaments avec du thé earl grey, allez lui chercher du thé earl grey, vous m’avez compris ?

Aucun des deux flics n’aurait osé prendre le risque de faire capoter une opération du FBI, mais ils durent faire appel à leur sens de la retenue pour jouer un petit sketch devant les pharmaciens ébahis.

Menottes aux poignets, Delroy comprit tout de suite qu’on venait de le balancer et demanda qui à l’agent Furlong, occupé à lui lire ses droits.

— C’est qui, ce fils de pute ? C’est Johnny-John ? C’est lui, c’est Johnny-John, hein, c’est ce salopard ? Ou bien c’est l’autre espèce d’ordure de Bellini… Mais oui, bien sûr, c’est ce sac à merde !

Paul Damiano, persuadé d’être tombé dans un traquenard, se mit en tête de justifier son surnom de « Demon » et, dans un accès de rage sans précédent, fracassa tout ce qui lui tombait sous la main sur les agents de la brigade d’intervention. Trois hommes parvinrent à l’immobiliser, mais ne surent faire taire ses hurlements d’animal écorché qui refusait de se soumettre. À l’inverse, le chimiste avait gardé les bras en l’air pendant toute l’opération et n’avait opposé aucune résistance ; il demanda juste à l’agent Ryckman de faire attention en lui passant les menottes parce qu’il se remettait à peine d’une fracture de la clavicule qui rendait difficiles certaines torsions du bras.

— Alors, c’est qui, la balance ? insistait Delroy. C’est Salma ? Cette pute de Salma qui veut me faire payer ? Elle veut me voir au trou ?

— Salma, j’en sais rien, mais nous si, lâcha Ryckman, soulagé de ne plus avoir à pister cette ordure de Delroy Perez, à écouter ses conversations téléphoniques, fouiller son appartement pendant son absence et, surtout, l’attendre des heures à la sortie des boîtes de jazz.

Delroy savait qu’il en prenait pour très longtemps mais cette idée n’arrivait pas à rivaliser avec son besoin de savoir qui l’avait donné. Il cita encore quelques noms, mais pas celui de Gianni Manzoni, qui avait réussi à disparaître depuis douze ans, et à sortir du souvenir commun de la grande famille de LCN et affiliés.

*

Quelques heures plus tard, à soixante-quinze kilomètres de là, Melanie Fitzpatrick sirotait un grand verre de citronnade tout en donnant des directives à sa domestique, dans la cuisine de sa superbe villa située sur Centennial Avenue, Trenton, New Jersey. La sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.

— Allez ouvrir, Chiqui, c’est sans doute le livreur de chez Tyler.

Melanie allait recevoir à dîner quatre convives de marque, dont l’associé de son mari à la banque Beckaert, qui raffolait du poulet aux poivrons de Chiqui et de ses quesadillas. Pour le dessert, Melanie avait prévu un sorbet au poivre et melon de chez Tyler, le meilleur glacier de la ville. Mais Chiqui revint les mains vides vers sa patronne.

— Ce sont deux messieurs de la police, madame…

— De la police ?

— FBI.

Melanie ne put s’empêcher de remarquer le regard inquiet de sa cuisinière dont les mains s’étaient mises à trembler.

— Ne craignez rien, Chiqui, tous vos papiers sont en règle.

— Je sais, madame, mais quand un de ces hommes me regarde dans les yeux, je me sens toujours clandestine.

À l’étage, Ronan Fitzpatrick choisissait sa chemise pour le dîner tout en pianotant sur son ordinateur portable posé au coin du lit. Il envoyait les derniers e-mails de la journée, l’un à un partenaire financier au Canada, un autre à sa sœur avec, en pièce jointe, la photo des clubs de golf qu’ils allaient offrir à leur père pour son anniversaire, et le troisième à Amy. La belle Amy, chasseuse de têtes et perle rare elle-même, avec qui il avait pris un verre, la veille, les yeux dans les yeux. Ronan intitula son courrier « Dry Martini » et le commença par Amy, ce verre en votre compagnie fut un enchantement. Puis, tout en cherchant une tournure assez subtile pour la convaincre d’un second rendez-vous, il décrocha d’un cintre de la penderie la chemise parme qu’il adorait porter avec son costume en lin gris. Il s’aimait en gris et parme.

— Chéri !

Ronan descendit l’escalier et ralentit le pas en voyant les deux hommes sur le seuil.

— Ces messieurs sont du FBI, on peut savoir ce qui se passe ? demanda Melanie.

Dix minutes plus tard, Ronan avait mis un pull et un jean et s’apprêtait à monter dans la voiture des agents, avec, à la main, un petit sac contenant un pyjama, une brosse à dents, et un tube de lithium. Il se dit, à juste titre, que cette arrestation avait à voir avec l’affaire Pareto qui remontait à plus de douze ou treize ans, la seule totalement illégale, mais dont les bénéfices somptuaires avaient fructifié depuis et lui avaient permis de s’offrir, entre autres, son hôtel particulier en plein centre-ville. Tout était parti d’une rencontre dans la bonne société de Trenton avec Louie Cipriani, affairiste réputé, ami proche de quelques politiques mais aussi de diverses personnalités régulièrement invitées au show de Larry King. Après quelques parties de squash, Louie lui avait présenté ses « amis » du New Jersey, des Manzoni, des Gallone, qui cherchaient un partenaire dans la banque. C’était il y a si longtemps. Dans sa mémoire, il y avait prescription.

Melanie vivait un cauchemar éveillé et cherchait à se raccrocher à une réalité tangible que son mari était incapable de lui fournir.

— Vas-tu me dire ce qui se passe ? C’est en rapport avec la banque ? Un de tes clients ? Mais dis-moi !

— Je ne sais pas, ils ont des choses à vérifier.

— Des choses, quelles choses ?

— Je ne sais pas…

— Tu seras rentré pour le dîner ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que je dis à Brian ?

— Surtout rien ! Si qui que ce soit de la banque appelle, ne dis rien ! Invente quelque chose.

— Quoi ?

— Dis-leur que… je ne sais pas, invente !

— Mais quoi, par exemple ?

Fitzpatrick n’eut pas le temps de chercher, un des agents fédéraux lui appuya sur le haut du crâne avec le plat de la main pour le faire monter à l’arrière de la voiture. C’est à ce geste que Ronan comprit qu’il ne serait pas rentré pour le dîner.

Melanie rentra chez elle, paniquée à l’idée de ne pas trouver un mensonge plausible pour justifier ce départ précipité. Ronan est au chevet de son père… Ronan a été témoin d’un accident grave… Ronan est parti d’urgence en Europe ! Qu’est-ce qui pouvait expliquer un départ précipité en Europe à dix-neuf heures ? Il y avait sûrement mieux… quelque chose d’imparable… Ronan est en train de donner un rein dans le Wyoming… Ronan a été pris en otage par un gang… Ronan a fait un détour par chez Tyler pour prendre le sorbet et depuis on n’a plus de nouvelles de lui… Tout mais pas : Ronan est en ce moment interrogé par le FBI. Melanie dut se rendre à l’évidence, en matière de dissimulation, elle avait encore des progrès à faire.

Durant son interrogatoire, Ronan Fitzpatrick entendit d’emblée le nom qu’il aurait préféré oublier, celui de Louie Cipriani. Durant les quatre ou cinq années qui avaient suivi l’affaire Pareto, Ronan n’avait pas eu à regretter ses accointances avec ses « amis » du New Jersey, mais son amitié avec Louie était devenue encombrante quand il avait fait parler de lui dans la presse lors d’un procès pour extorsion de fonds, où il avait été acquitté faute de preuve. Les parties de squash et les week-ends en bateau s’étaient faits plus rares, jusqu’à ce que Ronan lui demande de ne plus appeler à la banque, puis de ne plus appeler du tout.

*

Pendant que Fitzpatrick passait sans grande arrogance sa première heure d’interrogatoire, Louie Cipriani patientait devant l’école primaire du quartier de Lyndale, Minneapolis, Minnesota. À peine un an plus tôt, il avait voulu prendre ses distances avec le tumulte new-yorkais et s’était installé dans un coin sans histoires, avec sa femme et son jeune fils, les deux derniers êtres au monde à vouloir encore de lui. Poursuivi par le fisc, les créanciers et quelques associés grugés, il vivait désormais aux crochets de sa jeune épouse qui multipliait les heures supplémentaires pour payer un avocat de seconde catégorie. Louie n’avait plus qu’un seul désir : solder sa vie d’escroc mondain pour élever son fils dans la dignité.

À cent mètres en retrait, dans la voiture qui le filait depuis le matin, l’agent Hall et l’agent Esteban attendaient les instructions du Bureau de Washington.

— Ils sont en train de cuisiner un banquier de Trenton, dit Hall. C’est une question de minutes, le gars est en train de frire de trouille.

À peine venait-il de terminer sa phrase que, par téléphone, on leur donnait le feu vert pour appréhender Cipriani.

— On va quand même pas le serrer devant son gosse ?

— Il a quel âge ?

— Huit ou neuf.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Les grilles de l’établissement s’ouvrirent et un flot d’enfants en sortit. Louie accueillit dans ses bras un petit bonhomme de six ans qu’il adorait par-dessus tout et qu’il venait chercher tous les soirs.

— Louie ! s’écria l’agent Esteban, un grand sourire aux lèvres.

Puis il embrassa sur les joues cet homme qu’il n’avait jamais vu de près et lui glissa quelques mots à l’oreille. Débordé par cette soudaine affection, Louie fut bien contraint de présenter ses nouveaux amis à son fils.

— Ils viennent de très loin. Papa n’a pas vu ses copains depuis longtemps.

Impressionné par les deux inconnus, le gosse agrippa un pan de la veste de son père.

— Je vais te déposer à la maison et je vais rester avec mes copains, parce que ça me fait très plaisir. Tu veux faire plaisir à papa ?

Le gosse n’y voyait rien à redire. Faire plaisir à son père était comme un honneur. Après l’avoir déposé, Louie se laissa passer les menottes et dit, les mâchoires serrées :

— Merci, les gars.

*

Le FBI avait coordonné toutes les arrestations qu’avaient entraînées les derniers aveux de Fred Wayne. Seul Ziggy De Witt, sur son bateau, fit l’objet d’un mandat d’arrêt international et put naviguer encore deux jours sans se douter que des agents d’Interpol l’attendaient au Cap-Vert. Après avoir appréhendé ces quelques hommes, le Bureau se sentait maintenant obligé de traiter le cas de Nathan Harris.

Fred avait dit vrai : Nathan n’avait jamais participé à l’attaque du fourgon de la Farnell qui avait fait un mort. Pourtant, à la suite d’une dénonciation par pure vengeance et d’un mauvais hasard juste avant l’opération, Nathan Harris avait été inculpé à la place de Ziggy De Witt, et aucun autre membre de l’équipe n’avait démenti, pas même Fred. Nathan avait toujours nié, il avait même plaidé non coupable lors d’un procès mal instruit sous la pression du gouverneur qui réclamait des têtes. Il avait écopé de quatre ans ferme à San Quentin, et n’avait eu de cesse de crier son innocence, d’exiger la révision de son procès avec une virulence jamais atténuée au fil des mois. Les administrations judiciaire et pénitentiaire étaient restées sourdes et Nathan était devenu fou. Après une tentative d’évasion ratée, il avait écopé de deux ans de plus, puis il avait agressé un gardien, et, dès sa sortie du quartier d’isolement, avait pris en otage, dans son bureau, le directeur de la prison. De fil en aiguille, au lieu de ses quatre ans, il en avait purgé quatorze à San Quentin, dont trois sans croiser âme qui vive.

Et tout à coup, on venait de le libérer, alors qu’il n’avait rien demandé, qu’il ne réclamait plus aucune révision, et qu’il avait presque oublié que sa vie avait basculé à cause d’une erreur judiciaire. Tout surpris de longer, son sac à la main, le couloir de la sortie de la prison, il se retrouvait au grand jour et apercevait l’horizon, avec, au loin, la baie de San Francisco. Une silhouette l’attendait, les mains dans les poches, le dos contre la portière d’une voiture.

— … Agent Hargreaves ? C’est vous ?

Le capitaine s’approcha et lui tendit la main.

— Bonjour, Nathan.

— Après quatorze ans bouclé dans cet enfer, la première personne que je croise, c’est vous ?

— Il fallait que je vous parle.

— Ne me dites pas que c’est à vous que je dois la révision de mon dossier ?

Le capitaine Alec Hargreaves, qui, à l’époque, avait mené l’enquête et mis Nathan sous les verrous, avait pris une initiative que personne ne lui imposait en venant l’attendre à sa sortie de prison.

— Non, ce n’est pas moi. Disons qu’un complément d’information est venu éclairer différemment l’affaire du convoi de fonds de la Farnell.

— Un complément d’information…

— Vous n’étiez pas le quatrième homme.

— Ah oui ? Bonne nouvelle. Quatorze ans de ma vie… Quatorze ans, obsédé par cette injustice. Quatorze ans à essayer de comprendre comment vous aviez pu commettre une erreur pareille. Et vous allez faire quoi, là ? Me présenter des excuses ? Des indemnités sont prévues dans pareil cas ? Une seule heure à San Quentin, ça coûte combien, d’après vous ? Je peux attaquer l’Oncle Sam, je me suis renseigné.

— Ça ne vous rendra pas ces quatorze années.

Malgré son air contrit, le capitaine se livrait à un réjouissant calcul mental. Avant l’affaire de la Farnell, Nathan avait toujours été épargné par la justice, et l’agent Hargreaves n’avait pas réussi à le faire tomber pour le kidnapping d’un milliardaire qu’on avait retrouvé dans un bois, la tête dans un sac en plastique, et ce après versement de la rançon. Par ailleurs, Nathan Harris était l’auteur présumé du meurtre d’une jeune prostituée, mais ses avocats avaient réussi à obtenir un non-lieu pour vice de forme. Ces deux condamnations mises bout à bout, même compte tenu des réductions de peine, auraient largement excédé les quatorze années que Nathan avait passées à l’ombre.

— Je ne peux pas parler au nom de l’Oncle Sam, mais sachez qu’en mon nom propre je vous présente des excuses, Nathan. Je vous dépose en ville ? Quelque chose vous ferait plaisir ?

— J’ai envie d’un verre.

Il n’était que neuf heures du matin, mais Alec n’avait pas le cœur à le laisser boire seul.

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