La vieille Riquelle. – Mon père nous raconte l’ancienne Révolution. – La déesse Raison. – Le père du banquier Millaud. – Les républicains de Provence. – Le Thym. – Le carnaval. – Les remontrances paternelles. – M. Durand-Maillane. – Les machines agricoles. – Les moissons d’autrefois. – Les trois beaux moissonneurs.
Cet hiver-là, les gens étant unis, tranquilles et contents, car les récoltes ne se vendaient pas trop mal et l’on ne parlait plus, grâce à Dieu, de politique, il s’était organisé, dans notre pays de Maillane, en manière d’amusement, des représentations de tragédies et de comédies; et je l’ai déjà dit, avec toute l’ardeur de mes dix-sept ans, j’y jouais mon petit rôle. Mais sur ces entrefaites, vers la fin de février, adieu la paix bénie! éclata la Révolution de 1848.
A l’entrée du village, dans une maisonnette de pisé, dont une treille ombrageait la porte, demeurait à cette époque une bonne vieille femme qu’on appelait Riquelle. Habillée à la mode des Arlésiennes d’autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la tête et sur cette coiffe un chapeau à larges bords, plat et en feutre noir. De plus, un bandeau de gaze, espèce de voilette blonde attachée sous le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille et de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignée et diserte en paroles, on voyait qu’elle avait dû être jadis une élégante.
Lorsque à sept ou huit ans, avec mon sachet sur le dos, je venais à l’école, je passais tous les jours devant la maison de Riquelle; et la vieille qui filait, assise vers sa porte, sur son petit banc de pierre, m’appelait et me disait:
– N’avez-vous point, à votre Mas, des pommes rouges?
– Je ne sais pas, lui répondais-je.
– Quand tu viendras encore, mignon, apporte-m’en quelqu’une.
Et j’oubliais toujours de faire la commission, et toujours dame Riquelle, en me voyant passer, me parlait de ces pommes, si bien qu’à la fin je dis à mon père:
– Il y a la vieille Riquelle qui toujours me demande de lui porter des pommes rouges.
– La sacrée vieille masque! me grommela mon père, lorsqu’elle t’en parlera encore, dis-lui: «Elles ne sont pas mûres, ni à présent, ni de longtemps.»
Et ensuite quand la vieille me réclama ses pommes rouges:
– Mon père, lui criai-je, m’a dit qu’elles n’étaient pas mûres, ni à présent, ni de longtemps.
Et Riquelle, à partir de là, ne me parla plus de ses pommes.
Mais le lendemain du jour où l’on connut dans nos campagnes les journées de février et la proclamation de la République, à Paris, en venant au village pour savoir les nouvelles, la première personne que je vis en arrivant fut la dame Riquelle. Et debout sur son seuil, requinquée, animée, avec une topaze qui scintillait à son doigt, elle me dit:
– Les pommes rouges sont donc mûres cette fois! on dit qu’on va planter les arbres de la liberté? Nous allons en manger, mignon, de ces bonnes pommes du paradis terrestre…
O sainte Marianne, moi qui croyais ne plus te voir! Frédéric, mon enfant, fais-toi républicain!
– Mais lui dis-je, Rîquelle, la belle bague que vous avez!
– Ha! fit-elle, tu peux le dire, qu’elle est belle, cette bague! Tiens, je ne l’avais plus mise depuis que Bonaparte était parti pour l’île d’Elbe… C’est un ami que nous avions, un ami de la famille, qui me l’avait donnée, dans le temps (ah! quel temps) où nous dansions la Carmagnole…
Et, se prenant les jupes comme pour faire un pas de danse, la vieille dans sa maison rentra en crevant de rire.
Mais, de retour au Mas, je racontai, tout en soupant, les nouvelles de Paris, et puis, comme en riant je rapportais le propos de la vieille Riquelle, mon père gravement prit la parole et dit:
– La République, je l’ai vue une fois. Il est à souhaiter que celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l’autre.
On tua Louis XVI et la reine son épouse: et de belles princesses, des prêtres, des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit mourir en France, qui sait combien? Les autres rois, coalisés, nous déclarèrent la guerre. Pour défendre la République, il y eut la réquisition et la levée en masse. Tout partit: les boiteux, les mal conformés, les borgnes, allèrent au dépôt faire de la charpie. Je me souviens du passage des bandes d’Allobroges qui descendaient vers Toulon: «Qui vive? – «Allobroge!» L’un d’eux saisit mon frère, qui n’avait que douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu: Crie Vive la République! lui fit-il, ou tu es mort!» Le pauvre enfant cria, mais son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons prêtres, tous ceux qui étaient suspects, furent obligés d’émigrer pour échapper à la guillotine; l’abbé Riousset déguisé en berger, gagna le Piémont avec les troupeaux de M. de Lubières. Nous autres, nous sauvâmes M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien à ferme. C’était le capiscol de Saint-Marthe à Tarascon. Trois mois nous le gardâmes caché dans un caveau que nous avions creusé sous les futailles; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou les gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions au bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la huche (en vertu de la loi dite du maximum), vite ma pauvre mère faisait frire à la poêle une grosse omelette au lard. Une fois qu’ils avaient mangé et bu leur soûl, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de faire leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches de laurier pour fêter les victoires des armées républicaines. Les pigeonniers furent démolis, on pilla les châteaux, on brisa les croix, on fondit les cloches. Dans les églises on éleva des montagnes de terre, où l’on planta des pins, des genévriers, des chênes nains. Dans la nôtre, à Maillane, était tenu le club; et si vous négligiez d’aller aux réunions civiques, vous étiez dénoncés, notés comme suspects. Le curé, qui était un poltron et un pleutre, dit un jour du haut de la chaire (je m’en souviens, car j’y étais): «Citoyens, jusqu’à présent, tout ce que nous vous contions, ce n’était que mensonges.» Il fit frémir d’indignation; et s’ils n’avaient pas eu peur, les gens, les uns des autres, on l’aurait lapidé. C’est le même qui dit une autre fois, à la fin de son prône: «Je vous avertis, mes frères, que si vous aviez connaissance de quelque émigré caché, vous êtes nus en conscience, et sous cas de péché mortel, de venir le dénoncer tout de suite à la commune.» Enfin, on avait aboli les, fêtes et les dimanches, et chaque dixième jour, qu’on appelait le décadi, on adorait en grande pompe la déesse RAISON. Or, savez-vous qui était la déesse à Maillane?
– Non, répondîmes-nous.
– C’était la vieille Riquelle.
– Est-ce possible! criâmes-nous.
– Riquelle, poursuivit mon vénérable père, était la fille du cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le maire de Maillane.
Oh! la garce! A cette époque, elle avait dix-huit ans peut-être, et fraîche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous étions de la même jeunesse; son père mêmement m’avait fait des souliers, des souliers en museau de tanche, que je portai à l’armée lorsque je m’engageai… Eh bien! si je vous disais que je l’ai vue, Riquelle, habillée en déesse, la cuisse demi-nue, un sein décolleté, le bonnet rouge sur la tête, et assise en ce costume sur l’autel de l’église!
A la table, en soupant, vers la fin de février de 1848, voilà ce que racontait maître François, mon père.
Maintenant vous allez voir.
Quand je publiai Mireille environ onze ans après, me trouvant à Paris, je fus invité par le banquier Millaud, celui qui fonda le Petit Journal, à un des grands dîners que l’aimable Mécène offrait, chaque semaine, aux artistes, savants et gens de lettres en renom. Nous étions une cinquantaine; et Mme Millaud, une juive superbe, avait d’un côté Méry et moi de l’autre, ce me semble. Sur la fin du repas, un vieillard mis simplement, avec une longue veste, et coiffé d’une calotte, du haut bout de la table me cria en provençal:
– Monsieur Mistral, vous êtes de Maillane?
– C’est le père, me dit-on, du banquier qui nous reçoit.
Et, la table étant trop longue pour pouvoir converser, je me levai et vins causer avec le bon vieillard.
– Vous êtes de Maillane? reprit-il.
– Oui, répondis-je.
– Connaissez-vous la fille du nommé Jacques Riquel, qui a été jadis maire de votre commune?
– Si je la connais! Riquelle la déesse? mais nous sommes bons amis.
– Eh bien! dit le vieillard, quand nous venions à Maillane, pour vendre nos poulains, car en ce temps nous vendions des chevaux, des mulets, je vous parle de cinquante ans au moins…
– Et par hasard, lui fis-je alors, ne serait-ce pas vous, monsieur Millaud, qui lui auriez fait cadeau d’une bague de topaze?
– Comment, cette Riquelle, repartit le vieux juif tout en branlant la tête et notant émoustillé, vous a parlé de cela? Ah! mon brave monsieur, qui nous a vus et qui nous voit…
A ce moment, le banquier Millaud, qui s’était levé de table, vint, ainsi qu’il faisait après tous ses repas, s’incliner devant son père qui, lui imposant les mains à la façon des patriarches, lui donna sa bénédiction.
Pour en revenir à moi, en dépit des récits entendus dans ma famille, cette irruption de liberté, de nouveauté qui crève les digues lorsque arrive une révolution, m’avait, il faut bien le dire, trouvé tout flambant neuf et prêt à suivre l’élan. Aux premières proclamations signées et illustrées du nom de Lamartine, mon lyrisme bondit en un chant incandescent que les petits journaux d’Arles et d’Avignon donnèrent:
Réveillez-vous, enfants de la Gironde, Et tressaillez dans vos sépulcres froids:
La liberté va rajeunir le monde…
Guerre éternelle entre nous et les rois!
Un enthousiasme fou m’avait enivré soudain pour ces idées libérales, humanitaires, que je voyais dans leur fleur: et mon républicanisme, tout en scandalisant les royalistes de Maillane, qui me traitèrent de «peau retournée» faisait la félicité des républicains du lieu qui, étant le petit nombre, étaient fiers et ravis de me voir avec eux chanter la Marseillaise.
Or, chez ces hommes-là, descendants pour la plupart des démagogues populaires qu’à la Révolution on nommait «les braillards» tous les vieux préjugés, rancunes et rengaines de l’ancienne République s’étaient, de père en fils, transmis comme un levain.
Une fois, que j’essayais de leur faire comprendre les rêves généreux de la République nouvelle, sans cacher mon horreur pour les crimes qui firent, au temps de la première, périr tant d’innocents:
– Innocents, me cria d’une voix de tonnerre le vieux Pantès, mais vous ignorez donc que les aristocrates, avaient juré, les monstres, de jouer aux boules avec les têtes des patriotes?
Et, me voyant sourire, le vieux Brulé me dit:
– Connaissez-vous l’histoire du château de Tarascon?
– Quelle histoire? répondis-je.
– L’histoire de la fois où le représentant Cadroy vint donner l’impulsion aux contre-révolutionnaires… Écoutez-la et vous saurez le motif de ce refrain que les Blancs, de temps à autre, nous chantent sur la moustache:
De bric ou de broc
Ils feront le saut
De la fenêtre
De Tarascon,
Dedans le Rhône:
Nous n’en voulons plus
De ces gueux-là,
De ces gueux
De sans-culottes
Vous savez, ou vous ignorez, qu’à la chute de Robespierre, les modérés tombèrent sur les bons patriotes et en remplirent les prisons. A Tarascon ils firent monter les prisonniers, tout nus comme des vers, au sommet du château, et de là, ils les forçaient, à coups de baïonnettes, de sauter dans le Rhône par la fenêtre qui s’y trouve. C’est alors qu’un nommé Liautard, de Graveson, qui est encore en vie, étant resté le dernier pour faire le plongeon, profita d’un moment où on l’avait laissé seul, dépouilla sa chemise, qu’il jeta avec les autres, et alla se cacher dans un tuyau de cheminée, de sorte que les brigands, lorsqu’ils revinrent de là-haut et qu’ils comptèrent les chemises, crurent avoir tout noyé, et vidèrent les lieux. Liautard, la nuit venue, gagna le haut du château; puis par une corde qu’il avait faite avec les vêtements des autres, ils descendit aussi bas qu’il put, puis plongea dans le Rhône, qu’il traversa à la nage, et s’en vint à Beaucaire frapper chez un ami qui lui donna l’hospitalité.
– Et le pauvre Balarin, disait le Bouteillon (un petit homme rageur qui sans cesse cognait sur le casaquin des prêtres), le pauvre Balarin qui pêchait à la ligne en 1815 là-bas dans la Font-Mourguette, et qu’ils assassinèrent parce qu’il ne voulait pas crier: «Vive le roi!»
– Et, faisait le gros Tardieu, le monsieur du Mas Blanc, qui, vers la même époque, fut abattu d’un coup de fusil tiré à travers la porte!
– Et Trestaillon! avançait l’un.
– Et le Pointu! ajoutait l’autre.
Telles étaient les invectives qui, d’un côté comme de l’autre, avec la république étaient revenues sur l’eau. Et, ici comme ailleurs, cela ramena la brouille et les divisions intestines. Les Rouges commencèrent de porter la ceinture et la cravate rouge, et les Blancs les portèrent vertes. Les premiers se fleurirent avec des bouquets de thym, emblème de la Montagne; les seconds arborèrent les fleurs de lis royales. Les républicains plantaient des arbres de la liberté; la nuit, les royalistes les sciaient par le pied. Puis vinrent les bagarres, puis les coups de couteau; et bref, ce brave peuple, ces Provençaux de même race qui, un mois avant, jouaient, plaisantaient, banquetaient ensemble, maintenant, pour des vétilles qui n’aboutissaient à rien, se seraient mangé le foie.
Par suite, les jeunes gens, c’est-à-dire tous ceux de la même conscription, nous nous séparâmes en deux partis; et chaque fois, hélas! que le dimanche au soir, après avoir bu un coup, on s’entre-croisait à la farandole, pour rien on en venait aux mains.
Aux derniers jours du carnaval, les garçons ont coutume de faire le tour des fermes pour quêter des œufs, du petit salé, et ramasser de quoi manger quelques omelettes. Ils font ces tournées-là en dansant la moresque, avec un tambour ou un tambourin, et en chantant d’ordinaire des couplets comme ceux-ci:
Mettez la main, dame, au clayon:
De chaque main un petit fromage!
Mettez la main dans le saloir,
Donnez un morceau de jarret!
Mettez la main au panier d’œufs,
Donnez-en trois ou six ou neuf
Mais nous, cette année-là, en faisant la quête aux œufs, comme des niais que nous étions, nous ne chantions que la politique. Les Blancs disaient:
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fêtes, oh! que de fêtes;
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fêtes nous ferions.
Et les Rouges répondaient:
Henri V est aux îles
Qui pèle de l’osier,
Pour en coiffer les filles
Amies du vert et blanc.
Quand nous eûmes, le soir, dans notre coterie, mangé l’omelette au lard et vidé nombre de bouteilles, nous sortîmes du cabaret, comme on le fait dans les villages, en manches de chemise avec la serviette au cou; et au son du tambour, les falots à la main, nous dansâmes la Carmagnole en chantant la chanson qui avait alors la vogue:
La fleur du thym, ô mes amis,
Va embaumer notre pays:
Plantons le thym, plantons le thym,
Républicains, il reprendra!
Faisons, faisons la farandole
Et la montagne fleurira.
Puis nous brûlâmes Carême-prenant, nous criâmes: «Vive Marianne!» en faisant flotter nos ceintures rouges, bref, nous fîmes grand tapage.
Le lendemain en me levant, et je ne fus pas trop matinal ce jour-là, mon père qui m’attendait, sérieux, solennel, comme aux grandes circonstances, me dit:
– Viens par ici, Frédéric, j’ai à te parler.
Je me songeai: Aïe! aïe! aïe! Cette fois nous y voici, aux bouillons de la lessive!
Et sortant de la maison, lui devant, moi derrière, – le suivant sans souffler mot, – il me mena vers un fossé qui était à environ cent pas de la ferme, et m’ayant fait asseoir auprès de lui sur le talus, il commença:
– Que m’a-t-on dit? qu’hier, tu as fait bande avec ces polissons qui braillent «Vive Marianne», que tu dansas la Carmagnole! que vous fîtes flotter vos ceintures rouges en l’air! Ah! mon fils tu es jeune! C’est avec cette danse et c’est avec ces cris que les révolutionnaires fêtaient l’échafaud. Non content d’avoir fait mettre sur les journaux une chanson où tu méprises les rois… Mais que t’ont fait, voyons, ces pauvres rois?
A cette question, je le confesse, je me trouvai entrepris pour répondre et mon père continuant:
– M. Durand-Maillane, dit-il, un gros savant, puisqu’il avait présidé la fameuse Convention, mais aussi sage que savant, ne la voulut pas signer, pourtant, la mort du roi; et un jour qu’il causait avec Pélissier le jeune, qui était son neveu (nous étions voisins de mas et mon père, maître Antoine, se trouvait avec eux), un jour, dis-je, qu’il causait avec son neveu Pélissier, conventionnel aussi, et que celui-ci se vantait d’avoir voté la mort: «Tu es jeune, Pélissier, tu es jeune, lui dit M. Durand-Maillane, et quelque jour tu le verras, le peuple va payer par des millions de têtes celles de son roi!» Ce qui ne fut que trop vérifié, hélas! que trop vérifié par vingt années de rude guerre.
– Mais, répondis-je, cette République-ci ne veut pas faire de mal; on vient d’abolir la mort en matière politique. Au gouvernement provisoire figurent les premiers de France, l’astronome Arago, le grand poète Lamartine, et les prêtres bénissent les arbres de la liberté… D’ailleurs, mon père, si vous me permettez de vous le demander, n’est-il pas vrai qu’avant 1789 les seigneurs opprimaient un peu trop les manants?
– Oui, fit mon brave père, je ne conteste pas qu’il y eut des abus, de gros abus… Je vais t’en citer un exemple: Un jour, je n’avais pas plus de quatorze ans, peut-être, je venais de Saint-Remy, conduisant une charretée de paille roulée en trousses, et, par le mistral qui soufflait, je n’entendais pas la voix d’un monsieur dans sa voiture qui venait derrière moi et qui criait paraît-il, pour me faire garer. Ce personnage, qui était, ma foi, un prêtre noble (on l’appelait M. de Verclos) finit par passer ma charrette et, sitôt vis-à-vis de moi, il me cingla un coup de fouet à travers le visage, qui me met tout en sang. Il y avait, tout près de là, quelques paysans qui bêchaient: leur indignation fut telle que, mon ami de Dieu, malgré que la noblesse fût alors sacrée pour tous, à coups de mottes, ils l’assaillirent, tant qu’il fut à leur portée. Ah! je ne dis pas non, il y en avait de mauvais, parmi ces «Ci-devant» et la Révolution, à ses premiers débuts, nous avait assez séduits… Seulement, peu à peu, les choses se gâtèrent et, comme toujours, les bons payèrent pour les méchants.
Cela suffit pour vous montrer l’effet produit sur moi, et dans nos villages par les événements de 1848. Dès l’abord, on aurait dit que le chemin était uni. Pour les représenter, dans l’Assemblée Nationale, les Provençaux, pleins de sagesse, avaient parmi les bons envoyé les meilleurs: des hommes comme Berryer, Lamartine, Lamennais, Béranger, Lacordaire, Garnier-Pagès, Marie et un portefaix poète qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les sectaires endiablés, bientôt empoisonnèrent tout. Les Journées de Juin avec leurs tueries, leurs massacres, épouvantèrent la nation. Les modérés se refroidirent, les enragés s’envenimèrent; et sur mes jeunes rêves de république platonique une brume se répandit. Heureusement qu’une éclaircie versait, à cette époque, ses rayons autour de moi. C’était le libre espace de la grande nature, c’était l’ordre, la paix de la vie rustique; c’était, comme disaient les poètes de Rome, le triomphe de Cérès au moment de la moisson.
Aujourd’hui que les machines ont envahi l’agriculture, le travail de la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa noble allure d’art sacré. Maintenant, les moissons venues, vous voyez des espèces d’araignées monstrueuses, des crabes gigantesques appelés “moissonneuses» qui agitent leurs griffes au travers de la plaine, qui scient les épis avec des coutelas, qui lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons tombées, d’autres monstres à vapeur, des sortes de tarasques, les «batteuses» nous arrivent, qui dans leurs trémies engloutissent les gerbes, en froissent les épis, en hachent la paille, en criblent le grain. Tout cela à 1’américaine, tristement, hâtivement, sans allégresse ni chansons, autour d’un fourneau de houille embrasée, au milieu de la poussière, de la fumée horrible, avec l’appréhension, si l’on ne prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre. C’est le Progrès, la herse terriblement fatale, contre laquelle il n’y a rien à faire ni à dire: fruit amer de la science, de l’arbre de la science du bien comme du mal.
Mais au temps dont je parle on avait conservé encore tous les us, tout l’apparat de la tradition antique.
Dès que les blés à demi-mûrs prenaient la couleur d’abricot, un messager partait de la commune d’Arles, et parcourant les montagnes, de village en village, il criait à son de trompe: «On fait savoir qu’en Arles les blés vont être mûrs.»
Aussitôt, les Gavots, se groupant trois par trois, avec leurs femmes, avec leurs filles, leurs mulets ou leurs ânes, y descendaient en bandes pour faire les moissons. Un couple de moissonneurs, avec un jeune gars ou une jeune fille pour mettre en gerbes les javelles, composaient une solque. Les hommes se louaient par chiourmes de tant de solques, selon la contenance des champs qu’ils prenaient à forfait. En tête de la chiounne marchait le capoulié, qui faisait la trouée dans les pièces de blé; le balle organisait la marche du travail.
Comme au temps de Cincinnatus, de Caton et de Virgile, on moissonnait à la faucille falce recurva, les doigts de la main gauche protégés par des doigtiers en tuyaux de roseau ou canne de Provence, pour ne pas se blesser en coupant le froment. A Arles, vers la Saint-Jean, sur la place des Hommes on voyait des milliers de ces tâcherons de moisson, les uns debout, avec leur faucille attachée dans un carquois qu’ils nommaient la badoque et pendue derrière le dos, les autres couchés à terre en attendant qu’on les louât.
Dans la montagne, un homme qui n’avait jamais fait les moissons en terre d’Arles avait, dit-on, de la peine pour trouver à se marier, et c’est sur cet usage que roule l’épopée des Charbonniers, de Félix Gras.
Une année portant l’autre, nous louions dans notre Mas sept ou huit solques. Le beau remue-ménage, quand ce monde arrivait! Toutes sortes d’ustensiles spéciaux à la moisson étaient tirés de leurs réduits: les barillets en bois de saule, les énormes terrines, les grands pots de brocs à vin, toute une artillerie de poterie grossière qui se fabriquait à Apt. C’était une fête incessante, une fête surtout lorsqu’ils faisaient la chanson des Gavots du Ventoux.:
L’autre mercredi à Sault
Nous fûmes huit cents solques.
Les moissonneurs, au point du jour, après le capoulié qui leur ouvrait la voie dans les grandes emblavures où l’aiguail luisait sur les épis d’or, joyeux s’alignaient, dégainant leurs lames, et javelles de choir! Les lieuses, dont plus d’une le plus souvent était charmante, se courbaient sur les gerbes en jasant et riant que c’était plaisir de voir. Et puis, lorsque au levant, dans le ciel couleur de rose, le soleil paraissait avec sa gerbe de rayons, de rayons resplendissants, le capoulié, levant sa faucille dans l’air, s’écriait: «Un de plus!» et tous, de la faucille ayant fait le salut à l’astre éblouissant, en avant: sous le geste harmonieux de leurs bras nus, le blé tombait à pleine poigne. De temps en temps le baïle, se retournant vers la chiourme, criait: «La truie vient-elle? et la truie (c’était le nom du dernier de la bande) répondait: «La truie vient». Enfin, après quatre heures de vaillante poussée, le capoulié s’écriait: «Lave!» Tous se redressaient, s’essuyaient le front du revers de la main, allaient à quelque source laver le tranchant des faucilles et, au milieu des chaumes, s’asseyant sur les gerbes et répétant ce gai dicton:
Bénédicité de Crau,
Bon bissac et bon baril,
ils prenaient leur premier repas.
C’était moi qui, avec notre mulet Babache, leur apportais les vivres, dans les cabas de sparterie. Les moissonneurs faisaient leurs cinq repas par jour: vers sept heures, le déjeuner, avec un anchois rougeâtre qu’on écrasait sur le pain, sur le pain qu’on trempait dans le vinaigre et l’huile, le tout accompagné d’oignon, violemment piquant aux lèvres; vers dix heures le grand-boire, consistant en un œuf dur et un morceau de fromage; à une heure, le dîner, soupe et légumes cuits à l’eau; vers quatre heures le goûter, une grosse salade avec croûton frotté d’ail; et le soir le souper, chair de porc ou de brebis, ou bien omelette d’oignon appelé moissonienne. Au champ et tour à tour, ils buvaient au baril, que le capoulié penchait, en le tenant sur un bâton appuyé par un bout sur l’épaule du buveur. Ils avaient une tasse à trois ou un gobelet de fer-blanc, c’est-à-dire un par solque. De même, pour manger, ils n’avaient à trois qu’un plat, où chacun d’eux tirait avec sa cuiller de bois.
Cela me remémore le vieux Maître Igoulen, un de nos moissonneurs, de Saint-Saturnin-lès-Apt, qui croyait qu’une sorcière lui avait «ôté l’eau» et qui, depuis trente ans, n’avait plus goûté à l’eau ni pu manger rien de bouilli. Il ne vivait que de pain, de salade, d’oignon, de fromage et de vin pur. Lorsqu’on lui demandait la raison pour laquelle il se privait de l’ordinaire, le vieillard se taisait, mais voici le récit que faisaient ses compagnons.
Un jour, dans sa jeunesse, que sous une tonnelle Igoulen en compagnie mangeait au cabaret, passa sur la route une bohémienne, et lui, pour plaisanter, levant son verre plein de vin: «A la santé, grand’mère, lui cria-t-il, à la santé!» «Grand bien te fasse, répondit la bohémienne, et, mon petit, prie Dieu de ne jamais abhorrer l’eau».
C’était un sort que la sorcière venait de lui jeter.
Ce fut fini; à partir de là, Igoulen jamais plus ne put ingurgiter l’eau. Ce cas d’impression morale, que j’ai vu de mes yeux, peut s’ajouter, ce me semble, aux faits les plus curieux que la science aujourd’hui explique par la suggestion.
En arrière des moissonneurs venaient enfin les glaneuses, ramassant les épis laissés parmi les chaumes. A Arles on en voyait des troupes qui, un mois consécutif, parcouraient le terroir. Elles couchaient dans les champs, sous de petites tentes appelées tibaneou qui leur servaient de moustiquaires, et le tiers de leurs glanes, selon l’usage d’Arles, était pour l’hôpital.
Lecteur, voilà les gens, braves enfants de la nature, qui, je puis te le dire, ont été mes modèles et mes maîtres en poésie. C’est avec eux, c’est là, au beau milieu des grands soleils, qu’étendu sous un saule, nous apprîmes, lecteurs, à jouer du chalumeau dans un poème en quatre chants, ayant pour titre Les Moissons, dont faisait partie le lai de Margaï, qui est dans nos Iles d’Or. Cet essai de géorgiques, qui commençait ainsi:
Le mois de juin et les blés qui blondissent
Et le grand-boire et la moisson joyeuse,
Et de Saint Jean les feux qui étincellent,
Voilà de quoi parleront mes chansons…
Finissait par une allusion, dans la manière de Virgile, à la révolution de 1848.
Muse, avec toi, depuis la Madeleine,
Si en cachette nous chantons en accord,
Depuis le monde a fait pleine culbute:
Et cependant que noyés dans la paix,
Le long des ruisseaux nous mêlions nos voix
Les rois roulaient pêle-mêle du trône
Sous les assauts des peuples trop ployés
Et, misérables, les peuples se hachaient
Ainsi que les épis de blé sur l’aire.
Mais ce n’était pas là encore la justesse de ton que nous cherchions. Voilà pourquoi ce poème ne s’est jamais publié. Une simple légende, que nos bons moissonneurs redisaient tous les ans et qui trouve ici sa place comme la pierre à la bague, valait mieux, à coup sûr, que ce millier de vers.
Les froments, cette année-là, contait maître Igoulen, avaient mûri presque tous à la fois, courant le risque d’être hachés par une grêle, égrenés par le mistral ou brouïs par le brouillard, et les hommes, cette année-là, se trouvaient rares.
Et voilà qu’un fermier, un gros fermier avare, sur la porte de sa ferme était debout, inquiet, les bras croisés, et dans l’attente.
– Non, je ne plaindrais pas, disait-il, un écu par jour, un bel écu et la nourriture, à qui se viendrait louer.
Mais à ces mots le jour se lève, et voici que trois hommes s’avancent vers le Mas, trois robustes moissonneurs: l’un à la barbe blonde, l’un à la barbe blanche, l’un à la barbe noire. L’aube les accompagne en les auréolant.
– Maître, dit le capoulié (celui de la barbe blonde), Dieu vous donne le bonjour: nous sommes trois gavots de la montagne, et nous avons appris que vous aviez du blé mûr, du blé en quantité: maître, si vous voulez nous donner de l’ouvrage, à la journée ou à la tâche, nous sommes prêts à travailler.
– Mes blés ne pressent guère, le maître répondit; mais pourtant, pour ne pas vous refuser l’ouvrage, je vous baille, si vous voulez, trente sous et la vie. C’est bien assez par le temps qui court.
Or c’était le bon Dieu, saint Pierre avec saint Jean.
A l’approche des sept heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le déjeuner et, de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
A l’approche des dix heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le grand-boire et, de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
A l’approche de midi, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le dîner, et de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
A l’approche des quatre heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le goûter, et de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
– Ce sont là, dit le maître, ce sont de ces fainéants qui cherchent du travail et prient Dieu de n’en point trouver. Pourtant il faut aller voir.
Et cela dit, l’avare, pas à pas, vient à son champ, se cache dans un fossé et observe ses hommes.
Mais alors le bon Dieu fait ainsi à saint Pierre:
– Pierre, bats du feu.
– J’y vais, Seigneur, répond saint Pierre.
Et saint Pierre de sa veste tire la clé du paradis, applique à un caillou quelques fibres d’arbre creux et bat du feu avec la clé.
Puis le bon Dieu fait à saint Jean:
– Souffle, Jean!
– J’y vais, Seigneur, répond saint Jean.
Et saint Jean souffle aussitôt les étincelles dans le blé avec sa bouche; et d’une rive à l’autre un tourbillon de flamme, un gros nuage de fumée enveloppe le champ. Bientôt la flamme tombe, la fumée se dissipe, et mille gerbes tout à coup apparaissent, coupées comme il faut, comme il faut liées, et comme il faut aussi en gerbiers entassées.
Et cela fait, le groupe remet aux carquois les faucilles et au Mas lentement s’en revient pour souper, et tout en soupant:
– Maître, dit le chef des moissonneurs, nous avons terminé le champ… Demain pour moissonner, où voulez-vous que nous allions?
– Capoulié, répondît le maître avaricieux, mes blés, dont j’ai fait le tour, ne sont pas mûrs de reste. Voici votre payement; je ne puis plus vous occuper.
Et alors les trois hommes, les trois beaux moissonneurs, disent au maître: adieu! Et chargeant leurs faucilles rengainées derrière le dos, s’en vont tranquilles en leur chemin: le bon Dieu au milieu, saint Pierre à droite, saint Jean à gauche, et les derniers rayons du soleil qui se couche les accompagnent au loin, au loin.
Le lendemain le maître de grand matin se lève et joyeusement se dit en lui-même:
– N’importe! hier j’ai gagné ma journée en allant épier ces trois hommes sorciers; maintenant j’en sais autant qu’eux.
Et appelant ses deux valets, dont un avait nom Jean et l’autre Pierre, il les conduit à la plus grande des emblavures de la ferme. Sitôt arrivés au champ, le maître dit à Pierre:
– Pierre, toi, bats du feu.
– Maître, j’y vais, répliqua Pierre.
Et Pierre de ses braies tire alors son couteau, applique à un silex quelques fibres d’arbre creux et le couteau bat du feu. Mais le maître dit à Jean:
– Souffle, Jean!
– Maître, j’y vais, répliqua Jean.
Et Jean avec sa bouche souffle au blé les étincelles… Aïe! aïe! aïe! la flamme en langues, une flamme affolée, enveloppe la moisson; les épis s’allument, les chaumes pétillent, le grain se charbonne; et penaud, l’exploiteur, quand la fumée s’est dissipée, ne voit, au lieu de gerbes, que braise et poussier noir!