CHAPITRE XIII: L’ALMANACH PROVENÇAL

Le bon pèlerin. – Jarjaye au paradis. – La Grenouille de Narbonne. – La Montelaise – L’homme populaire.


L’Almanach Provençal, bien venu des paysans, goûté par les patriotes, estimé par les lettrés, recherché par les artistes, gagna rapidement la faveur du public; et son tirage, qui fut, la première année, de cinq cents exemplaires, monta vite à douze cents, à trois mille, à cinq mille, à sept mille, à dix mille, qui est le chiffre moyen depuis quinze ou vingt ans.


Comme il s’agit d’une œuvre de famille et de veillée, ce chiffre représente, je ne crois guère me tromper, cinquante mille lecteurs. Impossible de dire le soin, le zèle, l’amour- propre que Roumanille et moi avions mis sans relâche à ce cher petit livre, pendant les quarante premières années. Et sans parler ici des innombrables poésies qui s’y sont publiées, sans parler de ses Chroniques, où est contenue, peut-on dire, l’histoire du Félibrige, la quantité de contes, de légendes, de sornettes, de facéties et de gaudrioles, tous recueillis dans le terroir, qui s’y sont ramassés, font de cette entreprise une collection unique. Toute la tradition, toute la raillerie, tout l’esprit de notre race se trouvent serrés là dedans; et si le peuple provençal, un jour, pouvait disparaître, sa façon d’être et de penser se retrouverait telle quelle dans l’almanach des félibres.


Roumanille a publié, dans un volume à part (Li Conte Prouvençau et li Cascareleto), la fleur des contes et gais devis qu’il égrena à profusion dans notre almanach populaire.


Nous aurions pu en faire autant; mais nous nous contenterons de donner, en spécimen de notre prose d’almanach, quelques-uns des morceaux qui eurent le plus de succès et qui ont été, du reste, traduits et répandus par Alphonse Daudet, Paul Arène, E. Blavet, et autres bons amis.

LE BON PÈLERIN

Légende provençale.
I

Maître Archimbaud avait près de cent ans. Il avait été jadis un rude homme de guerre; mais à présent, tout éclopé et perclus par la vieillesse, il tenait le lit toujours et ne pouvait plus bouger.


Le vieux maître Archimbaud avait trois fils. Un matin, il appela l’aîné et lui dit:


– Viens ici, Archimbalet! En me retournant dans mon lit et rêvassant, car, va, au fond d’un lit, on a le temps de réfléchir je me suis remémoré que, dans une bataille, me rencontrant un jour en danger de périr je promis à Dieu de faire le voyage de Rome… Aïe! je suis Vieux comme terre et ne puis plus aller en guerre! Je voudrais bien, mon fils, que tu fisses à ma place ce pèlerinage-là, car il me peine de mourir sans avoir accompli mon vœu.


L’aîné répondit:


– Que diable allez-vous donc vous mettre en tête, un pèlerinage à Rome et je ne sais où encore! Père, mangez, buvez, et puis dans votre lit, autant qu’il vous plaira, dites des patenôtres! Nous avons, nous, autre chose à faire.


Maître Archimbaud, le lendemain matin, appelle son fils cadet;


– Cadet, écoute, lui fait-il: en rêvassant et en calculant, car, vois-tu, au fond d’un lit on a le loisir de rêver, je me suis souvenu que, dans une tuerie, me trouvant un jour en danger mortel, je me vouai à Dieu pour le grand voyage de Rome… Aïe! je suis vieux comme terre! je ne puis plus aller en guerre! et je voudrais qu’à ma place tu ailles faire, toi, le pèlerinage promis.


Le cadet répondit:


– Père, dans quinze jours va venir le beau temps! Il faudra labourer les chaumes, il faut cultiver les vignes, il faut faucher les foins… Notre aîné doit conduire le troupeau dans la montagne; le jeune est un enfant… Qui commandera, si je m’en vais à Rome fainéanter par les chemins? Père, mangez, dormez, et laissez-nous tranquilles.


Le bon maître Archimbaud, le lendemain matin appelle le plus jeune:


– Espérit, mon enfant, approche, lui fait-il. J’ai promis au bon Dieu de faire un pèlerinage à Rome… Mais je suis vieux comme terre! Je ne puis plus aller en guerre… Je t’y enverrais bien à ma place, pauvret! Mais tu es un peu jeune, tu ne sais pas la route; Rome est très loin, mon Dieu! et s’il t’arrivait malheur…


– Mon père, j’irai, répondit le jeune. Mais la mère cria: Je ne veux pas que tu y ailles! Ce vieux radoteur avec sa guerre, avec sa Rome, finit par donner sur les nerfs: non content de grogner, de se plaindre, de geindre, toute l’année durant, il enverrait maintenant ce bel enfant se perdre!


– Mère, dit le jeune, la volonté d’un père est un ordre de Dieu! Quand Dieu commande, il faut partir.


Et Espérit, sans dire plus, alla tirer du vin dans une petite gourde, mit un pain dans sa besace avec quelques oignons, chaussa ses souliers neufs, chercha dans le bûcher un bon bâton de chêne, jeta son manteau sur l’épaule, embrassa son vieux père, qui lui donna force conseils, fit ses adieux à toute sa parenté et partit.

II

Mais avant de se mettre en voie, il alla dévotement ouïr la sainte messe; et n’est-ce pas merveille qu’en sortant de l’église, il trouva sur le seuil un beau jeune homme qui lui adressa ces mots:


– Ami, n’allez-vous pas à Rome?


– Mais oui, dit Espérit.


– Et moi aussi, camarade; si cela vous plaisait, nous pourrions faire route ensemble.


– Volontiers, mon bel ami.


Or cet aimable jouvenceau était un ange envoyé par Dieu.


Espérit avec l’ange prirent donc la voie romaine; et ainsi tout gaiement, tantôt au soleil, tantôt à l’aiguail, en mendiant leur pain et chantant des cantiques, la petite gourde au bout du bâton, enfin ils arrivèrent à la cité de Rome.


Une fois reposés, ils firent leurs dévotions à la grande église de Saint-Pierre, visitèrent tour à tour les basiliques, les chapelles, les oratoires, les sanctuaires, et tous les piliers sacrés, baisèrent les reliques des apôtres Pierre et Paul, des vierges, des martyrs et de la vraie Croix; bref avant de repartir, ils furent voir le pape, qui leur donna sa bénédiction.


Et alors Espérit avec son compagnon allèrent se coucher sous le porche de Saint-Pierre et Espérit s’endormit.


Or, voici qu’en dormant le pèlerin vit en songe ses frères et sa mère qui brûlaient en enfer, et il se vit lui-même avec son père dans la gloire éternelle des paradis de Dieu.


– Hélas! pour lors, s’écria-t-il, je voudrais bien, mon Dieu, retirer du feu ma mère, ma pauvre mère et mes frères!


Et Dieu lui répondit:


– Tes frères, c’est impossible, car ils ont désobéi mon commandement; mais ta mère, peut-être, si tu peux, avant sa mort, lui faire faire trois charités.


Et Espérit se réveilla. L’ange avait disparu. Il eut beau l’attendre, le chercher, le demander, il ne le retrouva plus et il dut tout seul s’en retourner à Rome.


Il se dirigea donc vers le rivage de la mer, ramassa des coquillages, en garnit son habit ainsi que son chapeau, et de là, lentement, par voies et par chemins, par vallées et par montagnes, il regagna le pays en mendiant et en priant.

III

C’est ainsi qu’il arriva dans son endroit et à sa maison.


Il en manquait depuis deux ans. Amaigri et chétif, hâlé, poudreux, en haillons, les pieds nus, avec sa petite gourde au bout de son bourdon, son chapelet et ses coquilles, il était méconnaissable. Personne ne le reconnut, et il s’en vint tout droit au logis paternel et dit doucement à la porte:


– Au pauvre pèlerin, au nom de Dieu, faites l’aumône!


– Ho! sa mère cria, vous êtes ennuyeux! Tous les jours il en passe, de ces garnements, de ces vagabonds, de ces truandailles.


– Hélas! épouse, fit au fond de son lit le bon vieil Archimbaud, donne-lui quelque chose: qui sait si notre fils n’est pas à cette même heure dans le même besoin!


Et, ma foi, en grommelant, la femme coupa un croûton et l’alla porter au pauvre. Le lendemain, le pèlerin retourne encore à la porte de la maison paternelle en disant:


– Au nom de Dieu, maîtresse, faites un peu d’aumône au pauvre pèlerin.


– Vous êtes encore là! cria la vieille, vous savez bien qu’hier on vous donna; ces gloutons mangeraient tout le bien du Chapitre!


– Hélas! épouse, dit Archimbaud le bon vieillard, hier as-tu pas mangé? et aujourd’hui toi-même ne manges-tu pas encore? Qui sait si notre fils ne se trouve pas aussi dans la même misère!


Et voilà que l’épouse, attendrie de nouveau, va couper un autre croûton et le porte encore au pauvre.


Le lendemain enfin, Espérit revient à la porte de ses gens et dit:


– Au nom de Dieu, ne pourriez-vous pas, maîtresse, donner l’hospitalité au pauvre pèlerin?


– Nenni, cria la dure vieille, allez-vous-en coucher où l’on loge les gueux!


– Hélas! épouse, dit le bon vieil Archimbaud, donne-lui l’hospitalité: qui sait si notre enfant, notre pauvre Espérit, n’est pas errant, à cette heure, à la rigueur du mauvais temps!


– Oui, tu as raison, dit la mère, et elle alla aussitôt ouvrir la porte de l’étable et le pauvre Espérit, sur la paille, derrière les bêtes, alla se gîter dans un coin.


Au petit jour, le lendemain, la mère d’Espérit, les frères d’Espérit viennent pour ouvrir l’étable… L’étable, mes amis, était tout illuminée: le pèlerin était mort, était roidi et blanc, entre quatre grands cierges qui brûlaient autour de lui; la paille où il gisait était étincelante; les toiles d’araignées, luisantes de rayons, pendaient là-haut des poutres, telles que les courtines d’une chapelle ardente; les bêtes de l’étable, les mulets et les bœufs, chauvissaient effarés avec de grands yeux pleins de larmes; un parfum de, violette embaumait l’écurie; et le pauvre pèlerin, la face glorieuse, tenait dans ses mains jointes un papier où était écrit: «Je suis votre fils.»


Alors éclatèrent les pleurs et tous en se signant tombèrent à genoux: Espérit était un saint.


(Almanach Provençal de 1879.)

JARJAYE AU PARADIS

Jarjaye, un portefaix de Tarascon, vient à mourir et, les yeux fermés, tombe dans l’autre monde. Et de rouler et de rouler! L’éternité est vaste, noire comme la poix, démesurée, lugubre à donner le frisson. Jarjaye ne sait où gagner, il est dans l’incertitude, il claque des dents et bat l’espace. Mais à force d’errer il aperçoit au loin une petite lumière, là-bas au loin, bien loin… Il s’y dirige; c’était la porte du bon Dieu.


Jarjaye frappe: pan! pan! à la porte.


– Qui est là? crie saint Pierre.


– C’est moi.


– Qui, toi?


– Jarjaye.


– Jarjaye de Tarascon?


– C’est ça, lui-même.


– Mais, garnement, lui fait saint Pierre, comment as-tu le front de vouloir entrer au saint paradis, toi qui jamais depuis vingt ans n’as récité tes prières; toi qui, lorsqu’on te disait: «Jarjaye, viens à la messe» répondais: «Je ne vais qu’à celle de l’après-midi»; toi qui, par moquerie, appelais le tonnerre «le tambour des escargot»; toi qui mangeais gras, le vendredi quand tu pouvais, le samedi quand tu en avais, en disant: «Qu’il en vienne! c’est la chair qui fait la chair; ce qui entre dans le corps ne peut faire mal à l’âme»; toi qui, quand sonnait l’angélus, au lieu de te signer comme doit faire un bon chrétien: «Allons, disais-tu, un porc est pendu à la cloche!»; toi qui, aux avis de ton père: «Jarjaye, Dieu te punira»! ripostais de coutume: «Le Bon Dieu qui l’a vu? Une fois mort on est bien mort!»; toi enfin qui blasphémais et reniais chrême et baptême, se peut-il que tu oses te présenter ici, abandonné de Dieu?


Le pauvre Jarjaye répliqua:


– Je ne dis pas le contraire, je suis un pécheur. Mais qui savait qu’après la mort il y eût tant de mystères! Enfin, oui, j’ai failli, et la piquette est tirée; s’il faut la boire, on la boira. Mais au moins, grand saint Pierre, laissez-moi voir un peu mon oncle, pour lui conter ce qui se passe à Tarascon.


– Quel oncle?


– Mon oncle Matéry, qui était pénitent blanc.


– Ton oncle Matéry? Il a pour cent ans de purgatoire.


– Malédiction! pour cent ans! et qu’avait-il fait?


– Tu te rappelles qu’il portait la croix aux processions. Un jour, des mauvais plaisants se donnèrent le mot, et l’un d’eux se met à dire: «Voyez Matéry qui porte la croix!» Un peu plus loin un autre répète: «Voyez Matéry qui porte la croix!» Un autre finalement lui fait comme ceci: «Voyez, voyez Matéry, qu’est-ce qu’il porte?» Matéry impatienté répliqua, paraît-il: «Un viédaze comme toi». Et il eut un coup de sang et mourut sur sa colère.


– Alors, faites-moi voir ma tante Dorothée, qui était tant, tant dévote.


– Fi! elle doit être au diable, je ne la connais pas…


– Que celle-là soit au diable, cela ne m’étonne guère, car pour la dévotion si elle fut outrée, pour la méchanceté c’était une vraie vipère… Figurez-vous que…


– Jarjaye, je n’ai pas loisir; il me faut aller ouvrir à un pauvre balayeur que son âne vient d’envoyer au paradis d’un coup de pied.


– O grand saint Pierre, puisque vous avez tant fait et que la vue ne coûte rien, laissez-moi voir un peu le paradis, qu’on dit si beau!


– Oui, parbleu! tout de suite, vilain huguenot que tu es!


– Allons, saint Pierre, souvenez-vous que par là-bas mon père, qui est pêcheur, porte votre bannière aux processions, et les pieds nus…


– Soit, dit le saint, pour ton père, je te l’accorde; mais vois, canaille, c’est entendu, tu n’y mettras que le bout du nez.


– Ça suffit.


Donc le céleste portier entrebâille sans bruit la porte et dit à Jarjaye: «Tiens, regarde.»


Mais celui-ci, tournant soudainement le dos, entre à reculons dans le paradis.


– Que fais-tu? lui demande saint Pierre.


– La grande clarté m’offusque, répond le Tarasconnais; il me faut entrer par le dos; mais selon votre parole, lorsque ne j’y aurai mis le nez, soyez tranquille, je n’irai pas plus loin «Allons, pensa le bienheureux, j’ai mis le pied dans la musette.» Et le Tarasconnais est dans le paradis.


– Oh! dit-il, comme on est bien! comme c’est beau! quelle musique.


Au bout d’un certain moment, le porte-clefs lui fait:


– Quand tu auras assez bayé, voyons, tu sortiras, parce que je n’ai pas le temps de te donner la réplique…


– Ne vous gênez pas, dit Jarjaye, si vous avez quelque chose à faire, allez à vos occupations… Moi je sortirai quand je sortirai… Je ne suis pas pressé du tout.


– Mais tels ne sont pas nos accords.


– Mon Dieu, saint homme, vous voilà bien ému! Ce serait différent s’il n’y avait point de large; mais, grâce à Dieu, la place ne manque pas.


– Et moi je te prie de sortir, car si le bon Dieu passait…


– Ho! puis, arrangez-vous comme vous voudrez. J’ai toujours ouï dire: qui se trouve bien, qu’il ne bouge. Je suis ici, j’y reste.


Saint Pierre hochait la tête, frappait du pied. Il va trouver Saint Yves.


– Yves, lui fait-il, toi qui es avocat, tu vas me donner un conseil.


– Deux, s’il t’en faut, répond saint Yves.


– Sais-tu que je suis bien campé? Je me trouve dans tel cas, comme ceci, comme cela… Maintenant que dois-je faire?


– Il te faut, lui dit saint Yves, prendre un bon avoué et citer par huissier le dit Jarjaye pardevant Dieu.


Ils cherchent un bon avoué; mais d’avoué en paradis, jamais personne n’en avait vu. Ils demandent un huissier. Encore moins! Saint Pierre ne savait plus de quel bois faire flèche.


Vient à passer saint Luc:


– Pierre, tu es bien sourcilleux! Notre-Seigneur t’aurait-il fait quelque nouvelle semonce?


– Oh! mon cher, ne m’en parle pas! Il m’arrive un embarras, vois-tu, de tous les diables. Un certain nommé Jarjaye est entré par une ruse dans le paradis et je ne sais plus comment le mettre dehors.


– Et d’où est-il, ce Jarjaye?


– De Tarascon.


– Un Tarasconnais? dit saint Luc. Oh! mon Dieu, que tu es bon? Pour le faire sortir, rien, rien de plus facile… Moi, étant, comme tu sais, l’ami des bœufs, le patron des toucheurs, je fréquente la Camargue, Arles, Beaucaire, Nîmes, Tarascon, et je connais ce peuple: je sais où il lui démange et comment il faut le prendre… Tiens, tu vas voir.


A ce moment voletait par là une volée d’anges bouffis.


– Petits! leur fait saint Luc, psitt, psitt!


Les angelots descendent.


– Allez en cachette hors du paradis; et quand vous serez devant la porte, vous passerez en courant et en criant: «Les bœufs, les bœufs!»


Sitôt les angelots sortent du paradis et comme ils sont devant la porte, ils s’élancent en criant: «Les bœufs, les bœufs! Oh tiens! oh tiens! la pique!»


Jarjaye, bon Dieu de Dieu! se retourne ahuri.


– Tron de l’air! quoi! ici on fait courir les bœufs! En avant! s’écrie-t-il.


Et il s’élance vers la porte comme un tourbillon et, pauvre imbécile, sort du paradis.


Saint Pierre vivement pousse la porte et ferme à clef, puis mettant la tête au guichet: -


– Eh bien! Jarjaye, lui dit-il goguenard, comment te trouves-tu à cette heure?


– Oh! n’importe, riposte Jarjaye. Si ç’avait été les bœufs, je ne regretterais pas ma part de paradis.


Cela disant, il plonge, la tête la première, dans l’abîme.


(Almanach provençal de 1864.)

LA GRENOUILLE DE NARBONNE

I

Le camarade Pignolet compagnon menuisier, – surnommé la «Fleur de Grasse», – par une après-midi du mois de juin, revenait tout joyeux de faire son Tour de France. La chaleur était assommante et, sa canne garnie de rubans à la main, avec son affûtage (ciseaux, rabots, maillet), plié derrière le dos dans son tablier de toile, Pignolet gravissait le grand chemin de Grasse, d’où il était parti depuis quelque trois ou quatre ans.


Il venait, selon l’usage des Compagnons du Devoir, de monter à la Sainte-Baume pour voir et saluer le tombeau de maître Jacques, père des Compagnons. Ensuite, après avoir inscrit sur une roche son surnom compagnonique, il était descendu jusqu’à Saint-Maximin, pour prendre ses couleurs chez maître Fabre, le maréchal qui sacre les Enfants du Devoir. Et, fier comme un César, le mouchoir sur la nuque, le chapeau égayé d’un flot de faveurs multicolores et, pendus à ses oreilles, deux petits compas d’argent, il tendait vaillamment la guêtre dans un tourbillon de poussière. Il en était tout blanc.


Quelle chaleur! De temps en temps, il regardait aux figuiers s’il n’y avait pas de figues; mais elles n’étaient pas mûres, et les lézards bayaient dans les herbes havies; et les cigales folles, sur les oliviers poudreux, sur les buissons et les yeuses, au soleil qui dardait, chantaient rageusement.


– Nom de nom, quelle chaleur! disait sans cesse Pignolet.


Ayant, depuis des heures, vidé sa gourde d’eau-de-vie, il pantelait de soif et sa chemise était trempée.


– Mais en avant! disait-il. Bientôt, nous serons à Grasse.


Oh! sacré nom de sort! Quel bonheur, quelle joie d’embrasser père et mère et de boire à la cruche l’eau des fontaines de Grasse, et de conter mon Tour de France, et d’embrasser Mion sur ses joues fraîches, et de nous marier, vienne la Madeleine, et ne plus quitter la maison! En marche, Pignolet! Plus qu’une petite traite!


Enfin, le voilà au portail de Grasse et, dans quatre enjambées, à l’atelier de son père.

II

– Mon gars, ô mon beau gars, cria le vieux Pignol en quittant son établi, sois le bien arrivé! Marguerite, le petit!


Cours, va tirer du vin; mets la poêle, la nappe… Oh! la bénédiction! Comment te portes-tu?


– Pas trop mal, grâce à Dieu! Et vous autres, par ici, père, êtes-vous tous gaillards?


– Eh! comme de pauvres vieux… Mais s’est-il donc fait grand!


Et tout le monde l’embrasse, père, mère, voisins, et les amis, et les fillettes. On lui décharge son paquet, et les enfants manient les beaux rubans de son chapeau et de sa longue canne. La vieille Marguerite, les yeux larmoyants, allume vivement le feu avec une poignée de copeaux; et, pendant qu’elle enfarine quelques morceaux de merluche pour régaler le garçon, maître Pignol, le père, s’assied à table avec Pignolet, et de trinquer: «A la santé!» Et l’on commence à mouiller l’anche.


– Par exemple, faisait le vieux maître Pignol en frappant avec son verre, toi, dans moins de quatre ans, tu as achevé ton Tour de France et te voilà déjà, à ce que tu m’assures, passé et reçu Compagnon du Devoir! Comme tout change, cependant! De mon temps, il fallait sept ans, oui, sept belles années, pour gagner les couleurs… Il est vrai, mon enfant, que là, dans la boutique, je t’avais assez dégauchi et que, pour un apprenti, tu ne poussais pas déjà, tu ne poussais pas trop mal le rabot et la varlope… Mais, enfin, l’essentiel est que tu saches ton métier et que, je le crois du moins, tu aies vu et appris tout ce que doit connaître un luron qui est fils de maître.


– Oh! père! pour cela, répondit le jeune homme, voyez, sans me vanter, je ne crois pas que personne, dans la menuiserie, me passe la plume par le bec.


– Eh bien! dit le vieux, voyons, raconte-moi un peu, tandis que la morue chante et cuit dans la poêle, ce que tu remarquas de beau, tout en courant le pays.

III

– D’abord, père, vous savez qu’en partant d’ici, de Grasse, je filai sur Toulon, où j’entrai à l’arsenal. Pas besoin de relever tout ce qui est là-dedans: vous l’avez vu comme moi.


– Passe, oui, c’est connu.


– En partant de Toulon, j’allai m’embaucher à Marseille, fort belle et grande ville, avantageuse pour l’ouvrier, où les coteries ou camarades me firent observer, père, un cheval marin qui sert d’enseigne à une auberge.


– C’est bien.


– De là, ma foi, je remontai sur Aix, où j’admirai les sculptures du portail de Saint-Sauveur.


– Nous avons vu tout cela.


– Puis, de là, nous gagnâmes Arles, et nous vîmes la voûte de la commune d’Arles.


– Si bien appareillée qu’on ne peut pas comprendre comment ça tient en l’air.


– D’Arles, père, nous tirâmes sur le bourg de Saint-Gille, et là, nous vîmes la fameuse Vis…


– Oui, oui, une merveille pour le trait et pour la taille.


Ce qui fait voir, mon fils, qu’autrefois, tout de même, aussi bien qu’aujourd’hui, il y eut de bons ouvriers.


– Puis, nous nous dirigeâmes de Saint-Gille à Montpellier, et là, on nous montra la célèbre Coquille…


– Oui, qui est dans le Vignoble, et que le livre appelle la «trompe de Montpellier».


– C’est cela… Et, après, nous marchâmes sur Narbonne.


– C’est là que je t’attendais.


– Quoi donc, père? A Narbonne, j’ai vu les Trois-Nourrices, et puis l’archevêché, ainsi que les boiseries de l’église Saint-Paul.


– Et puis?


– Mon père, la chanson n’en dit pas davantage: «Carcassonne et Narbonne – sont deux villes fort bonnes – pour aller à Béziers; – Pézénas est gentille, – mais les plus jolies filles – n’en sont à Montpellier.»


– Alors, bousilleur, tu n’as pas vu la Grenouille?


– Mais quelle grenouille?


– La Grenouille qui est au fond du bénitier de l’église Saint-Paul. Ah! je ne m’étonne plus que tu aies sitôt fait, bambin, ton Tour de France! La Grenouille de Narbonne! le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, que l’on vient voir de tous les diables. Et ce saute-ruisseau! criait le vieux Pignol en s’animant de plus en plus, ce méchant gâte-bois qui se donne pour compagnon n’a pas vu seulement la Grenouille de Narbonne! Oh! mais, qu’un fils de maître ait fait baisser la tête, dans la maison, à son père, mignon, ça ne sera pas dit! Mange, bois, va dormir, et, dès demain matin, si tu veux qu’on soit coterie, tu regagneras Narbonne pour voir la Grenouille.

IV

Le pauvre Pignolet, qui savait que son père ne démordait pas aisément et qu’il ne plaisantait pas, mangea, but, alla au lit, et le lendemain, à l’aube, sans répliquer davantage, après avoir muni de vivres son bissac, il repartit pour Narbonne.


Avec ses pieds meurtris et enflés par la marche, avec la chaleur, la soif, par voies et par chemins, va donc mon Pignolet!


Aussitôt arrivé, au bout de sept ou huit jours, dans la ville de Narbonne, – d’où selon le proverbe, «ne vient ni bon vent ni bonne personne», – Pignolet qui, cette fois, ne chantait pas, je vous l’assure, sans prendre le temps même de manger un morceau ou boire un coup au cabaret, s’achemine de suite vers l’église Saint-Paul et, droit au bénitier, s’en vient voir la Grenouille.


Dans la vasque de marbre, en effet, sous l’eau claire, une grenouille rayée de roux, tellement bien sculptée qu’on l’aurait dite vivante, regardait accroupie, avec ses deux yeux d’or et son museau narquois, le pauvre Pignolet, venu de Grasse pour la voir.


– Ah! petite vilaine, s’écria tout à coup, farouche, le menuisier. Ah! c’est toi qui m’as fait faire, par ce soleil ardent, deux cents lieues de chemin! Va, tu te souviendras de Pignolet de Grasse!


Et voilà le sacripant qui, de son baluchon, tire son maillet, son ciseau, et pan! d’un coup, à la grenouille il fait sauter une patte. On dit que l’eau bénite, comme teinte de sang, devînt rouge soudain, et la vasque du bénitier, depuis lors, est restée rougeâtre.


(Almanach Provençal de 1890.)

LA MONTELAISE

I

Une fois, à Monteux, qui est l’endroit du grand saint Gent et de Nicolas Saboly, il y avait une fillette blonde comme l’or. On lui disait Rose. C’était la fille d’un cafetier. Et, comme elle était sage et qu’elle chantait comme un ange, le curé de Monteux l’avait mise à la tête des choristes de son église.


Voici que, pour la Saint-Gent, fête patronale de Monteux, le père de Rose avait loué un chanteur.


Le chanteur, qui était jeune, tomba amoureux de la blondine; la blondine, ma foi, devint amoureuse aussi. Puis, un beau jour, les deux enfants, sans tant aller chercher, se marièrent; la petite Rose fut Mme Bordas.


Adieu, Monteux! Ils partirent ensemble. Ah! que c’était charmant, libres comme l’air et jeunes comme l’eau, de n’avoir aucun souci, que de vivre en plein amour et chanter pour gagner sa vie!


La belle première fête où Rose chanta, ce fut pour sainte Agathe, la vote des Maillanais.


Je m’en souviens comme si c’était hier.


C’était au café de la Place (aujourd’hui Café du Soleil): la salle était pleine comme un œuf. Rose, pas plus effrayée qu’un passereau de saule, était droite, là-bas au fond, sur une estrade, avec ses cheveux blondins, avec ses jolis bras nus, et son mari à ses pieds l’accompagnant sur la guitare.


Il y avait une fumée! C’était rempli de paysans, de Graveson, de Saint-Remy, d’Eyrague et de Maillane. Mais on n’entendait pas une mauvaise parole. Ils ne faisaient que dire:


– Comme elle est jolie! le galant biais! Elle chante comme un orgue, et elle n’est pas de loin, elle n’est que de Monteux!


Il est vrai que Rose ne chantait que de belles chansons. Elle parlait de patrie, de drapeau, de bataille, de liberté, de gloire, et cela avec une passion, une flamme, un tron de l’air, qui faisaient tressaillir toutes ces poitrines d’hommes. Puis, quand elle avait fini, elle criait:


– Vive saint Gent!


Des applaudissements à démolir la salle. La petite descendait, faisait, toute joyeuse, la quête autour des tables; les pièces de deux sous pleuvaient dans la sébile et, riante et contente comme si elle avait cent mille francs, elle versait l’argent dans la guitare de son homme, en lui disant:


– Tiens! vois; si cela dure, nous serons bientôt riches…

II

Quand Mme Bordas eut fait toutes les fêtes de notre voisinage, l’envie lui vint de s’essayer dans les villes.


Là, comme au village, la Montelaise fit florès. Elle chantait la Pologne avec son drapeau à la main; elle y mettait tant d’âme, tant de frisson, qu’elle faisait frémir.


En Avignon, à Cette, à Toulouse, à Bordeaux, elle était adorée du peuple. Tellement qu’elle se dit:


– Maintenant, il n’y a plus que Paris!


Elle monta donc à Paris. Paris est l’entonnoir qui aspire tout. Là comme ailleurs, et plus encore, elle fut l’idole de la foule.


Nous étions aux derniers jours de l’Empire; la châtaigne commençait à fumer, et Mme Bordas chanta la Marseillaise. Jamais cantatrice n’avait dit cet hymne avec un tel enthousiasme, une telle frénésie; les ouvriers des barricades crurent voir, devant eux, la liberté resplendissante, et Tony Réveillon, un poète de Paris, disait, dans la journal:


Elle nous vient de la Provence,


Où soufflent les vents de la mer,


Où l’on respire l’éloquence,


Tout enfant, en respirant l’air.


Tous les bras sont tendus vers elle…


Nous te saluons, ô Beauté:


Pour suivre tes pas, immortelle,


Nous quitterons notre Cité.


Tu nous mèneras aux frontières,


A ton moindre geste soumis,


Car tous les peuples sont nos frères,


Et les tyrans nos ennemis.

III

Hélas! à la frontière, trop vite il fallut aller. La guerre, la défaite, la révolution, le siège s’amoncelèrent coup sur coup. Puis vint la Commune et son train du diable.


La folle Montelaise, éperdue là-dedans comme un oiseau dans la tempête, ivre d’ailleurs de fumée, de tourbillonnement, de popularité, leur chanta Marianne comme un petit démon. Elle aurait chanté dans l’eau; encore mieux dans le feu!


Un jour, l’émeute l’enveloppa dans la rue et l’emporta comme une paille dans le palais des Tuileries.


La populace reine se donnait une fête dans les salons impériaux. Des bras noirs de poudre saisirent Marianne – car Mme Bordas était pour eux Marianne – et la campèrent sur le trône, au milieu des drapeaux rouges.


– Chante-nous, lui crièrent-ils, la dernière chanson que vont entendre les voûtes de ce palais maudit!


Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses cheveux blonds, leur chanta… la Canaille.


Un formidable cri: «Vive la République!» suivit le dernier refrain. Seulement, une voix perdue dans la foule répondit:


– Vivo sant Gent!


La Montelaise n’y vit plus, deux larmes brillèrent dans ses yeux bleus, et elle devint pâle comme une morte.


– Ouvrez, donnez-lui de l’air! cria-t-on en voyant que le cœur lui manquait…


Ah! non, pauvre Rose! ce n’était pas l’air qui lui manquait: c’était Monteux, c’était saint Gent dans la montagne, et l’innocente joie des fêtes de Provence.


La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges, s’écoulait en hurlant par les portails ouverts.


Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade: des bruits sombres, sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades s’entendaient au lointain, l’odeur du pétrole vous coupait l’haleine, et quelques heures après, le feu des Tuileries montait jusqu’aux nues.


Pauvre petite Montelaise: nul n’en a plus ouï parler.


(Almanach Provençal de 1873.)

L’HOMME POPULAIRE

Le maire de Gigognan m’avait invité, l’autre année, à la fête de son village. Nous avions été sept ans camarades d’écritoire aux écoles d’Avignon, mais depuis lors, nous ne nous étions plus vus.


– Bénédiction de Dieu, s’écria-t-il en m’apercevant, tu es toujours le même: frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit comme une quille… Je t’aurais reconnu sur mille.


– Oui, je suis toujours le même, lui répondis-je, seulement la vue baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et, quand les cimes sont blanches, les vallons ne sont guère chauds.


– Bah! me fit-il, bon garçon, vieux taureau fait sillon droit et ne devient pas vieux qui veut… Allons, allons dîner.


Vous savez comme on mange aux fêtes de village, et chez l’ami Lassagne, je vous réponds qu’il ne fait pas froid; il y eut un dîner qui se faisait dire «vous»: des coquilles d’écrevisses, des truites de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin cacheté, le petit verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous servir à table, un tendron de vingt ans qui… Je n’en dis pas plus.


Arrivés au dessert, nous entendons dans la rue un bourdonnement: vounvoun; vounvoun; c’était le tambourin. La jeunesse du lieu venait, selon l’usage, toucher l’aubade au consul.


– Ouvre la porte; Françonnette, cria mon ami Lassagne, va quérir les fouaces et, allons, rince les verres.


Cependant les ménétriers battaient leur tambourinade. Quand ils eurent fini, les abbés de la jeunesse, le bouquet à la veste, entrèrent dans la salle avec les tambourins, avec le valet de ville qui portait fièrement les prix des jeux au haut d’une perche, avec les farandoleurs et la foule des filles.


Les verres se remplirent de bon vin d’Alicante. Tous les cavaliers, chacun à son tour, coupèrent une corne de galette, on trinqua pêle-mêle à la santé de M. le maire, et puis, M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisanté un moment, leur adressa ces paroles:


– Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant que vous pourrez, soyez toujours polis avec les étrangers; sauf de vous battre et de lancer des projectiles, vous avez toute permission.


– Vive monsieur Lassagne! s’écria la jeunesse.


On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous furent dehors, je demandai à Lassagne:


– Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan?


– Il y a cinquante ans, mon cher.


– Sérieusement? il y a cinquante ans?


– Oui, oui, il y a cinquante ans. J’ai vu passer, mon beau, onze gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu m’aide, sans en enterrer encore une demi-douzaine.


– Mais comment as-tu fait pour sauver ton écharpe entre tant de gâchis et de révolutions?


– Eh! mon ami de Dieu, c’est là le pont aux ânes. Le peuple, le brave peuple, ne demande qu’à être mené. Seulement, pour le mener, tous n’ont pas le bon biais. Il en est qui te disent: il le faut mener raide. D’autres te disent: il le faut mener doux; et moi, sais-tu ce que je dis? il le faut mener gaiement.


«Regarde les bergers: les bons bergers ne sont pas ceux qui ont toujours le bâton levé; ce n’est pas non plus ceux qui se couchent sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers sont ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en jouant du chalumeau. Le bétail qui se sent libre, et qui l’est effectivement, broute avec appétit le pâturin et le laiteron. Puis lorsqu’il a le ventre plein et que vient l’heure de rentrer, le berger sur son fifre joue l’air de la retraite et le troupeau content reprend la route du bercail.


«Mon ami, je fais de même, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.


– Tu joues du chalumeau: c’est bon à dire… Mais enfin, dans ta commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des têtus et tu as des drôles, comme partout! allons, et quand viennent les élections pour un député, par exemple, comment fais-tu?


– Comment je fais? Eh! mon bon, je laisse faire… Car, de dire aux blancs: «Votez pour la république» serait perdre sa peine et son latin, comme de dire aux rouges: «Votez pour Henri V.» autant cracher contre ce mur.


– Mais les indécis, ceux qui n’ont pas d’opinion, les pauvres innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient où le vent les pousse?


– Ah! ceux-là, quand parfois, dans la boutique du barbier, ils me demandent mon avis:


– Tenez, leur dis-je, Bassaquin ne vaut pas mieux que Bassacan. Si vous votez pour Bassaquin, cet été vous aurez des puces; et si vous votez pour Bassacan, vous aurez des puces cet été. Pour Gigognan, voyez-vous, mieux vaut une bonne pluie que toutes les promesses que font les candidats… Ah! ce serait différent, si vous nommiez des paysans: tant que, pour députés, vous ne nommerez pas des paysans, comme cela se fait en Suède et en Danemark, vous ne serez pas représentés. Les avocats, les médecins, les journalistes, les petits bourgeois de toute espèce que vous envoyez là-haut ne demandent qu’une chose: rester à Paris autant que possible pour traire la vache et tirer au râtelier. Ils se fichent pas mal de notre Gigognan! Mais si, comme je le dis, vous, vous déléguiez des paysans, ils penseraient à l’épargne, ils diminueraient les gros traitements, ils ne feraient jamais la guerre, ils creuseraient des canaux, ils aboliraient les Droits-Réunis, et se hâteraient de régler les affaires pour s’en revenir avant la moisson… Dire pourtant qu’il y a en France plus de vingt millions de pieds-terreux et qu’ils n’ont pas l’adresse d’envoyer trois cents d’entre eux pour représenter la terre! Que risqueraient-ils d’essayer? Ce serait bien difficile qu’ils fissent plus mal que les autres!


«Et chacun de me répondre: «Ah! ce M. Lassagne: tout en badinant, il a raison peut-être.»


– Mais revenons, lui dis-je; toi personnellement, toi Lassagne, comment as-tu fait pour conserver dans Gigognan ta popularité et ton autorité pendant cinquante ans de suite?


– Ho! c’est la moindre des choses. Tiens, levons-nous de table, nous irons prendre l’air et quand tu auras fait avec moi, une ou deux fois, le tour de Gigognan, tu en sauras autant que moi.


Et nous nous levâmes de table, nous allumâmes un cigare et nous allâmes voir les joies.


Devant nous, en sortant, une partie de boules était engagée sur la route. Le tireur enleva le but et le remplaça par sa boule. Du coup, sans le vouloir, il donna deux points aux autres.


– Sacré coquin de sort! cria M. Lassagne, voilà qui s’appelle tirer! Mes compliments, Jean-Claude, j’ai vu bien des parties, mais je t’assure que jamais je ne vis enlever comme cela un cochonnet! Tu es un fameux tireur!


Et nous filâmes. Peu après, nous rencontrions deux jeunes filles qui allaient se promener.


– Regarde-moi donc ça, dit Lassagne à haute voix, si on ne croirait pas deux reines! La jolie tournure! Quels fins minois! Et ces pendants d’oreilles à la dernière mode! C’est la fleur de Gigognan.


Les deux fillettes tournèrent la tête et souriantes nous saluèrent.


En traversant la place, nous passâmes près d’un vieillard qui était assis devant sa porte.


– Eh bien! maître Guintrand, lui dit M. Lassagne, cette année-ci luttons-nous pour homme ou demi-homme?


– Ah! mon pauvre monsieur, nous ne luttons pour rien du tout, répondit maître Guintrand.


– Vous rappelez-vous, maître Guintrand, cette année où, sur le pré, se présentèrent Meissonier, Quéquine, Rabasson, les trois plus fiers lutteurs de la Provence, et que vous les renversâtes sur les épaules tous les trois?


– Vous ne voulez pas que je me rappelle? fit le vieux lutteur en s’allumant: c’est l’année où l’on prit la citadelle d’Anvers. La joie était de cent écus, avec un mouton pour les demi-hommes. Le préfet d’Avignon qui me toucha la main! Les gens de Bédarride qui pensèrent se battre avec ceux de Courtezon, car qui était pour moi, qui était contre… Ah! quel temps! à côté d’à présent où leurs luttes… Mieux vaut n’en point parler, car on ne voit plus d’hommes, plus d’hommes, cher monsieur… D’ailleurs ils s’entendent entre eux.


Nous serrâmes la main au vieux et continuâmes la promenade. Justement, le curé sortait de son presbytère.


– Bonjour, messieurs.


– Bonjour; ah! tenez, dit Lassagne, monsieur le Curé, puisque je vous vois, je vais vous parler de ceci: ce matin, à la messe, je m’avisais que notre église se fait par trop étroite, surtout les jours de fête… Croyez-vous que nous ferions mal de penser à l’agrandir?


– Sur ce point, monsieur le Maire, je suis en plein de votre avis: vrai, les jours de cérémonie, on ne peut plus s’y retourner.


– Monsieur le Curé, je vais m’en occuper; à la première réunion du conseil municipal je poserai la question, nous la mettrons à l’étude, et si à la préfecture on veut nous venir en aide…


– Monsieur le Maire, je suis ravi et je ne peux que vous remercier.


Un moment après, nous nous heurtâmes à un gros gars qui, la veste sur l’épaule, allait entrer au café.


– C’est égal, lui dit Lassagne, il paraît, mon garçon, que tu n’es pas moisi: on dit que tu l’as secoué, le marjolet qui en contait à Madelon pour prendre ta place.


– N’ai-je pas bien fait, monsieur le Maire?


– Bravo, mon Joselet: ne te laisse pas manger ta soupe… Seulement, une autre fois, vois-tu? ne tape pas si fort.


– Allons, dis-je à Lassagne, je commence à comprendre: tu emploies la savonnette.


– Attends encore, me répondit-il.


Comme nous sortions des remparts, nous voyons venir un troupeau qui tenait tout le chemin, et Lassagne cria au pâtre:


– Rien qu’au bruit de tes sonnailles, j’ai dit: ce doit être Georges! Et je ne me suis pas trompé: le joli groupement d’ouailles! les gaillardes brebis! Mais que leur fais-tu manger? J’en suis sûr: l’une portant l’autre, tu ne les donnerais pas pour dix écus au moins…


– Ah! certes non, répliqua Georges… Je les achetai à la Foire Froide, cet hiver: presque toutes m’ont fait l’agneau, et elles m’en feront un second, m’est avis.


– Non seulement un second, mais des bêtes pareilles pourront te donner des jumeaux.


– Dieu vous entende, monsieur Lassagne!


Nous finissions à peine de causer avec le pâtre que nous vîmes venir, cahin-caha un charretier, qui avait nom Sabaton.


– Dis, Sabaton? l’interpella ainsi Lassagne, tu vas m’en croire ou non: niais avec ta charrette tu étais encore, j’estime, à une demi-lieue d’ici que j’ai deviné ton coup de fouet.


– Vraiment? monsieur Lassagne.


– Mon ami, il n’y a que toi pour faire ainsi claquer la mèche.


Et Sabaton, pour prouver que Lassagne disait vrai, décocha un coup de fouet qui nous fendit les oreilles.


Bref, en nous avançant, nous atteignîmes une vieille qui, le long des fossés, ramassait de la chicorée.


– Tiens, c’est toi, Bérengère? lui dit Lassagne en l’accostant; eh bien! par derrière, avec ton fichu rouge, je te prenais pour Téréson, la belle-fille du Cacha: tu lui ressembles tout à fait!


– Moi? oh! monsieur Lassagne, mais songez que j’ai septante ans!


– Oh! va, va, par derrière, si tu pouvais te voir, tu ne montres pas misère et l’on vendangerait avec de plus vilains paniers.


– Ce monsieur Lassagne! il faut toujours qu’il plaisante, disait la vieille en pouffant de rire. Puis se tournant vers moi, la commère me fit:


– Voyez, monsieur, ce n’est pas façon de parler, mais ce M. Lassagne est une crème d’homme. Il est familier avec tous. Il parlerait, voyez-vous, au dernier du pays, à un enfant d’un an! Aussi il y a cinquante ans qu’il est maire de Gigognan et il le sera toute sa vie.


– Eh bien! collègue, me fit Lassagne, ce n’est pas moi, n’est-ce pas? qui le lui ai fait dire. Tous, nous aimons les bons morceaux; tous nous aimons les compliments; et nous nous complaisons tous aux bonnes manières. Que ce soit avec les femmes, que ce soit avec les rois, que ce soit avec le peuple, qui veut régner doit plaire. Et voilà le secret du maire de Gigognan.


(Almanach provençal de 1883.)

CHAPITRE XIV: LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES

La caravane de Beaucaire. – Le charretier Lamouroux. – Les rouliers de Provence. – Alarde la folle. – La Camargue en pataugeant. – Les filles sur le dos. – La Mecque du golfe. – La descente des chasses, – Le retour par Aigues-Mortes.


J’avais toute ma vie ouï parler de la Camargue et des Saintes-Maries et de leur pèlerinage, mais je n’y étais jamais allé. Au printemps de cette année-là (1855), j’écrivis à l’ami Mathieu, toujours prêt pour les excursions: «Veux- tu venir avec moi aux Saintes?»


«Oui,» me répondit-il. L’on se donna rendez-vous à Beaucaire, au quartier de la Condamine, d’où tous les ans, le 24 mai, partait une caravane pour les Saintes-Maries de la Mer; et avec une multitude de femmes, de jeunes filles, d’enfants, d’hommes du peuple, tassés sur des charrettes, un peu après minuit nous nous mîmes en route. Je vous laisse à penser si les carrioles avaient leur charge: nous étions sur la nôtre quatorze pèlerins.


Le brave charretier, un nommé Lamouroux, de ces Provençaux diserts qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis sur le brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitié du temps, à la gauche de sa bête, tout en battant du feu pour allumer sa pipe, nous marchait côte à côte et le fouet sur la nuque. Lorsqu’il était fatigué, il se nichait dans un siège suspendu devant la roue et que les charretiers nomment porte-fainéant.


Derrière moi, embéguinée dans sa mante de laine, il y avait une jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant pas fait encore connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous causions, Mathieu et moi, avec le charretier.


– Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion? commença maître Lamouroux.


Nous répondîmes:


– De Maillane.


– Ho! vous n’êtes donc pas de loin… Je l’avais bien vu à votre parler. Charretier de Maillane verse en pays de plaine.


– Mais pas tous, mon bonhomme.


– Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour plaisanter… Et tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un roulier de Maillane qui était équipé, vraiment, comme saint Georges: on l’appelait l’Ortolan.


– Vous parlez de quelques années!


– Ah! messieurs, je vous parle de l’époque du roulage, avant, que les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruinés. Je vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était dans sa splendeur, de quand la première tartane qui arrivait à la foire gagnait la prime du mouton dont la peau était pendue par les mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je vous parle, moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui à Beaucaire se vendaient, et du temps où les charretiers, – vous ne vous en souvenez pas, vous qui êtes jeunes, – les rouliers, les voituriers, qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres, faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille en Flandre!


Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du roulage, pendant qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous en tint de taillé jusqu’au lever du soleil.


– Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou à la Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large, il fallait voir ces files de charrettes chargées, de carrioles bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris, charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues, les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda, et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!


Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y faisaient traînasser, pendant que criaient les autres:


«Derrière, derrière, charretier!»


De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le dîner, pour le souper ou le coucher une auberge célèbre avec sa belle hôtesse au visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminée où la broche tournait des porcs entiers sut les landiers, avec sa porte large ouverte, avec ses écuries vastes comme des églises, où deux rangées de crèches allaient se prolongeant et où sur la muraille était collée l’image coloriée de saint Eloi. Ces cabarets s’appelaient: la Graille (en français la Corneille), Saint-Martin, le Lion- d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi? et il se parlait d’eux à cent lieues à l’entour.


De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin pouvaient réparer les roues, des forgerons mâchurés qui pour enseigne avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui, derrière leurs vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet ainsi que des chapeaux de pipe; et de petites buvettes qui avaient devant leur porte un treillage blanchi par la poussière du chemin – où venaient les charretiers siroter pour un sou leur goutte d’eau-de-vie.


Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des attelages, et saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers marchaient arrogamment, une main à la rêne et de l’autre le fouet, avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore, la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt criant: «Hue!» tantôt criant: «Dia!» tantôt criant: «Hurhau!» Et quand la route était luisante et que le voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes des moyeux, ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des grelots, la chanson des rouliers:


Un roulier qui est bien monté

Doit avoir des roues

De six pouces, à la Marlborough:

Ça, c’est à la mode!

Un essieu de dix empans

Et un petit bidet blanc

Pour le gouvernage

De son équipage.


Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien: d’Arles à Lyon, sept livres par quintal… Franc d’accident, un charretier avec sa couple pouvait gagner sans peine son louis d’or par jour.


Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers étaient glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les gaillardes bêtes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de file, tout cela était garni, harnaché à faire plaisir. Les muselières avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, comme de grandes pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de verre bleu; la laine des housses moutonnait sur le dos de leurs bêtes; les couvertures brodées avaient des émouchettes; les surdos, les ventrières, les croupières, les harnais, tout était contrepointé, ajusté de main de maître…


Comment n’auraient-ils pas chanté?


En arrivant à Lyon,

Ils nous cherchent noise

Et nous font passer dessus

Le pont à bascule:

Tout cela, ce sont des gens

Qui ne demandent qu’argent

Pour faire des dentelles

A leur demoiselles.


De Marseille à Lyon, les charretiers marchaient à la gauche de leurs bêtes, ou, pour parler comme eux, à dia et de la main, parce qu’en ce temps-là la longe de la rêne se tenait du côté gauche. Ils nommaient hors la main l’autre côté de l’attelage.


Mais l’usage de Provence ne dépassait pas Lyon. A Lyon le climat, le parler, tout changeait. Il fallait donc changer de main et tenir la rêne à la droite. Ensuite la pluie venait, la laide pluie continuelle, avec sa fange et ses ornières, où il fallait cartayer, si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employés des bascules qui vous cherchaient querelle en parlant franchimand… Alors en vouliez-vous des mauvaises paroles, des «tonnerres» des «Sacré Dieu»! Ils juraient, reniaient commue des charretiers: «Hue, Mouret! hue, Robin! hue, charogne! haïe donc, vieille rosse! ah monstre de brigand, la charrette est embourbée.»


Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on doublait l’attelage, on doublait, on triplait, et l’épaule à la roue, on dépêtrait la charrette… Nous voici à l’auberge. Au bruit des coups de fouet, l’hôtesse, la chambrière, et le valet d’écurie la lanterne à la main sortaient à la rencontre des charretiers crottés. On rentrait l’équipage; les bêtes dételées, les mangeoires garnies, on s’en venait souper.


Bénédiction de Dieu! avec trente sous par tête, on faisait, sur les routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes sur la table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et quand ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la dernière goutte du verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c était l’usage, pour abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine; puis ils s’attablaient de nouveau pour le rôti. Nous y voilà! Et vous ne vouliez pas qu’ils chantent:


Le matin à son lever La soupe au fromage:

C’est là un friand manger,

Qui aime le laitage.

Puis, ça nous réveillera,

Un verre de ratafia,

Et le long de la route

La petite goutte!


Ils appelaient cela «tuer le ver». Ayant battu la pierre à feu, ils allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli menton de la gaie chambrière – qui attendait sur la porte, donnaient un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef, en route!


Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la route n’était pas toujours commode. Sans compter les fondrières avec la boue jusqu’aux moyeux, les montées à toute force, les descentes à enrayures, sans compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes à moustaches qui épiaient la plaque des charretiers endormis et dressaient, leurs verbaux, des fois, pour épargner ou gagner du chemin, il fallait brûler l’étape, c’est-à-dire passer devant l’auberge sans manger.


D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs mulets, se rencontraient sur la voie: «Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux pas couper, capon?» Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux! Alors de courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse; et il y avait sur la route des bagarres effroyables où, d’un coup de roulon, on vous décervelait un homme.


Pour la règle du train régnait pourtant un vieil usage qui était respecté de tous: le charretier dont le devant, la bête de devant, avait les quatre pieds blancs, à la montée comme à la descente, avait le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: «Qui a les quatre pieds blancs, comme on dit, peut passer partout.»


Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient remiser à la Grand ’Pinte, quartier si populaire, disait mon père-grand, qu’avec un coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent mille hommes!


En arrivant à Paris, Usances nouvelles:

Des tailloles, n’y en a plus,

Culottes à bretelles.

Ce ne sont que franchimands

Qui attellent à l’envers

Et font tout au beurre…

Sur eux le tonnerre!


Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu! c’est là qu’ils s’appliquaient à faire claquer le fouet: c’était un éclat répété, un vacarme, un cliquetis qui ressemblait à la foudre.


– Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains leurs oreilles qui cornaient, les Provençaux arrivent! et marche, tron de l’air! crains-tu que la terre te manque?


Il faut dire qu’en ce temps, pour faire péter le fouet, les rouliers de Provence étaient les sans-pareils. Mangechair de Tarascon, dans l’affaire d’une lieue, en faisant les coups quadruples, avait consommé quatre livres de mèche. Maître Imbert de Beaucaire, rien que d’un coup de fouet, mouchait une chandelle sans l’éteindre! Le Puceron de Château-Renard débouchait une bouteille sans la jeter à terre; enfin le gros Charlon de la Pierre-Plantade, d’un coup de mèche de son fouet, vous déferrait, dit-on, un mulet des quatre pieds.


Bref, lorsque les rouliers avaient déchargé leurs voitures, serré le payement dans le ceinturon de cuir, rechargé pour Marseille et fait une tournée dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux ce dernier couplet:


Tiens, garçon, voilà pour toi,

Va mettre en cheville…

Mais l’hôtesse a répondu:

Moi qui suis jolie,

Moi qui te fais tant de bien,

Tu ne me donnes donc rien?

Par une caresse

Calme ma tendresse.


Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt jours, vingt-deux, vingt-quatre, au bruit régulier des grelots, ils retournaient dans la Provence, pour venir triompher, le jour de la Saint-Éloi, à la Charrette de Verdure:… Et alors au cabaret, en vouliez-vous des récits, avec des hâbleries et des mensonges gros comme le mont Ventoux! L’un, en voyageant de nuit, avait vu le falot du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s’était assis sur sa charrette, peut-être deux heures de chemin. Un autre, sur la route, avait trouvé une valise, qui pesait! Il devait y avoir dedans, pour le moins, cent mille francs… Mais un cavalier masqué était venu à bride abattue et l’avait réclamée au moment où notre homme la ramassait pour l’emporter. Un autre avait été arrêté à main armée; heureusement pour lui qu’il avait lié ses louis dans le boudin de son catogan, qui était de mode à cette époque, – et les voleurs à grandes barbes, avec stylets et pistolets doubles, eurent beau visiter et fouiller le caisson, ils n’y trouvèrent que le fiasque (bouteille clissée).


Un autre avait couché au pays des Polacres, qui en naissant ne sont pas chrétiens. Un autre avait passé au pays des Pelles de Bois. Il y en a qui croient, racontait-il, que les pelles de bois se font comme les sabots ou comme les cuillers, en taillant un morceau de bois. Mais c’est là une erreur. Les pelles de bois, qui servent pour remuer le blé, viennent sur des arbres toutes faites, comme ici les amandes et les caroubes. Quand nous y passâmes, messieurs, la récolte était rentrée et nous ne pûmes pas les voir. Mais nous nous laissâmes dire par des gens du pays que, lorsqu’elles sont sur les arbres, qu’elles vont être mûres et que le mistral souffle, elles font un tintamarre tel que celui des crécelles à l’office des Ténèbres.


Un autre affirmait avoir vu, à Paris, une princesse, une belle princesse qui avait un groin de porc; ses parents la promenaient d’une grande ville à l’autre et la faisaient voir, la pauvre, dans la lanterne magique et offraient des millions à celui qui l’épouserait.


– Sacré coquin de Goï! disait le vieux Brayasse, tout cela est beaucoup et tout cela n’est rien. Ce qui m’a le plus surpris, le plus épaté à Paris, je m’en vais vous le dire. Ici dans nos endroits, si quelqu’un parle français, c’est gens qui ont étudié, des bourgeois, des avocats, des commissaires de police, qui ont passé peut-être dix ans et plus dans les écoles… Mais là-haut, saprelotte! tous savent le français. Vous voyez des moutards qui n’ont pas encore sept ans, des mioches pas plus haut que ça, avec la mèche au nez, et qui parlent français comme de grandes personnes. Je ne sais comment diable ils font.


Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait conté encore. Seulement nous venions d’arriver au pont de Fourques, et au soleil levant s’épandaient devant nous, dans le delta des deux Rhônes, les immenses plaines basses de la lisière de Camargue.


Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous avions vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l’ai dit, était derrière nous accroupie avec sa mère et qui, toute riante et se débarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour comme une reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa chevelure cendrée qui regorgeait de la coiffe: un regard de sibylle quelque peu égaré, le teint délicat et clair, la bouche arquée, ouverte au rire, elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l’aiguail. Nous la saluâmes, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention à nous:


– Mère, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes?


– Ma fille, nous en sommes, peut-être bien, à neuf ou dix lieues.


– Y sera-t-il mon cadet? y sera t-il?


– Chut! mignonne.


Et avec un bâillement qui montra toutes ses dents, ses blanches dents de lait, la jouvencelle dit:


– Le temps me dure! j’ai une faim à n’y plus tenir… Dis, si nous déjeunions?


Et elle déploya aussitôt sur ses genoux un essuie-main de toile écrue; sa mère, d’un cabas sortit du pain, des figues, une orange, des dattes, un peu de cervelas et sans cérémonie se mirent à manger.


– Bon appétit leur dîmes-nous.


– Messieurs, à votre service, nous fit la gentille Alarde en plantant ses quenottes dans un grignon de pain.


– A condition, mademoiselle, que nous mêlerons nos vivres.


– Volontiers.


Mathieu, dans sa gibecière, avait apporté deux bouteilles de bon vin de la Nerthe. Il en déboucha une, et, après avoir pris chacun une bouchée, à tour de rôle, tous, Alarde, sa mère, moi, Mathien et le charretier, nous bûmes, l’un après l’autre, dans le même coco, et nous voilà en famille.


Puis pour nous déroidir, étant descendus un moment:


– Quelle est donc cette fille qui a si bonne façon? demandâmes-nous à Lamouroux.


– En la voyant, nous fit à demi-voix le charretier, vous ne diriez pas, n’est-ce pas, qu’elle a une fêlure? Et, pourtant, depuis trois mois que son «Cadet» l’a délaissée, il paraît qu’elle n’a plus, messieurs, la tête à elle.


– Quoi! cette jolie fille, abandonnée par son galant?


– Le gredin l’avait enlevée; ensuite il l’a plantée là, pour en aller voir une autre, laide comme péché, mais qui a beaucoup d’argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, – vous la voyez avec sa mère, – qui la conduit aux Saintes, la distraire de son rêve ou la guérir, si c’est possible.


– Pauvre petite!


Nous arrivions aux Jasses d’Albaron, où l’on fit une halte pour faire manger les bêtes dans le drap au fourrage, devant la roue de la charrette. Les filles de Beaucaire qui étaient avec nous, leurs têtes enrubannées de toutes les couleurs vinrent pendant ce temps faire une ronde autour d’Alarde:


Au branle de ma tante Le rossignol y chante:

Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!

Belle, belle Alarde, tournez-vous.

La belle s’est tournée,

Son beau l’a regardée:

Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!

Belle, belle Alarde, embrassez-vous.


Et devant elle, la pauvrette partit, les bras levés, riant comme une folle et criant: Mon cadet! mon cadet! mon cadet!


Mais le ciel qui, depuis l’aube, était tacheté de nuées, se couvrait de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers Arles de grands nuages lourds qui obscurcissaient peu à peu toute l’étendue céleste. Les grenouilles, les crapauds coassaient dans les marais, et la longue traînée de notre caravane s’espaçait, se perdait dans les terrains a salicornes, dans les landes salées à plaques blanchissantes, sur un chemin mouvant, bordé de tamaris à floraison rosée. La terre sentait le relent. Des volées de halbrans, des volées de sarcelles et de canards sauvages criaient en passant sur nos têtes.


– Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous la pluie?


– Ha! l’homme répondait, les yeux en l’air et soucieux, une fois les nuages, dit-on, firent pleuvoir.


– Eh bien! nous serons jolies, si l’averse nous prend au milieu de la Camargue!


– Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les têtes.


Un gardien à cheval qui, le trident en main, ramenait ses taureaux noirs dispersés dans les friches, nous cria: «Vous serez mouillés!»


Les bruines commençaient; puis peu à peu la pluie s’y mit pour tout de bon, et l’eau de tomber. En rien de temps ces plaines basses furent transformées en mares. Et nous autres, assis sous la tente des charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux camargues, secouant leurs crinières et leurs longues queues flasques, gagner les levées de terre et les dunes sablonneuses. Et l’eau de tomber! La route, noyée par le déluge, devenait impraticable. Les roues s’embourbaient. Les bêtes s’arrêtaient. A la fin, à perte de vue, ce ne fut qu’un étang immense, et les charretiers dirent:


– Allons, il faut descendre! femmes, filles, à terre toutes, si vous ne voulez coucher au milieu des tamaris!


– Mais il faut donc marcher dans l’eau?


– Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon: car vous en avez besoin, et vos péchés diablement pèsent!


Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa et se troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les épaules à califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère du tendron de notre charretée!


– Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je vous porterai à la chèvre-morte.


Celle-ci, une dondon qui avait peine à cheminer, ne dit non.


– Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l’œil, charge-toi d’Alarde, hein? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en temps.


Et du coup, sur le dos, sans plus de formalité nous primes chacun la nôtre, et tous les gars du pèlerinage ayant comme nous autres endossé chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce!


Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon cou, sentant ces bras frais et ronds, ces bras d’Alarde qui sur nos têtes tenait ouvert le parapluie, quand j’eus sur les deux hanches, les mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n’osait pas les serrer, je n’aurais pas donné (je l’avoue aujourd’hui encore), pas donné pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la pluie et le gâchis.


– Mon Dieu! répétait Alarde, si mon cadet me voyait ainsi! mon cadet qui ne me veut plus, mon beau cadet! mon beau cadet!


J’avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes, petits compliments, elle n’entendait pas et ne me voyait pas… Mais sa bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule et je n’aurais eu vraiment qu’à tourner un peu la tête pour lui faire un baiser; sa chevelure effleurait la mienne; l’odeur tiède de sa chair, de sa chair jeune, m’embaumait; tremblante, sa poitrine était agitée sur moi; et, m’illusionnant comme elle qui était toute à son cadet, moi je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.


Au meilleur de mon rêve, Mathieu qui s’éreintait sous sa grosse maman, me dit: «Changeons un peu! je n’en puis plus, mon cher!» Et, au pied d’une agachole (c’est le nom qu’en Camargue on donne aux tamaris laissés en baliveaux) ayant fait pose tous les deux, Mathieu reprit la fille et moi hélas! la mère. Et c’est ainsi qu’on pataugea avec de l’eau jusqu a mi-jambes, durant plus d’une lieue, sans éprouver trop de fatigue, et tour à tour nous délassant de la façon que je vous dis, avec la rêverie d’une intrigue idéale.


A la longue pourtant, nous parvînmes en vue du château d’Avignon: la grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se ressuya; on remonta sur les charrettes et, par là, vers les quatre heures, nous vîmes tout à coup s’élever, dans l’azur de la mer et du ciel, avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux, ses contreforts, l’église des Saintes-Maries.


Il n’y eut qu’un cri: «O grandes Saintes!» car ce sanctuaire perdu, là-bas au fond du Vacarés, dans les sables du littoral, est, comme on dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe là, par sa grandeur harmonieuse, par sa voûte incommensurable, c’est cette ample surface de terre et de mer où l’œil, mieux que partout ailleurs, peut embrasser le cercle de l’horizon terrestre, l’orbis terrarum des anciens.


Et Lamouroux nous dit:


– Nous arriverons à temps pour descendre les châsses, car, messieurs, vous le savez, c’est nous, les Beaucairois, qui avons, avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente des Saintes.


Ce propos se rapporte à l’usage que voici:


Les reliques vénérées de Marie Jacobé, de Marie Salomé, et de Sara leur servante sont renfermées, sous la voûte du chœur et de l’abside, dans une chapelle haute, d’où, par un orifice qui donne dans l’église, la veille de la fête et au moyen d’un câble, on les descend lentement sur la foule enthousiaste.


Dès qu’on eut dételé, au milieu des dunes couvertes d’arroches et de tamaris, qui entourent le bourg, nous courûmes à l’église.


«Éclaire-les, ces Saintes chéries!» criaient des Montpelliéraines qui vendaient, devant la porte, des cierges, des bougies, des images et des médailles.


L’église était bondée de gens du Languedoc, de femmes du pays d’Arles, d’infirmes, de bohémiennes, tous les uns sur les autres. Ce sont d’ailleurs les bohémiens qui font brûler les plus gros cierges, mais exclusivement à l’autel de Sara, qui, d’après leur croyance, était de leur nation. C’est même aux Saintes-Maries que ces nomades tiennent leurs assemblées annuelles, y faisant de loin en loin l’élection de leur reine.


Pour entrer ce fut difficile. Des commères de Nîmes embéguinées de noir, qui traînaient avec elles leurs coussins (le coutil pour coucher dans l’église, se disputaient les chaises:


«Je l’avais avant vous! – Moi je l’avais louée!» Un prêtre faisait baiser de bouche en bouche le Saint Bras; aux malades on donnait des verres d’eau saumâtre, de l’eau du puits des Saintes qui est au milieu de la nef et qui, à ce qu’on dit, ce jour-là devient douce. Certains, pour s’en servir en guise de remède, raclaient avec leurs ongles la poussière d’un marbre antique, sculpture encastrée dans le mur, qui fut «l’oreiller des Saintes». Une odeur, une touffeur de cierges brûlants, d’encens, d’échauffé, de faguenas, vous suffoquait. Et chaque groupe, à pleine voix et pêle-mêle, y chantait son cantique.


Mais en l’air, quand apparurent les deux châsses en forme d’arches, aïe! quels cris «Grandes Saintes Maries!» Et à mesure que la corde se déroulait dans l’espace, les cris aigus, les spasmes s’exaspéraient de plus belle. Les fronts, les bras levés, la foule pantelante attendait un miracle… Oh! du fond de l’église, soudain s’est élancée, comme si elle avait des ailes, une superbe jeune fille, blonde, déchevelée; et frôlant de ses pieds les têtes de la foule, elle vole, comme un spectre, au travers de la nef, vers les châsses flottantes et crie: «O Grandes Saintes! Rendez-moi, par pitié, l’amour de mon cadet!»


Tous se levèrent.»C’est Alarde «criaient les Beaucairois.»C’est sainte Madeleine qui vient visiter ses sœurs!» disaient d’autres effarés… Et en somme nous pleurions tous.


Pour finir, le lendemain, il y eut la procession sur le sable de la plage, au mugissement, au souffle des ondes blanchissantes qui s’y éclaboussaient. Au loin, sur la haute mer louvoyaient deux ou trois navires qui avaient l’air en panne et les gens se montraient une traînée resplendissante que le remous des vagues prolongeait sur la mer: «C’est ce chemin, disait-on, que les Saintes Maries, dans leur nacelle, tinrent pour aborder en Provence après la mort de Notre-Seigneur». Sur le rivage vaste, au milieu de ces visions qu’illuminait un soleil clair, il nous semblait vraiment que nous étions en paradis.


Alarde, la belle fille, un peu pâlie depuis la veille, portait sur les épaules, avec d’autres Beaucairoises, la «Nacelle des Saintes» et tous disaient: «Hélas! c’est une pauvre folle que son cadet a délaissée.»


Mais comme nous voulions aller voir Aigues-Mortes et qu’était de partance un omnibus qui y passait, aussitôt que les Saintes eurent (vers les quatre heures) remonté dans leur chapelle, nous nous embarquâmes de suite avec un troupeau de commères de Montpellier ou de Lunel, revendeuses et tripières à coiffes bouillonnées, qui, dès qu’ou fut en route, se mirent à chanter derechef à plein gosier:


Courons aux Saintes Maries

Pour leur donner notre foi;

Que nos cœurs se multiplient

Pour Jésus et pour sa croix!


et cet autre cantique si répété pendant la fête:


Désarmez le Christ, désarmez le Christ

Par vos prières

Désarmez le Christ, désarmez le Christ

Et soyez au ciel nos bonnes mères!


– C’est pourtant dame Roque, rien qu’elle et son mari, qui le firent, ce joli chant, disait une poissarde en achevant ses victuailles, et toute cette nuit on ne chante plus que ça.


Les femmes de Provence ne savaient rien chanter que les anciens cantiques de leur Ame dévote (1):


J’ai vu sous de sombres voiles

Onze étoiles,

La lune avec le soleil.


(1) Titre d’un recueil de cantiques fort populaires autrefois, œuvre d’un prêtre de Provence.


– Ah! combien sont plus beaux nos chants de Montpellier!


– Et les langues d’aller. Nous passâmes sur un banc le petit Rhône, à Sylve-Réal. Il y avait là un fort, un joli petit fort, doré par le soleil et bâti par Vauban, que le Génie très sottement a fait détruire depuis lors.


Nous traversâmes le désert et la pinède du Sauvage, et sur le soir enfin, du milieu des marais, nous vîmes émerger, noirs et farouches dans la pourpre du couchant, les gigantesques tours, les créneaux, les remparts de la ville d’Aigues-Mortes.


– N’importe! fit alors une des bonnes femmes, si, pendant le voyage de l’omnibus aux Saintes il y avait à Montpellier plus d’enterrements qu’il ne faut, les croque-morts, peut-être, seraient embarrassés.


– Eh bien! on porterait à bras.


– Oh! je crois qu’ils en ont deux, de voitures pour les morts…


A ces mots, nous apercevant que l’horrible guimbarde, aïe! était peinte en noir:


– Mais par hasard, demandâmes-nous, cet omnibus serait…


– Le carrosse, messieurs, des pompes funèbres de Montpellier.


– Sacré coquin de sort!


Affolés, d’un coup de pied nous ouvrîmes la portière, nous sautâmes sur la route, nous payâmes le conducteur et, ayant secoué nos hardes au grand air, à pied et à notre aise nous gagnâmes Aigues-Mortes.


Une vraie ville forte de Syrie ou d’Égypte, cette silencieuse cité des Ventres-Bleus (comme les gens d’Aigues-Mortes sont dénommés quelquefois, par allusion aux fièvres endémiques du pays), avec son quadrilatère de remparts formidables calcinés au soleil, qu’on dirait de tantôt abandonné par saint Louis, avec sa tour de Constance, où, sous Louis XIV, après les dragonnades, furent emprisonnées quarante protestantes qui y restèrent oubliées dans une horrible détention, jusqu’à la fin du règne, durant peut-être quarante ans.


Un jour, longtemps après, avec deux belles dames du monde protestant de Nîmes, nous retournions visiter la grosse tour d’Aigues-Mortes, et en lisant les noms des malheureuses prisonnières, gravés par elles-mêmes dans les pierres du donjon: «Poète, nous dirent-elles, suffocantes d’émotion, ne vous étonnez pas de nous voir pleurer ainsi: pour nous autres huguenotes, ces pauvres femmes, martyres de leur foi, sont nos Saintes Maries!»

CHAPITRE XV: JEAN ROUSSIÈRE

L’adroit laboureur. – Le char de verdure. – La légende de saint Éloi – L’air de Magali. – La mort de mon père. – Les funérailles, – Le deuil. – Le partage.


– Bonjour, monsieur Frédéric.


– Ha! bonjour.


– Que m’a-t-on dit? que vous avez besoin d’un homme à gages!


– Oui… D’où es-tu?


– De Villeneuve, le pays des «lézards», près d’Avignon.


– Et que sais-tu faire?


– Un peu tout. J’ai été valet aux moulins à huile, muletier, carrier, garçon de labour, meunier, tondeur, faucheur lorsqu’il le faut, lutteur à l’occasion, émondeur de peupliers, un métier élevé! et même cureur de puits, qui est le plus bas de tous.


– Et l’on t’appelle?


– Jean Roussière, et Rousseyron (et Seyron pour abréger).


– Combien veux-tu gagner? C’est pour mener les bêtes.


– Dans les quinze louis.


– Je te donne cent écus.


– Va donc pour cent écus!


Voilà comment je louai le laboureur Jean Roussière, celui-là qui m’apprit l’air populaire de Magali: un luron jovial et taillé en hercule, qui, la dernière année que je passai au Mas, avec mon père aveugle, dans les longues veillées de notre solitude savait me garder d’ennui, en bon vivant qu’il était.


Fin laboureur, il avait toujours aux lèvres quelque chanson joyeuse:


«L’araire est composé


– de trente et une pièces;


– celui qui l’inventa


– devait en savoir long!


– Pour sûr, c’est quelque monsieur.»


Et naturellement adroit ou artiste, si l’on veut, quoi qu’il fît, soit le comble d’une meule de paille ou une pile de fumier, ou l’arrimage d’un chargement, il savait donner la ligne harmonieuse ou, comme on dit, le galbe. Seulement, il avait le défaut de son maître: il aimait quelque peu à dormir et à faire la méridienne.


Charmant causeur, du reste. Et il fallait l’entendre lorsqu’il parlait du temps où, sur le chemin de halage, il conduisait les grands chevaux qui remorquaient, attachées l’une à l’autre, les gabares du Rhône, à Valence, à Lyon.


– Croyez-vous, disait-il, qu’à l’âge de vingt ans, j’ai mené bravement le plus bel équipage des rivages du Rhône? Un équipage de quatre-vingts étalons, couplés quatre par quatre, qui traînaient six bateaux! Que c’était beau, pourtant, le matin, quand nous partions, sur les digues du grand fleuve, et que, silencieuse, cette flotte, lentement, remontait le cours de l’eau!


Et Jean Roussière énumérait tous les endroits des deux rives: les auberges, les hôtesses, les rivières, les palées, les pavés et les gués, d’Arles au Revestidou, de la Coucourde à l’Ermitage.


Mais son bonheur, mais son triomphe, à notre brave Rousseyron, c’était lors de la Saint-Éloi.


– A vos Maillanais, disait-il, s’ils ne l’ont pas vu encore, nous montrerons comment on monte une petite mule.


Saint-Éloi est, en Provence, la fête des agriculteurs. Par toute la Provence, les curés, comme vous savez, ce jour-là, bénissent les bêtes, ânes, mulets et chevaux, et les gens aux bestiaux font goûter le pain bénit, cet excellent pain bénit, parfumé avec l’anis et doré avec des œufs, qu’on appelle tortillades. Mais chez nous, ce jour-là, on fait courir la charrette, un chariot de verdure attelé de quarante ou cinquante bêtes, caparaçonnées comme au temps des tournois, harnachées de sous-barbes, de housses brodées, de plumets, de miroirs et de lunes de laiton, et on met le fouet à l’encan, c’est-à-dire qu’à l’enchère on met publiquement la charge de Prieur:


– A trente francs le fouet! à cent francs! à deux cents francs! Une fois, deux fois, trois fois!


Au plus offrant échoit la royauté de la fête. La Charrette Ramée va à la procession, avec la cavalcade de laboureurs allègres qui marchent fièrement, chacun près de sa bête, en faisant claquer son fouet. Sur la charrette, accompagnés d’un tambour et d’un fifre, les Prieurs sont assis. Sur les mulets, les pères enfourchent leurs petits qui s’accrochent heureux aux attelles des colliers. Les colliers, à leur chaperon, ont tous une tortillade (gâteau en forme de couronne) et un fanion en papier avec l’image de saint Éloi. Et, porté sur les épaules des Prieurs de l’an passé, le saint, en pleine gloire, tel qu’un évêque d’or, s’avance la crosse à la main.


Puis, la procession faite, la Charrette emportée par les cinquante mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon, avec les garçons de labour courant éperdument à côté de leurs bêtes, tous en corps de chemise, le bonnet sur l’oreille, aux pieds les souliers minces et la ceinture aux flancs.


C’est là que Jean Roussière, montant, cette année-là, notre mule «Falette» à la croupe d’amande, épata les spectateurs. Preste comme un chat, il sautait sur la bête, descendait, remontait, tantôt assis d’un seul côté, tantôt se tenant debout sur la croupe de la mule et tantôt sur son dos faisant le pied de grue, l’arbre fourchu ou la grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers arabes.


Le plus joli, c’est là que je voulais en venir, fut au repas de Saint-Éloi (car, après la charrette, les Prieurs paient le festin). Lorsqu’on eut mangé et bu et que le ventre plein, chaque convive dit la sienne, Roussière se leva et fit à la tablée:


– Camarades! vous voilà tout un peuple de pieds-poudreux et de bélîtres, qui faites la Saint-Éloi depuis mille ans peut-être et vous ne connaissez pas, j’en suis à peu près sûr, l’histoire de votre grand patron.


– Non, dirent les convives… N’était-il pas maréchal?


– Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.


Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel, la tortillade fine qu’il croquait à mesure, mon laboureur commença:


«Notre Seigneur Dieu le père, un jour, en paradis, était tout soucieux. L’enfant Jésus lui dit:


– Qu’avez-vous? père.


– J’ai, répondit Dieu, un souci qui me tarabuste… Tiens, regarde là-bas.


– Où? dit Jésus.


– Par là-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt: tu vois bien, dans ce village, vers le faubourg, une boutique de maréchal ferrant, une belle grande boutique?


– Je vois, je vois.


– Eh bien! mon fils, là est un homme que j’aurais voulu sauver: on l’appelle maître Éloi. C’est un gaillard solide, observateur fidèle de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable à n’importe qui, d’un bon compte avec la pratique, et martelant du matin au soir sans mal parler ni blasphémer… Oui, il me semble digne de devenir un rand saint.


– Et qui empêche? dit Jésus.


– Son orgueil, mon enfant. Parce qu’il est bon ouvrier, ouvrier de premier ordre, Éloi croit que sur terre nul n’est au-dessus de lui, et présomption est perdition.


– Seigneur Père, fit Jésus, si vous me vouliez permettre de descendre sur la terre, j’essaierais de le convertir.


– Va, mon cher fils.


Et le bon Jésus descendit. Vêtu en apprenti, son baluchon derrière le dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue où demeurait Éloi. Sur la porte d’Éloi, selon l’usage était l’enseigne, et l’enseigne portait: Éloi le maréchal, maître sur tous les maîtres, en deux chaudes forge un fer.


Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et, ôtant son chapeau:


– Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie: si vous aviez besoin d’un peu d’aide?


– Pas pour le moment, répond Éloi.


– Adieu donc, maître: ce sera pour une autre fois.


Et Jésus, le bon Jésus, continue son chemin. Il y avait, dans la rue, un groupe d’hommes qui causaient et Jésus dit en passant:


– Je n’aurais pas cru que dans une boutique telle, où il doit y avoir, ce semble, tant d’ouvrage, on me refusât le travail.


– Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment as-tu salué en entrant chez maître Éloi?


– J’ai dit comme l’on dit: «Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie!»


– Ha! ce n’est pas ainsi qu’il fallait dire… Il fallait l’appeler maître sur tous les maîtres… Tiens, regarde l’écriteau.


– C’est vrai, dit Jésus, je vais essayer de nouveau.


Et de ce pas il retourne à la boutique.


– Dieu vous le donne bon, maître sur tous les maîtres! N’auriez-vous pas besoin d’ouvrier?


– Entre, entre, répond Éloi, j’ai pensé depuis tantôt que nous t’occuperions aussi… Mais écoute ceci pour une bonne fois: quand tu me salueras, tu dois m’appeler maître, vois-tu? sur tous les maîtres, car ce n’est pas pour me vanter, mais d’hommes comme moi, qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n’en a pas deux!


– Oh! repliqua l’apprenti, dans notre pays, à nous, nous forgeons ça en une chaude!


– Rien que dans une chaude? Tais-toi donc, va, gamin, car cela n’est pas possible…


– Eh bien! vous allez voir, maître sur tous les maîtres!


Jésus prend un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle, attise le feu; et quand le fer est rouge, rouge et incandescent, il va le prendre avec la main.


– Aïe! mon pauvre nigaud! le premier compagnon lui crie, tu vas te roussir les doigts!


– N’ayez pas peur, répond Jésus, grâce à Dieu, dans notre pays, nous n’avons pas besoin de tenailles. Et le petit ouvrier saisit avec la main le fer rougi à blanc, le porte sur l’enclume et avec son martelet, pif! paf! patati! patata! en un clin d’œil l’étire, l’aplatit, l’arrondit et l’étampe si bien qu’on le dirait moulé.


– Oh! moi aussi, fit maître Éloi, si je voulais bien.


Il prend donc un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle, attise le feu; et quand le fer est rouge, il vient pour le saisir comme son apprenti et l’apporter à l’enclume… Mais il se brûle les doigts: il a beau se hâter, beau faire son dur à cuire, il lui faut lâcher prise pour courir aux tenailles. Le fer de cheval cependant froidit… Et allons, pif! et paf! quelques étincelles jaillissent… Ah! pauvre maître Éloi! il eut beau frapper, se mettre tout en nage, il ne put parvenir à l’achever dans une chaude.


– Mais chut! fit l’apprenti, il m’a semblé ouïr le galop d’un cheval…


Maître Éloi aussitôt se carre sur la porte et voit un cavalier, un superbe cavalier qui s’arrête devant la boutique. Or c’était saint Martin.


– Je viens de loin, dit celui-ci, mon cheval a perdu une couple de fers et il me tardait fort de trouver un maréchal.


Maître Éloi se rengorge, et lui parle en ces termes:


– Seigneur, en vérité, vous ne pouviez mieux rencontrer. Vous êtes chez le premier forgeron de Limousin, de Limousin et de France, qui peut se dire maître au-dessus de tous les maîtres et qui forge un fer en deux chaudes… Petit, va tenir le pied.


– Tenir le pied! répartit Jésus. Nous trouvons, dans notre pays, que ce n’est pas nécessaire.


– Par exemple! s’écria le maître maréchal, celle-là est par trop drôle: et comment peut-on ferrer, chez toi, sans tenir le pied?


– Mais rien de si facile, mon Dieu! vous allez le voir.


Et voilà le petit qui saisit le boutoir, s’approche du cheval et, crac! lui coupe le pied. Il apporte le pied dans la boutique, le serre dans l’étau, lui cure bien la corne, y applique le fer neuf qu’il venait d’étamper, avec le brochoir y plante les clous; puis, desserrant l’étau, retourne le pied au cheval, y crache dessus, l’adapte; et n’ayant fait que dire avec un signe de croix: «Mon Dieu! que le sang se caille», le pied se trouve arrangé, et ferré et solide, comme on n’avait jamais vu, comme on ne verra plus jamais.


Le premier compagnon ouvrait des yeux comme des paumes, et maître Éloi, collègues, commençait à suer.


– Ho! dit-il enfin, pardi! en faisant comme ça, je ferrai tout aussi bien.


Éloi se met à l’œuvre: le boutoir à la main, il s’approche du cheval et, crac, lui coupe le pied. Il l’apporte dans la boutique, le serre dans l’étau et le ferre à son aise comme avait fait le petit. Puis, c’est ici le hic! il faut le remettre en place! Il s’avance près du cheval, crache sur le sabot, l’applique de son mieux au boulet de la jambe… Hélas! l’onguent ne colle pas: le sang ruisselle et le pied tombe.


Alors l’âme hautaine de maître Éloi s’illumina: et, pour se prosterner aux pieds de l’apprenti, il rentra dans la boutique. Mais le petit avait disparu et aussi le cheval avec le cavalier. Les larmes débondèrent des yeux de maître Éloi; il reconnut qu’il avait un maître au-dessus de lui, pauvre homme! et au-dessus de tout, et il quitta son tablier et laissa sa boutique et il partit de là pour aller dans le monde annoncer la parole de notre Seigneur Jésus.»


Ah! il y en eut un, de battement de mains, pour saint Éloi et Jean Roussière! Baste! voici pourquoi je me suis fait un devoir de rappeler ce brave Jean dans ce livre de Mémoires. C’est lui qui m’avait chanté, mais sur d’autres paroles que je vais dire tout à l’heure, l’air populaire sur lequel je mis l’aubade de Magali, air si mélodieux, si agréable et si caressant, que beaucoup ont regretté de ne plus le retrouver dans la Mireille de Gounod.


Ce que c’est que l’heur des choses! La seule personne au monde à laquelle, dans ma vie, j’ai entendu chanter l’air populaire en question, ç’a été Jean Roussière, qui était apparemment le dernier qui l’eût retenu; et il fallut qu’il vint, par hasard, me le chanter, à l’heure où je cherchais la note provençale de ma chanson d’amour, pour que je l’aie recueilli, juste au moment où il allait, comme tant d’autres choses, se perdre dans l’oubli.


Voici donc la chanson, ou plutôt le duo, qui me donna le rythme de l’air de Magali:


– Bonjour, gai rossignol sauvage,

Puisqu’en Provence te voilà!

Tu aurais pu prendre dommage

Dans le combat de Gibraltar:

Mais puisqu’enfin je t’ai ouï,

Ton doux ramage.

Mais puisqu’enfin je t’ai ouï,

M’a réjoui.


– Vous avez bonne souvenance,

Monsieur, pour ne pas m’oublier;

Vous aurez donc ma préférence,

Ici je passerai l’été,

Je répondrai à votre amour

Par mon ramage

Et je vais chanter nuit et jour

Aux alentours.


– Je te donne la jouissance,

L’avantage de mon jardin;

Au jardinier je fais défense

De te donner aucun chagrin,

Tu pourras y cacher ton nid

Dans le feuillage

Et tu te trouveras fourni

Pour tes petits.


– Je le connais à votre mine,

Monsieur, vous aimez les oiseaux;

J’inviterai la cardeline.

Pour vous chanter des airs nouveaux

La cardeline a un beau chant,

Quand elle est seule;

Elle a des airs sur le plain-chant

Qui sont charmants.


– Jusque vers le mois de septembre

Nous serons toujours vos voisins.

Vous aurez la joie de m’entendre

Autant le soir que le matin.

Mais lorsqu’il faudra s’envoler

Quelle tristesse!

Tout le bocage aura le deuil

Du rossignol.


– Monsieur, nous voici de partance;

Hélas! c’est là notre destin.

Lorsqu’il faut quitter la Provence,

Certes, ce n’est pas sans chagrin.

Il nous faut aller hiverner

Dedans les Indes;

Les hirondelles, elles aussi,

Partent aussi.


– Ne passez pas vers l’Amérique.

Car vous pourriez avoir du plomb

Du côté de la Martinique

On tire des coups de canon.

Depuis longtemps est assiégé

Le roi d’Espagne:

De crainte d’y être arrêtés,

Au loin passez.


Œuvre de quelque illettré contemporain de l’Empire et, à coup sûr, indigène de la rive du Rhône, ces couplets naïfs ont du moins le mérite d’avoir conservé l’air que Magali a fait connaître. Quant au thème mis en vogue par l’aubade de Mireille, les métamorphoses de l’amour, nous le prîmes expressément dans un chant populaire qui commençait comme suit:


– Marguerite, ma mie,

Marguerite, mes amours,

Ceci, sont les aubades

Qu’on va jouer pour vous.


– Nargue de tes aubades

Comme de tes violons:

Je vais dans la mer blanche

Pour me rendre poisson.


Enfin, le nom de Magali, abréviation de Marguerite, je l’entendis un jour que je revenais de Saint-Remy. Une jeune bergère gardait quelques brebis le long de la Grande Roubine. – «O Magali! tu ne viens pas encore?» lui cria un garçonnet qui passait au chemin; et tant me parut joli ce nom limpide que je chantai sur-le-champ:


O Magali, ma tant aimée,

Mets ta tête à la fenêtre.

Écoute un peu cette aubade

De tambourins et de violons:

Le ciel est là-haut plein d’étoiles,

Le vent est tombé…

Mais les étoiles pâliront

En te voyant.


C’est quelque temps après que, première brouée de ma claire jeunesse, j’eus la douleur de perdre mon père. Aux dernières Calendes (1), – lui que la fête de Noël emplissait toujours de joie, maintenant devenu aveugle, nous l’avions vu d’une tristesse qui nous fit mal augurer. C’est en vain que, sur la table et sur la nappe blanche, luisaient, comme d’usage, les chandelles sacrées; en vain, je lui avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche le sacramentel: «Allégresse!» En tâtonnant, hélas! avec ses grands bras maigres, il s’était assis sans mot dire. Ma mère eut beau lui présenter, un après l’autre, les mets de Noël: le plat d’escargots, le poisson du Martigue, le nougat d’amandes, la galette à l’huile. Le pauvre vieux, pensif, avait soupé dans le silence. Une ombre avant-courrière de la mort était sur lui. Ayant totalement perdu la vue, il dit:


(1) Nom de la Noël, en Provence.


– L’an passé, à la Noël, je voyais encore un peu le mignon des chandelles; mais cette année, rien, rien! Soutenez-moi, ô sainte Vierge!


A l’entrée de septembre de 1855, il s’éteignit dans le Seigneur, et, lorsqu’il eut reçu les derniers sacrements avec la candeur, la foi, la bonne foi des âmes simples, et que, toute la famille, nous pleurions autour du lit:


– Mes enfants, nous dit-il, allons! moi je m’en vais… et à Dieu je rends grâce pour tout ce que je lui dois: ma longue vie et mon bonheur, qui a été béni.


Ensuite, il m’appela et me dit:


– Frédéric, quel temps fait-il?


– Il pleut, mon père, répondis-je.


– Eh bien! dit-il, s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles.


Et il rendit son âme à Dieu. Ah! quel moment! On releva sur sa tête le drap. Près du lit, ce grand lit où, dans l’alcôve blanche, j’étais né en pleine lumière, on alluma un cierge pâle. On ferma à demi les volets de la chambre. On manda aux laboureurs de dételer tout de suite. La servante, à la cuisine, renversa sur la gueule les chaudrons de l’étagère. Autour des cendres du foyer, qu’on éteignit, toute la maisonnée, silencieusement, nous nous assîmes en cercle. Ma mère au coin de la grande cheminée, et, selon la coutume des veuves de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la tête un fichu blanc; et toute la journée, les voisins, les voisines, les parents, les amis vinrent nous apporter le salut de condoléance en disant, l’un après l’autre:


– Que Notre Seigneur vous conserve!


Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en l’honneur du «pauvre maître».


Le lendemain, tout Maillane assistait aux funérailles. En priant Dieu pour lui, les pauvres ajoutaient:


– Autant de pains il nous donna, autant d’anges puissent-ils l’accompagner au ciel!


Derrière le cercueil, porté à bras avec des serviettes, et le couvercle enlevé pour qu’une dernière fois les gens vissent le défunt, les mains croisées, dans son blanc suaire, – Jean Roussière portait le cierge mortuaire qui avait veillé son maître.


Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain, j’allai verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l’arbre de la maison était tombé. Le Mas du Juge, le Mas de mon enfance, comme s’il eût perdu son ombre haute, maintenant, à mes yeux était désolé et vaste. L’ancien de la famille, maître François mon père, avait été le dernier des patriarches de Provence, conservateur fidèle des traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi, de cette génération austère, religieuse, humble, disciplinée, qui avait patiemment traversé les misères et les affres de la Révolution et fourni à la France les désintéressés de ses grands holocaustes et les infatigables de ses grandes armées.


Une semaine après, au retour du service, le partage se fit. Les denrées et les feurres, bêtes de trait, brebis, oiseaux de basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux meubles, les grands lits à quenouilles, le pétrin à ferrures, le coffre du blutoir, les armoires cirées, la huche au pain sculptée, la table, le verrier, que, depuis ma naissance, j’avais vus à demeure autour de ces murailles; les douzaines d’assiettes, la faïence fleurie, qui n’avait jamais quitté les étagères du dressoir; les draps de chanvre, que ma mère de sa main avait filés; l’équipage agricole, les charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles et objets divers, de toute sorte et de tout genre: tout cela déplacé, transporté au dehors dans l’aire de la ferme, il fallut le voir diviser, en trois parts, à dire d’expert.


Les domestiques, les serviteurs à l’année ou au mois, l’un après l’autre, s’en allèrent. Et au Mas paternel, qui n’était pas dans mon lot, il fallut dire adieu. Une après-midi, avec ma mère, avec le chien, – et Jean Roussière, qui sur le camion, charriait notre part, – nous vînmes, le cœur gros, habiter désormais la maison de Maillane qui, en partage, m’était échue. Et maintenant, ami lecteur, tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de Mireille:


Comme au Mas, comme au temps de mon père, hélas! hélas!

CHAPITRE XVI: MIREILLE

Adolphe Dumas à Maillane. – Sa sœur Laure. – Mon premier voyage à Paris. Lecture de Mireille en manuscrit. – La lettre de Dumas à la Gazette de France. – Ma présentation à Lamartine. – Le quarantaine «Entretien de littérature». – Ma mère et l’étoile.


L’année suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe, fête votive de Maillane, je reçus la visite d’un poète de Paris que le hasard (ou, plutôt, la bonne étoile des félibres) amena, à son heure, dans la maison de ma mère. C’était Adolphe Dumas: une belle figure d’homme de cinquante ans, d’une pâleur ascétique, cheveux longs et blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs pleins de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la main toujours en l’air dans un geste superbe. D’une taille élevée, mais boiteux et traînant une jambe percluse, lorsqu’il marchait, on aurait dit un cyprès de Provence agité par le vent.


– C’est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers provençaux? me dit-il tout d’abord et d’un ton goguenard, en me tendant la main.


– Oui, c’est moi, répondis-je, à vous servir, monsieur!


– Certainement, j’espère que vous pourrez me servir. Le ministre, celui de l’Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m’a donné la mission de venir ramasser les chants populaires de Provence, comme le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces du Papillon, et, si vous en saviez quelqu’un, je suis ici pour les recueillir.


Et, en causant à ce propos, je lui chantai ma foi, l’aubade de Magali, toute fraîche arrangée pour le poème de Mireille.


Mon Adolphe Dumas, enlevé, épaté, s’écria:


– Mais où donc avez-vous pêché cette perle?


– Elle fait partie, lui dis-je, d’un roman provençal (ou, plutôt, d’un poème provençal en douze chants) que je suis en train d’affiner.


– Oh! ces bons Provençaux! Vous voilà bien toujours les mêmes, obstinés à garder votre langue en haillons, comme les ânes qui s’entêtent à longer le bord des routes pour y brouter quelque chardon… C’est en français, mon cher ami, c’est dans la langue de Paris que nous devons aujourd’hui, si nous voulons être entendus, chanter notre Provence. Tenez! écoutez ceci:


J’ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,


La maison des parents, la première patrie,


L’ombre du vieux mûrier, le banc de pierre étroit.


Le nid que l’hirondelle avait au bord du toit,


Et la treille, à présent sur les murs égarée,


Qui regrette son maître et retombe éplorée;


Et, dans l’herbe et l’oubli qui poussent sur le seuil,


J’ai fait pieusement agenouiller l’orgueil,


J’ai rouvert la fenêtre où me vint la lumière,


Et j’ai rempli de chants la couche de ma mère.


Mais allons, dites-moi, puisque poème il y a, dites-moi quelque chose de votre poème provençal.


Et je lui lus alors un morceau de Mireille, je ne me souviens plus lequel.


– Ah! si vous parlez comme cela, met fit Dumas après ma lecture, je vous tire mon chapeau, et je salue la source d’une poésie neuve, d’une poésie indigène dont personne ne se doutait. Cela m’apprend, à moi, qui, depuis trente ans, ai quitté la Provence et qui croyais sa langue morte, cela m’apprend, cela me prouve qu’en dessous de ce patois usité chez les farauds, les demi-bourgeois et les demi-dames existe une seconde langue, celle de Dante et de Pétrarque. Mais suivez bien leur méthode, qui n’a pas consisté, comme certains le croient, à employer tels quels, ni à fondre en macédoine les dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont ramassé l’huile et en ont fait la langue qu’ils rendirent parfaite en la généralisant. Tout ce qui a précédé les écrivains latins du grand siècle d’Auguste, à l’exception de Térence, c’est le «Fumier d’Ennius». Du parler populaire ne prenez que la paille blanche avec le grain qui peut s’y trouver. Je suis persuadé qu’avec le goût, la sève de votre juvénile ardeur, vous êtes fait pour réussir. Et je vois déjà poindre la renaissance d’une langue provignée du latin, et jolie et sonore comme le meilleur italien.


L’histoire d’Adolphe Dumas était un vrai conte de fées. Enfant du peuple, ses parents tenaient une petite auberge entre Orgon et Cabane, à la Pierre-Plantée. Et Dumas avait une sœur appelée Laure, belle comme le jour et innocente comme l’eau qui naît: et voici que sur la route passèrent une fois des comédiens ambulants qui, dans la petite auberge, donnèrent, à la veillée, une représentation. L’un d’eux y jouait un rôle de prince. Les oripeaux de son costume qui scintillait sous les falots lui donnaient sur les tréteaux l’apparence d’un fils de roi, si bien que la pauvre Laure, naïve, hélas! comme pas une, se laissa, à ce que racontent les vieillards de la contrée, enjôler et enlever par ce prince de grand chemin. Elle partit avec la troupe, débarqua à Marseille, et ayant reconnu bientôt son erreur folle, et n’osant plus rentrer chez elle, elle prit à tout hasard la diligence de Paris, où elle arriva un matin par une pluie battante. Et la voilà sur le pavé, seule et dénuée de tout. Un monsieur qui passait en landau, et qui vit tout en larmes la jeune Provençale, fit arrêter sa voiture et lui dit:


– Belle enfant, mais qu’avez-vous à tant pleurer?


Laure naïvement conta son équipée. Le monsieur, qui était riche, ému, épris soudain, la fit monter dans sa voiture, la conduisit dans un couvent, lui fit donner une éducation soignée et l’épousa ensuite. Mais la belle épousée, qui avait le cœur noble, n’oublia pas ses parents. Elle fit venir à Paris son petit frère Adolphe, lui fit faire ses études, et voilà comment Dumas Adolphe, déjà poète de nature et de nature enthousiaste, se trouva un jour mêlé au mouvement littéraire de 1830. Vers de toute façon, drames, comédies, poèmes, jaillirent, coup sur coup, de son cerveau bouillonnant: la Cité des hommes, la Mort de Faust et de Don Juan, le Camp des Croisés, Provence, Mademoiselle de la Vallière, l’École des Familles, les Servitudes volontaires, etc. Mais vous savez, dans les batailles, bien qu’on y fasse son devoir, tout le monde n’est pas porté pour la Légion d’honneur; et malgré sa valeur et des succès relatifs dans le théâtres de Paris, le poète Dumas, comme notre Tambour d’Arcole, était resté simple soldat, ce qui lui faisait dire plus tard en provençal:


A quarante ans passés, quand tout le monde pêche


– dans la soupe des gueux on y trempe son pain,


– Nous devons être heureux d’avoir


– L’âme en repos, le cœur net et la main lavée.


– Et qu’a-t-il? dira-t-on.


– Il a la tête haute.


– Que fait-il? Il fait son devoir.


Seulement, s’il n’était pas devenu capitaine, il avait conquis l’estime de ses plus fiers compagnons d’armes; et Hugo, Lamartine, Béranger, de Vigny, le grand Dumas, Jules Janin, Mignet, Barbey d’Aurevilly, étaient de ses amis.


Adolphe Dumas, avec son tempérament ardent, avec on expérience de vieux lutteur parisien et tous ses souvenirs d’enfant de la Durance, arrivait donc à point nommé pour donner au Félibrige le billet de passage entre Avignon et Paris.


Mon poème provençal étant terminé enfin, mais non imprimé encore, un jeune Marseillais qui fréquentait Font-Ségugne, mon ami Ludovic Segré, me dit, un jour:


– Je vais à Paris… Veux-tu venir avec moi?


J’acceptai l’invitation, et c’est ainsi qu’à l’improviste, et pour la première fois, je fis le voyage de Paris, où je passai une semaine. J’avais, bien entendu, porté mon manuscrit, et, quand nous eûmes quelques jours couru et admiré, de Notre-Dame au Louvre, de la place Vendôme au grand Arc de Triomphe, nous vînmes, comme de juste, saluer le bon Dumas.


– Eh bien! cette Mireille, me fit-il, est-elle achevée?


– Elle est achevée, lui dis-je, et la voici… en manuscrit.


– Voyons donc; puisque nous y sommes, vous allez m’en lire un chant.


Et quand j’eus lu le premier chant:


– Continuez, me dit Dumas.


Et je lus le second, puis le troisième, puis le quatrième.


– C’est assez pour aujourd’hui, me dit l’excellent homme. Venez demain à la même heure, nous continuerons la lecture; mais je puis, dès maintenant, vous assurer que, si votre œuvre s’en va toujours avec ce souffle, vous pourriez gagner une palme plus blle que vous ne pensez.


Je retournai, le lendemain, en lire encore quatre chants, et le surlendemain, nous achevâmes le poème.


Le même jour (26 août 1856), Adolphe Dumas adressa au directeur de la Gazette de France la lettre que voici:


«La Gazette du Midi a déjà fait connaître à la Gazette de France l’arrivée du jeune Mistral, le grand poète de la Provence. Qu ’est-ce que Mistral? On n’en sait rien. On me le demande et je crains de répondre des paroles qu’on ne croira pas, tant elles sont inattendues, dans ce moment de poésie d’imitation qui fait croire à la mort de la poésie et des poètes.


«L’Académie française viendra dans dix ans consacrer une gloire de plus, quand tout le monde l’aura faite. L’horloge de l’Institut a souvent de ces retards d’une heure avec les siècles; mais je veux être le premier qui aura découvert ce qu’on peut appeler, aujourd’hui, le Virgile de la Provence, le pâtre de Mantoue arrivant à Rome avec des chants dignes de Gallus et des Scipion…


«On a souvent demandé, pour notre beau pays du Midi, deux fois romain, romain latin et romain catholique, le poème de sa langue éternelle, de ses croyances saintes et de ses mœurs pures. J’ai le poème dans les mains, il a douze chants. Il est signé Frédéric Mistral, du village de Maillane, et je le contresigne de ma parole d’honneur, que je n’ai jamais engagée à faux, et de ma responsabilité, qui n’a que l’ambition d’être juste.»


Cette lettre ébouriffante fut accueillie par des lazzi: «Allons, disaient certains journaux, le mistral s’est incarné, paraît-il, dans un poème. Nous verrons si ce sera autre chose que du vent.»


Mais Dumas, lui, content de l’effet de sa bombe, me dit en me serrant la main:


– Maintenant, cher ami, retournez à Avignon pour imprimer votre Mireille. Nous avons, en plein Paris, lancé le but au caniveau, et laissons courir la critique: il faudra bien qu’elle y ajoute les boules de son jeu, toutes, l’une après l’autre.


Avant mon départ, mon dévoué compatriote voulut bien me présenter à Lamartine, son ami, et voici comment le grand homme raconta cette visite dans son Cours familiers de Littérature (quarantième entretien, 1859):


«Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d’un beau et modeste jeune homme, vêtu avec un sobre élégance, comme l’amant de Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu’il peignait sa lisse chevelure dans les rues d’Avignon. C’était Frédéric Mistral, le jeune poète villageois, destiné à devenir, comme Burns le laboureur écossais, l’Homère de la Provence.


«Sa physionomie simple, modeste et douce, n’avait rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires. Il avait la bienséance de la vérité; il plaisait, il intéressait, il émouvait; on sentait, dans sa mâle beauté, le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.


«Mistral s’assit sans façon à ma table d’acajou de Paris, selon les lois de l’hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de noyer de sa mère, dans son Mas de Maillane. Le dîner fut sobre, l’entretien à cœur ouvert, la soirée courte et causeuse, à la fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit jardin grand comme le mouchoir de Mireille.


«Le jeune homme nous récita quelques vers dans ce doux et nerveux idiome provençal, qui rappelle tantôt l’accent latin, tantôt la grâce attique, tantôt l’âpreté toscane. Mon habitude des patois latins, parlés uniquement par moi jusqu’à l’âge de douze ans dans les montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible. C’étaient quelques vers lyriques; ils me plurent mais sans m’enivrer. Le génie du jeune homme n’était pas là, le cadre était trop étroit pour son âme; il lui fallait, comme à Jasmin, cet autre chanteur sans langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans son village pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses troupeaux, ses dernières inspirations. Il me promit de m’envoyer un des premiers exemplaires de son poème; il sortit.»


Avant de repartir, j’allai saluer Lamartine, qui habitait au rez-de-chaussée du numéro 41 de la rue Ville-L’Évêque.


C’était dans la soirée. Écrasé par ses dettes et assez délaissé, le grand homme somnolait dans un fauteuil en fumant un cigare, pendant que quelques visiteurs causaient à voix basse, autour de lui.


Tout à coup, un domestique vint annoncer qu’un Espagnol, un harpiste appelé Herrera, demandait à jouer un air de son pays devant M. de Lamartine.


– Qu’il entre, dit le poète.


Le harpiste joua son aire, et Lamartine, à demi-voix, demanda à sa nièce, Mme de Cessia, s’il y avait quelque argent dans les tiroirs de son bureau.


– Il reste deux louis, répondit celle-ci.


– Donnez-les à Herrera, fit le bon Lamartine.


Je revins donc en Provence pour l’impression de mon poème, et la chose s’étant faite à l’imprimerie Seguin, à Avignon, j’adressai le premier exemplaire à Lamartine, qui écrivit à Reboul la lettre suivante:


«Jai lu Mirèio… Rien n’avait encore paru de cette sève nationale, féconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le soleil. J’ai tellement été frappé à l’esprit et au cœur que j’écris un Entretien sur ce poème. Dites-le à M. Mistral. Oui, depuis les Homérides de l’Archipel, un tel jet de poésie primitive n’avait pas coulé. J’ai crié, comme vous: c’est Homère.»


Adolphe Dumas m’écrivait, de son côté:


(mars 1859).


«Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J’ai été, hier au soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m’a reçu avec des exclamations et il m’en a dit autant que ma lettre à la Gazette de France. Il a lu et compris, dit-il, votre poème d’un bout à l’autre. Il l’a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit pas autre chose. Sa nièce, cette belle personne que vous avez vue, a ajouté qu’elle n’avait pas pu le lui dérober un instant pour le lire, et il va faire un Entretien tout entier sur vous et Mirèio. Il m’a demandé des notes biographiques sur vous et sur Maillane. Je les lui envoie ce matin. Vous avez été l’objet de la conversation générale toute la soirée et votre poème a été détaillé par Lamartine et par moi depuis le premier mot jusqu’au dernier. Si son Entretien parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde entier. Il dit que vous êtes «un Grec des Cyclades». Il a écrit à Reboul: «C’est un Homère!» Il me charge de vous écrire tout ce que je veux et il ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez donc bien heureux, vous et votre chère mère, dont j’ai gardé un si bon souvenir.»


Je tiens à consigner ici un fait très singulier d’intuition maternelle. J’avais donné à ma mère une exemplaire de Mirèio, mais sans lui avoir parlé du jugement de Lamartine, que je ne connaissais pas encore. A la fin de la journée, quand je crus qu’elle avait pris connaissance de l’œuvre, je lui demandai ce qu’elle en pensait et elle me répondit, profondément émue:


– Il m’est arrivé, en ouvrant ton livre, une chose bien étrange: un éclat de lumière, pareil à une étoile, m’a éblouie sur le coup, et j’ai dû renvoyer la lecture à plus tard!


Qu’on en pense ce qu’on voudra; j’ai toujours cru que cette vision de la bonne et sainte femme était un signe très réel de l’influx de sainte Estelle, autrement dit de l’étoile qui avait présidé à la fondation du Félibrige.


Le quarantième Entretien du Cours Familier de Littérature parut un mois après (1859), sous le titre «Apparition d’un poème épique en Provence». Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au poème de Mireille et cette glorification était le couronnement des articles sans nombre qui avaient accueilli notre épopée rustique dans la presse de Provence, du Midi et de Paris. Je témoignai ma reconnaissance dans ce quatrain provençal que j’inscrivis en tête de la seconde édition:

A LAMARTINE

Je te consacre Mireille; c’est mon cœur et mon âme,

C’est la fleur de mes années,

C’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles

T’offre un paysan.


8 septembre 1859


Et voici l’élégie que je publiai à la mort du grand homme (1):


(1) Voir le texte provençal dans le recueil Les îles d’or (libr. Lemerre).

SUR LA MORT DE LAMARTINE

Quand l’heure du déclin est venue pour l’astre – sur les collines envahies par le soir, les pâtres – élargissent leurs moutons, leurs brebis et leurs chiens; – et dans les bas-fonds des marais, – tout ce qui grouille râle en braiment unanime: – Ce soleil était assommant!»


Des paroles de Dieu magnanime épancheur, – ainsi, ô Lamartine, ô mon maître, ô mon père, – en cantiques, en actions, en larmes consolantes, – quand vous eûtes à notre monde – épanché sa satiété d’amour et de lumière, – et que le monde fut las,


Chacun jeta son cri dans le brouillard profond, – chacun vous décocha la pierre de sa fronde, – car votre splendeur nous faisait mal aux yeux, – car une étoile qui s’éteint, – car un dieu crucifié plaît à la foule, – et les crapauds aiment la nuit…


Et l’on vit en ce moment des choses prodigieuses! Lui, cette grande source de pure poésie – qui avait rajeuni l’âme de l’univers, – les jeunes poètes rirent – de sa mélancolie de prophète et dirent – qu’il ne savait pas l’art des vers.


Du Très-Haut Adonaï lui sublime grand prêtre, – qui dans ses hymnes saints éleva nos croyances – sur les cordes d’or de la harpe de Sion, – en attenstant les Écritures – les dévots pharisiens crièrent sur les toits – qu’il n’avait point de religion.


Lui, le grand cœur ému, qui, sur la catastrophe – de nos anciens rois, avait versé ses strophes, – et en marbre pompeux leur avait fait un mausolée, – les ébahis du Royalisme – trouvèrent qu’il était un révolutionnaire, – et tous s’éloignèrent vite.


Lui, le grand orateur, la voix apostolique, – qui avait fulguré le mot de République – sur le front, dans le ciel des peuples tressaillant, – par une étrange frénésie, – sous les chiens enragés de la Démocratie – le mordirent en grommelant.


Luit, le grand citoyen, qui dans le cratère embrasé – avait jeté ses biens, et son corps et son âme, – pour sauver du volcan la patrie en combustion, – lorsque, pauvre, il demanda son pain, – les bourgeois et les gros l’appelèrent mangeur – et s’enfermèrent dans leur bourg.


Alors, se voyant seul dans sa calamité, – dolent, avec sa croix il gravit son Calvaire… – Et quelques bonnes âmes, vers la tombée du jour, – entendirent un long gémissement, – et puis, dans les espaces, ce cri suprême: Eli, lamma sabacthani!


Mais nul ne s’aventura vers la cime déserte. – Avec les yeux fermés et les deux mains ouvertes, – dans un silence grave il s’enveloppa donc; – et, calme comme sont les montagnes, au milieu de sa gloire et de son infortune, – sans dire mot il expira.


21 mars 1869


Me voilà arrivé au terme de l’élucidari (comme auraient dit les troubadours) ou explication de mes origines. C’est le sommet de ma jeunesse. Désormais, mon histoire, qui est celle de mes œuvres, appartient, comme tant d’autres, à la publicité.


Je terminerai ces Mémoires par quelques épisodes des l’existence franche et libre que s’étaient faite, en Avignon, les musagètes ou coryphées de notre Renaissance, pour montrer comme, au bord du Rhône, on pratiquait le Gai-Savoir.

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