CHAPITRE II: MON PÈRE.

L’enfant de ferme. – La vie rurale. – Mon père à la Révolution. – La bûche bénite. – Les récits de la Noël. – Le capitaine Perrin. – Le maire de Maillane en 1793 – Le jour de l’an.


Mon enfance première se passa donc au Mas, en compagnie des laboureurs, des faucheurs et des pâtres, et quand, parfois, passait au Mas quelque bourgeois, de ceux-là qui affectent de ne parler que français, moi, tout interloqué et même humilié de voir que mes parents devenaient soudain révérencieux pour lui, comme s’il était plus qu’eux:


– D’où vient, leur demandais-je, que cet homme ne parle pas comme nous?


– Parce que c’est un monsieur, me répondait-on.


– Eh bien! faisais-je alors d’un petit air farouche, moi, je ne veux pas être monsieur.


J’avais remarqué aussi que, quand nous avions des visites, comme celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins de terres), mon père qui, à l’ordinaire lorsqu’il parlait de ma mère, devant les serviteurs, l’appelait «la maîtresse», là, en cérémonie, il la dénommait ma mouié (mon épouse). Le beau marquis et la marquise, qui se trouvait être la sœur du général de Galliffet, chaque fois qu’ils venaient, m’apportaient des pralines et autres gâteries; mais moi, sitôt que je les voyais descendre de voiture, comme un sauvageon que j’étais, je courais tout de suite me cacher dans le fenil… Et la pauvre Délaïde de crier:


– Frédéric!


Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot, j’attendais, moi, d’entendre les roues de la voiture emporter le marquis, pendant que ma mère clamait, là-bas, devant la ferme:


– M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le voir, cet insupportable, et il va se cacher!


Et au lieu de dragées, quand je sortais ensuite, craintif, de ma tanière, vlan! j’avais ma fessée.


J’aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre maître-valet, quand, derrière la charrue tirée par ses deux mules, les mains au mancheron, il me criait, patelin:


– Petiot, viens vite, viens. Je t’apprendrai à labourer.


Et tout de suite, nu-pieds, nu-tête, émoustillé, me voilà dans le sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchée, pour cueillir les primevères ou les muscaris bleus, que le soc arrachait.


– Ramasse des colimaçons, me disais le Papoty.


Et quand j’avais les colimaçons, une poignée dans chaque main:


– Maintenant, me faisait-il, avec les colimaçons, tiens, empoigne les cornes du manche de la charrue.


Et comme, moi crédule, avec mes petits doigts, je prenais les mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains pleines d’escargots qui s’écrabouillaient dans ma chair:


– A présent, me disait le valet de labour en riant aux éclats, tu pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!


On m’en faisait, ma foi, de toutes les couleurs. C’est ainsi que, dans les fermes, on déniaise les enfants. Quelquefois, en venant de traire, notre berger Rouquet me criait:


– Viens, petit, boire à même dans le piau.


Le piau est l’ustensile, de poterie ou de bois, dans lequel on trait le lait… Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les bras troussés, sortir de la bergerie en portant à la main le vase à traire écumant, plein de lait jusqu’aux bords, j’accourais, affriolé, pour le humer tout chaud. Mais, sitôt qu’à genoux je m’abreuvais à la «seille», paf! de sa grosse main, Rouquet m’y faisait plonger la tête jusqu’au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le museau ruisselants, ébouriffés, je courais, comme un jeune chien, me vautrer dans l’herbe et m’y essuyer, en jurant, à part moi, qu’on ne m’y attraperait plus… jusqu’à nouvelle attrape.


Après, c’était un faucheur qui me disait:


– Petiot, j’ai trouvé un nid, un nid de frappe-talon; veux-tu me faire la courte échelle? Je garderai la mère et tu auras les passereaux.


Oh! coquin. Je partais, fou de joie, dans l’andain.


– Le vois-tu, me faisait l’homme, ce creux, en haut de ce gros saule; c’est là qu’est le nid… Allons, courbe-toi.


Et je m’inclinais, la tête contre l’arbre, et alors, faisant mine de grimper sur mon dos, le farceur me battait l’échine du talon.


C’est ainsi que commença, au milieu des gouailleries de nos travailleurs des champs (et je n’an ai point regret), mon éducation d’enfance.


Comme il était gai, ce milieu de labeurs rustiques! Chaque saison renouvelait la série des travaux. Les labours, les semailles, la tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépiquage, les vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes majestueux de la vie agricole, éternellement dure, mais éternellement indépendante et calme.


Tout un peuple de serviteurs, d’hommes loués au mois ou à la journée, de sarcleuses, de faneuses, allait, venait dans les terres du Mas, qui avec l’aiguillon, qui avec le râteau ou bien la fourche sur l’épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles, comme dans les peintures de Léopold Robert.


Quand, pour dîner ou pour souper, les hommes, l’un après l’autre, entraient dans le Mas, et venaient s’asseoir, chacun selon son rang, autour de la grande table, avec mon seigneur père qui tenait le haut bout, celui-ci, gravement, leur faisait des questions et des observations, sur le troupeau et sur le temps et sur le travail du jour, s’il était avantageux, si la terre était dure ou molle ou en état. Puis, le repas fini, le premier charretier fermait la lame de son couteau et, sur le coup, tous se levaient.


Tous ces gens de campagne, mon père les dominait par la taille, par le sens, comme aussi par la noblesse. C’était un beau et grand vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement, bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul.


Engagé volontaire pour défendre la France, pendant la Révolution, il se plaisait, le soir, à raconter ses vieilles guerres. Au fort de la Terreur, il avait été requis pour porter du blé à Paris, ou régnait la famine. C’était dans l’intervalle où l’on avait tué le roi. La France, épouvantée, était dans la consternation. En retournant, un jour d’hiver, à travers la Bourgogne, avec une pluie froide qui lui battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu’au moyeu des roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays. Les deux compatriotes se tendirent la main, et mon père, prenant la parole:


– Tiens, où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?


– Citoyen, répliqua l’autre, je vais à Paris porter les saints et les cloches.


Mon père devint pâle, les larmes lui jaillirent et, ôtant son chapeau devant les saints de son pays et les cloches de son église, qu’il rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:


– Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu’à ton retour, on te nomme, pour cela, représentant du peuple?


L’iconoclaste courba la tête de honte et, avec un blasphème, il fit tirer ses bêtes.


Mon père, dois-je dire, avait un foi profonde. Le soir, en été comme en hiver, agenouillé sur sa chaise, la tête découverte, les mains croisées sur le front, avec sa cadenette, serrée d’un ruban de fil, qui lui pendait sur la nuque, il faisait, à voix haute, la prière pour tous; et puis, lorsqu’en automne, les veillées s’allongeaient, il lisait l’Évangile à ses enfants et domestiques.


Mon père, dans sa vie, n’avait lu que trois livres: le Nouveau Testament, l’Imitation et Don Quichotte (lequel lui rappelait sa campagne d’Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).


– Comme de notre temps les écoles étaient rares, c’est un pauvre, nous disait-il, qui, passant par les fermes une fois par semaine, m’avait appris ma croix de par Dieu.


Et le dimanche, après les vêpres, selon l’us et coutume des anciens pères de famille, il écrivait ses affaires, ses comptes et dépenses, avec ses réflexions, sur un grand mémorial dénommé Cartabèou.


Lui, quelque temps qu’il fît, était toujours content, et si, parfois, il entendait les gens se plaindre, soit des vents tempétueux, soit des pluies torrentielles:


– Bonnes gens! leur disait-il. Celui qui est là-haut sait fort bien ce qu’il fait, comme aussi ce qu’il nous faut… Eh! s’il ne soufflait jamais de ces grands vents qui dégourdissent la Provence, qui dissiperait les brouillards et les vapeurs de nos marais? Et si, pareillement, nous n’avions jamais de grosses pluies, qui alimenteraient les puits, les fontaines, les rivières? Il faut de tout, mes enfants.


Bien que, le long du chemin, il ramassât une bûchette pour l’apporter au foyer; bien qu’il se contentât, pour son humble ordinaire, de légumes et de pain bis; bien que, dans l’abondance, il fût sobre toujours et mît de l’eau dans son vin, toujours sa table était ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant. Puis, si l’on parlait de quelqu’un, il demandait, d’abord, s’il était bon travailleur; et, si l’on répondait oui:


– Alors, c’est un brave homme, disait-il, je suis son ami.


Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c’était la veillée de Noël. Ce jour-la, les laboureurs dételaient de bonne heure; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle galette à l’huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs s’en allaient, pour «poser la bûche au feu», dans leur pays et dans leur maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres hères qui n’avaient pas de famille; et, parfois des parents, quelque vieux garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en disant:


– Bonnes fêtes! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec vous autres.


Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la «bûche de Noël», qui – c’était de tradition – devait être un arbre fruitier. Nous l’apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d’un bout, moi, le dernier-né, de l’autre; trois fois, nous lui faisions faire le tour de la cuisine; puis, arrivés devant la dalle du foyer, mon père, solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin cuit, en disant:


Allégresse! Allégresse,


Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d’allégresse!


Avec Noël, tout bien vient:


Dieu nous fasse la grâce de voir l’année prochaine.


Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n’y pas être moins.


Et, nous écriant tous: «Allégresse, allégresse, allégresse!», on posait l’arbre sur les landiers et, dès que s’élançait le premier jet de flamme:


A la bûche

Boute feu!


disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.


Oh! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l’entour, la famille complète, pacifique et heureuse. A la place du caleil, suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l’année, nous éclairait de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu’un, c’était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette, verdoyait du blé en herbe, qu’on avait mis germer dans l’eau le jour de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu’avec un long clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le muge aux olives, le cardon, le scolyme, le céleri à la poivrade, suivis d’un tas de friandises réservées pour ce jour-là, comme: fouaces à l’huile, raisins secs, nougat d’amandes, pommes de paradis; puis, au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l’on n’entamait jamais qu’après en avoir donné, religieusement, un quart au premier pauvre qui passait.


La veillée, en attendant la messe de minuit, était longue ce jour-là; et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et on louait leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave homme de père revenait à l’Espagne et à ses souvenirs du siège de Figuières.


Si je vous disais, commençait-il, qu’étant là-bas en Catalogne, et faisant partie de l’armée, je trouvai le moyen, au fort de la Révolution, de venir de l’Espagne, malgré la guerre et malgré tout, passer avec les miens les fêtes de Noël! Voici, ma foi de Dieu, comment s’arrangea la chose:


«Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre Perpignan et Figuières, nous tournions, retournions depuis passablement de temps, en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes espagnoles. Aïe! que de morts, que de blessés et de souffrances et de misères! Il faut l’avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, – c’était en décembre, – il y avait manque de tout; et les mulets et les chevaux, à défaut de pâture, rongeaient, hélas! les roues des fourgons et des affûts.


«Or, ne voilà-t-il pas qu’en rôdant, moi, au fond d’une gorge, du côté de la mer, je vais découvrir un arbre d’oranges, qui étaient rousses comme l’or!


«- Ha! dis-je au propriétaire, à n’importe quel prix, vous allez me les vendre.


«Et, les ayant achetées, je m’en reviens de suite au camp et, tout droit à la tente du capitaine Perrin (qui était de Cabanes), je vais avec mon panier et je lui dis:


«- Capitaine, je vous apporte quelques oranges…


«- Mais où as-tu pris!ça?


«- Où j’ai pu, capitaine.


«- Oh! luron, tu ne saurais me faire plus de plaisir… Aussi, demande-moi, vois-tu, ce que tu voudras, et tu l’obtiendras ou je ne pourrai.


«- Je voudrais bien, lui fis-je alors, avant qu’un boulet de canon me coupe en deux, comme tant d’autres, aller, encore une fois, «poser le bûche de Noël» en Provence, dans ma famille.


«- Rien de plus simple, me fit-il; tiens, passe l’écritoire.


Et mon capitaine Perrin (que Dieu, en paradis, l’ait renfermé, cher homme) sur un papier, que j’ai encore, me griffonna ce que je vais dire:


«Armée des Pyrenées-Orientales.


«Nous Perrin, capitaine aux transports militaires, donnons congé au citoyen François Mistral, brave soldat républicain, âgé de vingt-deux ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordinaire, bouche idem, menton rond, front moyen, visage ovale, de s’en aller dans son pays, par toute la République, et au diable, si bon lui semble.


«Et voilà, mes amis, que j’arrive à Maillane, la belle veille de Noël, et vous pouvez penser l’ahurissement de tous, les embrassades et les fêtes. Mais, le lendemain, le maire (je vous tairai le nom de ce fanfaron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me fait venir à la commune et m’interpelle comme ceci:


«- Au nom de la loi, citoyen, comment va que tu as quitté l’armée?


«- Cela va, répondis-je, qu’il ma pris fantaisie de venir, cette année, «poser la bûche» à Maillane.


«- Ah oui? En ce cas-là, tu iras, citoyen, t’expliquer au tribunal du district, à Tarascon.


«- Et, tel que je vous le dis, je me laissai conduire par deux gardes nationaux, devant les juges du district. Ceux-ci, trois faces rogues, avec le bonnet rouge et des barbes jusque-là:


«- Citoyen, me firent-ils en roulant de gros yeux, comment ça se fait-il que tu aies déserté?


«Aussitôt, de ma poche ayant tiré mon passeport:


«- Tenez, lisez, leur dis-je.


«Ah! mes amis de Dieu, dès avoir lu, ils se dressent en me secouant la main:


«- Bon citoyen, bon citoyen! me crièrent-ils. Va, va, avec des papiers pareils, tu peux l’envoyer coucher, le maire de Maillane.


«Et après le Jour de l’An, j’aurais pu rester, n’est-ce pas? Mais il y avait le devoir et je m’en retournai rejoindre.»


Voilà, lecteur, au naturel, la portraiture de famille, d’intérieur patriarcal et de noblesse et de simplicité, que je tenais à te montrer.


Au Jour de l’An, – nous clôturerons par cet autre souvenir, – une foule d’enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de grand matin, nous saluer comme ceci:


Bonjour, nous vous souhaitons à tous la bonne année,

Maîtresse, maître, accompagnée

D’autant que le bon Dieu voudra.


– Allons, nous vous la souhaitons bonne, répondaient mon père et ma mère en donnant à chacun, bonnement, sous forme d’étrennes, une couple de pains longs et de miches rebondies.


Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres, on distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournées de pain aux pauvres gens du village.


Vivrais-je cent ans,


Cent ans, je cuirai,


Cent ans, je donnerai aux pauvres.


Cette formule, tous les soirs revenait dans la prière que mon père faisait avant d’aller au lit. Et aussi, à ses obsèques, les pauvres gens, avec raison, purent dire, en le plaignant:


– Autant de pains il nous donna, autant d’anges dans le ciel l’accompagnaient. Amen!

Загрузка...