CHAPITRE VIII: COMMENT JE PASSAI BACHELIER

Le voyage de Nîmes. – Le Petit Saint-Jean. – Les jardiniers. – Le Remontrant. – L’explication du baccalauréat. – Le retour aux champs. – Les camarades du village. – Les veillées. – Les notaires de Mailiane. – L’oncle Jérôme.


– Eh bien, me dit mon père, cette fois, as-tu achevé?


– J’ai achevé, répondis-je; seulement… il faudra que j’aille à Nîmes pour passer bachelier, un pas assez difficile qui ne me laisse pas sans quelque appréhension.


– Marche, marche: nous autres, quand nous étions soldats, au siège de Figuières, nous en avons passé, mon fils, de plus mauvais.


Je me préparai donc pour le voyage de Nîmes, où, en ce temps, se faisaient les bacheliers. Ma mère me plia deux chemises repassées, avec mon habit des dimanches, dans un mouchoir à carreaux, piqué de quatre épingles, bien proprement. Mon père me donna, dans un petit sachet de toile, cent cinquante francs d’écus, en me disant:


– Au moins prends garde de ne pas les perdre, ni de ne pas les gaspiller.


Et je partis du Mas pour la ville de Nîmes, mon petit paquet sous le bras, le chapeau sur l’oreille, un bâton de vigne à la main.


Quand j’arrivai à Nîmes je rencontrai un gros d’écoliers des environs qui venaient comme moi passer leur baccalauréat. Ils étaient, pour la plupart, accompagnés de leurs parents, beaux messieurs et belles dames, avec les poches pleines de recommandations: l’un avait une lettre pour le recteur, un autre pour l’inspecteur, un autre pour le préfet, celui-là pour le grand-vicaire, et tous se rengorgeaient et faisaient sonner le talon, avec un petit air de dire: «Nous sommes sûrs de notre affaire.»


Moi, petit campagnard, je n’étais pas plus gros qu’un pois, car je ne connaissais absolument personne; et tout mon recours, pauvret, était de dire à part quelque prière à saint Baudile, qui est le patron de Nîmes (j’avais, étant enfant, porté son cordon votif), pour qu’il mît dans le cœur des examinateurs un peu de bonté pour moi.


On nous enferma à l’Hôtel de Ville, dans une grande salle nue, et là un vieux professeur nous dicta, d’un ton nasillard, une version latine, après quoi, humant une prise, il nous dit:


– Messieurs, vous avez une heure pour traduire en français la dictée que je vous ai faite… Maintenant, débrouillez- vous.


Et, dare-dare pleins d’ardeur, nous nous mîmes à l’œuvre; à coups de dictionnaire, le grimoire latin fut épluché; puis à l’heure sonnante, notre vieux priseur de tabac ramassa les versions de tous et nous ouvrit la porte en disant:


– A demain!


Ce fut la première épreuve.


Messieurs les écoliers s’éparpillèrent par la ville et je me trouvai seul, avec mon petit paquet et mon bâton de vigne en main, sur le pavé de Nîmes, à bayer autour des Arènes et de la Maison-Carrée.


«Il faut pourtant, me dis-je, penser à se loger», et je me mis en quête d’une auberge pas trop chère, mais néanmoins sortable; et, comme j’avais le temps, je fis dix fois peut-être, en guignant les enseignes, le tour de la ville de Nîmes. Mais les hôtels, avec leurs larbins en habit noir, qui, de cinquante pas, avalent l’air de me toiser, et les salamalecs et façons du grand monde, tout cela me tenait en crainte.


Comme je passais au faubourg, j’aperçus une enseigne avec cette inscription: Au Petit Saint-Jean.


Ce Petit Saint-Jean me remplit d’aise. Il me sembla soudain être en pays de connaissance. Saint-Jean est, en effet, un saint qui paraît de chez nous. Saint Jean amène la moisson, nous avons les feux de Saint-Jean, il y a l’herbe de Saint-Jean, les pommes de Saint-Jean… Et j’entrai au Petit Saint-Jean… J’avais deviné juste.


Dans la cour de l’auberge, il y avait des charrettes bâchées, des camions dételés et des groupes de Provençales qui babillaient et riaient. Je me glissai dans la salle et m’assis à table.


La salle était déjà pleine, et la grande table aussi, rien que des jardiniers: maraîchers de Saint-Rémy, de Château-Renard, de Barbentane, qui se connaissaient tous, car ils venaient au marché une fois par semaine. Et de quoi parlait-on? Rien que du jardinage.


– O Bénézet, combien as-tu vendu tes aubergines?


– Mon cher, je n’ai pas réussi: il y en avait abondance: j’ai dû les laisser à vil prix.


– Et la graine de porreau, qu’en dit-on?


– Elle se vendra, paraît-il; il court des bruits de guerre et l’on m’a assuré qu’on en faisait de la poudre.


– Et les haricots «quarantains»?


– Ils ont claqué.


– Et les oignons?


– Enlevés sur place.


– Et les courges?


– Il faudra les donner aux cochons.


– Et les melons, les carottes, les céleris, les pommes de terre?


Bref, une heure de temps, ce fut un brouhaha, rien que sur le jardinage.


Moi, je vidais mon assiette et je ne soufflais mot.


Lorsqu’ils eurent tout dit, mon vis-à-vis me fait:


– Et vous, jeune homme, s’il n’y a pas indiscrétion, êtes-vous dans le jardinage? Vous n’en avez pas l’air.


– Moi, non… je suis venu à Nîmes, répondis-je timide- ment, pour passer bachelier.


– Bachelier! Batelier! fit toute la tablée. Comment a-t-il dit ça?


– Eh! oui, hasarda l’un d’eux, je crois qu’il a dit «batelier»: il doit être venu, oui, c’est cela, pour passer le bac!…Pourtant il n’y a pas de Rhône à Nîmes!


– Allons donc, tu as mal compris, fit un autre, ne vois-tu pas que c’est un conscrit, qui vient passer à la «batterie»?


Je me mis à rire, et, prenant la parole, j’expliquai de mon mieux ce que c’était qu’un bachelier.


– Quand nous sortons des écoles, leur dis-je, que nos maîtres nous ont appris… tout: le français, le latin, le grec, l’histoire, la rhétorique, les mathématiques, la physique, la chimie, l’astronomie, la philosophie, que sais-je? tout ce que vous pouvez vous imaginer, alors on nous envoie à Nîmes, où des messieurs très savants nous font subir un examen…


– Oui! comme quand nous allions, nous autres, au catéchisme, et qu’on nous demandait: Êtes-vous chrétien?


– C’est cela. Ces savants nous questionnent sur toutes sortes de mystères qu’il y a dans les livres; et, si nous répondons bien, ils nous nomment bacheliers, grâce à quoi nous pouvons être notaires, médecins, avocats, contrôleurs, juges, sous-préfets, tout ce que nous voudrez.


– Et si vous répondez mal?


– Ils nous renvoient au «banc des ânes»… On a fait aujourd’hui, parmi nous, le premier triage; mais c’est demain matin que nous passerons à l’étamine.


– Oh! coquin de bon sort! cria toute la tablée, nous voudrions bien y être, pour voir si vous passerez ou si vous resterez au trou… Et que va-t-on vous demander, par exemple, voyons?


– Eh bien! on nous demandera, je suppose, les dates de toutes les batailles qui se sont livrées dans le monde depuis que les hommes se battent: les batailles des Juifs, les batailles des Grecs, les batailles des Romains, celles des Sarrasins, des Allemands, des Espagnols, des Français, des Anglais, des Polonais et des Hongrois… Non seulement les batailles, mais encore les noms des généraux qui commandaient, les noms des rois, des reines, de tous leurs ministres, de tous leurs enfants et même de leurs bâtards!


– Oh! tonnerre de nom de nom! mais quel intérêt y a-t-il à vous faire rappeler tout ce qui s’est passé du temps et depuis le temps que saint Joseph était garçon? Il ne semble pas possible que des hommes pareils s’occupent de telles vétilles! On voit bien là qu’ils n’ont pas autre chose à faire. S’il leur fallait, comme nous, aller tous les matins retourner la terre à la bêche, je ne crois pas qu’ils s’amusassent à parler des Sarrasins ou des bâtards du roi Hérode… Mais allons, continuez…


– Non seulement les noms des rois, mais encore les noms de toutes les nations, de toutes les contrées, de toutes les montagnes et de toutes les rivières… et, à propos des rivières, il faut dire d’où elles sortent et où elles vont se jeter.


– Que je vous interrompe, dit le Remontrant, un jardinier de Château-Renard qui parlait du gosier, ils doivent donc vous demander d’où sourd la Fontaine de Vaucluse? En voilà une d’eau! On conte qu’elle a sept branches, qui, toutes, portent bateau. Je me suis laissé dire qu’un berger dans le gouffre d’où elle sort de terre, laissa tomber son bâton, et qu’on le retrouva à sept bonnes lieues de là, dans une source de Saint Rémy… Est-ce vrai ou non?


– Tout ça peut-être… Ensuite, il nous faut savoir les noms de toutes les mers qu’il y a sous la «chape du soleil».


– Pardon, si je vous interromps! dit encore le Remontrant. Savez-vous comment il se fait que la mer soit salée?


– Parce qu’elle contient du sulfate de magnésie, du chlorure…


– Oh! que non! un poissonnier – tenez, qui était du Martigue, – m’assura que ça venait des bâtiments chargés de sel qui y ont fait naufrage depuis tant et tant d’années!


– Si ça vous plaît, à moi aussi… On nous demande comment se forme la rosée, la pluie, la gelée blanche, l’orage, le tonnerre…


– Pardon, si je vous interromps! reprit le Remontrant; pour la pluie, nous savons bien que les nuages, dans des outres, vont la chercher à la mer. Mais, la foudre, est-ce vrai qu’elle est ronde comme un panier?


– Cela dépend, lui répliquai-je. On nous demande aussi l’origine du vent, et ce qu’il fait de chemin à l’heure, à la minute, à la seconde…


– Que je vous interrompe! fit encore le Remontrant, vous devez donc savoir, jeune homme, d’où sort le mistral? J’ai toujours entendu dire qu’il sortait d’un rocher troué et que, si on bouchait le trou, il ne soufflerait jamais plus, le sacré mangeur de fange! C’en serait une, celle-là, d’invention!


– Le gouvernement s’y oppose, dit un Barbentanais; si n’était le mistral, la Provence serait le jardin de la France! Et qui nous tiendrait? Nous serions trop riches.


Je repris:


– On nous interroge sur le règne animal, sur les oiseaux, sur les poissons, jusque sur les dragons.


– Attendez, attendez, cria le Remontrant, les mains levées, et la Tarasque? n’en parlent-ils pas, les livres? Certains prétendent que ce n’est qu’une fable; pourtant j’ai vu sa tanière, moi, à Tarascon, derrière le Château, le long du Rhône. On sait d’ailleurs parfaitement qu’elle est enterrée sous la Croix-Couverte.


Et je repris pour en finir:


– On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et la distance des étoiles, combien de milliers de lieues séparent la terre du soleil.


– Celle-là ne passe pas, cria le Palamard de Noves, qui est-ce qui va là-haut pour mesurer les lieues? Vous ne voyez donc pas que les savants se moquent de nous: qu’ils voudraient nous faire accroire que les pigeonneaux tètent? Une jolie science que de vouloir compter les lieues du soleil à la lune: qu’est-ce que cela peut bien nous faire? Ah! si vous me parliez de connaître la lune pour semer le céleri, ou bien d’ôter les poux des fèves ou de guérir le mal des porcs, je vous dirais: voilà une science, mais tout ce que nous conte ce garçon, c’est des fariboles.


– Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce jeune dégourdi en a plus oublié peut-être que tout ce que tu peux savoir… C’est égal, mes amis, il faut une fameuse tête pour pouvoir y serrer tout ce qu’il nous a dit!


– Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez comme il est pâlot! On voit bien que la lecture, allez, ça ne fait pas du bien. S’il avait passé son temps à la queue de la charrue, il aurait assurément plus de couleur que ça… Puis, à quoi sert d’en savoir tant?


– Moi, fit alors le Rond, je n’ai été, en fait d’école, qu’à celle de M. Bêta! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie que s’il m’avait fallu faire entrer dans le «coco» la cent millième part de ce qu’on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu, voyez-vous, prendre la mailloche et les coins et me taper sur la caboche. Inutile! les coins se seraient épointés.


– Eh bien! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous ce qu’il faut faire? Quand nous allons à quelque fête, où l’on fait courir les taureaux, soit qu’il y ait de belles luttes il nous arrive souvent de rester un jour de plus pour voir qui enlèvera le prix ou la cocarde… Nous sommes à Nîmes: voilà un gars de Maillane qui, demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce soir, messieurs, couchons à Nîmes et demain nous saurons au moins si notre Maillanais a passé bachelier.


– Ça va! dirent les autres, de toutes les façons la journée est perdue: allons, il faut voir la fin.


Le lendemain matin, le cœur passablement ému, je retournai a l’Hôtel de Ville avec tous les candidats qui devaient se présenter. Mais déjà pas mal d’entre eux n’étaient pas si fiers que la veille. Dans une grande salle devant une grande table chargée d’écritoires, de papiers et de livres, il y avait, assis gravement sur leurs chaises, cinq professeurs, en robes jaunes, cinq fameux professeurs venus exprès de Montpellier avec le chaperon bordé d’hermine sur l’épaule et la toque sur la tête. C’était la Faculté des Lettres, et voyez le hasard: un d’eux était M. Saint-René Taillandier, qui devait quelques ans après devenir le patron, le chaleureux patron de notre langue provençale. Mais à cette époque, nous ne nous connaissions pas et l’illustre professeur ne se doutait certes pas que le petit campagnard qui bredouillait devant lui deviendrait quelque jour un de ses bons amis.


Je jouai de bonheur: je fus reçu, et je m’en allai par la ville, comme porté par les anges. Mais, comme il faisait chaud, je me rappelle que j’avais soif; et, en passant devant les cafés, avec ma houssine en l’air, je pantelais de voir, blanchissante dans les verres, la bonne bière écumeuse. Mais j’étais si craintif et si novice dans la vie, que je n’avais jamais mis les pieds dans un café, et je n’osais pas y entrer!


Que faisais-je pour lors? je parcourais les rues de Nîmes, flambant, resplendissant, si bien que tous me regardaient et que d’aucuns, même, disaient:


– Celui-là est bachelier!


Et quand je rencontrai une borne fontaine, je m’abreuvais à son eau fraîche et le roi de Paris n’était pas mon cousin.


Mais le plus beau, ensuite, fut au Petit Saint-Jean. Nos braves jardiniers m’attendaient impatients, et me voyant venir, rayonnant à fondre les brumes, ils s’écrièrent:


– Il a passé!


Les hommes, les femmes, les filles, tout le monde sortit, et en veux-tu des embrassades et des poignées de main! On eût dit que la manne venait de leur tomber.


Alors, le Remontrant (celui qui parlait du gosier) demanda la parole. Ses yeux étaient humides et il dit:


– Maillanais, allez, nous sommes bien contents! vous leur avez fait voir, à ces petits messieurs, que de la terre, il ne sort pas que des fourmis, il en sort aussi des hommes.


Allons, petites, en avant et un tour de farandole.


Et nous nous prîmes par les mains et, dans la cour du Petit Saint-Jean, un bon moment nous farandolâmes. Puis on s’en fut dîner, nous mangeâmes une brandade, on but et on chanta jusqu’à l’heure du départ.


Il y a de cela cinquante-huit ans passés. Toutes les fois que je vais à Nîmes et que je vois de loin l’enseigne du Petit Saint-Jean, ce moment de ma jeunesse reparaît à mes yeux dans toute sa clarté – et je pense avec plaisir à ces braves gens qui, pour la première fois, me firent connaître la bonhomie du peuple et la popularité.


Enfin me voilà libre dans mon Mas paternel et dans ma belle plaine de froment et de fruits, à la vue pacifique de mes Alpiles bleues, avec leur Caume au loin, leurs Calancs, leurs Baux, leurs Mourres, si connus, si familiers, le Rocher-Troué, le Monceau-de-Blé, le Mamelon-Bâti, la Grosse-Femme! me voilà libre de revoir, quand venait le dimanche, ces compagnons de mon jeune âge si regrettés, si enviés, quand j’étais dans la geôle. Avec quel plaisir, quels enthousiasmes, en nous promenant farauds, sur le cours, après vêpres, nous nous contions ce qui nous était arrivé, depuis qu’on ne s’était vu: Raphel à la course des hommes avait remporté le prix; Noël avait enlevé la cocarde à un taureau; Gion, à la charrette qu’on fait courir à la Saint-Eloi avait mis la plus belle des mules de Maillane; Tanin s’était loué pour le mois de semailles au grand Mas Merlata et Paulet avait riboté, pendant trois jours et trois nuits, à la foire de Beaucaire.


Et tous avaient ensuite (pour le moins) une amie, ou, pour mieux dire, une promise, avec laquelle ils coquetaient depuis leur première communion. Quelques-uns même avaient l’entrée, c’est-à-dire, le droit d’aller, le dimanche au soir faire un brin de veillée à la maison de leur belle.


Moi qu’avaient dépaysé mes sept années d’école, j’étais hélas! le seul à garder les manteaux, et, quand nous rencontrions les volées de fillettes qui, se tenant par le bras, nous barraient la rue, je remarquai qu’avec moi elles n’étaient pas à l’aise comme avec les camarades. Elles et eux, se comprenant sur la moindre des choses, faisaient leurs gognettes de rien; mais moi j’étais pour elles devenu un «monsieur» et si à l’une d’elles j’avais conté fleurette, elle n’eût à coup sûr pas voulu croire à mes paroles.


De plus, ces gars, élevés dans un cercle d’idées toutes primaires, avaient des admirations toujours renouvelées pour des choses qui moi ne disaient que peu ou rien: par exemple, une emblavure qui avait décuplé ou rendu douze pour un, un haquet dont les roues battaient ferme sur l’essieu, un mulet qui tirait fort, une charrette bien chargée, ou un fumier bien empilé.


Et alors je me rabattais, l’hiver, sur les veillées où j’eus l’occasion ainsi d’écouter nos derniers conteurs: entre autres le Bramaire, un ancien grenadier de l’armée d’Italie, qui mangeait toutes vivantes les cigales et les rainettes, si bien que ces bestioles lui chantaient dans le ventre. Il me semble l’entendre, lorsqu’il voulait réveiller les auditeurs qui sommeillaient:


– Cric – Crac!


– De la m… dans ton sac, Du butin dans le mien!


Un souvenir de la caserne ou du temps où, en campagne, on était campé sous la tente.


Un autre qui en savait, des sornettes, à ne plus finir, c’était le vieux Dévot auquel je suis heureux de payer ici ma dette car, si simple qu’elle fût, je lui dois la donnée de mon poème de Nerto. Et à propos de ces veillées, nous allons en toucher un mot. Aujourd’hui dans nos villages, les paysans, après souper, vont au café faire leur partie de billard, de manille ou d’un jeu de cartes quelconque, et, des veillées anciennes, c’est à peine s’il en reste une espèce de semblant chez quelques artisans qui travaillent à la lampe, tels que les menuisiers ou bien les cordonniers.


Mais en ce temps, la mode de ces réunions joyeuses était loin d’être perdue: et elles se tenaient en général dans les étables ou dans les bergeries, parce que là avec le bétail, on se trouvait plus chaudement. L’usage était que chaque veilleur ou habitué de la veillée fournît la chandelle à son tour, et il fallait que la chandelle durât deux soirées, de sorte que, quand les assistants la voyaient à moitié usée, ils se levaient et allaient au lit.


Seulement pour que la chandelle s’usât moins rapidement, on mettait sur le lumignon, savez-vous quoi? un grain de sel; on la posait debout sur le fond d’une portoire ou d’un cuvier renversé, et les femmes qui filaient ou qui berçaient leurs petits (car les mères apportaient les berceaux à la veillée) avec leurs hommes et leurs enfants s’asseyaient tout autour, sur la litière ou sur des billots. Lorsqu’il n’y avait pas de sièges, les fileuses, une devant l’autre, la quenouille au côté (quenouille de roseau renflée et coiffée de chanvre), tournaient lentement autour du veilloir, afin d’éclairer leur fil, et l’on y disait des contes, interrompus souvent par un ébrouement des bestiaux, un bêlement ou un braiment. Parmi ces contes de veillée, celui que je vais vous dire se répétait fréquemment, parce qu’un de mes oncles, le bon M. Jérôme, y avait joué un rôle et que c’était un conte vrai.


Vers 1820 ou 25, peu importe la date, à Maillane mourut un certain Claudillon; et comme il n’avait pas d’enfants, sa maison resta close pendant cinq ou six mois. Pourtant un locataire à la fin vint l’habiter et les fenêtres se rouvrirent.


Mais, quelques jours après, il courut dans Maillane une rumeur étrange: la maison de Claudillon était hantée. Le nouvel habitant et sa femme entendaient ravauder et far- fouiller toute la nuit: un bruit particulier, comme si on remuait du papier, du parchemin. Dès qu’on allumait la lampe, on n’entendait plus rien; et dès qu’on l’éteignait, recommençait de plus belle le froissement mystérieux. Ils eurent beau, les locataires, fureter, virer, tourner dans tous les coins de la maison, nettoyer le buffet, regarder sous le lit, sous l’escalier, sous les planches de l’évier, ils ne virent rien qui pût expliquer peu ou prou le remuement nocturne, et ce bruit tous les jours renaissait dans la nuit; à ce point vous dirai-je que ces gens prirent peur et déménagèrent en disant aux voisins: «Y couche qui voudra, dans la maison de Claudillon: les revenants la hantent.» Et ils partirent.


Les voisins assez effrayés voulurent voir aussi ce qui se passait là; et les plus courageux, armés de fourches et de fusils, vinrent tour à tour coucher dans la maison de Claudillon. Mais sitôt la lampe éteinte, le maudit remuement avait lieu de nouveau; les parchemins se maniaient – et on ne pouvait jamais voir d’où provenait le bruit.


Les veilleurs, en se signant, disaient bien les paroles qu’on adresse aux revenants pour les exorciser:


– Si tu es bonne âme, parle-moi!


– Si tu es mauvaise, disparais!


Cela ne leur faisait pas plus qu’une pâtée de son aux chats, et le bruit s’entendait toujours la même chose; et au four, au moulin, aux lavoirs à la veillée, on ne parlait que des revenants.


– Si l’on pouvait, disaient les gens, savoir qui est-ce qui revient, en faisant prier pour elle, la pauvre âme, bien sûr, entrerait en repos.


– Eh! fit la grosse Alarde, qui voulez-vous que ce soit? ce ne peut être que Claudillon… Le pauvre Claudillon, n ayant pas laissé d’enfants, n’aura pas eu de service, et l’âme du défunt certainement doit être en peine.


– C’est cela, conclut-on, Claudillon doit être en peine.


Et aussitôt les femmes, entre voisines et liard à liard ramassèrent de quoi faire dire une messe au pauvre Claudillon. Le prêtre dit la messe; il fit pour Claudillon les prières voulues, et quelques Maillanais de bonne volonté retournèrent voir, la nuit, s’il y avait toujours hantise.


Hantise de plus en plus: c’était un remuement de papiers, de parchemins, qui faisait dresser les cheveux! et chacun ajoutait la sienne: au haut de l’escalier on avait trouvé une botte, une botte toute cirée: d’autres avaient aperçu, par le trou de l’évier, un spectre entouré de flammes qui descendait de la cheminée! Isabeau la boisselière conta que le matin, en faisant la chasse aux puces, elle trouvait sur son corps des bleus – qui sont des pinçons des morts; et Nanon de la Veuve assurait que, la nuit, on l’avait tirée par les pieds.


Les hommes, le dimanche, près du puits de la Place, s’entretenaient tous de la chose et disaient:


– Claudillon, le pauvre Claudillon, était pourtant un brave homme: il n’est pas croyable que ce soit lui.


– Mais alors qui serait-ce?


Le grand Charles, un pince-sans-rire que tout le monde respectait, car il les dominait tous, autant par la stature de son corps de géant, que par l’aplomb de sa parole, dit après avoir toussé:


– N’est-ce pas clair? Du moment qu’on remue des papiers, ce doit être des notaires.


Tout le monde s’écria:


– Le grand Charles a raison, ce doit être des notaires puisqu’ils remuent des papiers: – et tenez, ajouta le vieux Maître Ferrut, je m’en souviens maintenant, cette maison s’était vendue, dans ma jeunesse, au tribunal; elle venait d’un héritage où l’on avait plaidé, vingt ans peut-être, à Tarascon; et tant grattèrent les notaires, les avocats, les procureurs, que ma, foi, tout se mangea… Parbleu, ces gens doivent brûler comme des chaufferettes; et rien d’étonnant qu’ils reviennent fureter dans les actes et les écrits qu’ils ont passés.


– Ce sont des notaires! ce sont des notaires! L’on n’entendait plus que cela dans les rues de Maillane. Les Maillanais n’en dormaient plus et, lorsqu’ils en parlaient, en avaient la chair de poule.


– Ha! nous le verrons bien, si ce sont des notaires! dit flegmatiquement M. Jérôme le moulinier de soie.


Feu mon oncle Jérôme avait servi dans les Dragons où il fut brigadier, au temps de Bonaparte, et il portait fièrement au haut du nez, la glorieuse balafre d’un beau coup de bancal qu’un hussard allemand, à la bataille d’Austerlitz, ne lui donna pas pour rire. Acculé près d’un mur, il s’était défendu seul contre vingt cavaliers qui le sabraient, jusqu’à ce qu’il tombât, la face coupée en deux par un revers de lame. Ce fait lui avait valu une pension de sept sous par jour, dont il avait tout juste pour le tabac qu’il prisait.


Il était, cet oncle Jérôme, le plus fameux chasseur à la pipée que j’aie connu. Peu lui importaient les affaires, la famille, le négoce: quand venait la saison, tous les matins, il partait en chasse. Sa pincette dans une main, portant sur les épaules la grande cage de verdure sous laquelle il se cachait, lorsqu’il traversait des chaumes, on aurait dit un arbre en marche. Et il ne revenait jamais sans avoir attrapé trois ou quatre douzaines de culs-blancs ronds de graisse, dont il se régalait avec M. Chabert, ancien chirurgien de l’armée d’Espagne, qui avait vu Madrid avec le roi Joseph. On débouchait alors le vin de Frigolet et, nargue du souci, ils buvaient à la santé des Espagnoles et des Hongroises.


Mais bref, M. Jérôme chargea ses pistolets et, tranquille comme quand il allait à la pipée, il vint, à la nuit close, se blottir dans la maison du pauvre Claudillon. Muni d’une lanterne sourde, qu’il recouvrit de son manteau, il s’étendit là sur deux chaises, attendant que les «notaires» remuassent leurs papiers.


Tout à coup, frou-frou! cra-cra! voilà les papiers qui se froissent, et que voit-il? deux rats, deux gros rats qui s’enfuient là-haut sous la soupente.


Car dans cette maison, comme on en voit dans beaucoup d’autres, il y avait, pour recouvrir l’escalier, une soupente.


M. Jérôme monta sur une chaise, et sur le plancher du réduit trouva tout bonnement des feuilles de vigne sèches.


Le pauvre Claudillon, avant que de mourir, avait, parait-il, rentré ses raisins et les avait étendus sur les ais de la soupente, en un lit de feuilles de vigne. Lorsqu’il fut mort, les rats mangèrent les raisins et, les raisins finis, ces lurons, toutes les nuits, venaient fureter sous les feuilles, pour y ronger les grains qu’il pouvait y avoir encore.


Mon oncle enleva les feuilles et s’en revint coucher. Le lendemain matin, lorsqu’il alla sur la place:


– Eh bien! monsieur Jérôme, lui dirent les paysans, vous avez l’air quelque peu pâle! les notaires sont revenus?


M. Jérôme répondit:


– Vos notaires, c’était un couple de rats qui remuaient des feuilles au-dessus de la soupente, des feuilles de vigne sèches.


Un immense éclat de rire prit les bons Maillanais; et, depuis ce jour-là, les gens de mon village n’ont plus cru aux revenants.

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