CHAPITRE I: AU MAS DU JUGE.

Les Alpilles. – La chanson de Maillane. – Ma famille. – Maître François, mon père. – Délaïde, ma mère. – Jean du Porc. – L’aïeul Étienne. – La mère-grand Nanon. – La foire de Beaucaire. – Les fleurs de glais.


D’aussi loin qu’il me souvienne, je vois devant mes yeux, au Midi là-bas, une barre de montagnes dont les mamelons, les rampes, les falaises et les vallons bleuissaient du matin au vêpre, plus ou moins clairs ou foncés, en hautes ondes. C’est la chaîne des Alpilles, ceinturée d’oliviers comme un massif de roches grecques, un véritable belvédère de gloire et de légendes.


Le sauveur de Rome, Caïus Marius, encore populaire dans toute la contrée, c’est au pied de ce rempart qu’il attendit les Barbares, derrière les murs de son camp; et ses trophées triomphaux, à Saint-Rey sur les Antiques, sont, depuis deux mille ans, dorés par le soleil. C’est au penchant de cette côte qu’on rencontre les tronçons du grand aqueduc romain qui menait les eaux de Vaucluse dans les Arènes d’Arles: conduit que des gens du pays nomment Ouide di Sarrasin (pierrée des Sarrasins), parce que c’est par là que les Maures d’Espagne s’introduisirent dans Arles. C’est sur les rocs escarpés de ces collines que les princes des Baux avaient leur château fort. C’est dans ces vals aromatiques, aux Baux, à Romanin et à Roque-Martine, que tenaient cour d’amour les belles châtelaines du temps des troubadours. C’est à Mont-Majour que dorment, sous les dalles du cloître, nos vieux rois arlésiens. C’est dans les grottes du Vallon d’Enfer, de Cordes, qu’errent encore nos fées. C’est sous ces ruines, romaines ou féodales, que gît la Chèvre d’Or.


Mon village, Maillane, en avant des Alpilles, tient le milieu de la plaine, une large et riche plaine, qu’en mémoire peut-être du consul Caïus Marius on nomme encore Le Caieou.


– Quand je luttais, me disait une fois le petit Maillanais, – un vieux lutteur de l’endroit, – j’ai beaucoup voyagé, en Languedoc comme en Provence… Mais jamais je ne vis une plaine aussi unie que ce terroir. Si, depuis la Durance jusqu’à la mer, là-bas, on tirait un trait de charrue droit comme une chandelle, un sillon de vingt lieues, l’eau y courrait toute seule, rien qu’au niveau pendant. Aussi, quoique nos voisins nous traitent de mange-grenouilles, les Maillanais convinrent toujours que, sous la chape du soleil, il n’est pas de pays plus joli que le leur et, un jour qu’ils m’avaient demandé quelques couplets pour la chorale du village, voici, à ce propos, les vers que je leur fis:


Maillane est beau, Maillane plaît – et se fait beau de plus en plus; Maillane ne s’oublie jamais; – il est l’honneur de la contrée – et tient son nom du mois de Mai.


Que vous soyez à Paris ou à Rome, – pauvres conscrits, rien ne vous charme; – Maillane est pour vous sans pareil – et vous aimeriez y manger une pomme – que dans Paris un perdreau.


Notre patrie n’a pour remparts – que les grandes haies de cyprès – que Dieu fit tout exprès pour elle; – et quand se lève le mistral, – il ne fait que branler le berceau.


Tout le dimanche on fait l’amour; – puis au travail, sans trêve, – s’il faut le lundi se ployer, – nous buvons le vin de nos vignes, nous mangeons le pain de nos blés.


La vieille bastide où je naquis, en face des Alpilles, touchant le Clos-Créma, avait nom le Mas du Juge, un tènement de quatre paires de bêtes de labour, avec son premier charretier, ses valets de charrue, son pâtre, sa servante (que nous appelions la tante) et plus ou moins d’hommes au mois, de journaliers ou journalières, qui venaient aider au travail, soit pour les vers à soie, pour les sarclages, pour les foins, pour les moissons ou les vendanges, soit pour la saison des semailles ou celles de l’olivaison.


Mes parents, des ménagers, étaient de ces familles qui vivent sur leur bien, au labeur de la terre, d’une génération à l’autre! Les ménagers, au pays d’Arles, forment une classe à part: sorte d’aristocratie qui fait la transition entre paysans et bourgeois, et qui comme toute autre, a son orgueil de caste. Car si le paysan, habitant du village, cultive de ses bras, avec la bêche ou le hoyau, ses petits lopins de terre, le ménager, agriculteur en grand, dans les mas de Camargue, de Crau ou d’autre part, lui, travaille debout en chantant sa chanson, la main à la charrue.


C’est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants, chantés aux noces de mon neveu:


Nous avons tenu la charrue – avec assez d’honneur – et conquis le terroir – avec cet instrument.


Nous avons fait du blé – pour le pain de Noël – et de la toile rousse pour nipper la maison.


Tout chemin va à Rome: ne quittez donc pas le mas, – et vous mangerez des pommes, – puisque vous les aimez.


Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenêtres, comme le font tant d’autres, sans trop d’outrecuidance nous pourrions avancer que la gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus, par alliance, seigneurs de Montdragon et puis de Romanin. Le célèbre pendentif qu’on montre à Valence est le tombeau de ces Mistral. Et, à Saint-Remy, nid de ma famille (car mon père en sortait), on peut voir encore l’hôtel des Mistral de Romanin, connu sous le nom de Palais de la Reine Jeanne.


Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trèfle avec cette devise assez présomptueuse: «Tout ou Rien.» Pour ceux, et nous en sommes, qui voient un horoscope dans la fatalité des noms patronymiques ou le mystère des rencontres, il est curieux de trouver la Cour d’Amour de Romanin unie, dans le passé, à la seigneurie de Mistral désignant le grand souffle de la terre de Provence, et, enfin, ces trois trèfles marquant la destinée de notre famille terrienne.


– Le trèfle, nous déclara, un jour, le Sâr Peladan, qui, lorsqu’il a quatre feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement l’idée de Verbe autochtone, de développement sur place, de lente croissance en un lieu toujours le même. Le nombre trois signifie la maison (père, mère, fils), au sens divinatoire. Trois trèfles signifient donc trois harmonies familiales succédentes, ou neuf, qui est le nombre du sage à l’écart. La devise Tout ou Rien rimerait aisément à ces fleurs sédentaires et qui ne se transplantent pas: devise, comme emblème, de terrien endurci.


Mais laissons là ces bagatelles. Mon père, devenu veuf de sa première femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu’il se remaria, et je suis le croît de ce second lit. Voici comment il avait fait la connaissance de ma mère:


Une année, à la Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu de ses blés, qu’une troupe de moissonneurs abattait à la faucille. Un essaim de glaneuses suivait les tâcherons et ramassait les épis qui échappaient au râteau. Et voilà que mon seigneur père remarqua une belle fille qui restait en arrière, comme si elle eût eu peur de glaner comme les autres. Il s’avança près d’elle et lui dit:


– Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?


La jeune fille répondit:


– Je suis la fille d’Étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon nom est Délaïde.


– Comment! dit mon père, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner?


– Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six filles et deux garçons, et notre père, quoiqu’il ait assez de bien, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond: «Mes petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en.» Et voilà pourquoi je suis venue glaner.


Six mois après cette rencontre, qui rappelle l’antique scène de Ruth et de Booz, le vaillant ménager demanda Délaïde à maître Poulinet, et je suis né de ce mariage.


Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l’an 1830, dans l’après-midi, la gaillarde accouchée envoya quérir mon père, qui était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs. En courant, et du plus loin qu’il put se faire entendre:


– Maître, cria le messager, venez! car la maîtresse vient d’accoucher maintenant même.


– Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.


– Un beau, ma foi.


– Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!


Et sans plus, comme si de rien n’était, ayant achevé son labour, le brave homme, lentement, s’en revint à la ferme. Non point qu’il fût moins tendre pour cela; mais élevé, endoctriné, comme les Provençaux anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses manières, l’apparente rudesse du vieux pater familias.


On me baptisa Frédéric, en mémoire, paraît-il, d’un pauvre petit gars qui, au temps où mon père et ma mère se parlaient, avait fait gentiment leurs commissions d’amour, et qui, peu de temps après, était mort d’une insolation. Mais, comme elle m’avait eu à Notre-Dame de Septembre, ma mère m’a toujours dit qu’elle m’avait voulu donner le prénom de Nostradamus, d’abord pour remercier la Mère de Dieu, ensuite par souvenance de l’auteur des Centuries, le fameux astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom mystique et mirifique, n’est-ce pas? que l’instinct maternel avait si bien trouvé, on ne voulut l’accepter ni à la mairie ni au presbytère.


Ma première sortie sur les bras de ma mère, qui me nourrissait de son lait, lorsqu’elle fit ses relevailles, – tout cela vaguement, dans une lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre mère, dans la beauté, l’éclat de sa pleine jeunesse, présentant avec orgueil son «roi» à ses amies, et, cérémonieuses, les amies et parentes nous accueillant avec les félicitations d’usage et m’offrant une couple d’œufs, un quignon de pain, un grain de sel et une allumette, avec ces mots sacramentels:


– Mignon, sois plein comme un œuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette.


On trouvera peut-être tant soit peut enfantin de raconter ces choses. Mais, après tout, chacun est libre, et, à moi, il m’agrée de revenir, par songerie, dans mon premier maillot et dans mon berceau de mûrier et dans mon chariot à roulettes, car, là, je ressuscite le bonheur de ma mère dans ses plus doux tressaillements.


Quand j’eus six mois, on me délivra de la bande qui enveloppait mes langes (car Nanounet, ma mère-grand, avait très fort recommandé de me tenir serré à point, parce que, disait-elle, les enfants bien emmaillotés ne sont ni bancals ni bancroches), et, le jour de la Saint-Joseph, selon l’us de Provence, on me «donna les pieds» et, triomphalement, ma mère m’apporta à l’église de Maillane; et sur l’autel du saint, en me tenant par les lisières, pendant que ma marraine me chantait: Avène, Avène, Avène (Viens, viens, viens), on me fit faire mes premiers pas.


A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe. C’était une demi-lieue de chemin pour le moins. Ma mère, tout le long, me dorlotait dans ses bras. Oh! le sein nourricier, ce nid doux et moelleux! Je voulais toujours, toujours, qu’il me portât encore un peu… Mais, une fois, – j’avais cinq ans, – à mi-chemin du village, ma pauvre mère me déposa en disant:


– Oh! tu pèses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.


Après la messe, avec ma mère, nous’ allions voir mes grands-parents, dans leur belle cuisine voûtée en pierre blanche, où, de coutume, les bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet Rivière, en se promenant sur les dalles, entre l’évier et la cheminée, venaient parler du gouvernement.


M. Dumas, qui avait été juge et qui s’était démis en 1830, aimait, sur toute chose, à donner des conseils, comme celui- ci, par exemple, qu’avec sa grosse voix, il répétait, tous les dimanches, aux jeunes mères qui dodelinaient leurs mioches:


– Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni clé, ni livre: parce qu’avec un couteau l’enfant peut se couper; une clé, il peut la perdre et, un livre, le déchirer.


M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente épouse et leurs onze ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon des ancêtres, tout tapissé de toile peinte, de Marseille, représentant des oisillons et des paniers en fleurs, et là, pour étaler l’éducation de sa lignée, il faisait, non sans orgueil, déclamer, vers à vers, mot à mot, un peu à l’un, un peu à l’autre, le récit de Théramène:


A peine nous sortions des portes de Trézène…


De Trégène… Il était sur son char… sur chon sar…


Ses gardes affligés… affizés…


Imitaient son silence autour de lui rangés…


Lui ranzés.


Ensuite, il disait à ma mère:


– Et le vôtre, Délaïde, lui apprenez-vous rien pour réciter?


– Si répondait naïvement ma mère: il sait la sornette de Jean du Porc.


– Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.


Et alors en baissant la tête, j’ânonnais timidement:


Qui est mort? – Jean du Porc. – Qui le pleure? – Le roi Maure – Qui le rit? – La perdrix. – Qui le chante? – La calandre – Qui en sonne le glas? – Le cul de la poêle. – Qui en porte le deuil? – Le cul du chaudron.


C’est avec ces contes-là, chants de nourrices et sornettes, que nos parents, à cette époque, nous apprenaient à parler la bonne langue provençale; tandis qu’à présent, la vanité ayant pris le dessus dans la plupart des familles, c’est avec le système de l’excellent M. Dumas que l’on enseigne les enfants et qu’on en fait de petits niais qui sont, dans le pays, tels que des enfants trouvés, sans attaches ni racines, car il est de mode, aujourd’hui, de renier absolument tout ce qui est de tradition.


Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne, mon aïeul maternel. Il était, comme mon père, ménager propriétaire, d’une bonne maison comme lui, et d’un bon sang: avec cette différence que, du côté des Mistral, c’étaient des laborieux, des économes, des amasseurs de biens, qui, en tout le pays, n’avaient pas leurs pareils, et que, du côté de ma mère, tout à fait insouciants et n’étant jamais prêts pour aller au labour, ils laissaient l’eau courir et mangeaient leur avoir. L’aïeul Étienne, pour tout dire, était (devant Dieu soit-il) un vrai Roger Bontemps.


Bien qu’il eût huit enfants, entre lesquels six filles (qui, à l’heure des repas, se faisaient servir leur part et puis allaient manger dehors, sur le seuil de la maison, leur assiette à la main), dès qu’il y avait fête quelque part, en avant! Il partait pour trois jours avec les camarades. Il jouait, bambochait tant que duraient les écus; puis, souple comme un gant, quand les deux toiles se touchaient (1), le quatrième jour il rentrait au logis et, alors, grand’maman Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:


– N’as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger comme ça le bien de tes filles!


(1) Quand la poche est vide.


– Hé! bonasse, répondait-il, de quoi vas-tu t’inquiéter? Nos fillettes sont jolies, elles se marieront sans dot. Et tu verras, Nanon, ma mie, nous n’en aurons pas pour les derniers.


Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait donner sur son douaire des hypothèques aux usuriers, qui lui prêtaient de l’argent à cinquante ou à cent pour cent, ce qui ne l’empêchait pas, quand ses compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le branle devant la cheminée, en chantant tous ensemble:


Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs!


Ce sont de braves gens,


Quand ils n’ont plus d’argent.


Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:


Nous sommes trois qui n’avons pas le sou, – Qui n’avons pas le sou, – Qui n’avons pas le sou. – Et le compère qui est derrière, – N’a pas un denier, – N’a pas un denier.


Et quand ma pauvre aïeule se désolait de voir ainsi partir, l’un après l’autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son beau patrimoine:


– Eh! bécasse, que pleures-tu? lui faisait mon grand-père, pour quelques lopins de terre? Il y pleuvait comme à la rue.


Ou bien:


– Cette lande, quoi! ce qu’elle rendait, ma belle, ne payait pas les impositions!


Ou bien:


– Cette friche-là? les arbres du voisin la desséchaient comme bruyère.


Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi prompte que joyeuse… Si bien qu’il disait même, en parlant des usuriers:


– Eh! morbleu, c’est bien heureux qu’il y ait des gens pareils. Car, sans eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les gaspilleurs, pour trouver du quibus, en un temps où comme on sait, l’argent est marchandise?


C’était l’époque, en ce temps-là, où Beaucaire, avec sa foire, faisait merveille sur le Rhône; il venait là du monde, soit par eau, soit par terre, de toutes les nations, jusqu’à des Turcs et des nègres.


Tout ce qui sort des mains de l’homme, toutes espèces de choses qu’il faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l’amuser, pour l’attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile, les rouleaux de drap, jusqu’aux bagues de verre portant au chaton un rat, vous l’y trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en piles, dans les grands magasins voûtés, sous les arceaux des Halles, aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du Pré.


C’était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et grouillant de vie, c’était là tous les ans, au soleil de juillet, l’exposition universelle de l’industrie du Midi.


Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas telle occasion d’aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire ses bamboches. Donc, sous prétexte d’aller acheter du poivre, du girofle ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir de fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en pièce, non coupés, dont en guise de ceinture il se ceignait les reins; et il flânait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des bateleurs, des charlatans, des comédiens, surtout des bohémiens, lorsqu’ils discutent et se harpaillent pour le marché et marchandage de quelque bourrique maigre.


Un délicieux régal pour lui: Polichinelle avec Rosette! Il y était toujours plus neuf et ravi, bouche bée, il y riait comme un pauvre aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient là sans cesse sur le propriétaire et sur le commissaire. A ce point les filous (et imaginez-vous si, à Beaucaire, ils pullulaient!) lui tiraient chaque année, tout doucement, l’un après l’autre, sans qu’il se retournât, tous ses mouchoirs; et quand il n’en avait plus, chose qu’il savait d’avance, il dénouait sa ceinture, sans plus de chagrin que ça, et s’en torchait le nez. Mais, quand il rentrait à Maillane, avec le nez tout bleu, – de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs neufs qui avaient déteint:


– Allons, lui disait ma grand’mère, on t’a encore volé tes mouchoirs.


– Qui te l’a dit? faisait l’aïeul.


– Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t’es mouché avec ta ceinture.


– Bah! je n’en ai pas regret, répondait le bon humain; ce Polichinelle m’a tant fait rire!


Bref, quand ses filles (et ma mère en était une) furent d’âge à se marier, comme elles n’étaient pas gauches, ni bien désagréables, les galants, malgré tout, vinrent tout de même à l’appeau. Seulement, quand les pères disaient à mon aïeul:


– Autrement, le cas échéant, combien faites-vous à vos filles?


– Combien je fais à mes filles? répondait maître Étienne, tout rouge de colère; ô graine d’imbécile, c’est dommage! A ton gars je donnerais une belle gouge, tout élevée, toute nippée, et j’y ajouterais encore des terres et de l’argent! Qui ne veut pas mes filles telles quelles, qu’il les laisse… Dieu merci, à la huche de maître Étienne il y a du pain.


Or, n’est-il pas vrai que les filles du grand-père furent prises, toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et même qu’elles firent toutes de bons mariages? Fille jolie, dit le proverbe, porte sur le front sa dot.


Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans en cueillir encore un tout petit bouquet.


Derrière le Mas du Juge, c’est l’endroit où je suis né, il y avait le long du chemin un fossé qui menait son eau à notre vieux Puits à roue. Cette eau n’était pas profonde, mais elle était claire et riante, et, quand j’étais petit, je ne pouvais m’empêcher, surtout les jours d’été, d’aller jouer le long de sa rive.


Le fossé du Puits à roue! Ce fut le premier livre où j’appris, en m’amusant, l’histoire naturelle. Il y avait là des poissons, épinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que j’essayais de pêcher dans un sachet de canevas, qui avait servi à mettre des clous et que je suspendais au bout d’un roseau. Il y avait des demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout doucement, lorsqu’elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes petits doigts, quand elles ne s’échappaient pas, légères, silencieuses, en faisant frissonner le crêpe de leurs ailes; il y avait des «notonectes», espèces d’insectes bruns avec le ventre blanc, qui sautillent sur l’eau et puis remuent leurs pattes à la façon des cordonniers qui tirent le ligneul. Ensuite des grenouilles, qui sortaient de la mousse une échine glauque, chamarrée d’or, et qui, en me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte de salamandres d’eau, qui farfouillaient dans la vase; et de gros escarbots qui rôdaient dans les flaches et qu’on nommait des «mange-anguilles».


Ajoutez à cela un fouillis de plantes aquatiques, telles que ces «massettes», cotonnées et allongées, qui sont les fleurs du typha; telles que le nénuphar qui étale, magnifique, sur la nappe de l’eau, ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que le «butome» au trochet de fleurs roses, et le pâle narcisse qui se mire dans le ru, et la lentille d’eau aux feuilles minuscules, et la «langue de bœuf» qui fleurit comme un lustre, avec les «yeux de l’Enfant Jésus» qui est le myosotis.


Mais de tout ce monde-là, ce qui m’engageait le plus, c’était la fleur des «glais». C’est une grande plante qui croît au bord des eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes et de belles fleurs jaunes qui se dressent en l’air comme des hallebardes d’or. Il est à croire même que les fleurs de lis d’or, armes de France et de Provence, qui brillent sur le fond d’azur, n’étaient que des fleurs de glais: «fleur de lis» vient de «fleur d’iris», car le glais est un iris, et l’azur du blason représente bien l’eau où croît le glais.


Toujours est-il, qu’un jour d’été, quelque temps après la moisson, on foulait nos gerbes, et tous les gens du «mas» étaient dans l’aire à travailler. A l’entour des chevaux et des mulets qui piétinaient, ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes qui, les bras retroussés, en cheminant au pas, deux par deux, quatre par quatre, retournaient les épis ou enlevaient la paille avec des fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au soleil, nu-pieds, sur le grain battu.


Au haut de l’aire, porté par les trois jambes d’une chèvre rustique, formée de trois perches, était suspendu le van. Deux ou trois filles ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le blé mêlé aux balles; et le «maître», mon père, vigoureux et de haute taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, sérieux, l’œil dans l’espace, comme s’il s’adressait à un dieu ami, il lui disait:


– Allons, souffle, souffle, mignon!


Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau en emportant la poussière; et le beau blé béni tombait en blonde averse sur le monceau conique qui, à vue d’œil, montait entres les jambes du vanneur.


Le soir venu, ensuite, lorsqu’on avait amoncelé le grain avec la pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au puits ou tirer de l’eau pour les bêtes, mon père, à grandes enjambées, mesurait le tas de blé et y traçait une croix avec le manche de la pelle en disant: «Que Dieu te croisse!»


Par une belle après-midi de cette saison d’aires, – je portais encore les jupes: j’avais à peine quatre ou cinq ans – après m’être bien roulé, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je m’acheminai donc seul vers le fossé du Puits à roue.


Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais commençaient à s’épanouir et les mains me démangeaient d’aller cueillir quelques-uns de ces beaux bouquets d’or.


J’arrive au fossé; doucement, je descends au bord de l’eau; j’envoie la main pour attraper les fleurs… Mais, comme elles étaient trop éloignées, je me courbe, je m’allonge, et patatras dedans: je tombe dans l’eau jusqu’au cou.


Je crie. Ma mère accourt; elle me tire de l’eau, me donne quelques claques, et, devant elle, trempé comme un caneton, me faisant filer vers le Mas:


– Que je t’y voie encore, vaurien, vers le fossé!


– J’allais cueillir des fleurs de glais.


– Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes glais. Tu ne sais donc pas qu’il y a un serpent dans les herbes cachés, un gros serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?


Et elle me déshabilla, me quitta mes petits souliers, mes chaussettes, ma chemisette, et pour faire sécher ma robe trempée et ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe du dimanche, en me disant:


– Au moins, fais attention de ne pas te salir.


Et me voilà dans l’aire; je fais sur la paille fraîche quelques jolies cabrioles; j’aperçois un papillon blanc qui voltige dans un chaume. Je cours, je cours après, avec mes cheveux blonds flottant au vent hors de mon béguin… et paf! me voilà encore vers le fossé du Puits à roue…


Oh! mes belles fleurs jaunes! Elles étaient toujours là, fières au milieu de l’eau, me faisant montre d’elles, au point qu’il ne me fut plus possible d’y tenir. Je descends bien doucement, bien doucement sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de l’eau; j’envoie la main, je m’allonge’, je m’étire tant que je puis… et patatras! je me fiche jusqu’au derrière dans la vase.


Aïe! aïe! aïe! Autour de moi, pendant que je regardais les bulles gargouiller et qu’à travers les herbes je croyais entrevoir le gros serpent, j’entendais crier dans l’aire:


– Maîtresse! courez vite, je crois que le petit est encore tombé à l’eau!


Ma mère accourt, elle me saisit, elle m’arrache tout noir de la boue puante, et la première chose, troussant ma petite robe, vlan! vlan! elle m’applique une fessée retentissante.


– Y retourneras-tu, entêté, aux fleurs de glais? Y retourneras-tu pour te noyer?… Une robe toute neuve que voilà perdue, fripe-tout, petit monstre! qui me feras mourir de transes!


Et, crotté et pleurant, je m’en revins donc au Mas la tête basse, et de nouveau on me dévêtit et on me mit, cette fois, ma robe des jours de fête… Oh! la galante robe! Je l’ai encore devant les yeux, avec ses raies de velours noir, pointillée d’or sur fond bleuâtre.


Mais bref, quand j’eus ma belle robe de velours:


– Et maintenant, dis-je à ma mère, que vais-je faire?


– Va garder les gelines, me dit-elle; qu’elles n’aillent pas dans l’aire… Et toi, tiens-toi à l’ombre.


Plein de zèle, je vole vers les poules qui rôdaient par les chaumes, becquetant les épis que le râteau avait laissés. Tout en gardant, voici qu’une poulette huppée – n’est-ce pas drôle? – se met à pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont les ailes rouges et bleues… Et toutes deux, avec moi après, qui voulais voir la sauterelle, de sauter à travers champs, si bien que nous arrivâmes au fossé du Puits à roue!


Et voilà encore les fleurs d’or qui se miraient dans le ruisseau et qui réveillaient mon envie, mais une envie passionnée, délirante, excessive, à me faire oublier mes deux plongeons dans le fossé:


«Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!»


Et, descendant le talus, j’entortille à ma main un jonc qui croissait là; et me penchant sur l’eau avec prudence, j’essaie encore d’atteindre de l’autre main les fleurs de glais… Ah! malheur, le jonc se casse et va te faire teindre! Au milieu du fossé, je plonge la tête première.


Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les gens de l’aire accourent:


– C’est encore ce petit diable qui est tombé dans le fossé. Ta mère, cette fois, enragé polisson, va te fouailler d’importance!


Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout en larmes et qui disait:


– Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-être un «accident». Mais ce gars, sainte Vierge, n’est pas comme les autres: il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous ses jouets en allant dans les blés chercher des bouquets sauvages… Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-être une heure, dans le fossé du Puits à roue… Ah! tiens-toi, pauvre mère, morfonds-toi pour l’approprier. Qui lui en tiendrait, des robes? Et bienheureuse encore – mon Dieu, je vous rends grâce – qu’il ne soit pas noyé!


Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du fossé. Puis, une fois dans le Mas, m’ayant quitté mon vêtement, la sainte femme m’essuya, nu, de son tablier; et, de peur d’un effroi, m’ayant fait boire une cuillerée de vermifuge elle me coucha dans ma berce, où, lassé de pleurer, au bout d’un peu je m’endormis.


Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais… Dans un beau courant d’eau, qui serpentait autour du Mas, limpide, transparent, azuré comme les eaux de la Fontaine de Vaucluse, je voyais de belles touffes de grands et verts glaïeuls, qui étalaient dans l’air une féerie de fleurs d’or!


Des demoiselles d’eau venaient se poser sur elles avec leurs ailes de soie bleue, et moi je nageais nu dans l’eau riante; et je cueillais à pleines mains, à jointées, à brassées, les fleurs de lis blondines. Plus j’en cueillais, plus il en surgissait.


Tout à coup, j’entends une voix qui me crie: «Frédéric!»


Je m’éveille et que vois-je! Une grosse poignée de fleurs de glais couleur d’or qui bondissaient sur ma couchette.


Lui-même, le patriarche, le Maître, mon seigneur père, était allé cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la Maîtresse, ma mère belle, les avait mises sur mon lit.

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