CHAPITRE III: LES ROIS MAGES

A la rencontre des Rois. – La crèche. – Les sornettes maternelles. – Dame Renaude. – Les hantises de la nuit. – Le cheval de Cambaud. – Les Sorciers. – Les Matagots. – L’Esprit Fantastique.


– C’est demain la fête des Rois; si vous voulez les voir arriver, allez vite, petits, à leur rencontre, et portez-leur quelques offrandes.


Voilà, de notre temps, la veille du jour des Rois, ce que nous disaient nos mères.


Et en avant! Toute la marmaille, les enfants du village, nous partions enthousiastes au-devant des Rois Mages, qui venaient à Maillane, avec leurs pages, leurs chameaux et toute leur suite, pour adorer l’Enfant Jésus.


– Où allez-vous, petits?


– Nous allons au-devant des Rois.


Et ainsi, tous ensemble, mioches ébouriffés et blondines fillettes, en béguins et petits sabots, nous partions sur le Chemin d’Arles, le cœur tressailli de joie, les yeux pleins de visions, et nous portions à la main, comme on nous l’avait dit, des galettes pour les Rois, des figues sèches pour les pages, avec du foin pour les chameaux.


Jours croissants,


Jours cuisants.


La bise sifflait, c’est vous dire qu’il faisait froid. Le soleil descendait, blafard, devers le Rhône. Les ruisseaux étaient gelés. L’herbe des bords était brouie. Des saules défeuillés, les branches rougeoyaient. Le rouge-gorge, le troglodyte, sautillaient, frémissants, familiers, de branche en branche… Et l’on ne voyait personne aux champs, à part quelque pauvre veuve qui rechargeait sur la tête son tablier plein de bois sec, ou quelque vieux dépenaillé qui cherchait des escargots au pied d’une haie morte.


– Où allez-vous si tard, petits?


– Nous allons au-devant des Rois!


Et la tête en arrière, fiers comme jeune coqs, en riant, en chantant, en courant à cloche-pied ou en faisant des glissades, nous allions devant nous sur le chemin blanchâtre, balayé par le vent.


Puis, le jour déclinait. Le clocher de Maillane disparaissait derrière les arbres, derrière les grands cyprès aux pointes noires; et la campagne, vaste et nue, s’épandait au lointain… Nous portions nos regards si loin que nous pouvions, à perte de vue, mais en vain! Rien ne se montrait à nous, hormis quelque faisceau d’épines emporté dans les chaumes par le vent. Comme les soirs d’hiver et de janvier, tout était triste, souffreteux et muet.


Quelquefois, cependant, nous rencontrions un berger qui, plié dans sa cape, venait de faire paître ses brebis.


– Mais où allez-vous, enfants si tard?


– Nous allons au-devant des Rois… Ne pourriez-vous pas nous dire s’ils sont encore bien loin?


– Ah! oui, les Rois? c’est vrai… Ils sont là derrière qui viennent; vous allez bientôt les voir.


Et de courir, et de courir, à la rencontre des Rois avec nos gâteaux, nos petites galettes, et les poignées de foin pour les chameaux.


Puis, le jour défaillait. Le soleil, obstrué par un nuage énorme, s’évanouissait peu à peu. Les babils folâtres calmaient un brin. La bise fraîchissait et les plus courageux marchaient en retenant.


Tout à coup:


– Les voilà!


Un cri de joie folle partait de toutes les bouches… et la magnificence de la pompe royale éblouissait nos yeux. Un rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides, fastueuses, enflammait, embrasait la zone du couchant; de gros lambeaux de pourpre flamboyaient; et d’or et de rubis, une demi-couronne, dardant un cercle de long rayons au ciel, illuminait l’horizon.


– Les Rois! les Rois! voyez leur couronne! voyez leurs manteaux! voyez leurs drapeaux! et leur cavalerie et les chameaux qui viennent!


Et nous demeurions ébaubis… Mais bientôt cette splendeur, mais bientôt cette gloire, dernière échappée du soleil couchant, se fondait, s’éteignait peu à peu dans les nues; et, penauds, bouche béante, dans la campagne sombre, nous nous trouvions tout seuls:


– Où ont passé les Rois?


– Derrière la montagne.


La chevêche miaulait. La peur nous saisissait; et, dans le crépuscule, nous retournions confus, en grignotant les gâteaux, les galettes et les figues, que nous apportions pour les Rois.


Et quand nous arrivions, ensuite, à nos maisons:


– Eh bien! les avez-vous vu? nos mères nous disaient.


– Non, ils ont passé en delà, de l’autre côté de la montagne.


– Mais quel chemin avez-vous pris?


– Le Chemin Arlatan…


– Ah! mes pauvres agneaux! Les Rois ne viennent pas de là. C’est du Levant qu’ils viennent. Pardi, il vous fallait prendre le vieux Chemin de Rome… Ah! comme c’était beau, si vous aviez vu, si vous aviez vu, lorsqu’ils sont entrés dans Maillane! Les tambours, les trompettes, les pages, les chameaux, quel vacarme, bon Dieu!… Maintenant, ils sont à l’église, où ils font leur adoration. Après souper, vous irez les voir.


Nous soupions vite, – moi, chez ma mère-grand Nanan; puis, nous courions à l’église… Et, dans l’église pleine, dès notre entrée, l’orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, entamait, lentement, puis déployait, formidable, le superbe noël:


Ce matin,

J’ai rencontré le train

De trois grands Rois qui allaient en voyage,

Ce matin,

J’ai rencontré le train

De trois grands Rois dessus le grand chemin.


Nous autres, affolés, nous nous faufilions, entre les jupons des femmes, jusques à la chapelle de la Nativité, et là, suspendue sur l’autel, nous voyions la Belle Étoile! nous voyions les trois Rois Mages, en manteaux rouge, jaune, et bleu, qui saluaient l’Enfant Jésus: le roi Gaspard avec sa cassette d’or, le roi Melchior avec son encensoir et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe! Nous admirions les charmants pages portant la queue de leurs manteaux traînants; puis, les chameaux bossus qui élevaient la tête sur l’âne et le bœuf; la Sainte Vierge et saint Joseph; puis, tout autour, sur une petite montagne en papier barbouillé, les bergers, les bergères, qui apportaient des fouaces, des paniers d’œufs, des langes; le meunier, chargé d’un sac de farine; la bonne vieille qui filait; l’ébahi qui admirait; le gagne-petit qui remoulait; l’hôtelier ahuri qui ouvrait sa fenêtre, et, bref, tous les santons qui figurent à la Crèche. Mais c’était le Roi Maure que nous regardions le plus.


Maintes fois, depuis lors, il m’est arrivé, quand viennent les Rois, d’aller me promener, à la chute du jour, dans le Chemin d’Arles. Le rouge-gorge et le troglodyte continuent d’y voleter le long des haies d’aubépine. Toujours quelque pauvre vieux y cherche, comme jadis, des escargots dans l’herbe et la chevêche toujours y miaule; mais, dans les nuées du couchant, je n’y vois plus la gloire, ni la couronne des vieux Rois.


– Où ont passé les Rois?


– Derrière la montagne.


Hélas! mélancolie, tristesse des choses vues, autrefois dans la jeunesse! Si grand, si beau que fût le paysage connu, quand nous voulons le revoir, quand nous voulons y retourner, il y manque toujours, toujours quelqu’un ou quelque chose!


Oh! vers les plaines de froment

Laissez-moi me perdre pensif,

Dans les grands blés pleins de ponceaux

Où, petit gars, je me perdais!

Quelqu’un me cherche, de touffe en touffe,

En récitant son angélus;

Et, chantantes, les alouettes,

Moi, je les suis dans le soleil…

Ah! pauvre mère, beau cœur aimant,

Je ne t’entendrai plus, criant mon nom!


(Iles d’Or).


Qui me rendra le délice, le bonheur idéal de mon âme ignorante, quand, telle qu’une fleur, elle s’ouvrait toute neuve, aux chansons, aux sornettes, aux complaintes, aux fabliaux, que ma mère en filant, cependant que j’étais blotti sur ses genoux, me disait, me chantait, en douce langue de Provence: le Pater des Calendes, Marie-Madeleine la Pauvre Pécheresse, le Mousse de Marseille, la Porcheronne, le Mauvais Riche, et tant d’autres récits, légendes et croyances de notre race provençale, qui bercèrent mon jeune âge d’un balancement de rêves et de poésie émue! Après le lait que m’avait donné son sein, elle me nourrissait, la sainte femme, ainsi avec le miel des traditions et du bon Dieu.


Aujourd’hui, avec l’étroitesse du système brutal qui ne veut plus tenir compte des ailes de l’enfance, des instincts angéliques de l’imagination naissante, de son besoin de merveilleux, – qui fait les saints et les héros, les poètes et les artistes, – aujourd’hui, dès que l’enfant naît, avec la science nue et crue on lui dessèche cœur et âme… Eh! pauvres lunatiques! avec l’âge et l’école, surtout l’école de la vie vécue, on ne l’apprend que trop tôt, la réalité mesquine et la désillusion analytique, scientifique, de tout ce qui nous enchanta.


Si, à vingt ou trente ans, lorsque l’amour nous prend pour une belle fille rayonnante de jeunesse, quelque fâcheux anatomiste venait nous tenir ce propos:


– Veux-tu savoir le vrai de cette créature qui a tant d’attrait pour toi? Si la chair lui tombait, tu verrais un squelette!


Ne croyez-vous pas qu’à l’instant nous l’enverrions faire paître?


Eh! Dieu! s’il fallait toujours creuser le puits de vérité autant vaudrait, ma foi, retourner au moyen âge qui, partant du contraire de la science moderne, en était arrivé au même résultat, en représentant la vie par la Danse macabre.


Bref, pour donner idée des imaginations, hantises, peurs et spectres qu’autour de mon enfance j’avais vu lutiner, j’ai mis en scène quelque part une croyante de ce temps, que j’ai connue, la vieille Renaude, et m’est avis qu’à ce sujet ce morceau-là viendra à point.


La vieille Renaude est au soleil, assise sur un billot, devant sa maisonnette. Elle est flétrie, ratatinée et ridée, la pauvre femme, comme une figure pendante. Chassant de temps en temps les mouches qui se posent sur son nez, elle boit le soleil, s’assoupit et puis sommeille.


– Eh bien! tante Renaude, par là, au bon soleil, vous faites un petit somme?


– Ho! tiens, que veux-tu faire? Je suis là, à dire vrai, sans dormir ni veiller… Je rêvasse, je dis des patenôtres. Mais, puis en priant Dieu, on finit par s’assoupir… Oh! la mauvaise chose, quand on ne peut plus travailler! Le temps vous dure comme aux chiens.


– Vous attraperez un rhume, à ce grand soleil-là, avec la réverbération.


– Allons donc, moi un rhume! Ne vois-tu pas que je suis sèche, hélas! comme amadou. Si l’on me faisait bouillir, je ne fournirais pas, peut-être, une maille d’huile.


– A votre place, moi, je m’en irais un peu voir les commères de votre âge, tout doucement. Cela vous ferait passer le temps.


– Allons donc, bonne gens! Les commères de mon âge? bientôt il n’en restera plus… Qui y a-t-il encore, voyons? La pauvre Geneviève sourde comme une charrue; la vieille Patantane, qui radote; Catherine du Four, qui ne fait jamais que geindre… J’ai bien assez de mes peines à moi: autant vaut demeurer seule.


– Que n’allez-vous au lavoir? Vous bavarderiez un moment avec les lavandières.


– Allons donc, les lavandières! des péronnelles, qui, tout le jour, frappent à tort et à travers sur les uns et sur les autres. Elles ne disent rien que des choses ennuyeuses. Elles se moquent de tout le monde; puis, elles rient comme des niaises. Quelque jour, le bon Dieu les punira par un exemple… Oh! non, non, ce n’est pas comme de notre temps.


– Et de quoi parliez-vous, dans votre temps?


– dans notre temps? L’on disait des histoires, des contes, des sornettes, que l’on se délectait d’entendre: la Bête des Sept Têtes, Jean Cherche-la-Peur, le Grand Corps sans Ame…


Rien qu’une de ces histoires durait, parfois, trois ou quatre veillées.


«A cette époque-là, on filait de l’étai, du chanvre. L’hiver, après souper, nous partions avec nos quenouilles et nous nous réunissions dans quelque grande bergerie. Nous entendions dehors le mistral qui soufflait et les chiens aboyant au loup. Mais nous autres, bien au chaud, nous nous accroupissions sur la litière des brebis; et, pendant que les hommes étaient en train de traire ou de pâturer les bêtes, et que les beaux agneaux agenouillés cognaient sur le pis de leurs mères en remuant la queue, nous, les femmes, comme je vous le dis, en tournant nos fuseaux nous écoutions ou disions des contes.


«Mais je ne sais comment ça va; on parlait, en ce temps, d’une foule de choses dont, aujourd’hui, on ne parle plus, de choses que bien des personnes (que nous avons pourtant connues), des personnes dignes de foi, assuraient avoir vues.


«Tenez, ma tante Mïan, la femme du Chaisier, dont les petits-fils habitent au Clos de Pain-Perdu, un jour qu’elle allait ramasser du bois mort, rencontra une poule blanche, une belle geline qu’on aurait dite apprivoisée. Ma tante se courba pour lui envoyer la main… Mais la poule, lestement, s’esquiva devant elle et alla un peu plus loin picorer dans le gazon. Mïan, avec précaution, s’approcha encore de la poule, qui semblait se tapir pour se laisser attraper. Mais, tout en lui disant: «Petite, tite, tite!», dès qu’elle croyait l’avoir, paf! la poule sautait, et ma tante, de plus en plus ardente, la suivait. Elle la suivit, elle la suivit, peut-être une heure de chemin. Puis comme le soleil était déjà couché, Mïan, prenant peur, retourna chez elle. Or, il paraît qu’elle fit bien, car, si elle avait voulu suivre, malgré la nuit, cette geline blanche, qui sait, Vierge Marie, où elle l’aurait conduite!


«On parlait aussi d’un cheval ou d’un mulet, d’autres disaient une grosse truie, qui apparaissait, parfois, devant les libertins qui sortaient du cabaret. Une nuit, en Avignon, une bande de vauriens, qui venaient de faire la noce, aperçurent un cheval noir qui sortait de l’égout de Cambaud.


«- Oh! quel cheval superbe, fit l’un d’eux… Attendez, que je saute dessus.


«Et le cheval se laissa monter.


«- Tiens, il y a encore de la place, dit un autre; moi aussi, je vais l’enfourcher.


«Et voilà qu’il l’enfourche aussi.


«- Voyez donc, il y a encore de la place, dit un autre jouvenceau.


«Et celui-là grimpa aussi; et, à mesure qu’ils montaient, le cheval noir s’allongeait, s’allongeait, s’allongeait, tellement que, ma foi, douze de ces jeunes fous étaient à cheval déjà quand le treizième s’écria:


«- Jésus! Marie! grand saint Joseph! je crois qu’il’ y a encore une place!


«Mais, à ces mots, l’animal disparut et nos douze bambocheurs se retrouvèrent penauds, tous debout sur leurs jambes… Heureusement, heureusement pour eux! car, si le beau dernier n’avait pas crié: «Jésus! Marie! grand saint Joseph!» la malebête, assurément, les emportait tous au diable.


«Savez-vous de quoi l’on parlait encore? D’une espèce de gens qui allaient, à minuit, faire le branle dans les landes, puis buvaient tour à tour à la Tasse d’Argent. On les appelait: sorciers ou mascs, et il y en avait alors quelques-uns dans chaque pays. J’en ai même connu plusieurs, – que je ne nommerai pas, à cause de leurs enfants. Bref, à ce qu’il paraît, c’étaient de mauvaises gens, car, une fois, mon grand-père, qui était pâtre là-bas au Grès, en passant dans la nuit, derrière le Mas des Prêtres, voulut regarder par la barbacane, et que vit-il, mon Dieu! Il vit, dans la cuisine de ce vieux Mas abandonné, des hommes qui jouaient à la paume avec des enfants, de petits enfants tout nus qu’ils avaient pris dans le berceau et que, des uns aux autres, ils se jetaient de mains en mains! Cela fait frémir.


«Mais quoi! n’y avait-il pas aussi des chats sorciers?


Oui, il y avait des chats noirs qu’on appelait mutagots et qui faisaient venir l’argent dans les maisons où ils restaient… Tu as connu, n’est-ce pas? la vieille Tartavelle, qui laissa tant d’écus lorsqu’elle trépassa? Eh bien! elle avait un chat noir, auquel, à tous ses repas, elle jetait sous la table sa première bouchée.


«J’ai toujours ouï dire qu’un soir, à la veillée, mon pauvre oncle Cadet, en allant se coucher, vit, dans le clair de lune, une espèce de chat noir qui traversait la rue. Lui, sans penser à mal, lui lance un coup de pierre… Mais le chat, se retournant, dit à notre oncle, avec un mauvais regard:


«- Tu as touché Robert!


«Quelles singulières choses! Aujourd’hui, tout cela a l’air de songeries: personne n’en parle plus; et, pourtant, il fallait bien qu’il y eût quelque chose, puisque tous en avaient peur.


«Et, ajoutait Renaude, il y en avait bien d’autres, de ces êtres étranges, qui, depuis, ont disparu. Il y avait la Chauche-Vieille, qui, la nuit, s’accroupissait 1à sur votre poitrine et vous ôtait le souffle. Il y avait la Garamaude, y avait le Folleton, il y avait le Loup-Garou, il y avait le Tire-Graisse, il y avait… Que sais-je, moi?…


«Mais tiens, je l’oubliais: et l’Esprit Fantastique! Celui-là, on ne peut pas dire qu’il n’ait pas existé: je l’ai entendu et vu. Il hantait notre écurie. Feu mon père (devant Dieu soit-il!) une fois sommeillait dans le grenier à foin. Tout à coup, il entend là-bas ouvrir la porte. Il veut regarder d’une fente, une fente de la fenêtre, et sais-tu ce qu’il voit? Il voit nos bêtes, le mulet, la mule, l’âne, la jument et le petit poulain qui, fort bien couplés ensemble, s’en allaient, sous la lune, boire à l’abreuvoir, tout seuls. Mon père comprit vite, car il n’était pas neuf à pareille hantise, que c’était le Fantastique qui les conduisait boire. Il se recoucha et ne dit mot… Mais, le lendemain matin, il trouva l’écurie ouverte à deux battants.


«Ce qui attire le Fantastique dans les étables, c’est, dit-on, les grelots; le bruit des grelots le fait rire, rire, tel qu’un enfant d’un an, lorsqu’on agite le hochet. Mais il n’est pas méchant, il s’en faut de beaucoup; il est capricieux et se plaît à faire des niches. S’il est de bonne humeur, il vous étrillera vos bêtes, il leur tresse la crinière, il leur met de la paille blanche, il nettoie leur mangeoire… il est même à remarquer que, là où est le Fantastique, il y a toujours une bête mieux portante que les autres, parce que le farfadet l’a prise en grâce par caprice, et alors, dans la nuit, il va et vient dans la crèche et lui soutire le foin des autres.


«Mais, par mégarde et par hasard, si, dans votre écurie, vous dérangez quelque chose contre sa volonté, aïe, aïe, aïe! la nuit suivante, il fait un sabbat de malédiction. Il embrouille la queue des bêtes, il leur entortille les pieds dans leurs chevêtres et licous; il renverse, patatras! l’étagère des colliers; il remue, dans la cuisine, la poêle et la crémaillère; enfin, il tarabuste de toutes les manières… Tellement qu’une fois, mon père, ennuyé de tout ce vacarme, dit:


«- Il faut en finir!


«Il prend, à cette fin, un picotin de vesces, monte au fenil, éparpille la menue graine dans le foin et dans la paille et crie au Fantastique:


«- Fantastique, mon ami! tu me trieras, une par une, ces graines de pois gris.


«Or, l’Esprit Fantastique, qui se complaît aux minuties et qui aime que tout soit bien rangé en ordre, se mit, à ce qu’il paraît, à trier les pois gris; et de vétiller, Dieu sait! car nous trouvâmes de petits tas un peu partout, dans le grenier… Mais (mon père le savait) ce travail méticuleux à la fin l’ennuya, et il détala du fenil, et jamais nous ne le revîmes.


«Si! car, pour achever, moi, je le vis encore une fois. Imagine-toi qu’un jour (je pouvais avoir onze ans), je revenais du catéchisme. Passant près d’un peuplier, j’entendis rire à la cime de l’arbre: je lève la tête, je regarde, et tout en haut du peuplier, j’aperçois l’Esprit Fantastique qui, en riant dans le feuillage, me faisait signe de grimper… Ah! je te demande un peu! Pas pour un cent d’oignons je n’y aurais grimpé; je déguerpis comme une folle et depuis, ç’a été fini.


«C’est égal, je t’assure que quand venait la nuit et qu’autour de la lampe on racontait de ces choses, nous ne risquions pas de sortir! Oh! pauvres petites, quelle frayeur! Puis, pourtant, nous devînmes grandes; arriva, comme on sait, le temps des amoureux; et alors, à la veillée, les garçons nous criaient:


«- Allons, venez, les filles! Nous ferons, à la lune, un tour de farandole.


«- Pas si sottes! répondions-nous. Si nous allions rencontrer l’Esprit Fantastique ou la Poule Blanche…


«- Ho! nigaudes, nous disaient-ils, vous ne voyez donc pas que ce sont là des contes de mère-grand l’aveugle! N’ayez pas peur, venez, nous vous tiendrons compagnie.


«Et c’est ainsi que nous sortîmes et, peu à peu, ma foi, en causant avec les gars, – les garçons de cet âge, tu sais, n’ont pas de bon sens, ils ne disent que des bêtises et vous font rire par foroe, – peu à peu, peu à peu, nous n’eûmes plus de peur… Et depuis lors, te dis-je, je n’ai plus ouï parler de ces hantises de nuit.


«Depuis lors, il est vrai, nous avons eu assez d’ouvrage pour nous ôter l’ennui. Telle que tu me vois, j’ai eu, moi, onze enfants, que j’ai tous menés à bien, et, sans compter les miens, j’en ai nourri quatorze!


«Ah! va, quand on n’est pas riche et qu’on a tant de marmaille, qu’il faut emmailloter, bercer, allaiter, ébrener, c’est un joli son de musette!»


– Allons, tante Renaude, le bon Dieu vous maintienne.


– Oh! à présent, nous sommes mûrs; il viendra nous cueillir quand il voudra.


Et, avec son mouchoir, la vieille se chassa les mouches; et, abaissant la tête, elle se reblottit tranquille pour boire son soleil.

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