Mlle Louise. – L’amour dans les cyprès. – La ville d’Aix. – L’école de droit – L’ami Mathieu vient me rejoindre. – La blanchisseuse de la Torse. – La baronne idéale. – L’anthologie Les Provençales.
Cette année-là (1848), après les vendanges, mes parents, qui me voyaient baver à la chouette ou à la lune, si l’on veut, m’envoyèrent à Aix pour étudier le droit, car ils avaient compris, les braves gens, que mon diplôme de bachelier ès lettres n’était pas un brevet suffisant de sagesse ni de science non plus. Mais, avant de partir pour la cité Sextienne, une aventure m’arriva, sympathique et touchante, que je veux conter ici.
Dans un Mas rapproché du nôtre était venue s’établir une famille de la ville où il y avait des demoiselles que nous rencontrions parfois en allant à la messe. Vers la fin de l’été, ces jeunes filles, avec leur mère, nous firent une visite; et ma mère, avenante, leur offrit le «caillé» Car nous avions, au Mas, un beau troupeau de brebis et du lait en abondance. C’était ma mère elle-même qui mettait la présure au lait, dès qu’on venait de le traire, et elle-même qui, quand le lait était pris, faisait les petits fromages, ces jonchées du pays d’Arles que Belaud de la Belaudière, le poète provençal de l’époque des Valoîs, trouvait si bonnes:
A la ville des Baux, pour un florin vaillant,
Vous avez un tablier plein de fromages
Qui fondent au gosier comme sucre fin.
Ma mère, chaque jour, telle que les bergères chantées par Virgile, portant sur la hanche la terrine pleine, venait dans le cellier avec son écumoire, et là, tirant du pot à beaux flocons le caillé blanc, elle en emplissait les formes percées de trous et rondes; et, après les jonchées faites, elle les laissait proprement s’égoutter sur du jonc, que je me plaisais moi-même à aller couper au bord des eaux.
Et voilà que nous mangeâmes, avec ces demoiselles, une jatte de caillé. Et l’une d’elles, qui paraissait de mon âge, et qui, par son visage, rappelait ces médailles qu’on trouve à Saint-Remy, au ravin des Antiques, avait de grands yeux noirs, des yeux langoureux, qui toujours me regardaient. On l’appelait Louise.
Nous allâmes voir les paons, qui, dans l’aire, étalaient leur queue en arc-en-ciel, les abeilles et leurs ruches alignées à l’abri du vent, les agneaux qui bêlaient enfermés dans le bercail, le puits avec sa treille portée par des piliers de pierre; enfin tout ce qui, au Mas, pouvait les intéresser. Louise, elle, semblait marcher dans l’extase.
Quand nous fûmes au jardin, dans le temps que ma mère causait avec la sienne et cueillait à ses sœurs quelques poires beurrées, nous nous étions, nous deux, assis sur le parapet de notre vieux Puits à roue.
– Il faut, soudain me fit Mlle Louise, que je vous dise ceci: ne vous souvient-il pas, monsieur, d’une petite robe, une robe de mousseline, que votre mère vous porta, quand vous étiez en pension à Saint-Michel-de-Frigolet?
– Mais oui, pour jouer un rôle dans les Enfants d’Édouard.
– Eh bien! cette robe, monsieur, c’était ma robe.
– Mais ne vous l’a-t-on pas rendue? répondis-je comme un sot.
– Eh! si, dit-elle, un peu confuse… Je vous ai parlé de cela, moi, comme d’autre chose.
Et sa mère l’appela.
– Louise!
La jouvencelle me tendit sa main glacée; et, comme il se faisait tard, elles partirent pour leur Mas.
Huit jours après, vers le coucher du soleil, voici encore à notre seuil Louise, cette fois accompagnée seulement d’une amie.
– Bonsoir, fit-elle. Nous venions vous acheter quelques livres de ces poires beurrées que vous nous fîtes goûter, l’autre jour, à votre jardin.
– Asseyez-vous, mesdemoiselles, ma mère leur dit.
– Oh! non! répondit Louise, nous sommes pressées, car il va être bientôt nuit.
Et je les accompagnai, moi tout seul cette fois, pour aller cueillir les poires.
L’amie de Louise, qui était de Saint-Remy (on l’appelait Courrade), était une belle fille à chevelure brune, abondante, annelée sous un ruban arlésien, que la pauvre demoiselle, si gentille qu’elle fût, eut l’imprudence d’amener avec elle pour compagne.
Au jardin, arrivés à l’arbre, pendant que j’abaissais une branche un peu haute, Courrade, rengorgeant son corsage bombé et levant ses bras nus, ses bras ronds, hors de ses manches, se mit à cueillir. Mais Louise, toute pâle, lui dit:
– Courrade, cueille, toi, et choisis les plus mûres.
Et, comme si elle voulait me dire quelque chose, s’écartant avec moi, qui étais déjà troublé (sans trop savoir par laquelle), nous allâmes pas à pas dans un kiosque de cyprès, où était un banc de pierre. Là, moi dans l’embarras, elle me buvant des yeux, nous nous assîmes l’un près de l’autre.
– Frédéric, me dit-elle, l’autre jour je vous parlais d’une robe qu’à l’âge de onze ans je vous avais prêtée pour jouer la tragédie à Saint-Michel-de-Frigolet… Vous avez lu, n’est- ce pas, l’histoire de Déjanire et d’Hercule?
– Oui, fis-je en riant, et aussi de la tunique que la belle Déjanire donna au pauvre Hercule et qui lui brûla le sang.
– Ah! dit la jeune fille, aujourd’hui c’est bien le rebours: car cette petite robe de mousseline blanche que vous aviez touchée, que vous aviez vêtue…, quand je la mis encore, je vous aimai à partir de là… Et ne m’en veuillez pas de cet aveu, qui doit vous paraître étrange, qui doit vous paraître fou! Ah! ne m’en veuillez pas, continua-t-elle en pleurant, car ce feu divin, ce feu qui me vient de la robe fatale, ce feu, ô Frédéric, qui me consume depuis lors, je l’avais jusqu’à présent, depuis sept années peut-être, tenu caché dans mon cœur!
Moi, couvrant de baisers sa petite main fiévreuse, je voulus aussitôt répondre en l’embrassant. Mais, doucement, elle me repoussa.
– Non, dit-elle, Frédéric, nous ne pouvons savoir si le poème, dont j’ai fait le premier chant, aura jamais une suite… Je vous laisse. Pensez à ce que je vous ai dit, et, comme je suis de celles qui ne se dédisent pas, quelle que soit la réponse, vous avez en moi une âme qui s’est donnée pour toujours.
Elle se leva et, courant vers Courrade sa compagne:
– Viens vite, lui dit-elle, allons peser et payer les poires.
Et nous rentrâmes. Elles réglèrent, s’en allèrent; et moi, le cœur houleux, enchanté et troublé de cette apparition de vierges – dont je trouvais chacune séduisante à sa façon, – longtemps sous les derniers rayons du jour failli; longtemps entre les arbres, je regardai là-bas s’envoler les tourterelles.
Mais, tout émoustillé, tout heureux que je fusse, bientôt, en me sondant, je me vis dans l’imbroglio. Le Pervigilium Veneris a beau dire:
Qu’il aime demain, celui qui n’aima jamais:
Et celui qui aima, qu’il aime encore demain,
l’amour ne se commande pas. Cette vaillante jeune fille, armée seulement de sa grâce et de sa virginité, pouvait bien, dans sa passion, croire remporter la victoire; elle pouvait, charmante qu’elle était, et charmée elle-même par son long rêve d’amour, croire, conformément au vers de Dante, Amor ch’a null’ amato amor perdona, qu’un jeune homme, isolé comme moi dans un Mas, à la fleur de l’âge, devait tressaillir d’emblée à son premier roucoulement. Mais l’amour étant le don et l’abandon de tout notre être, n’est-il pas vrai que l’âme qui se sent poursuivie pour être capturée fait comme l’oiseau qui fuit l’appelant? N’est-il pas vrai, aussi, que le nageur, au moment de plonger dans un gouffre d’eau profonde, a toujours une passe d’instinctive appréhension?
Toujours est-il que, devant la chaîne de fleurs, devant les roses embaumées qui s’épanouissaient pour moi, j’allais avec réserve; tandis que vers l’autre, vers la confidente qui, toute à son devoir d’amie dévouée, semblait éviter mon abord, mon regard, je me sentais porté involontairement. Car, à cet âge, s’il faut tout dire, je m’étais formé une idée, et de l’amante et de l’amour, toute particulière. Oui, je m’étais imaginé que, tôt ou tard, au pays d’Arles je rencontrerais, quelque part, une superbe campagnarde, portant comme une reine le costume arlésien, galopant sur sa cavale, un trident à la main, dans les ferrades de la Crau, et qui, longtemps priée par mes chansons d’amour, se serait, un beau jour, laissé conduire à notre Mas, pour y régner comme ma mère sur un peuple de pâtres, de gardians, de laboureurs et de magnanarelles. Il semblait que, déjà, je rêvais de ma Mireille; et la vision de ce type de beauté plantureuse qui, déjà, couvait en moi, sans qu’il me fût possible ni permis de l’avouer, portait grand préjudice à la pauvre Louise, un peu trop demoiselle au compte de ma rêverie.
Et alors, entre elle et moi, s’engagea une correspondance ou, plutôt, un échange d’amour et d’amitié qui dura plus de trois ans (tout le temps que je fus à Aix): moi, galamment, abondant vers son faible, pour la sevrer, peu à peu, si je pouvais; elle, de plus en plus endolorie et ferme, me jetant de lettre en lettre ses adieux désespérés… De ces lettres, voici la dernière que je reçus. Je la reproduis telle quelle:
«Je n’ai aimé qu’une fois, et je mourrai, je le jure, avec le nom de Frédéric gravé seul dans mon cœur. Que de nuits blanches j’ai passées en songeant à mon mauvais sort! Mais, hier, en lisant tes consolations vaines, je me fis tant de violence pour retenir mes pleurs que le cœur me défaillit. Le médecin dit que j’avais la fièvre, que c’était de l’agitation nerveuse, qu’il me fallait le repos.
«- La fièvre! m’écriai-je; ah! que ce fût la bonne!
«Et, déjà, je me sentais heureuse de mourir pour aller t’attendre là-bas où ta lettre me donne rendez-vous… Mais écoute, Frédéric, puisqu’il en est ainsi, lorsqu’on te dira, et va, ce n’est pas pour longtemps, lorsqu’on t’annoncera que j’aurai quitté la terre, donne-moi, je t’en prie, une larme et un regret. Il y a deux ans, je te fis une promesse: c’était de demander tous les jours à Dieu qu’il te rendit heureux, parfaitement heureux… Eh bien! je n’y ai jamais manqué, et j’y serai fidèle, jusqu’à mon dernier soupir. Mais toi, ô Frédéric, je te le demande en grâce: lorsqu’en te promenant tu verras des feuilles jaunes rouler sur ton passage, pense un peu à ma vie, flétrie par les larmes, séchée par la douleur; et si tu vois un ruisseau qui murmure doucement, écoute sa plainte: il te dira comme je t’aimais; et si quelque oisillon t’effleure de son aile, prête l’oreille à son gazouillis, et il te dira, pauvrette! que je suis toujours avec toi… O Frédéric! je t’en prie, n’oublie jamais Louise!»
Voilà l’adieu suprême que, scellé de son sang, m’envoya la jeune vierge – avec une médaille de la Vierge Marie, qu’elle avait couverte de ses baisers – dans un petit porte- feuille de velours cramoisi, sur la couverture duquel elle avait brodé, avec ses cheveux châtains, mes initiales au milieu d’un rameau de lierre.
Je me ferai la touffe de lierre,
Je t’embrasserai.
Pauvre et chère Louise! A quelque temps de là, elle prit le voile de nonne et mourut peu d’années après. Moi, encore tout ému, au bout d’un si long temps, par la mélancolie de cet amour étiolé, défleuri avant l’heure, je te consacre, ô Louise, ce souvenir de pitié et je l’offre à tes mânes errant peut-être autour de moi!
La ville d’Aix (cap de justice, comme on disait jadis), où nous étions venu pour étudier le «droit écrit» en raison de son passé de capitale de Provence et de cité parlementaire, a un renom de gravité et de tenue hautaine qui sembleraient faire contraste avec l’allure provençale. Le grand air que lui donnent les beaux ombrages de son Cours, ses fontaines monumentales et ses hôtels nobiliaires, puis la quantité d’avocats, de magistrats, de professeurs, de gens de robe de tout ordre, qu’on y rencontre dans les rues, ne contribuent pas peu à l’aspect solennel, pour ne pas dire froid, qui la caractérise. Mais, de mon temps du moins, cela n’était qu’en surface, et, dans ces Cadets d’Aix, il y avait, s’il me souvient, une humeur familière, une gaieté de race, qui tenaient, auriez-vous dit, des traditions laissées par le bon roi René.
Vous aviez des conseillers, des présidents de cour, qui, pour se divertir, dans leurs salons, dans leurs bastides, touchaient le tambourin. Des hommes graves, comme le docteur d’Astros, frère du cardinal, lisaient à l’Académie des compositions de leur cru en joyeux parler de Provence: manière comme une autre de maintenir le culte de l’âme nationale et qui, dans Aix, n’eut jamais cesse. Car le comte Portais, un des grands jurisconsultes du Code Napoléon, n’avait-il pas écrit une comédie provençale? Et M. Diouloufet, un bibliothécaire de l’Athènes du Midi, comme Aix s’intitule parfois, n’avait-il pas, sous Louis XVIII, chanté en provençal les magnans ou vers à soie? M. Mignet, l’historien, l’académicien illustre, venait tous les ans à Aix pour jouer à la boule. Il avait même formulé la maxime suivante:
«Rien n’est plus propre à refaire un homme que de vivre au clair soleil, parler provençal, manger de la brandade et faire tous les matins une partie de boules.»
M. Borély, un ancien procureur général, entrait dans la ville, à cheval, guêtré comme un riche toucheur, conduisant fièrement un troupeau de porcs anglais. Et de lui les gens disaient:
– N’est pas porcher celui qui conduit ses porcs lui-même.
Le lendemain de la Noël, nous allions à Saint-Sauveur entendre les Plaintes de saint Étienne, récitées en provençal (comme on le fait encore) par un chanoine du Chapitre et, dans cette cathédrale, on exécutait, le jour des Rois (comme on y exécute encore), avec une admirable pompe, le Noël De matin ai rescountra lou trin.
Au Saint-Esprit, les dames se plaisaient à venir entendre les prônes provençaux de l’abbé Émery, et celles du grand monde, pour ne pas laisser perdre les galantes coutumes, quand venait le carnaval et le temps des soirées, se faisaient dodiner dans des chaises à porteurs, accompagnées de torches qu’on éteignait, en arrivant, à l’éteignoir des vestibules.
Point rare qu’il y eût, au courant de l’hiver, quelque esclandre mondain, tel que l’enlèvement d’une superbe juive avec M. de Castillon, qui avait su dépenser royalement une fortune, lorsqu’il fut Prince d’amour aux jeux de la Fête-Dieu.
A propos de ces jeux, nous eûmes l’occasion, dans notre séjour à Aix, de les voir sortir, je crois, pour une des dernières fois: le Roi de la Basoche, l’Abbé de la Jeunesse, les Tirassons, les Diables, le Guet, la Reine de Saba, les Chevaux-Frus en particulier, avec leur rigaudon que Bizet a cueilli pour l’Arlésienne, de Daudet:
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus;
Elle leur donne des châtaignes,
Ils disent qu’ils n’en veulent plus;
Et danse, ô gueux! Et danse, ô gueux!
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus.
Cette résurrection du passé provençal, avec ses vieilles joies naïves (et surannées, hélas!), nous impressionna vivement, comme vous pourriez le voir au chant dixième de Calendal, où elles sont décrites, telles que nous les vîmes.
Or, figurez-vous qu’à Aix, quelques mois seulement après mon arrivée, faisant ma promenade une après-midi sur le Cours, oh! charmante surprise, je vis se profiler, près de la Fontaine-Chaude, le nez de mon ami Anselme Mathieu, de Châteauneuf.
– Ça n’est pas une blague, me fit Mathieu en me voyant, avec son flegme habituel; cette eau, mon cher, est vraiment chaude, et c’est bien le cas de dire: «Celle-là fume.»
– Mais depuis quand à Aix? lui dis-je en lui serrant la main.
– Depuis, fit-il, attends…, depuis avant-hier au soir.
– Et quel bon vent t’amène?
– Ma foi, répondit-il, je me suis dît: Puisque Mistral est allé faire à Aix son droit, il faut y aller aussi et tu feras le tien.»
– C’est bien pensé, lui dis-je, et tu peux croire, Anselme, que j’en suis ravi, sais-tu? Mais as-tu passé bachelier?
– Oui, dit-il en riant, j’ai passé, comme la piquette sur le marc de vendange.
– C’est que, mon pauvre Anselme, pour être admis aux grades de la Faculté de Droit, je crois qu’il faut avoir son baccalauréat ès lettres.
– Bon enfant! riposta le gentil ami Mathieu, supposons qu’on ne veuille pas me diplômer comme les autres, pourra-t-on m’empêcher de prendre ma licence, voyons, en droit d’amour?… Tiens, pas plus tard que tantôt, en allant me promener dans une espèce de vallon qu’on appelle la Torse, j’ai fait la connaissance d’une jeune blanchisseuse, un peu brune, c’est vrai, mais ayant bouche rouge, quenottes de petit chien qui ne demandent qu’à mordre, deux frisons folletant hors de sa coiffe blanche, la nuque nue, le nez en l’air, les bras joliment potelés…
– Allons, grivois, il me paraît que tu ne l’as pas mal lorgnée.
– Non, dit-il, Frédéric, il ne faudrait pas croire que moi, un rejeton des marquis de Montredon, si peu sensé que je sois, j’aille m’amouracher d’un minois de lavoir. Mais vois- tu je ne sais pas si tu es comme moi: quand je fais la rencontre de quelque friand museau, serait-ce un museau de chatte je ne puis m’empêcher de me retourner pour voir. Bref, en causant avec la petite, nous sommes convenus qu’elle me blanchirait mon linge et qu’elle viendrait le prendre la semaine prochaine.
– Mathieu, tu es un gueusard, un friponneau, tu sens le roussi…
– Non, mon ami, tu n’y es pas, laisse donc que j’achève. Ayant ainsi traité avec ma blanchisseuse, comme, tout en causant, je vis, à travers l’écume qui lui giclait entre les doigts, qu’elle froissait et chiffonnait une chemise de dentelle: «Diable, quel linge fin! dis-je à la jeune fille, cette chemise-là n’est pas faite pour couvrir les fruits d’automne d’une gaupe!» «Il s’en faut! répondit-elle. Ça, c’est la chemisette d’une des plus belles dames de la rue des Nobles: une baronne de trente ans, mariée, la pauvrette, à un vieux barbon d’homme qui est juge à la cour et jaloux comme un Turc.» «Mais elle doit transir d’ennui!» «Transir? ah! tant et tant qu’elle est toujours à son balcon, comme en attente du galant, tenez, qui viendra la distraire.» «Et on l’appelle?» «Mais monsieur vous en voulez trop savoir… Moi, voyez-vous je lave la lessive qu’on me donne, mais je ne me mêle pas de ce qui après tout, ne me regarde pas.» Il ne m’a pas été possible d’en tirer plus pour le moment… Mais ajouta Matthieu, lorsqu’elle viendra chercher mon blanchissage dans ma chambre, vois-tu, dussé-je bien lui faire deux et trois caresses, il faut qu’elle soit fine si elle n’ouvre pas la bouche.
– Et après, quand tu sauras le nom de la baronne?
– Eh! mon cher, j’ai du pain sur la planche pour trois ans! Cependant que vous autres, les pauvres étudiants en droit vous allez vous morfondre à éplucher le Code, moi, tel que les troubadours de l’antique Provence, je vais, sous le balcon de ma belle baronne, étudier à loisir les douces Lois d’Amour.
Et, comme je vous le livre, telles furent, les trois ans que nous restâmes à Aix, et la tâche et l’étude du chevalier Mathieu.
Oh! les belles excursions, là-bas, au pont de l’Arc, sur la grand’route de Marseille, dans la poussière jusqu’à mi-jambe et les parties au Tholonet, – où nous allions humer le vin cuit de Langesse; et les duels entre étudiants, dans le vallon des Infernets, avec les pistolets chargés de crottes de chèvre; et ce joli voyage qu’avec la diligence nous fîmes à Toulon, en passant par le bois de Cuge et à travers les gorges d’Ollioules!
Un peu plus, un peu moins, nous faisions ce qu’avaient fait, mon Dieu! les étudiants du temps des papes d’Avignon et du temps de la reine Jeanne. Écoutez ce qu’en écrivait, du temps de François 1er, le poète macaronique Antonius de Arena:
Genti gallantes sunt omnes Instudiantes
Et bellas garsas semper amare soient;
Et semper, semper sunt de bragantibus ipsi;
Inter mignonos gloria prima manet:
Banquetant, bragant, faciunt miracula plura,
Et de bonitate sunt sine fine boni.
(De gentillessiis Instudiantium.)
Tandis qu’au Gai-Savoir, dans la noble cité des comtes de Provence, nous nous initions ainsi, Roumanille, plus sage, publiait en Avignon, dans un journal de guerre appelé la Commun, ces dialogues pleins de sens, de saveur, de vaillance, tels que le Thym, Un Rouge et un Blanc, les Prêtres, qui mettaient en valeur et popularisaient la prose provençale.
Puis, avec la décision, avec l’autorité que lui donnait déjà le succès de ses Pâquerettes et de ses hardis pamphlets, au rez-de-chaussée de son journal, il convoquait, tant vieux que jeunes, les trouvères de ce temps; et de ce ralliement sortait une anthologie, les Provençales, qu’un professeur éminent, M. Saint-René Taillandier, alors à Montpellier, présentait au public dans une introduction chaleureuse et savante (Avignon, librairie Séguin, 1852).
Ce précoce recueil contenait des poésies du vieux docteur d’Astros et de Gaut, d’Aix; des Marseillais Aubert, Bellot, Bénédit, Bourrelly et de Barthélemy (celui de la Némésis,); des Avignonnais Boudin, Cassan, Giéra; du Beaucairois Bonnet; du Tarasconais Gautier; de Reybaud, de Dupuy, qui étaient de Carpentras; de Castil-Blaze, de Cavaillon; de Crousillat, de Salon; de Garcin, «fils ardent du maréchal d’Alleins» (mentionné dans Mireille); de Mathieu, de Chàteauneuf; de Chalvet, de Nyons; et d’autres; puis un groupe du Languedoc: Moquin-Tondon, Peyrottes, Lafare-Alais; et une pièce de Jasmin.
Mais les morceaux les plus nombreux étaient de Roumanille, alors en pleine production et duquel Sainte-Beuve avait salué les Crèches comme «dignes de Klopstock». Théodore Aubanel, dans ses vingt-deux ans, donnait là, lui aussi, ses premiers coups de maître: le 9 Thermidor, les Faucheurs, A la Toussaint. Moi, enfin, enflammé de la plus belle ardeur, j’y allais de mes dix pièces (Amertume, le Mistral, Une Course de Taureaux) et d’un Bonjour à Tous qui disait, pour noter notre point de départ:
Nous trouvâmes dans les berges
Revêtue d’un méchant haillon,
La langue provençale:
En allant paître les brebis,
La chaleur avait bruni sa peau,
La pauvre n’avait que ses longs cheveux
Pour couvrir ses épaules.
Et voilà que des jeunes hommes,
En vaguant par là
Et la voyant si belle,
Se sentirent émus.
Qu’ils soient donc les bienvenus,
Car ils l’ont vêtue dûment
Comme une demoiselle.
Mais revenons aux amours de Mathieu avec la baronne d’Aix, dont je n’ai pas terminé l’histoire.
Chaque fois que je rencontrais mon étudiant «en lois d’amour», je l’interpellais ainsi:
– Eh bien!, Mathieu, où en sommes-nous?
– Nous en sommes, me répondit-il un jour, que Lélette (c’était le nom de la blanchisseuse) a fini par m’indiquer l’hôtel de la baronne; que j’ai passé et repassé, mon ami, tant de fois sous les cariatides de son balcon, que, rendons grâce à Dieu, j’ai été remarqué… et la dame, une beauté comme tu n’en vis oncques, la dame enjôlée, charmée de son cavalier servant, a daigné, l’autre soir, me laisser tomber du ciel, tiens, une fleur d’œillet.
Et, disant cela, Mathieu m’exhibait une fleur fanée et, faisant les yeux tendres, lançait à la volée un baiser dans l’azur. Un mois, deux mois passèrent, je ne rencontrais plus Mathieu. Je dis:
– Allons le voir.
Je monte donc à sa chambrette – et qu’est-ce que je trouve? Mon Anselme, qui, le pied sur une chaise, me fait:
– Arrive vite, que je te conte mon accident… Figure-t-on, mon bon, que j’avais trouvé le joint, une nuit sur les onze heures, pour entrer dans le jardin de ma divine baronne. Tout était arrangé. Lélette, ma brave blanchisseuse, nous prêtait la main… et je pensais grimper, par un de ces rosiers qui, tu sais? fleurissent en treillage, jusqu’à une fenêtre où devait ma souveraine tendre le bras à mes baisers. J’escaladais déjà. Le cœur, tu peux m’en croire, me battait fortement… O ciel! tout à coup la fenêtre s’entr’ouvre doucement; les liteaux de la jalousie se haussent: une main, Frédéric, une main… (ah! je le connus vite, ce n’était pas celle de la baronne) me secoue sur le nez la cendre d’une pipe! Comme tu peux imaginer, je n’attendis pas mon reste… Je glisse à terre, je m’enfuis, je franchis le mur du jardin, et, patatras! morbleu, je me foule le pied!
Vous pouvez penser si nous rîmes à nous démonter la mâchoire!
– Mais, au moins, tu as fait venir un médecin?
– Oh! ça ne vaut pas la peine, dit-il… La mère de Lélette se trouve une conjuratrice (tu les connais peut-être elles tiennent un bouchon vers la porte d’Italie). Elles m’ont fait tremper le pied dans un baquet de saumure. La vieille, en marmottant quelques exécrations, m’y a fait trois signes de croix avec son gros orteil, puis on me l’a serré de bandes…
Et, maintenant, j’attends, en lisant les Pâquerettes de l’ami Roumanille, que Dieu y mette sa sainte main… Mais le temps ne me dure pas: car Lélette m’apporte, deux fois par jour, mon ordinaire; et, à défaut de grives, comme dit le proverbe, on mange des merlettes.
Or ça, l’ami Mathieu, futur (et bien nommé) Félibre des Baisers, qui fut toute sa vie le plus beau songe-fêtes que j’aie jamais connu, avait-il rêvassé l’histoire que je viens de dire? Je n’ai jamais pu l’éclaircir, et j’ai raconté la chose telle qu’il me la narra.