Le groupe avignonnais. – La fête de sainte Agathe. – Le père de Roumanille. – Crousiflat de Salon, – Le chanoine Aubanel. – La famille Giéra. – Les amours d’Aubanel et de Zani. – Le banquet de Font-Ségugne. – L’institution du Félibrige. – L’oraison de saint Anselme. – Le premier chant des félibres.
Nous étions, dans la contrée, un groupe de jeunes, étroitement unis, et qui nous accordions on ne peut mieux pour cette œuvre de renaissance provençale. Nous y allions de tout cœur.
Presque tous les dimanches, tantôt dans Avignon, tantôt aux plaines de Maillane ou aux Jardins de Saint-Rémy, tantôt sur les hauteurs de Châteauneuf-de-Gadagne ou de Châteauneuf-du-Pape, nous nous réunissions pour nos parties intimes, régals de jeunesse, banquets de Provence, exquis en poésie bien plus qu’en mets, ivres d’enthousiasme et de ferveur, plus que de vin. C’est là que Roumanille nous chantait ses Noëls, là qu’il nous lisait les Songeuses, toutes fraîches, et la Part du Bon Dieu encore flambant neuve; c’est là que, croyant, mais sans cesse rongeant le frein de ses croyances, Aubanel récitait le Massacre des Innocents; c’était là que Mireille venait, de loin en loin, dévider ses strophes nouvellement surgies.
A Maillane, lors de la Sainte-Agathe, qui est la fête de l’endroit, les «poètes» (comme on nous appelait déjà) arrivaient tous les ans pour y passer trois jours, comme les bohémiens. La vierge Agathe était Sicilienne: on la martyrisa en lui tranchant les seins. On dit même qu’à Arles, dans le trésor de Saint-Trophime, est conservé un plat d’agate qui, selon la tradition, aurait contenu les seins de la jeune bienheureuse. Mais d’où pouvait venir aux Arlésiens et aux Maillanais cette dévotion pour une sainte de Catane? Je me l’expliquerais de la façon suivante:
Un seigneur de Maillane, originaire d’Arles, Guillaume des Porcellets, fut, d’après l’histoire, le seul Français épargné aux Vêpres Siciliennes, en considération de sa droiture et de sa vertu. Ne nous aurait-il pas, lui ou ses descendants, apporté le culte de la vierge catanaise? Toujours est-il qu’en Sicile, sainte Agathe est invoquée contre les feux de l’Etna et à Maillane contre la foudre et l’incendie. Un honneur recherché par nos jeunes Maillanaises, c’est, avant leur mariage, d’être trois ans prieuresses (comme on dirait prêtresses) de l’autel de sainte Agathe, et voici qui est bien joli: la veille de la fête, les couples, la jeunesse, avant d’ouvrir les danses, viennent, avec leurs musiciens, donner une sérénade devant l’église, à sainte Agathe.
Avec les galants du pays, nous venions, nous aussi, derrière les ménétriers, à la clarté des falots errants et au bruit des pétards, serpenteaux et fusées, offrir à la patronne de Maillane nos hommages… Et, à propos de ces saints honorés sur l’autel, dans les villes et les villages, de-ci de-là, au Nord comme au Midi, depuis des siècles et des siècles, je me suis demandé, parfois: Qu’est-ce, à côté de cela, notre gloire mondaine de poètes, d’artistes, de savants, de guerriers, à peine connus de quelques admirateurs? Victor Hugo lui-même n’aura jamais le culte du moindre saint du calendrier, ne serait-ce que saint Gent qui, depuis sept cents ans, voit, toutes les années, des milliers de fidèles venir le supplier dans sa vallée perdue! Et aussi, un jour qu’à sa table (les flatteurs avaient posé cette question:
– Y a-t-il, en ce monde, gloire supérieure à celle du poète?
– Celle du saint, répondit l’auteur des Contemplations.
Lors de la Sainte-Agathe, nous allions donc au bal voir danser l’ami Mathieu avec Gango, Villette et Lali, mes belles cousines. Nous allions, dans le pré du moulin, voir les luttes s’ouvrir, au battement du tambour:
Qui voudra lutter, qu’il se présente…
Qui voudra lutter…
Qu’il vienne au pré!
les luttes d’hommes et d’éphèbes où l’ancien lutteur Jésette, qui était surveillant du jeu, tournait et retournait autour des lutteurs, butés l’un contre l’autre, nus, les jarrets tendus, et d’une voix sévère leur rappelait parfois le précepte: défense de déchirer les chairs…
– O Jésette… vous souvient-il de quand vous fîtes mordre la poussière à Quéquine?
– Et de quand je terrassai Bel-Arbre d’Aramon, nous répondait le vieil athlète, enchanté de redire ses victoires d’antan. On m’appelait, savez-vous comme? Le Petit Maillanais ou, autrement, le Flexible. Nul jamais ne put dire qu’il m’avait renversé et, pourtant, j’eus à lutter avec le fameux Meissonnier, l’hercule avignonnais qui tombait tout le monde; avec Rabasson, avec Creste d’Apt… Mais nous ne pûmes rien nous faire.
A Saint-Remy, nous descendions chez les parents de Roumanille, Jean-Denis et Pierrette, de vaillants maraîchers qui exploitaient un jardin vers le Portail-du-Trou. Nous y dînions en plein air, à l’ombre claire d’une treille, dans les assiettes peintes qui sortaient en notre honneur, avec les cuillers d’étain et les fourchettes de fer; et Zine et Antoinette, les sœurs de notre ami, deux brunettes dans la vingtaine, nous servaient, souriantes, la blanquette d’agneau qu’elles venaient d’apprêter.
Un rude homme, tout de même, ce vieux Jean-Denis, le père de Roumanille. Il avait, étant soldat de Bonaparte (ainsi qu’assez dédaigneux il dénommait l’empereur), vu la bataille de Waterloo et racontait volontiers qu’il y avait gagné la croix.
– Mais, avec la défaite, disait-il, on n’y pensa plus.
Aussi, lorsque son fils, au temps de Mac-Mahon, reçut la décoration, Jean-Denis, fièrement, se contenta de dire:
– Le père l’avait gagnée, c’est le garçon qui l’a.
Et voici l’épitaphe que Roumanille écrivit sur la tombe de ses parents, au cimetière de Saint-Remy:
A JEAN-DENIS ROUMANILLE
JARDINIER, HOMME DE BIEN ET DE VALEUR (1791-1875)
A PIERRETTE PIQUET, SON ÉPOUSE,
BONNE, PIEUSE ET FORTE (1793-1895).
ILS VÉCURENT CHRÉTIENNEMENT ET MOURURENT
TRANQUILLES, DEVANT DIEU SOIENT-ILS!
Crousillat, de Salon, un dévot de la langue et des Muses de Crau, était assez souvent de ces réunions d’amis et c’est au lendemain d’une lecture poétique qu’il me gratifia du sonnet que je transcris:
J’entendis un écho de ta pure harmonie,
Le jour que nous pûmes, chez Roumanille,
Cinq trouvères joyeux, francs de cérémonie,
Manger, choquer le verre, chanter, rire en famille.
Mais quand finiras-tu de tresser ton panier,
Quand de nous attifer ta belle jeune fille?
Que je m’écrie content et jamais façonnier
Ta Mireille, ô Mistral, est une merveille!…
Si donc, comme le vent dont le nom te convient,
Fort est le souffle saint qui t’inspire, jeune homme,
Allons, au monde avide épanche les accents:
A tes flambants accords les monts vont s’émouvoir
Les arbres tressaillir, les torrents s’arrêter,
Comme aux sons modulés sur les lyres antiques.
On allait, en Avignon, à la maison d’Aubanel, dans la rue Saint-Marc (qui, aujourd’hui, porte le nom du glorieux félibre): un hôtel à tourelles, ancien palais cardinalice, qu’on a démoli depuis pour percer une rue neuve. En entrant dans le vestibule, on voyait, avec sa vis, une presse de bois semblable à un pressoir qui, depuis deux cents ans, servait pour imprimer les livres paroissiaux et scolaires du Comtat. Là, nous nous installions, un peu intimidés par le parfum d’église qui était dans les murs, mais surtout par Jeanneton, la vieille cuisinière, qui avait toujours l’air de grommeler:
– Les voilà encore!
Cependant, la bonhomie du père d’Aubanel, imprimeur officiel de notre Saint-Père le Pape, et la jovialité de son oncle le chanoine nous avaient bientôt mis à l’aise. Et venu le moment où l’on choque le verre, le bon vieux prêtre racontait.
– Une nuit, disait-il, quelqu’un vint m’appeler pour porter l’extrême-onction à une malheureuse de ces mauvaises maisons du préau de la Madeleine. Quand j’eus administré la pauvre agonisante, et que nous redescendions avec le sacristain, les dames, alignées le long de l’escalier, décolletées et accoutrées d’oripeaux de carnaval, me saluèrent au passage, la tête penchée, d’un air si contrit qu’on leur aurait donné, selon l’expression populaire, l’absolution sans les confesser. Et la mère catin, tout en m’accompagnant, m’alléguait des prétextes pour excuser sa vie… Moi, sans répondre, je dévalais les degrés; mais dès qu’elle m’eut ouvert la porte du logis, je me retourne et je lui fais:
– Vieille brehaigne! s’il n’y avait point de matrones, il n’y aurait pas tant de gueuses!
Chez Brunet, chez Mathieu (dont nous parlerons plus tard) nous faisions aussi nos frairies. Mais l’endroit bienheureux, l’endroit prédestiné, c’était, ensuite, Font-Ségugne, bastide de plaisance près du village de Gadagne, où nous conviait la famille Giéra: il y avait la mère, aimable et digne dame; l’aîné qu’on appelait Paul, notaire à Avignon, passionné pour la Gaie-Science; le cadet Jules, qui rêvait la rénovation du monde par l’œuvre des Pénitents Blancs; enfin, deux demoiselles charmantes et accortes: Clarisse et Joséphine, douceur et joie de ce nid.
Font-Ségugne, au penchant du plateau de Camp-Cabel; regarde le Ventoux, au loin, et la gorge de Vaucluse qui se voit à quelques lieues. Le domaine prend son nom d’une petite source qui y coule au pied du castel. Un délicieux bouquet de chênes, d’acacias et de platanes le tient abrité du vent et de l’ardeur du soleil.
«Font-Ségugne, dit Tavan (le félibre de Gadagne), est encore l’endroit où viennent, le dimanche, les amoureux du village. Là, ils ont l’ombre, le silence, la fraîcheur, les cachettes; il y a là des viviers avec leurs bancs de pierre que le lierre enveloppe; il y a des sentiers qui montent, qui descendent, tortueux, dans le bosquet; il y a belle vue; il y a chants d’oiseaux, murmure de feuillage, gazouillis de fontaine. Partout, sur le gazon, vous pouvez vous asseoir, rêver d’amour, si l’on est seul et, si l’on est deux, aimer.»
Voi1à où nous venions nous récréer comme perdreaux, Roumanille Giéra, Mathieu, Brunet, Tavan, Crousillat, moi et autres, Aubanel plus que tous, retenu sous le charme par les yeux de Zani (Jenny Manivet de son vrai nom), Zani l’Avignonnaise, une amie et compagne des demoiselles du castel.
«Avec sa taille mince et sa robe de laine, – couleur de la grenade, – avec son front si lisse et ses grands yeux si beaux, – avec ses longs cheveux noirs et son brun visage, – je la verrai tantôt, la jeune vierge, – qui me dira: «Bonsoir.» O Zani, venez vite!»
C’est le portrait qu’Aubanel, dans son Livre de l’Amour, en fit lui-même… Mais, à présent, écoutons-le, lorsque, après que Zani eut pris le voile, il se rappelle Font-Ségugne:
«Voici l’été, les nuits sont claires. – A Châteauneuf, le soir est beau. – Dans les bosquets la lune encore- monte la nuit sur Camp-Cabel. – T’en souvient-il? Parmi les pierres, – avec ta face d’Espagnole, – quand tu courais comme une folle, – quand nous courions comme des fous – au plus sombre et qu’on avait peur?
«Et par ta taille déliée – je te prenais: que c’était doux! – Au chant des bêtes du bocage, – nous dansions alors tous les deux. – Grillons, rossignols et rainettes – disaient, chacun, leurs chansonnettes; – tu y ajoutais ta voix claire… – Belle amie, où sont, maintenant, – tant de branles et de chansons?
«Mais, à la fin? las de courir, – las de rire, las de danser, – nous nous asseyions sous les chênes – un moment pour nous reposer; – tes longs cheveux qui s’épandaient. – mon amoureuse main aimait – à les reprendre; et toi, bonne, tu me laissais faire, tout doux, – comme une mère son enfant.»
Et les vers écrits par lui, au châtelet de Font-Ségugne, sur les murs de la chambre où sa Zani couchait.
«O chambrette, chambrette, – bien sûr que tu es petite, mais que de souvenirs! – Quand je passe ton seuil, je me dis: «Elles viennent!» – Il me semble vous voir, ô belles jouvencelles, – toi, pauvre Julia, toi, ma chère Zani! – Et pourtant, c’en est fait! – Ah! vous ne viendrez plus dormir dans la chambrette! – Julia, tu es morte! Zani, tu es nonnain!»
Vouliez-vous, pour berceau d’un rêve glorieux, pour l’épanouissement d’une fleur d’idéal, un lieu plus favorable que cette cour d’amour discrète, au belvédère d’un coteau, au milieu des lointains azurés et sereins, avec une volée de jeunes qui adoraient le Beau sous les trois espèces: Poésie, Amour, Provence, identiques pour eux, et quelques demoiselles gracieuses, rieuses, pour leur faire compagnie!
Il fut écrit au ciel qu’un dimanche fleuri, le 21 mai 1854, en pleine primevère de la vie et de l’an, sept poètes devaient se rencontrer au castel de Font-Ségugne: Paul Giéra, un esprit railleur qui signait Glaup (par anagramme de Paul G.); Roumanille, un propagandiste qui, sans en avoir l’air, attisait incessamment le feu sacré autour de lui; Aubanel, que Roumanille avait conquis à notre langue et qui, au soleil d’amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa grenade; Mathieu, ennuagé dans les visions de la Provence redevenue, comme jadis, chevaleresque et amoureuse; Brunet, avec sa face de Christ de Galilée, rêvant son utopie de Paradis terrestre; le paysan Tavan qui, ployé sur la houe, chantonnait au soleil comme le grillon sur la glèbe; et Frédéric, tout prêt à jeter au mistral, comme les pâtres des montagnes, le cri de race pour héler, et tout prêt à planter le gonfalon sur le Ventoux…
A table, on reparla, comme c’était l’habitude, de ce qu’il faudrait pour tirer notre idiome de l’abandon où il gisait depuis que, trahissant l’honneur de la Provence, les classes dirigeantes l’avaient réduit, hélas! à la domesticité. Et alors, considérant que, des deux derniers Congrès, celui d’Arles et celui d’Aix, il n’était rien sorti qui fit prévoir un accord pour la réhabilitation de la langue provençale; qu’au contraire, les réformes, proposées par les jeunes de l’École avignonnaise, s’étaient vues, chez beaucoup, mal accueillies et mal voulues, les Sept de Font-Ségugne délibérèrent, unanimes, de faire bande à part et, prenant le but en main, de le jeter où ils voulaient.
– Seulement, observa Glaup, puisque nous faisons corps neuf, il nous faut un nom nouveau. Car, entre rimeurs, vous le voyez, bien qu’ils ne trouvent rien du tout, ils se disent tous trouvères. D’autre part, il y a aussi le mot de troubadour. Mais, usité pour désigner les poètes d’une époque, ce nom est décati par l’abus qu’on en a fait. Et à renouveau enseigne nouvelle!
Je pris alors la parole.
– Mes amis, dis-je, à Maillane, il existe dans le peuple, un vieux récitatif qui s’est transmis de bouche en bouche et qui contient, je crois, le mot prédestiné.
Et je commençai:
«Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait. – Un jour de sa sainte écriture, – il est monté au haut du ciel. – Près de l’Enfant Jésus, son fils très précieux, – il a trouvé la Vierge assise – et aussitôt l’a saluée. – Soyez le bienvenu, neveu! a dit la Vierge. – Belle compagne, a dit son enfant, qu’avez-vous? – J’ai souffert sept douleurs amères – que je désire vous conter.
«La première douleur que je souffris pour vous, ô mon fils précieux, – c’est lorsque, allant ouïr messe de relevailles, au temple je me présentai, – qu’entre les mains de saint Siméon je vous mis. – Ce fut un couteau de douleur – qui me trancha le cœur, qui me traversa l’âme, – ainsi qu’à vous, – ô mon fils précieux!
«La seconde douleur que je souffris pour vous, etc. – La troisième douleur que je souffris pour vous, etc. – La quatrième douleur que je souffris pour vous, – ô mon fils précieux! – c’est quand je vous perdis, – que de trois jours, trois nuits, je ne vous trouvai plus, – car vous étiez dans le temple, – où vous vous disputiez, avec les scribes de la loi, – avec les sept félibres de la Loi (1).»
(1) Ce poème populaire se dit aussi en Catalogne.
Voici la traduction du Catalan correspondant au provençal que nous venons de citer:
Le troisième (couteau) fut quand vous eûtes,
– près de trois jours, perdu votre Fils;
– vous le trouvâtes dans le temple,
– disputant avec des savants,
– prêchant sous les voûtes
– la céleste doctrine.
– Les sept félibres de la Loi, mais c’est nous autres, écria la tablée. Va pour félibre.
Et Glaup ayant versé dans les verres taillés une bouteille de châteauneuf qui avait sept ans de cave, dit solennellement:
– A la santé des félibres! Et, puisque nous voici en train de baptiser, adaptons au vocable de notre Renaissance tous les dérivés qui doivent en naître. Je vous propose donc d’appeler félibrerie toute école de félibres qui comptera au moins sept membres, en mémoire, messieurs, de la pléiade d’Avignon.
– Et moi, dit Roumanille, je vous propose, s’il vous plaît, le joli mot félibriser pour dire «se réunir, comme nous faisons, entre félibres».
– Moi, dit Mathieu, j’ajoute le terme félibrée pour dire «une fratrie de poètes provençaux».
– Moi, dit Tavan, je crois que le mot félibréen n’exprimerait pas mal ce qui concerne les félibres.
– Moi je dédie, fit Aubanel, le nom de félibresse aux dames qui chanteront en langue de Provence.
– Moi, je trouve, dit Brunet, que le mot félibrillon siérait aux enfants des félibres.
– Moi, dit Mistral, je clos par ce mot national: félibrige, félibrige! qui désignera l’œuvre et l’association.
Et, alors, Glaup reprit:
– Ce n’est pas tout, collègues! nous sommes les félibres de la loi… Mais, la Loi, qui la fait?
– Moi, dis-je, et je vous jure que, devrais-je y mettre vingt ans de ma vie, je veux, pour faire voir que notre langue est une langue, rédiger les articles de loi qui la régissent.
Drôle de chose! elle a l’air d’un conte et, pourtant, c’est de là, de cet engagement pris un jour de fête, un jour de poésie et d’ivresse idéale, que sortit cette énorme et absorbante tâche du Trésor du Félibrige ou dictionnaire de la langue provençale, où se sont fondus vingt ans d’une carrière de poète.
Et qui en douterait n’aura qu’à lire le prologue de Glaup (P. Giéra) dans l’Almanach Provençal de 1885, où cela est clairement consigné comme suit:
«Quand nous aurons toute prête la Loi qu’un félibre prépare et qui dit, beaucoup mieux que vous ne sauriez le croire, pourquoi ceci, pourquoi cela, les opposants devront se taire.»
C’est dans cette séance, mémorable à juste titre et passée, aujourd’hui, à l’état de légende, qu’on décida la publication, sous forme d’almanach, d’un petit recueil annuel qui serait le fanion de notre poésie, l’étendard de notre idée, le trait d’union entre félibres, la communication du Félibrige avec le peuple.
Puis, tout cela réglé, l’on s’aperçut, ma foi, que le 21 de mai, date de notre réunion, était le jour de sainte Estelle; et, tels que les rois Mages, reconnaissant par là l’influx mystérieux de quelque haute conjoncture, nous saluâmes l’Étoile qui présidait au berceau de notre rédemption.
L’Almanach Provençal pour le Bel An de Dieu 1855 parut la même année avec ses cent douze pages. A la première, en belle place, tel qu’un trophée de victoire, notre Chant des Félibres exposait le programme de ce réveil de sève et de joie populaire:
– Nous sommes des amis, des frères,
Étant les chanteurs du pays!
Tout jeune enfant aime sa mère,
Tout oisillon aime son nid:
Notre ciel bleu, notre terroir
Sont, pour nous autres, un paradis.
Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!
En provençal ce que l’on pense
Vient sur les lèvres aisément.
O douce langue de Provence,
Voilà pourquoi nous t’aimerons!
Sur les galets de la Durance
Nous le jurons tous aujourd’hui!
Tous des amis, etc…
Les fauvettes n’oublient jamais
Ce que leur gazouilla leur père,
Le rossignol ne l’oublie guère,
Ce que son père lui chanta;
Et le langage de nos mères,
Pourrions-nous l’oublier, nous autres?
Tous des amis, etc…
Cependant que les jouvencelles
Dansent au bruit du tambourin,
Le dimanche, à l’ombre légère,
A l’ombre d’un figuier, d’un pin,
Nous aimons à goûter ensemble,
A humer le vin d’un flacon.
Tous des amis, etc…
Alors, quand le moût de la Nerthe
Dans le verre sautille et rit,
De la chanson qu’il a trouvée
Dès qu’un félibre lance un mot,
Toutes les bouches sont ouvertes
Et nous chantons tous à la loi.
Tous des amis, etc…
Des jeunes filles sémillantes
Nous aimons le rire enfantin;
Et, si quelqu’une nous agrée,
Dans nos vers de galanterie
Elle est chantée et rechantée
Avec des mots plus que jolis.
Tous des amis, etc.
Quand les moissons seront venues,
Si la poêle frit quelquefois,
Quand vous foulerez vos vendanges,
Si le suc du raisin foisonne
Et que vous ayez besoin d’aide,
Pour aider, nous y courrons tous.
Tous des amis, etc…
Nous conduisons les farandoles;
A la Saint-Éloi, nous trinquons;
S’il faut lutter, à bas la veste;
De saint Jean nous sautons le feu;
A la Noël, la grande fête,
Ensemble nous posons la Bûche.
Tous des amis, etc…
Dans le moulin lorsqu’on détrite
Les sacs d’olives, s’il vous faut
Des lurons pour pousser la barre,
Venez, nous sommes toujours prêts
Vous aurez là des gouailleurs comme
Il n’en est pas dix nulle part.
Tous des amis, etc…
Vienne la rôtie des châtaignes
Aux veillées de la Saint-Martin,
Si vous aimez les contes bleus,
Appelez-nous, voisins, voisines:
Nous vous en dirons des brochées
Dont vous rirez jusqu’au matin.
Tous des amis, etc…
A votre fête patronale
Faut-il des prieurs, nous voici…
Et vous, pimpantes mariées,
Voulez-vous un joyeux couplet?
Conviez-nous: pour vous, mignonnes,
Nous en avons des cents au choix!
Tous des amis, etc…
Quand vous égorgerez la truie,
Ne manquez pas de faire signe!
Serait-ce par un jour de pluie,
Pour la saigner on lie la queue:
Un bon morceau de la fressure,
Rien de pareil pour bien dîner.
Tous des amis, etc…
Dans le travail le peuple ahane:
Ce fut, hélas! toujours ainsi…
Eh! s’il fallait toujours se taire,
Il y aurait de quoi crever!
Il en faut pour le faire rire,
Et il en faut pour lui chanter!
Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!
Le Félibrige, vous le voyez, était loin d’engendrer mélancolie et pessimisme. Tout s’y faisait de gaieté de cœur, sans arrière-pensée de profit ni de gloire. Les collaborateurs des premiers almanachs avaient tous pris des pseudonymes: le Félibre des Jardins (Roumanille), le Félibre de la Grenade (Aubanel), le Félibre des Baisers (Mathieu), le Félibre Enjoué (Glaup, Paul Giéra), le Félibre du Mas on bien de Belle-Viste (Mistral), le Félibre de l’Armée (Tavan, pris par la conscription), le Félibre de l’Arc-en-Ciel (G. Brunet, qui était peintre); tous ceux, ensuite, qui vinrent peu à peu grossir le bataillon: le Félibre de Verre (D. Cassan), le Félibre des Glands (T. Poussel), le Félibre de la Sainte-Braise (E. Garcin), le Félibre de Lusène (Crousillat, de Salon), le Félibre de l’Ail (J.-B. Martin, surnommé le Grec), le Félibre des Melons (V. Martin, de Cavaillon), la Félibresse du Caulon (fille du précédent), le Félibre Sentimental (B. Laurens), le Félibre des Chartes (Achard, archiviste de Vaucluse), le Félibre du Pontias (B. Chalvet, de Nyons), le Félibre de Maguelone (Moquin-Tandon), le Félibre de la Tour-Magne (Roumieux, de Nîmes), le Félibre de la Mer (M. Bourrelly), le Félibre des Crayons (l’abbé Cotton) et le Félibre Myope (premier nom du Cascarelet, qui a signé, plus tard, les facéties et contes naïfs de Roumanille et de Mistral).