L’histoire est à la fois sinistre et pitoyable.
Je vous la résume pour éviter que vous ne me lynchiez car je suppose que votre curiosité est aiguisée comme l’appétit de Bérurier.
Je vous le dis illico, c’est le fils Wetson l’assassin. Assassin hors série, vraiment, car jamais un homme n’est allé si loin dans le sadisme.
La jeunesse actuelle a beaucoup d’imagination.
Voici les faits. Cynthia n’est pas la cousine, mais la sœur de sa fiancée.
Or, peu de temps avant l’arrivée en France des Wetson, ladite fiancée fut violée et trucidée par un homme de couleur aux States.
Ce meurtre dérangea le cerveau du garçon. Ses parents découvrirent rapidement que ça ne tournait plus rond et ils décidèrent d’amener Cynthia en France avec eux, espérant que sa présence calmerait un peu leur fils. Ils comptaient sur la ressemblance de Cynthia avec sa malheureuse frangine pour opérer une diversion.
Mais, loin de s’arranger, les choses ne firent que se gâter.
Ce ne fut pas la jeune fille qui guérit le fils Wetson, mais celui-ci qui corrompit Cynthia.
Elle devint amoureuse de lui et il l’envoûta littéralement. Son esprit torturé trouva les arguments qu’il fallait pour la décider à venger la disparue. Selon lui, Barbara (c’était le blaze de la morte) demandait réparation. On ne pouvait réparer qu’en tuant le plus possible de coloured men. Ainsi, ils en vinrent au meurtre. Meurtres insensés, mais à la mise en scène savante. Ils attiraient les victimes au pavillon en l’absence des parents. Cynthia leur faisait son numéro érotique et le gars, embusqué, prenait un cliché. C’était sa façon de se justifier vis-à-vis de lui-même, de supprimer ce qui pouvait sommeiller encore de scrupules en son cœur. Chaque fois, il assistait à un nouveau viol de la disparue. Et chaque fois, désormais, il pouvait intervenir. Il estourbissait ses victimes, puis les emmenait nuitamment à l’usine d’emboutissage de son père où s’opéraient les différentes opérations que vous savez.
Cynthia n’assistait jamais à ces sacrifices humains. Elle se contentait de servir d’appât. Ce qui advenait ensuite elle l’ignorait, jusqu’à l’avant-veille où le malade se confia complètement à elle. Il lui parla des têtes enfermées dans les consignes.
Cette fois, elle prit peur, voulut se rendre compte s’il mentait ou pas, mais n’eut pas le courage d’explorer tous les casiers. N’ayant rien trouvé dans le premier qu’elle ouvrit, elle abandonna ses recherches.
Seulement le malheur (pour eux) et la chance (pour moi) voulurent que l’unique casier qu’elle actionna fût l’un de ceux dans lesquels Wetson junior avait opéré ses macabres dépôts.
Ce fut cela qui attira mon attention et me conduisit à Saint-Germain.
— Comment recrutiez-vous vos victimes ? demandé-je.
Elle hausse les épaules.
— Le Noir, nous l’avons vu dans un night club. Il ressemblait à l’assassin de Barbara, c’est cela qui a tout décidé. On lui a fait croire que père était imprésario et qu’il voulait l’engager pour New-Orleans…
« Le Chinois, il servait dans le restaurant où…
— Je sais. Le mulâtre était peintre ici, avant moi si je puis dire. Mais la femme ?
— Quelle femme ? s’étonne la môme.
J’hésite, je la regarde. Puis je secoue la tête.
— Non, rien.
Nous embarquons tout le monde : la graine de cabanon et les parents, à la police.
Je confie ma colonie amerlock à mes sbires et je grimpe quatre à quatre chez le Vieux.
Le Tondu est encore dans son antre. Il s’y trouve en compagnie d’un homme effondré qui n’est autre que Lascène.
Un Lascène en larmes.
Je mate tour à tour le crâne lisse du Vieux, le visage désespéré de Lascène et un dicton de chez nous me vient en mémoire : « Qui vole un œuf, vole un veuf ».
— Je viens de mettre M. Lascène au courant de l’affreuse chose, me susurre le Dabuche. Je n’ai voulu laisser ce soin à personne d’autre. Comme M. Lascène assistait à un congrès, je n’ai pu le joindre que maintenant…
— C’est épouvantable, épouvantable, répète l’industriel.
Il y a un léger temps.
— Du nouveau, San-Antonio ?
— Oui, monsieur le directeur, les assassins sont ici. Je venais justement vous prévenir. À mon avis, si vous voulez me permettre, on devrait alerter les autorités américaines. Il serait bon que les interrogatoires fussent faits en présence d’un délégué du consulat général ou de l’ambassade.
— En effet, c’est une heureuse initiative, opine le Vioque.
« Vous avez des preuves formelles ?
Je frissonne.
— Tout ce qu’il y a de formelles, monsieur le directeur. C’est le fils et la sœur de sa fiancée qui ont tout manigancé. Une histoire très pénible de folie juvénile. Nous vivons une triste époque.
C’est fou ce que je sais adopter le style du Vieux quand je veux m’en donner la peine.
Lascène sort de sa prostration.
— Vous avez arrêté les meurtriers de ma femme ? demande-t-il.
— Pas encore, monsieur Lascène, mur-muré-je, mais ça ne saurait tarder.
Et, en moins de temps qu’il n’en faut à un manchot pour enfiler des mitaines, je lui passe les menottes.
Oh mes mecs ! Si vous matiez la frime du Boss ! On devrait toujours avoir un Rolleiflex sur le nombril. En quelques mois on amortirait le débours.
— San San San San…, bredouille-t-il.
— Oui, patron ?
— Mais que… mais qui… ?
— Eh bien ! j’arrête le meurtrier de Mme Lascène.
Chose curieuse, l’autre ne se rebiffe pas. Les menottes réussissent toujours leur petit effet. Plus les gens auxquels on les passe sont d’extraction élevée, plus elles les pétrifient. L’industriel semble avoir vieilli de vingt ans. Il est tassé dans son fauteuil et il louche sur les bracelets nickelés.
— Cher monsieur Lascène, fais-je, vous avez voulu vous débarrasser de votre femme pour des raisons que j’ignore, n’ayant procédé à aucune enquête, et pour réussir un crime parfait vous avez eu une idée géniale !
Je me tourne vers le Vieux.
— Il a déclaré la disparition de son épouse avant de la tuer ! Qui aurait pu le soupçonner ? Nous avions un mari inquiet qui nous demandait de retrouver sa femme. Et nous trouvions ensuite un cadavre postérieur à cette déclaration. Sur le plan psychologique, c’est parfait.
« Seulement, vous avez voulu trop bien faire. Dans ce bureau, vous avez appris l’histoire du fou meurtrier qui décapitait ses victimes et mettait leurs têtes dans des consignes de gare. Pour vous c’était l’idéal. Il ne vous restait plus qu’à aller tuer votre femme à l’endroit où vous la teniez séquestrée. Puis à la décapiter et à placer sa tête dans une consigne. De la sorte, il n’y aurait pas le moindre doute dans nos minuscules esprits : elle aurait été une victime de plus du sadique.
« Où la chance vous a quitté, mon cher monsieur, c’est en nous fournissant la preuve que le sadique en question ne tuait que des hommes de couleur. Vous avez tout gâché, mon vieux.
Un silence terrible suit.
— Eh bien, monsieur Lascène ? fait sévèrement le Tondu.
Entrée fracassante de Bérurier. Il vient d’en écluser deux ou trois et il est à nouveau brindezingue.
— Mande pardon, fait-il, c’est rapport…
— Je vous en prie ! tonne le Vieux.
Le Gros se tait.
Le Boss s’approche de Lascène :
— Vous n’avez pas répondu, dit-il.
Lascène secoue la tête.
— Oui, je suis un misérable ; mais elle me trompait honteusement.
Gras éclat de rire du gars Béru. Oubliant le lieu sacro-saint où il se trouve, le Mahousse entonne sa langue de belle-doche.
— Tututt !
Puis, ayant réussi son petit effet :
— Cocu ? faut pas vous z’en faire, mon pote, dit-il doctement. Le plus dur c’est de s’y habituer, après ça va tout seul…
Il aperçoit le regard courroucé du Dabe et remise précipitamment sa musiquette.
— Qu’est-ce que je voulais dire, murmure-t-il. Voyons voir… Oh ! Oui ! San-A., y a le fils Wetson qui vient de sauter par la fenêtre du troisième !