CHAPITRE PREMIER On n’en fait qu’à sa tête

C’était exactement le genre de jour où il n’arrive rien. Dès le lever vous vous sentez désespérément quotidien. Le temps est gris ; le café a le goût de cafetière ; et vous ne trouvez dans votre courrier que la revue du Touring Club et l’avis de mariage de gens dont vous vous foutez abominablement.

En arrivant à la Grande Taule, des cris de polissons m’apprirent que nous étions jeudi. Comme il faut bien que ce soit jeudi une fois par semaine, je n’avais pas d’objections à formuler sur ce point.

Un instant, je regardai des petites filles d’agents de police faire la ronde en chantant : « Et ron ron ron, petit Papon ». Elles avaient des menottes beaucoup plus délicates que celles de leurs vaillants papas et elles ne sentaient pas, comme eux, la couverture de cheval, mais la robuste eau de Cologne d’épicerie à trois balles la bonbonne.

Sous un porche, des amoureux se goûtaient le suc gastrique avant de se séparer pour aller au labeur. Oui, tout baignait dans une grisaille rassurante. Les garagistes s’apprêtaient à vivre leur journée de cinquante heures (sur facture). Les garçons de café polissaient leurs percolateurs et les garçons d’honneur cherchaient leurs boutons de col sous les armoires. Les mécanos d’Air France faisaient le plein des réservoirs et les sacristains celui des bénitiers. Le samovar à goudron des Ponts et Chaussées s’apprêtait à faire le trottoir tandis que les gagneuses de la rue Caumartin le faisaient déjà. Tout ceci pour vous donner une idée de l’atmosphère régnant sur Pantruche ce matin-là.

Cela étant posé, MM. les lecteurs sont priés d’attacher leurs ceintures, car nous allons amorcer un virage grammatical et passer de l’imparfait au présent sans modifier notre vitesse de croisière. L’imparfait, comme son nom l’indique clairement, n’est pas satisfaisant, et son emploi est à déconseiller dans des récits aussi vivants que les miens.

S’il fait plus d’usage que le présent, son entretien est très coûteux ; la pièce de rechange est hors de prix et lorsqu’il attrape un subjonctif chronique, on est obligé de faire appel à la main-d’œuvre spécialisée, ce qui grève encore son prix de revient. Certains littérateurs de ma connaissance se sont fait mettre l’imparfait au mazout, prétextant une diminution de la consommation ; d’autres ont cru éluder la question en achetant des verbes du premier groupe par grosses quantités et en les faisant imparfaire par des nègres ; certains, même, ont fait venir des États-Unis une machine à imparfait électronique (mais allez donc caser des imparfaits anglais dans de la prose française !) ce ne sont là qu’expédients ou caprices de snobinards. Les choses étant ce qu’elles sont, comme on dit à la maison Tuparle-Sijevouzécompry (Transports en commun, France et outre-mer), il reste que le présent offre certains avantages aux fins stylistes dont je suis, ceux entre autres de n’appartenir ni au passé ni au futur et d’être exonéré des droits de succession et de la surtaxe sur les participes.

Donc, suivez bien mon conseil, pour vos rapports si vous êtes gendarme, pour vos recettes de cuisine si vous êtes Tante Laure, pour vos lettres d’amour si vous n’êtes pas onanistes, employez le présent. Vous aussi, amis journalistes ; vous m’en donnerez des nouvelles !

Bon, on continue ?

Je ne grimpe pas à mon burlingue car il est en réparation. En haut lieu on a trouvé qu’il ressemblait trop à une porcherie mal tenue. Depuis le temps que Béru s’y préparait des tripes-mode sur des réchauds suintants et que Pinuche s’y entraînait à faire de la mobylette, le pauvre bureau avait fini par s’identifier à des ouatères gratuits.

Largesse de l’Administration : on s’est décidé à le ripoliner. En attendant sa résurrection, je crèche dans une petite pièce minuscule, aux murs garnis de classeurs, et qui n’est aérée que par le trou de la serrure.

Cet endroit conviendrait admirablement pour servir de décor à Huis clos, mais avec mes célèbres duettistes on y joue plus volontiers du Feydeau que du Sartre.

Ce bureau de fortune n’est que la plaque tournante de mon activité. J’y viens chercher les ordres de mes supérieurs et y déposer mes rapports, un point c’est tout.

Ce matin, R.A.S. Il ne se passe pas plus de choses à la Maison Poulardin que dehors. La même apathie morose flotte dans l’enceinte fortifiée des semelles à clous. Par acquit de conscience je passe un coup de grelot au Vioque afin de lui demander s’il a quelque chose à me confier et il me répond que non. On joue : « Nuit-Calme-sur-l’Ensemble-du-Front », ce qui revient à dire que j’ai quartier libre. Un des agréments de mon job, c’est son incertitude. Parfois, lorsqu’on est sur un coup coriace, on passe cinquante heures sans dormir. Et puis il y a des périodes creuses au cours desquelles on peut, aux frais de la princesse (celle qui porte un bonnet phrygien en guise de couronne), pêcher à la ligne, visionner des films ou s’assurer de l’élasticité des jarretelles des dames.

Je me demande ce que je vais fiche de cette journée. Les aiguilles de ma montre ont beau tracer un V triomphal sur leur cadran en indiquant dix heures dix, leur lenteur me terrifie.

J’examine les différentes possibilités de distraction et je n’en trouve pas une qui soit satisfaisante. Mes petites amies sont au labeur, les cinémas ne commencent qu’à quatorze heures, et, avec ce temps-à-visiter-les-musées une balade à la cambrousse n’a rien d’aguichant.

J’en suis là de mes maigres cogitations lorsque la porte s’ouvre (en grand) sur Bérurier. Le Gros a mis ses plus beaux atours. Il étrenne une gabardine gris éléphant qui le fait ressembler à un éléphant précisément, et il a mis son bitos des grandes occases : un taupé noir avec un ruban large comme une ceinture de flanelle. On dirait un maquignon endimanché.

— Et alors, Grosse Pomme, m’exclamé-je, tu es reçu à l’Élysée ou quoi ?

— Parlez-moi z’en pas ! sourit-il, j’suis t’invité à un mariage.

Je note alors sa chemise blanche (mais oui), sa cravate lie-de-vin à rayures vertes, le pli approximatif de son bénard et ses lacets de soulier flambant neufs.

— Et qui a l’idée saugrenue de convoler un jour comme aujourd’hui, Béru ?

— Mon ami, Alfred, le coiffeur.

— Quoi ! m’égosillé-je. Le Merlan se marie ?

— Textuel.

— Mais je croyais qu’il était l’amant de ta femme ? ne puis-je m’empêcher d’objecter.

Le Gros soulève le bord de son bada et gratte d’un ongle attristé sa ride médiane.

— Depuis quelque temps il ne l’est plus tellement ; et d’une ! assure-t-il. Deuxio, je t’abjecte une chose, San-A. : c’est que même si ça serait, ça n’empêcherait pas.

Frappé par la puissance du raisonnement, je ne puis que baisser pavillon, ce qui est moins indécent, à tout prendre, que baisser culotte.

— Et qui épouse-t-il, ton coupeur de cheveux en quatre ?

— Sa shampouineuse !

— Il n’a pas fini de se faire laver la tête !

— Une fille très bien, démarre Béru. De la jument de race, si tu vois ce que je veux dire.

Et d’écarter ses grosses pognes velues. Mon imagination délirante comble l’espace vide par un séant de shampouineuse. Si j’en crois l’écartement des mains béruriennes, l’épousée a tout ce qu’il faut pour s’asseoir, et on ne saurait trop lui conseiller de le déposer dans du Louis XIII.

— Qu’en pense B.B.[1] ?

Béru plonge son index et son pouce dans l’une de ses fosses nasales, aussi bien approvisionnée qu’une fosse d’aisances.

Il en ramène provisoirement un poil qu’il se fait un plaisir de déposer sut mon sous-main.

— Te dire que ça lui fait plaisir… Mais elle a de la sympathie pour Léocadie. Et puis quoi ! Alfred va sur ses quarante berges, faut bien qu’il se case.

Nous examinerions plus avant le cas Alfred si la sonnerie de mon bigophone ne retentissait opportunément. Je fais ce que font les gens doués d’initiative en pareil cas : je décroche.

Le standardiste m’annonce :

— Je vous passe Mme votre mère, monsieur le commissaire.

Qu’est-ce à dire ? J’ai quitté Félicie il y a moins d’une plombe ! Comme elle n’a pas l’habitude de me relancer au turbin, je conçois quelque inquiétude.

— Allô ! C’est toi, m’man ?

— Antoine, mon grand, je ne t’ennuie pas au moins ?

— Penses-tu !

— Figure-toi que je reçois à l’instant une lettre de cousine Adèle qui m’annonce son arrivée pour aujourd’hui. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais sa lettre a mis quatre jours pour venir de Lisieux…

In petto, je songe qu’il fait bien un jour à recevoir cousine Adèle.

— Elle me dit qu’elle débarquera à Saint-Lazare à onze heures moins cinq. Comme elle ne connaît pas bien Paris et que je n’ai rien de prêt…

Je sens le désarroi de ma chère Félicie. Quand on attend du monde — ce qui est rare heureusement —, c’est branle-bas de combat à Saint-Cloud. La maison est plus briquée que la Rolls de la reine d’Angleterre et on met les petits plats dans les grands.

— Te tracasse pas, m’man, j’irai la chercher à la gare et je l’emmènerai à la maison.

— Oh ! merci. Ça ne dérange pas ton travail ?

— Mais non. On fait justement relâche aujourd’hui.

Je raccroche, plus morose que jamais. L’arrivée d’Adèle, c’est le genre de calamité du second degré qui nous choit sur le portrait une fois par an.

Je ne crois pas vous avoir jamais parlé d’Adèle. Dans l’échelle des ennuis familiaux, elle se situe entre le téléphone en dérangement et l’indigestion de moules.

Une vraie silhouette, Adèle ! Lorsqu’elle débarque chez nous, j’évite de passer en sa compagnie devant les studios de Boulogne de peur qu’un metteur en scène ne me la fauche pour lui faire jouer une institutrice libre.

Elle est trop grande pour ressembler à une femme et pas assez pour ressembler à une tour. Un naze en capot de Jaguar, une poitrine aussi saillante qu’un fronton de pelote basque ; une moustache qui crache à la figure de M. Gillette et des yeux aussi expressifs que deux boîtes de camembert sans leur couvercle ; vous mordez le spécimen ?

Quand on a ça à ses côtés, on rêve de se déguiser d’urgence en n’importe quoi (je voulais même, un jour, me déguiser en Adam mais je n’ai pas trouvé de feuille de vigne à ma pointure).

— T’as l’air tout chose ? remarque le digne Bérurier, l’homme qui lit sans lunettes sur les visages. Mauvaise nouvelle ?

— C’est moins grave que la mobilisation générale, mais c’est pire que la crise de coliques néphrétiques, Gros. Adèle rapplique !

Le Mahousse me présente une dextre large comme une feuille de chou bien pommé.

— Je l’ai vue une fois, ta pin-up, San-A. Alors toutes mes condoléances si tu permets. Qu’est-ce que tu vas en fiche ?

— La cacher !

— Emmène-la au cinoche, dans le noir elle attirera moins l’attention ; tiens, ils passent un film formide sur les Chanzé. Un truc sur le Sahara, ça s’appelle « la Chaude Piste » ou quelque chose dans ce goût-là. Tu bronzes rien qu’à le regarder et quand tu sors de là t’as soif pour la semaine…

Je m’aperçois qu’il est temps d’aller réceptionner l’Adèle. Une chose me console ; je viens de toucher une M.G. et je vais lui coller le grand frisson, à la Grande.

Le hic, c’est qu’il va falloir un chausse-pied pour la faire entrer dans ma trottinette, à moins que je ne la scie en deux et que je ne fasse deux voyages !

— Présente mes vœux au coiffeur, Gros.

— J’y manquerai pas, Tonio. Il y sera sensible. Il a de l’estime pour toi.

— Dis donc, fais-je en me levant, pendant son voyage de noces tu vas être seul à manœuvrer la Grosse. N’oublie pas ton huile de foie de morue !

Bérurier se roule une cigarette, philosophiquement.

— Dans les cas graves on fait ce qu’on peut. On n’est pas des bœufs !

— Heureusement pour Berthe !

Je viens rarement à Saint-Lazare. Mais quand ça m’arrive je me dis chaque fois que cette gare est le vrai cœur de Paris. Si un jour je moule la Manufacture des passages à tabac, je me prendrai un petit kiosque pépère dans la salle des pas perdus de Saint-Lago et j’y vendrai des billets de loterie en regardant exister mes contemporains.

Les hommes, c’est dans le hall d’une gare qu’il faut les voir. C’est là qu’ils sont réellement en liberté, là qu’ils s’abandonnent à leurs tics — quelquefois même à leurs vices. Ils y courent, ils s’y morfondent, ils y pleurent, ils s’y embrassent, ils s’y brouillent, s’y retrouvent, y mangent, y dorment, y défèquent, y lisent, y jouent, y écrivent, y téléphonent, y marchent, y prennent le train (et en descendent), y espèrent, y chantent, y écoutent chanter, y écoutent parler, y écoutent aimer, y aiment, y han ! y hi ! (ça me chatouille !)…

Je me délecte de cette odeur de train et de foule. Sous des affiches et dans les encoignures de kiosques à journaux, des couples enlacés se font tout ce qu’on peut se faire lorsqu’on consent à risquer trois mois de ballon sec pour attentat aux mœurs.

Un vieux monsieur, vêtu d’une houppelande, claudique en direction du bureau de tabac. Je constate qu’une peau de banane aux doigts écartés jonche sa trajectoire, mon subconscient espère confusément des émotions fortes, mais le vieux monsieur enjambe la peau de banane et, comme la salle voisine, j’en suis pour mon attente. Raté !

Le train d’Adèle est programmé pour dans six minutes. Le temps de griller une cigarette, voir un gros-pas-bath se brûler les muqueuses avec un hot-dog plus hot que dog, faire de l’œil à une petite bonniche-bretonne — qui — attend — un — monsieur — qui — ne-vient-pas, aider un représentant en brosses à ramasser son matériel étalé sur le bitume, regarder si la grosse pendule de gauche est synchrone avec celle de droite, trouver que le temps est de plus en plus maussade et les gens de plus en plus sinistres et tututt ! Un train de marée m’apporte Adèle. Je ressens le picotement de l’effroi dans la partie de moi-même qu’un cinéaste averti (et même un cinéaste inverti) appellerait mon plan américain sud. Entre nous et le jardin des Tuileries, je préférerais me promener en compagnie de la locomotive qui a tracté Adèle plutôt qu’avec cette dernière. Je serais assuré d’être moins remarqué.

Les gus descendent du convoi. Y a des militaires fringués en soldats, des péquenods endimanchés, un curé bien nourri, un pensionnat-en-jeudi, puis enfin, dominant la foule, altière et démesurée, Adèle.

Elle avance comme la girafe dans la cavalcade d’un cirque. Mais une girafe qui porterait un chapeau de paille noir orné d’une plume verte et une pèlerine de chef croque-mort sur une robe trop longue. Elle a des bas de laine, des gants de laine, un cache-nez (qui, hélas ! ne cache pas le sien) de laine et l’haleine choquante. Son pique-bise est rouge, par contre sa figure plate est cireuse comme la frime d’un saint empaillé. Elle porte des lunettes pour supermyopes larges comme des hublots, mais beaucoup plus épaisses. Naturlich, elle me frôle sans me voir. C’est son avarie number one, la vue, à Adèle. Pour ligoter Paris-Normandie elle prend une loupe de philatéliste, et quand elle percute un gardien de la paix, elle s’écrie : « Excusez-moi, monsieur l’abbé ». Pour vous dire…

Je la hèle.

— Cousine Adèle !

Trois blousons noirs ici présents partent d’un rire de trident (Béru) et entonnent avec un ensemble parfait : « Car elle est morte, Adèle ».

Et Adèle se retourne. Ses pauvres yeux ressemblent à deux huîtres pas fraîches.

Elle me cherche au radar, sa moustache frissonnant dans le courant d’air du hall.

Enfin elle me localise, me détecte, m’identifie.

— Antoine ?

— Oui, cousine.

— C’est gentil d’être venu me chercher, avec toutes tes occupations…

Parce que j’oubliais de vous dire : elle est tout ce qu’il y a de bonne pâte, Adèle.

Je me mets sur la pointe des pieds, elle s’accroupit, et ayant l’un et l’autre ainsi apporté notre contribution à la réalisation d’un baiser de bienvenue, nous nous l’accordons sous les quolibets d’une foule en délire.

Je m’occupe alors des bagages de cousine. Elle en est bardée : deux cartons à chapeau, un panier d’osier fermant à l’aide d’une baguette, une valise de toile, un sac et une mallette de cuir à soufflet (style 1880).

Je me charge du principal.

— Ta mère va bien ?

— Très bien. Figure-toi que ta lettre a eu du retard, nous ne l’avons reçue que ce matin !

— Seigneur Jésus ! jure Adèle.

Elle s’arrête au milieu du vaste hall, ce qui provoque illico un attroupement.

— Que me dis-tu là !

— La vérité, cousine. Toute la vérité, rien que la vérité. Si je ne tenais pas ta valise et un carton à chapeau, je lèverais la main droite pour te le jurer !

Ma chère parente pousse un cri exclamatif qui couvre le halètement des trains, découvre un passant et meurtrit le tympan d’un employé de la S.N.C.F., lequel s’introduit le médius dans la portugaise jusqu’à la seconde phalange et agite le tout avant de s’en servir.

— J’avais donné ma lettre à poster à Cyril Bonichon, le fils du bedeau. Il est très tête en l’air, il aura oublié !

— Eh bien, tu diras à son père de lui sonner les cloches. Vu qu’il est bedeau, ça ne présentera pas de difficulté.

Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai hâte d’embarquer Adèle dans ma calèche. Grâce au ciel (qui était gris), j’ai capoté ma M.G. ce matin avant de déhotter. Brusquement je réalise que je ne pourrai jamais faire tenir tous les colis de l’arrivante dans ma petite voiture. Le coffre de celle-ci est tout juste apte à recevoir soit une brosse à dents à manche court, soit un carnet de vingt timbres-poste de format courant.

J’explique le topo à Adèle.

— Voilà qui est fâcheux, rétorque-t-elle. Comment allons-nous procéder ?

À l’instant où elle me pose cette question angoissante, nous nous trouvons dans l’un des couloirs d’accès à la salle des pas perdus (pas perdus pour tout le monde), couloir dans lequel la Société nouvelle des Chemins de fer français, a ménagé des consignes individuelles nettement made in U.S.A. (d’inspiration tout au moins).

On glisse une pièce de cent balles dans l’ouverture et on a droit à la clé d’un casier. Ça boume pour vingt-quatre heures. Passé ce délai faut remettre vingt thunes dans le zinzin.

J’explique le pourquoi du comment du chose à Adèle qui est saisie d’admiration devant cette nouvelle preuve du génie humain. Tandis qu’elle s’exclame, je me fouille à la recherche de morniflette. Trois casiers au moins sont nécessaires pour loger le matériel de la cousine.

— Il faut absolument que nous gardions ce carton à chapeau, m’annonce-t-elle en brandissant la boîte ronde.

— Pourquoi ?

— Il y a un lapin dedans.

— Vivant ?

— Oui. J’ai pensé que c’était préférable, si ta mère veut le conserver quelque temps…

Je ramène enfin des profondeurs de mes vagues une première pièce de un franc (tout ce qu’il y a de nouveau) sur le côté face de laquelle on peut voir la République semer à poignées le blé des contribuables.

Je cloque la pièce dans la tirelire et, servez chaud ! On me débloque une clé chromée avec laquelle il m’est loisible d’ouvrir un casier.

— On va y mettre ton sac de cuir, décidé-je.

— Oh ! non, fait Adèle, il y a mes objets de toilette dedans, je dois le garder.

— Alors ta valise ?

Elle réfléchit.

— J’ai mes pantoufles dans la valise, et moi je ne peux pas rester chaussée dans la maison…

J’ai le grand zygomatique qui commence à jouer de l’accordéon.

— Écoute, Adèle, je vais te déposer et aussitôt après revenir chercher tes bagages. C’est l’affaire d’une heure…

— En ce cas…

D’autorité, je me mets à enfourner les colibards. Mais au premier, je m’arrête. Quelque chose se trouve dans le casier, qui m’empêche d’y loger la valtouze. Je retire celle-ci et je plonge la paluche à l’intérieur, histoire de voir ce qui obstrue.

Mes doigts rencontrent une espèce de boule laineuse et grasse. Je la ramène au jour, et illico, j’ai l’estomac qui m’arrive dans le clapoir. La boule en question est une tête de nègre sectionnée au ras du menton.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Adèle la Miraude.

— Des gens qui ont oublié un colis fais-je en refoulant ma trouvaille dans les profondeurs du casier.

— À Paris, on est très tête en l’air ! remarque pertinemment Adèle, du ton satisfait de quelqu’un qui habite la province.

— Pas toujours, murmuré-je.

Je relourde le casier. Je le ferme à clé et je mets la clé dans ma pocket.

— Écoute, cousine, il me vient une bien meilleure idée. Nous allons fréter un taxi.

Comme ça tu arriveras avec tes bagages.

— Ça va te faire des frais ! objecte-t-elle, soucieuse de ne laisser subsister aucune équivoque sur la question du règlement.

— Ça fait partie des frais généraux. Viens !

Je la fous dans une Ariane avec tout son circus.

— Moi je vous suis avec mon auto, annoncé-je. Au cas où nous serions séparés par un encombrement de voitures, je vais régler le chauffeur tout de suite.

Je m’entends avec le popoff quant à l’estimation de la course et je le casque en lui filant notre adresse.

Adèle, du fond de la charrette, me fait des signes énergiques. Je me penche pardessus ses pacsons.

— Qu’y a-t-il ? chuchoté-je.

Elle me désigne le chauffeur, un vieux Ruski, pas si blanc que ça, coiffé d’une casquette à trappon.

— Tu crois que je peux avoir confiance ? J’ai lu tellement de choses horribles sur les taxis parisiens. Il paraît que ces gens-là assaillent les clientes isolées.

Bon, voilà Adèle qui a peur de se faire déberlinguer ! À son âge, et vu son gabarit, ce serait assez surprenant, non ?

— Rassure-toi, la calmé-je. Tu as trop bon genre pour qu’on ose s’attaquer à toi.

Tu crois ?

— Parbleu ! Et puis ce chauffeur est un homme convenable, ça se voit tout de suite…

— Mais son accent ?

— Russe !

— Doux Jésus ! blasphème Adèle, je ne veux pas rester dans cette voiture.

Elle commence à me courir sérieusement. Comme dirait Farah Diba, « j’ai d’autres shahs à fouetter ».

— T’inquiète pas, lui c’est un russe tsariste.

Elle se calme un peu.

— Je vais tout de même prier pendant le trajet, soupire-t-elle. Ça t’ennuierait de me passer mon chapelet ? Il est dans la poche à soufflet du sac.

Je souscris à sa requête et je claque la portière. Bon, voilà une bonne chose réglée. Maintenant, pensons un peu au truc ahurissant qui m’arrive…

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